Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2010
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L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné
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Michele Longino
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 1 Michèle Longino Les manuels épistolaires semblent avoir eu une importance secondaire dans la construction de l’art épistolaire de Madame de Sévigné, mais une correspondance en particulier a laissé une empreinte significative sur sa formation d’écrivaine. Entre 1646 et 1692, avec quelques interruptions, elle a entretenu une correspondance avec son cousin Bussy-Rabutin et cette correspondance avec lui a été le lieu de son apprentissage épistolaire. Le rôle de modèle qu’a joué son cousin, son influence, et son intérêt pour Madame de Sévigné ont grandement contribué à ce qu’elle se voie et se vive en écrivain. Dans l’arbre généalogique familial, Bussy représentait pour Sévigné le dernier héritier de la lignée noble du côté paternel, et, pour cette raison, il inspirait à sa cousine un respect indiscutable. De huit ans son aîné et avisé des choses du monde, il a également joué le rôle du grand frère protecteur. En l’absence d’un époux, Sévigné, alors veuve, a en outre partagé avec lui des responsabilités familiales qui auraient dû incomber à elle seule. Alors que du côté maternel et bourgeois de sa famille, les Coulanges lui prodiguaient des conseils d’ordre pratique et financier, Bussy était consulté et tenu informé de tout ce qui concernait les affaires de titre et de rituels familiaux. Il assumait en somme les prérogatives relatives à son genre, à ses biens, à son âge et à son expérience, tout en s’acquittant aimablement du devoir d’inclure sa cousine dans son existence. Ces responsabilités relatives au genre ou à la place dans la famille se sont rencontrées sur le terrain familial pour produire la dynamique de pouvoirs qui détermina les voix épistolaires respectives des deux cousins. La dynamique de cette correspondance reflète aussi bien le déséquilibre de cette relation que la condescendance de Bussy et la docilité de Sévigné. Même s’il existe entre les deux cousins une relation d’amitié, si l’on trouve des badineries, ainsi que des désaccords sérieux, Sévigné se plie bien souvent 1 Cet article est tiré de mon livre : Performing Motherhood : The Sévigné Correspondence, Hanover : UP of New England, 1991, Ch. 2. Je remercie ici Eglantine Colon de son excellente traduction. J’utilise la magnifique édition de la Correspondance de Madame de Sévigné établie par Roger Duchêne, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », Éditions Gallimard, 1972-78, 3 volumes. 30 Michèle Longino à l’ascendance de Bussy et accepte de bonne grâce d’endosser la position dominée dans leur relation. Leur correspondance offre en tout cas des enseignements intéressants et des éclairages bienvenus sur la virtuosité inhérente à la praxis épistolaire, et elle a le grand mérite de porter l’écriture de Sévigné au plus proche de son meilleur niveau. Ce qu’elle apprit de son cousin, elle le transmit à sa fille quand elles commencèrent s’écrire en 1671. Les leçons sur l’art d’écrire mais aussi la dissymétrie des rapports passent des échanges avec Bussy aux échanges avec sa fille, à ceci près que dans la correspondance mère-fille, c’est évidemment Sévigné qui peut jouir de la position dominante, et du rôle d’initiatrice épistolaire qu’avait occupés Bussy dans leur correspondance. Tout comme il avait été l’instigateur, l’arbitre, et le bénéficiaire principal dans son échange avec sa docile cousine, celle-ci put prendre les commandes de la relation épistolaire avec sa fille, et profiter de cette situation. Certains moments de la relation épistolaire Sévigné-Bussy sont frappants par leur capacité à révéler la teneur et le fonctionnement du rapport entre les deux cousins. Les regarder de près nous renseigne non seulement sur l’écriture de Sévigné et son rapport à l’écriture, mais aussi sur la façon dont s’est forgée sa relation épistolaire avec sa fille. Celle de Sévigné et Bussy n’est évidemment pas le seul contexte où Sévigné a construit son identité d’écrivaine : on trouve parmi les lettres les plus précoces de sa Correspondance des courriers adressés à des admirateurs, des membres de sa famille ou à des amis. Ces documents disent à peine l’importance que la communication épistolaire prit dans la vie de Sévigné. Elles sont pour la plupart courtes, polies, occasionnellement badines, mais on y trouve en germe les questions qui l’occuperont par la suite. 2 Le sujet Sévigné s’éprouve et se cherche dans ces courriers, apprenant à écrire en écrivant, développant, surtout, une réflexion métacritique sur sa pratique épistolaire. Au fil de chacune des correspondances se construit en outre une voix et un ton particuliers - les échanges de « gazette » avec Madame de Pompadour, le ton frais et affectueux des échanges avec Coulanges - élaborés pour réaliser scripturalement les relations en jeu. Dès le début de ses correspondances, Sévigné sait qu’elle peut compter sur la bonne réception de ses lettres par ses amis. Par conséquent, un ton confiant et léger scella le pacte épistolaire. Dans les premières lettres écrites à Bussy toutefois, on la voit réfléchir précisément et prudemment à son style : « le mien n’est pas laconique », et évaluer ses propres lettres : « elle me paraissait assez badine » ou « elle était assez jolie », voire « Ce n’est point ici une belle lettre ». Son jugement sur 2 Voir Jean Cordelier, Madame Sévigné par elle-même, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 5. L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 31 elle même, aussi certain soit-il, en appelle à la tolérance de son destinataire : « il faut que vous supportiez mes défauts », et s’en remet à sa supériorité en matière épistolaire : « Ce n’est point ici une réponse digne de la vôtre ». Un mélange d’assurance et de modestie compose sa voix : en verbalisant ce qu’elle pense de ses propres lettres, elle anticipe, voire présuppose la lecture critique à laquelle elle s’attend de la part de son cousin. Elle connaît assez bien l’œil critique de Bussy pour ne pouvoir s’attendre qu’à une réception critique de ses lettres, et les réponses qu’elle reçoit confirment que jouer la modestie est ce qu’il y a de plus sage à faire, car son cousin se prête à une évaluation systématique de ses lettres : J’ai reçu vos trois lettres, Madame […]. Celle de Livry est effectivement fort plaisante ; mais, comme vous dites, elle n’est pas la plus tendre du monde […]. Pour votre lettre du 14 e juillet, il n’y a rien de plus obligeant ni de plus flatteur que ce que vous me dites […]. Pour votre troisième lettre du <19> [sic] juillet, je vous dirai que, pour n’être point d’un style laconique, elle ne laisse pas d’être fort agréable. (I, L. 35, p. 33) Bussy n’hésite pas à s’ériger en détenteur du bon goût universel, et Sévigné, en en appelant à sa bienveillance et en choisissant la posture de l’autodépréciation, participe à l’installer dans ce rôle. Bien que Bussy semble se répandre en compliments, il y a toujours dans l’organisation et la tonalité de ses lettres une pointe de réelle expertise, qui a dû recommander à leur destinataire du soin, de la lucidité et une conscience vive de l’horizon d’attente et de la réception. Tout au début de leur correspondance, Bussy exerce les prérogatives de son ascendance familiale et au cours d’une critique expansive de l’une de ses lettres, il les étend pour établir son autorité épistolaire sur sa cousine. Votre lettre est fort agréable, ma belle cousine ; elle m’a fort réjoui. Qu’on est heureux d’avoir une bonne amie qui ait autant d’esprit que vous ! Je ne vois rien de si juste que ce que vous écrivez, et l’on ne peut pas vous dire : « Ce mot-là serait plus à propos que celui que vous avez mis. » Quelque complaisance que je vous doive, Madame, vous savez bien que je vous parle assez franchement pour ne vous pas [sic] dire ceci si je ne le pensais, et vous ne doutez pas que je ne m’y connaisse un peu, puisque j’ose bien juger des ouvrages de Chapelain, et que je censure quelquefois assez justement ses pensées et ses paroles. (I, L. 45, p. 43) Il signifie sa distance critique en qualifiant Sévigné de « cousine » puis d’« amie », et en l’appelant enfin « Madame ». Son droit à se prononcer sur ce qu’elle écrit, il le justifie en mentionnant qu’il critique même (et qu’il le fait « bien » d’ailleurs) un auteur aussi respecté et institué que Chapelain. Toute l’affection qu’il doit à Sévigné en tant que membre de sa famille n’entre pas 32 Michèle Longino en ligne de compte, insiste-t-il, dans l’appréciation de son écriture. Il adresse ainsi son évaluation « objective » à une « Madame » construite comme une étrangère. En ayant recours à la prétérition afin de lui montrer ce qu’il ne lui dit pas, il lui rappelle de quel discours critique il est capable, à moins qu’il ne la menace directement. Entretenir pendant de longues années une correspondance avec un écrivain aussi prompt à la censure que Bussy, amène forcément à se forger une approche lucide de l’activité épistolaire. Alors que Sévigné a développé et expérimenté ses compétences d’écrivaine au contact de sa fille, elle les a apprises et raffinées sous la tutelle de Bussy. Si finalement, l’élève a dépassé le maître, ce dernier n’a pas semblé le remarquer, et ne l’a surtout pas admis. Mais Sévigné ne s’est pas non plus enorgueillie de son succès. Au contraire, elle est toujours allée loyalement et docilement dans le sens de son irascible cousin. Il y eût pourtant une période de nette distance entre les deux cousins. Elle se perçoit dans l’absence éloquente de lettres concernant Bussy au creux de la correspondance de Sévigné. L’écriture de Bussy, dont il tire tant de fierté, allait lui causer de sérieux problèmes, tant avec sa cousine qu’avec le Roi. S’il est parvenu à arranger les choses avec Sévigné, il n’a jamais réussi, en dépit d’efforts répétés, à retrouver les faveurs du Roi. En 1665, il publia sa satirique et scandaleuse Histoire amoureuse des Gaules, qui calomniait des membres aisément identifiables de la Cour et de la société parisiennes. Emprisonné à la Bastille sur ordre du Roi puis exilé dans son domaine en 1666, il se retrouva alors disgracié et isolé. En 1658 déjà, il s’était disputé avec sa cousine à propos d’argent qu’il ne pouvait - ou ne voulait pas - lui prêter et il ne l’épargna pas ensuite dans son attaque littéraire contre le monde parisien. Ce faisant, il se retrouva également isolé de la seule personne qui eût pu le réconforter. Il entreprit de se faire pardonner de sa cousine ainsi que de rétablir leur relation épistolaire, dont il avait alors plus que jamais besoin. Si les premières réponses que Sévigné fit à ses ouvertures furent aimables et pleines de sollicitude, leur affaire était loin d’être réglée. Sévigné fit obliquement allusion au déséquilibre de la relation, le déportant sur le virage très net que prenait leur correspondance, pour accuser son cousin, déjà une fois au moins coupable, d’autres offenses : « Chi offende, non perdona » (I, L. 78, p. 88) [Celui qui offense n’est pas celui qui pardonne]. En réponse aux excuses insuffisantes de son cousin pour le portrait qu’il a fait d’elle dans son Histoire, Sévigné laissa s’exprimer son ressentiment. Elle insista alors sur le tort irréparable que les mots imprimés peuvent faire à une réputation : L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 33 Être dans les mains de tout le monde, se trouver imprimée, être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable, se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui ? (I, L. 81, p. 93). Elle alla jusqu’à menacer Bussy de mourir lentement, sous l’effet de son verbiage, s’il ne consentait pas à admettre sa culpabilité : Au lieu d’écrire en deux mots, comme je vous l’avais promis, j’écrirai en deux mille, et enfin j’en ferai tant, par des lettres d’une longueur cruelle et d’un ennui mortel, que je vous obligerai malgré vous à me demander pardon, c’est-à-dire à me demander la vie. (I, L. 81, p. 94). Les deux cousins consacrèrent de nombreuses pages à essayer de clarifier la manière dont ils pourraient reprendre leur correspondance. Dans cette situation, Sévigné l’offensée a jubilé du pouvoir que procurent le bon droit et la magnanimité. Elle s’arrangea pour toujours garder la main, pour avoir toujours le dernier mot et décider du moment où devaient se clore leurs disputes : « Encore un petit mot, et puis plus ; c’est pour commencer une manière de duplique à votre réplique » (I, L. 85, p. 100). La missive qui débute ainsi est une analyse sèche et quasi-juridique de la façon dont Bussy l’a offensée : elle se justifie et l’attaque point par point, et si le ton de l’échange se fait parfois badin, elle n’abandonne jamais, en vérité, le mode juridique. Leur relation d’amitié ne peut en effet se renouer que si Bussy reconnaît ses torts. En guise de défense, Bussy rétorque qu’il est incapable de s’engager dans une « triplique » (I, L. 86, p. 102) ; il la plaisante en l’accusant, elle la « petite brutale », d’être injuste et cruelle - « vous voulez me tuer à terre » - et quand elle a reçu de sa part des courriers suffisamment humbles et pénitents, elle le pardonne. Dans sa missive suivante, elle lui répond : Levez-vous, Comte, je ne veux point vous tuer à terre, ou reprenez votre épée pour recommencer notre combat. Mais il vaut mieux que je vous donne la vie, et que nous vivions en paix. Vous avouerez seulement la chose comme elle s’est passée ; c’est tout ce que je veux. (I, L. 87, p. 103) Sévigné a revu ses attentes à la hausse : elle exige que Bussy s’excuse et qu’il lui renouvelle son amitié. Ici, le ton se fait combatif : le conflit ne peut être résolu que par la capitulation de l’un des deux interlocuteurs et la générosité de l’autre. L’épée dont il est question peut être lue comme métaphore de la plume : à ce moment conflictuel et stichomythique de leur échange, Sévigné connaît le pouvoir de l’écrit et les détours ou évitements que permettent le geste épistolaire. Si l’analyse des faits, des sentiments et des relations est une composante habituelle des lettres de Sévigné, elle n’est nulle part si évidente que dans ses lettres à Bussy ou, encore davantage, dans ses lettres 34 Michèle Longino à sa fille. Souligner une division des rôles entre offenseur et offensée permet de reprendre la relation épistolaire sur des bases assainies. En insistant à l’écrit sur la validité de sa version de l’affaire et en affirmant son point de vue de manière assurée, elle regagne le contrôle et la dignité que son cousin lui a ôtés. Mais Bussy a continué à insister, en dépit de la résolution du conflit, pour affirmer son autorité sur Sévigné. Peu après leur querelle de famille, Bussy lui écrit : Vous me remettez en goût de vos lettres, Madame. Je n’ai pas encore bien démêlé si c’est parce que vous ne m’offensez plus, ou parce que vous me flattez, ou parce qu’il y a toujours un petit air naturel et brillant qui me réjouit. En attendant cette décision, je crois pouvoir vous dire qu’il y entre un peu de tout cela. (I, L. 268, p. 497) Sa posture critique, accompagnée de commentaires précis sur sa réception de la lettre, est délibérément offusquée et suspendue. En affirmant qu’un quelconque jugement serait prématuré, il rappelle qu’il se pose en arbitre et qu’il sait ce qui est attendu d’une bonne lettre. Il affirme son autorité pour mieux critiquer et, suspendant son jugement, il exerce encore plus efficacement cette autorité, ainsi que la domination qu’elle implique structurellement. A partir de cet incident précoce, Sévigné acquiert un scepticisme utile envers les textes imprimés et les cousins revanchards. Elle a appris à utiliser la plume comme une arme, et à concevoir l’espace épistolaire non pas comme un salon où l’on s’adonne au badinage, ou comme un jardin propice aux conversations intimes, mais comme une arène où s’affrontent des volontés antagonistes. L’état de disgrâce de Bussy auprès du Roi a profondément altéré la relation entre les deux cousins. Tout en persistant à affirmer son droit à évaluer les lettres de Sévigné, il en devient de plus en plus dépendant, pour être tenu au courant des nouvelles et des divertissements depuis le lieu de son exil. Il cherchera finalement à se servir de leur échange pour regagner les bonnes faveurs du Roi. Dans le même temps, tout en continuant à se placer sous l’autorité de Bussy, Sévigné a retenu la leçon et prend plus à la légère son égocentrique cousin. Guidée par Bussy et par l’effort de stabilisation de leur correspondance, Sévigné invente sa propre voix, découvre l’efficacité des lettres et est encouragée à prendre son écriture au sérieux. On trouve dans les échanges Sévigné-Bussy quelques-unes des réflexions les plus abouties sur la nature du geste épistolaire. A la base d’une relation épistolaire réussie se trouve, selon les deux partenaires, une présence totale à l’autre. Lorsque deux âmes compatibles se trouvent, la communication peut se passer des mots, et Sévigné prétend que cette compréhension parfaite - l’homoousia - a existé entre eux deux : L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 35 Il faudrait que je fusse bien changée pour ne pas entendre vos turlupinades, et tous les bons endroits de vos lettres. Vous savez bien, Monsieur le Comte, qu’autrefois nous avions le don de nous entendre avant que d’avoir parlé. L’un de nous répondait fort bien à ce que l’autre avait envie de dire ; et si nous n’eussions point voulu nous donner le plaisir de prononcer assez facilement des paroles, notre intelligence aurait quasi fait tous les frais de la conversation. Quand on s’est si bien entendu, on ne peut jamais devenir pesant. C’est une jolie chose à mon gré, que d’entendre vite ; cela fait voir une vivacité qui me plaît, et dont l’amour-propre sait un gré nonpareil. M. de La Rochefoucauld dit vrai dans ses Maximes : « Nous aimons mieux ceux qui nous entendent bien que ceux qui se font écouter ». Nous devons nous aimer à la pareille pour nous être toujours si bien entendus. (I. L. 272, p. 508) La relation satisfaisante qui existe entre les deux cousins n’est pas tant l’effet de la réussite de la relation que sa condition. Le style épistolaire est presque, alors, une transposition de la transparence, d’une situation de co-présence, à une situation d’absence - de l’ordre du différé, de l’invisible, de l’inaudible. Un telle mimesis présente une contradiction indépassable dans ses termes, tout comme son simulacre, la lettre de conversation. Derrière le style se cache une construction idéologique nourrie par une conception idéalisée de relations interpersonnelles qui reposeraient sur l’existence d’une efficacité sans faille de la présence et de l’intuition. Aux réflexions de Sévigné, Bussy répond par une présentation plus analytique et impersonnelle des ingrédients qui font une lettre réussie : Je sais bien qu’il faut avoir de l’esprit pour bien écrire, qu’il faut être en bonne humeur, et que les matières soient heureuses. Mais il faut surtout que l’on croie que les agréments qu’on aura ne seront point perdus ; et sans cela, l’on se néglige. En vérité, rien n’est plus beau ni plus joli que votre lettre, car il y a bien des choses du meilleur sens du monde, écrites le plus agréablement. (I, L. 275, p. 515) L’esprit, l’humeur et les matières sont les éléments de base, mais comme Sévigné, Bussy reconnaît la nécessité d’une compréhension réciproque préalable, induite par le rôle crucial que joue le destinataire : il inspire le destinateur, lequel écrit en visant le moment de la réception, où sa lettre sera nécessairement appréciée à sa juste valeur. Comme pour cimenter leur relation épistolaire, Bussy fait ici l’étalage de sa qualité de destinataire puisqu’il rend compte de la lettre de sa cousine en des termes élogieux. L’éloge fait par Bussy, et son ton ironique, sont emblématiques de la condescendance constante avec laquelle il s’adresse à sa cousine. Ses mots donnent fréquemment l’impression qu’il s’efforce d’honorer Sévigné d’une place dans les sphères littéraires et sociales supérieures qu’il habite. Il 36 Michèle Longino connaît les règles puisqu’il est de ceux qui les font, et il peut faire des éloges puisqu’il est en position de juger. On comprend alors que Sévigné donne fréquemment l’impression d’user de son tact pour s’adresser à lui avec le respect qu’elle lui doit. Par ses lettres, Sévigné soumet son style à l’appréciation son cousin. Elle affecte souvent un manque de maîtrise de son écriture (« je n’ai qu’un trait de plume ») et, au travers de telles auto-caricatures elle met en place une distance qui la protège de Bussy. Ce genre de stratégie ponctue régulièrement ses lettres. Si l’écrivaine se distingue de sa plume, elle ne peut alors être accusée de calcul ou d’intentionnalité : Je suis tellement libertine quand j’écris, que le premier tour que je prends règne tout du long de ma lettre. Il serait à souhaiter que ma pauvre plume, galopant comme elle fait, galopât au moins sur le bon pied. (II, L. 676, p. 660) En affirmant l’autonomie de sa pauvre plume incontrôlable, elle se libère de l’obligation de rendre des comptes à propos de ce qu’elle écrit et témoigne alors de l’inévitable, puisque incontrôlable, sincérité de son écriture. Une telle insistance sur l’absence de contrôle provoque inévitablement l’impression inverse : à ce point revendiquées, la spontanéité et la sincérité en deviennent plus que douteuses. En effet, il est suspect qu’elle se qualifie ici de « libertine » alors qu’elle s’adresse précisément à Bussy, se jouant de lui en jouant sur sa réputation de libertin notoire : elle s’identifie à son correspondant, se dessinant à son image pour gagner ses bonnes faveurs, négociant dans la devise locale, 3 et à son taux le plus élevé. Irresponsabilité vis-à-vis de sa plume et attitude globalement apologétique, voilà ce dont l’insistance sur sa propre sincérité est le produit dérivé- ou peut-être le prix. Si une telle tendance à s’effacer peut-être comprise comme une modestie de circonstance, qui demande d’être rassurée par des compliments, elle se met également à la merci de son correspondant : « Je ne sais comment vous pouvez aimer mes lettres, elles sont d’une négligence que je sens, sans pouvoir y remédier » (II, L. 638, p. 602). Bussy n’hésite pas à adopter la position du connaisseur, de l’expert en valeurs, surtout lorsque Sévigné l’y invite si explicitement. Il n’hésite pas non plus à affirmer son goût et ses attentes en matière épistolaire. La négligence déplorée par Sévigné en tant qu’incorrigible défaut, Bussy l’autorise parfois, en particulier aux femmes : 3 Comme cela avait été le cas pour Marie de Gournay ou Mlle de Scudéry par exemple, ridiculisées et rejetées par la plupart des contemporains mâles de Sévigné. L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 37 […] je veux toujours de la justesse dans les pensées, mais quelquefois de la négligence dans les expressions, et surtout dans les lettres qu’écrivent les dames. (II, L. 646, p. 612-613) Sa prescription tend à formuler un double standard, qui fait le distinguo entre deux communautés d’écriture : la règle dominante masculine d’un côté, et de l’autre, une imperfection féminine inoffensive qu’il s’agit d’encourager, ce à quoi les femmes écrivains les plus dociles vont se plier. Plutôt que d’établir une seule règle de mesure, la permissivité envers les femmes vise la différence par le genre : valoriser dans l’écriture féminine une rhétorique de la négligence, à laquelle on attend d’elles qu’elles adhèrent. Leurs déviations par rapport à cette norme, l’adoption d’une écriture plus ou moins soignée, détermineront alors le degré de présomption qui leur est attribué, et règleront les soupçons de pédantisme et de prétention dont elles peuvent faire objet. 4 Alors que Sévigné dénigre ostensiblement sa propre écriture, Bussy la circonscrit sur le terrain de son auto-critique, l’encourage, et s’en sert pour créer une seconde classe d’écrivain. Une certaine complicité semble lier les deux cousins dans cette détermination d’un double standard, à travers des actes complémentaires de description (Sévigné) et de prescription (Bussy) qui permettent aux femmes écrivains d’éclater en nombre sans pour autant menacer leurs congénères masculins. Les femmes ne peuvent pas et ne doivent pas se prendre au sérieux. Elles doivent cultiver la négligence, non seulement comme signe distinctif de classe, mais aussi pour signifier à leurs correspondants qu’elles ne comptent pas les détrôner. Les principes de savoir-vivre, ou les prises de position sur le comportement d’autrui sont toujours liés à des questions de stratification. Dans le cas qui nous occupe, certaines questions concernant l’organisation sociale et celle des genres sont déplacées sur le terrain stylistique. Bussy et Sévigné ne sont certainement pas les inventeurs de cette esthétique de la négligence. Il s’agit davantage d’un comportement social qui se reflète dans une tradition littéraire élitiste, que l’on peut faire remonter à l’Antiquité Romaine, en passant par Castiglione, Rabelais, Montaigne, ou John C. Lapp, entre autres, dans son étude de La Fontaine, contemporain de Sévigné. Lapp, en en retraçant l’histoire, met l’accent sur la relation entre la négligence et la conversation, soit le modèle de discours qui se caractérise par une absence délibérée de visée, et que la lettre cherche à imiter. 5 La négli- 4 Voir John C. Lapp, The Esthetics of Negligence : La Fontaine’s « Contes », Cambridge, Cambridge UP, 1971, p. 31. 5 Voir Domna Stanton, The Aristocrat as an Art : A Study of the Honnête Homme and the Dandy in 17th and 19th Century French Literature, New York, Columbia UP, 1980, p. 178 ; Voir aussi Roger Duchêne, « Madame de Sévigné et le style négligé », Œuvres et Critiques, I, 2 (été 1976) : 113-27. 38 Michèle Longino gence représente l’esthétisation d’une prérogative de classe : la valorisation d’une vie oisive comme vie idyllique, dont les classes oisives établissent le style par solidarité participative. Dans la lettre, cette approche de la communication, erratique mais toujours délicieuse et jamais pédante, trouve son exemple le plus représentatif dans des transitions hasardeuses, arbitraires et créatives d’un sujet à l’autre. La plupart du temps, c’est au gré d’une organisation selon le principe de la libre association, lorsqu’elle est particulièrement prononcée, que Sévigné relève sa propre négligence, avec autant de fierté que de désolation. 6 Le culte de la négligence au XVII e siècle est également une réaction contre les pratiques rigidement codifiées de la vie à la cour, qui enferment les élites dans les relations qu’elles dictent, et qui sont mobilisées pour établir des étiquettes vouées à protéger l’autorité du Roi. Fritz Nies interprète ce mouvement de l’aristocratie vers l’esthétique de la négligence de façon socio-historique : il met l’accent sur la distinction entre une noblesse d’épée héréditaire, domestiquée par le Roi d’une part, et la noblesse de robe d’autre part, qui émerge à la suite de la Fronde, dont le titre peut être acheté, et qui tendrait à supplanter symboliquement la première. Il conclut en affirmant que la noblesse d’épée a adopté l’esthétique de la négligence une fois qu’elle a perdu son pouvoir politique et qu’elle a été reléguée aux marges des centres décisionnels. Elle a ainsi été amenée à former un milieu social fermé où se cultivent les apparences de la liberté et de l’indépendance. C’est alors que ce groupe exerça un pouvoir social arbitraire en dépit et en compensation de sa tombée en disgrâce auprès du Roi. L’entrée dans ce cercle ne se faisait pas uniquement selon la naissance mais, en vertu de critères bien plus vagues : ce je ne sais quoi, que seuls les membres confirmées pouvaient reconnaître. 7 Au sein de cette sphère idéologique, mise à l’écart du monde des écrivains, les femmes ont pu sembler occuper une position comparable à celle de la noblesse d’épée : marginales et sans pouvoir, quand elle sont distinguées, avec ce point commun de plus qu’elle ne s’arrogent pas leur place mais prennent celle qu’on leur attribue et l’occupent, faute de mieux, en la défendant, au risque du ridicule ou de l’ostracisme. Les contraintes propres à la négligence sont encore plus saillantes lorsque les femmes écrivains sont aussi membres de cette élite. Elles sont alors doublement enclines à accepter l’identité qu’on leur impose, de répondre aux attentes dont elles sont l’objet, et les sur-signifier, pour leurs congénères masculins. Voilà peut-être aussi pourquoi Bussy recommande la négligence à sa cousine. 6 Fritz Nies, Gattungspoetik und Publikumsstruktur : Zur Geschichte der Sévignébriefe, Munich, Wilhelm Fink, 1972. 7 Alain Viala, La Naissance de l’écrivain : Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. 150. L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 39 La formation de deux communautés d’écriture est poursuivie discursivement par Bussy dans une lettre qui loue le style de Sévigné : Votre manière d’écrire, libre et aisée, me plaît bien davantage que la régularité de messieurs de l’Académie ; c’est le style d’une femme de qualité, qui a bien de l’esprit, qui soutient les matières enjouées et qui égaye les sérieuses. (II, L. 677, p. 662) En opposant les « messieurs de l’Académie » et « une femme de qualité », il revendique une inclination subjective pour le style et l’amateurisme de ce dernier groupe, tout en renforçant la position normative, donc dominante, des premiers en tant que corporation professionnelle. Est-ce parce que les femmes ont été exclues de facto des exigences rigoureuses de « la régularité académique » qu’elles ont pu développer un style plus libre et spontané ? Et, est-ce à cause de cette exclusion que même les critiques favorables de leur écriture sont chargés d’une sorte de tolérance « généreuse » ? Ou est-ce simplement la seule chose qui leur est permise, cette négligence normative qui leur est imposée, à laquelle elles doivent se conformer, au risque de vivre « hors-le-genre » ? On voit ici affleurer la façon dont le style féminin est façonné par l’autorité de l’écriture masculine. La tendance de l’époque (que l’on peut aussi constater dans les écrits de Poulain de la Barre et de La Bruyère) à essentialiser les femmes et leur écriture est ici clairement visible, dans sa transmission comme dans sa validation. Mais plus encore, n’est-ce pas parce que Bussy n’a pas été consacré comme écrivain, n’est lui-même pas membre de l’ « Académie » en dépit (ou peut-être à cause) de ses propres publications, qu’il encourage l’adoption d’un autre standard, valorisant la « femme de qualité » au filtre des sentiments nés de sa propre marginalisation ? Quoiqu’il en soit, Bussy a complimenté et encouragé les activités d’écriture de sa cousine, et ses réflexions ont très certainement aidé cette dernière à fixer son style. Les deux cousins sont en tout cas liés par un pacte épistolaire, même s’il n’est pas scellé entre deux parties égales. Quand la première édition de la correspondance de Sévigné parut en 1725, elle entra officiellement, bien que de façon posthume, sur le marché littéraire. Le capital social alors accumulé par Sévigné permit à ses lettres de passer dans l’univers de l’économie matérielle. On pourrait dire de son succès qu’il ne lui coûta que son jugement personnel. Sévigné investit l’économie sociale, cultiva ses amitiés et ses relations familiales par son écriture, la façonnant avec ses pensées en fonction de ces relations, ce qui lui valut d’être aisément intégrée dans l’institution littéraire. Son amie Madame de Lafayette, qui donna certains manuscrits à Barin, qui joua le jeu du marché littéraire, n’eut pas cette chance. Viala, dans son classement des classiques du début du XVIII e siècle (pour lui, les classiques sont, littéralement, ceux qui sont enseignés), fait figurer Madame de Sévigné en onzième 40 Michèle Longino position : « Même Madame de Sévigné prend place parmi les classiques dès 1740 ». 8 L’absence de Madame de Lafayette nous apprend que, si le salon était un milieu ouvert, l’institution littéraire qui prend forme à cette époque ne l’était pas. La popularité et la canonisation étaient deux phénomènes bien différents, et les écrivains femmes avaient bien plus de chances d’être distinguées et reconnues par l’institution si elles connaissaient et respectaient la place qui leur était attribuée - dans cette sphère privée de l’existence, alors en cours d’élaboration dans le seul but de garder les femmes et leur écriture loin des circuits économiques. 9 Au sein de ce cadre social, Sévigné et Bussy correspondirent dans des cercles où écrire était pris au sérieux, et Sévigné se fraya un chemin, tout en modestie et en prudence, vers la reconnaissance. Elle était entourée par des gens qui se montraient convaincus, y compris dans leurs lettres à Sévigné, que l’art épistolaire était une sérieuse entreprise. Des tiers occasionnels à ses échanges avec Bussy, ont contribué au ton sérieux de leur correspondance. Corbinelli, dans un appendice à une lettre de Sévigné à Bussy, évoque avec regret les qualités d’une lettre qu’il aurait écrite et qui se serait perdue : Ma lettre perdue était fort ample, et du style sublime, les sujets traités plus que superficiellement, et moins qu’à fond, tels qu’on les soutient dans des lettres qu’on veut garder. (III, L. 853, p. 92) Ici, les regrets concernent moins le contenu des messages perdus que le style, disparu sans avoir pu être goûté. On est en présence d’un auteur sans public qui se lamente sur texte disparu. Ce passage met en scène la tentative d’un auteur pour reconquérir son public, et pour récupérer la valeur d’un texte en en offrant, à la place, l’évaluation. Le lecteur se voit ainsi dépossédé de sa liberté de juger : il n’est sollicité que pour corroborer ce qui est dit, sorte de lecteur-témoin de l’excellence d’un texte absent, dont l’éloge émane étrangement de la plume qui a produit le texte original. Tout avis extérieur est ici rendu superflu. On trouve de telles traces de prétention démesurée dans la relation épistolaire de Bussy et Corbinelli, parfois peut-être teintées d’un soupçon d’auto-dérision, mais elles se rencontrent partout dans leurs échanges et font partie de leur pacte épistolaire, de sorte qu’il n’y ait pas matière à en être surpris. Entourée par des écrivains qui manient la plume avec une telle conscience de soi, Sévigné ne pouvait qu’être imprégnée de ce sérieux, et se considérer, occasionnellement au moins, comme écrivain, et donc penser au destin éventuel de ses écrits. 8 Voir Viala op. cit., p. 142. 9 Voir Barbara Hernstein Smith sur « économie sociale » et « économie matérielle » dans : Contingencies of Value : Alternative Perspective for Critical Theory, Cambridge, MA, Harvard UP, 1988, p. 30-31. L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 41 Mais globalement, Sévigné resta fidèle à cette légèreté d’écriture qui faisait son talent, et la cultiva toute sa vie. Tout en montrant sa maîtrise des conventions épistolaires, elle les transgressait très régulièrement et employait peu d’énergie à en prôner le respect : Nous disions que la dernière lettre que je vous écrivis était toute terre à terre. Celle-ci commence de la même façon […] mais elle finit d’une manière si relevée, en vous souhaitant les biens éternels, que j’ai peur qu’on puisse m’accuser d’avoir donné dans le sublime. (III, L. 1260, p. 983) En relevant les codes relatifs aux niveaux de style, Sévigné montre à Bussy qu’elle connaît les règles, et que s’il arrive parfois que son écriture relève d’une catégorie ou d’une autre (et pas nécessairement celle qu’on attend dans l’écriture de lettres), cela importe peu. Elle écrit depuis l’extérieur de l’ « Académie », mais dans le cadre de la règle, à la place qui lui a été attribuée, à l’abri des accusations qui peuvent viser l’ambition ou la pédanterie. L’étiquette sous laquelle la correspondance Sévigné-Bussy se classe le mieux est certainement celle de la conversation, dans la logique de la question-réponse que ce modèle suppose et qui du coup, garantit une régularité dans le rythme des échanges. L’intervalle entre deux lettres ne peut pas être trop long, au risque de rompre le fil des pensées. Plus souvent que le contraire, c’est en général Bussy qui reproche à sa cousine de prendre trop de temps pour répondre, et de mettre en péril leurs échanges. […] je vous conseille en ami, ma chère cousine, de vous corriger à l’avenir et de ne plus remettre à Livry les réponses que vous avez à me faire, car, outre qu’en répondant si tard, vous ne sauriez plus imiter les conversations, qui est la chose la plus agréable dans un commerce de lettres, c’est que vous me faites voir que vous m’entretenez que quand vous n’avez plus personne à qui parler, et cela n’est pas si tendre que vous dites. (II, L. 671, p. 650) Sévigné se retrouve souvent en position de devoir s’excuser auprès de son cousin de n’avoir pas obtempéré plus rapidement devant son besoin de réponse : Je reçus votre lettre du 10 e décembre au mois de février. Elle était si vieille que je ne crus pas y devoir faire réponse ; je vous en demande pardon, et je ne vous en aime pas moins. Voici donc une lettre toute propre à nous remettre sur les voies, et à reprendre le fil interrompu de notre commerce. (III, L. 1250, p. 970) Plutôt que d’adhérer aux règles de la conversation et de les respecter scrupuleusement, à l’instar de son cousin, bien plus à cheval sur les règles et 42 Michèle Longino exigent qu’elle, et qui attend bien davantage de cet échange, Sévigné résiste passivement aux contraintes de leur relation : elle admet les conventions et les transgresse tout à la fois : « Je ne m’amuserai point, mon cousin, à répondre à vos réponses ; quoique ce soit la suite d’une conversation » (III, L. 967, p. 299). Sévigné prend alors les commandes de ce qui aurait pu être un pacte aliénant, en faisant savoir à Bussy qu’elle est au courant des règles mais qu’elle ne s’y laissera pas enfermer. Ce faisant, elle exerce un pouvoir informel au sein d’une situation dont il lui a été maintes fois dit qu’elle était aussi inflexible que codifiée : Sévigné décide en effet du degré auquel elle souhaite participer à l’échange. Quant à son cousin, il est devenu de plus en plus dépendant de la fidélité épistolaire de sa cousine, qu’il a hissée au rang de paire en la flattant, dans l’espoir de voir la correspondance se poursuivre : L’absence de ses bons amis est un grand mal, Madame, surtout quand elle dure longtemps, mais quand avec cela le commerce est difficile, c’est ce qui fait enrager. Je vous écris le 20 e mai, vous me faites réponse le 12 e juillet, et je le reçois le 8 e août ; voilà qui est bien languissant pour des gens si vifs que nous sommes. (III, L. 1254, p. 975). Sous la tutelle de son cousin, Sévigné a développé une attitude lucide vis-à-vis de son écriture. Bien qu’elle l’ait surclassé dans l’art épistolaire, en refusant de se plier à l’exactitude des règles forgées par une communauté dont elle est tacitement exclue, et en excellant dans la pratique d’une négligence qui lui avait été explicitement imposée, jamais elle ne se s’opposa directement à Bussy ; au lieu de cela, elle alla loyalement dans son sens. Bussy, pour sa part, employa une bonne partie de son activité épistolaire à s’agiter pour revenir en grâce auprès du Roi. Il se saisit de toutes les opportunités possibles pour faire oublier le passé et regagner les faveurs du Roi par la force de son écriture. Lorsque le Roi distingua son fils, Bussy s’empara de l’occasion pour se mettre dans le rôle du père sur qui l’honneur retombe tout naturellement, ce qui lui fournit un prétexte pour écrire au Roi. Il envoya une copie de sa lettre à Sévigné : Il faut que je vous entretienne de mes prospérités, Madame ; ce discours ne sera pas long. Le Roi vient de donner une compagnie de cavalerie toute faite à mon fils, dans le régiment de Siburg […] tout cela étant, je prétends avoir été agréablement distingué en cette rencontre, et je viens d’en faire un remerciement au Roi dont je vous envoie la copie. (II, L. 629, p. 589) La structuration relationnelle de cette lettre, bien qu’adressée à « Madame », distribue les instances importantes entre « Je » et « le Roi ». Alors que le fils prend une fonction de simple extension filiale, le « vous » est strictement relégué à la fonction de témoin. Sévigné est invitée à partager le plaisir de Bussy devant ce retour de fortune indirect, à lire et à admirer sa réponse, L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 43 mais il n’est en aucun cas question d’en évaluer l’écriture. Dans son exil, Bussy désirait ardemment un retour en faveur et se tourna obstinément vers la lettre comme le seul véhicule à même de gagner l’attention royale et de susciter le pardon. Une correspondance soutenue avec un écrivain si ambitieux et dévoué que Bussy a très certainement contribué à développer chez Sévigné une conscience de l’usage politique de la communication épistolaire, où les lettres peuvent être perçues comme une attitude d’écrivain devant la communication par courrier. Sévigné avait déjà appris une leçon sur les dangers de la correspondance au moment de l’arrestation de Fouquet. 10 Des lettres venant d’elle furent trouvées dans le coffre-fort de ce dernier et, bien qu’il fût dit qu’elles ne contenaient rien de répréhensible, le simple fait qu’elles existassent et qu’elles eussent été conservées exposèrent la relation Fouquet-Sévigné à toutes les interprétations et à tous les commérages, en même temps qu’elle menacèrent sa réputation d’honnête femme. Elle rassembla alors tous ses amis et ses alliés pour la soutenir dans cette épreuve et par la suite, elle fut parfaitement consciente qu’elle perdait tout contrôle sur ses lettres une fois qu’elles n’étaient plus entre ses mains, mais qu’en même temps, elle avait à en rendre compte. L’expérience vécue avec son cousin devait être la dernière de ce type. Bussy ne se contenta pas d’apprendre à Sévigné les ficelles de la trahison par mots imprimés, il ne s’en tint pas non plus à lui professer des encouragements constants à écrire, il commit aussi, d’une manière aussi spectaculairement intéressée qu’insensible, la violation ultime du pacte épistolaire : en 1680, il annonça à Sévigné qu’il transmettait au Roi des copies des lettres qu’ils avaient échangées entre 1673 et 1675. C’est encore une fois l’espoir d’améliorer sa situation auprès de Louis XIV qui motiva le comportement de Bussy : Madame, vous ne savez pas que je vais associer le Roi à ce commerce (le Roi ne vous déplaise). Vous avez su que je lui avais envoyé un manuscrit au mois de juin dernier. Il y a pris tel goût qu’il l’a gardé et m’en a fait demander un autre. Celui donc que je lui vais [sic] envoyer à ce jour de l’an prochain est depuis 1673 jusqu’à la fin de 1675, qui sont les trois ans de votre vie où vous m’avez le plus et le mieux écrit. Comme il a bien de l’esprit, il sera charmé de vos lettres. Il en verra aussi quelques-unes de Mme de Grignan qui ne lui déplairont pas. Je vous montrerai cela à ce printemps que j’irai à Paris, et je vous étonnerai que je vous ferai voir que, tout exilé que je suis, je parle aussi franchement et aussi hardiment au Roi que si j’étais son favori. (III, L. 823, p. 58). 10 Voir les lettres échangées entre Octobre 1661 et Janvier 1662, I, L. 50 - L. 72, p. 48-83, majoritairement adressées à Mme de Pomponne, et les notes qui les accompagnent. 44 Michèle Longino La certitude que les lettres choisies sont excellentes, qu’elles seront bien reçues, et qu’il a même été assez réfléchi pour inclure à cette bonne action des textes de Mme de Grignan, est manifestement donnée à Sévigné en offrande compensatrice, et comme justification de son acte présomptueux. Un tel geste pourrait être compris et dédramatisé en étant vu comme une simple extension du partage de correspondances qui a cours dans les salons de l’époque, mais en fait, il sort nettement de ces limites. La règle voulait qu’il existât une certaine conscience de la part du destinateur que son lecteur était en accointance avec un groupe de personnes restreint et que, s’il y avait partage de courriers, ce fût avec les membres de ce groupe. Le Roi ne fait pas partie du lectorat élargi qu’implicitement, elle s’attendait rencontrer en écrivant à son cousin. La réaction de Sévigné à l’annonce de Bussy est soit étonnamment naïve, soit excessivement sophistiquée, ce qui est plus probable, au vu de certains éléments biographiques. L’arrogance de Bussy lui est familière et elle a montré qu’elle savait très bien la contrer dans des échanges épistolaires antérieurs. Celui qui suit nous montre sa sagesse à son summum : Mais, mon cousin, vous me mandez une chose étrange ; je n’eusse jamais deviné le tiers qui est entre nous. Pensez-vous que l’on puisse estimer les lettres que vous avez mises dans ce que vous avez envoyé ? Toute mon espérance, c’est que vous les avez raccommodées. Croyez-vous aussi que mon style, qui est toujours plein d’amitié, ne se puisse point mal interpréter ? Je n’ai jamais vu de lettres, entre les mains d’un tiers, qu’on ne pût tourner sur un méchant ton, et ce serait faire une grande injustice à la naïveté et à l’innocence de notre ancienne amitié. Je suis ravie de voir tout cela, mais le moyen ? Je suis assurée (quoi que je die) que vous n’avez rien fait que de bien, et c’en est un fort grand de pouvoir divertir un tel homme, et d’être en commerce avec lui. Pour moi, je crois qu’une dame de mes anciennes amies, qui passe réglément deux heures dans son cabinet, pourrait bien lire avec lui vos mémoires, et vous seriez en assez bonne main. Que sait-on ce que la Providence nous garde ? (III, L. 826, p. 60-61) Ce passage fait d’abord état d’un choc, puis d’un mouvement de distance et de signes d’embarras : Sévigné se place en situation d’infériorité par rapport à Bussy, avant de s’en remettre à son discernement. En émettant l’espoir qu’il a bien corrigé ses lettres avant de les transmettre, elle place Bussy dans une position de supériorité et de responsabilité tout à la fois. Elle manifeste le vœu de n’être pas impliquée dans les conséquences d’un acte aussi arrogant. Au cas où le projet devait mal tourner, elle lui rappelle que sa participation involontaire a été inspirée par l’amitié, toujours sujette aux interprétations erronées lorsqu’un tiers s’en mêle. Une fois qu’elle s’est disculpée, qu’elle a réaffirmé la responsabilité de Bussy et qu’elle lui a rappelé les risques L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 45 encourus, elle lui adresse des félicitations élogieuses et finit par le rallier, en quelque sorte, dans leur aventure commune. Quelle stratégie plus ingénieuse Sévigné aurait-elle pu trouver afin de répondre à toutes les exigences de cette situation délicate ? Sa réaction n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, marquée par la consternation ou la colère devant cette violation du pacte épistolaire (ou au moins cet élargissement extrême du cercle de circulation social des lettres). Il s’agit d’avantage d’une réaction d’auteur et de complice, au moment où elle partage ses interrogations sur la façon dont ses lettres vont être reçues. Elle se demande si la présence de son amie Mme de Maintenon aux côtés du Roi peut assurer que leur réception soit favorable. Il est significatif ici que Sévigné revendique avoir une alliée proche du Roi qui pourra être utile à Bussy, et qu’elle montre moins d’intérêt pour la réception de ses propres lettres que pour celle des lettres de son cousin : elle sait qu’il a, à cette occasion, bien plus besoin de la reconnaissance du Roi qu’elle-même. Elle sait également qu’elle a moins d’importance que son cousin pour le Roi, et que l’enjeu lui est moins important. Sévigné et Mme de Maintenon sont toutes deux placées comme adjuvantes qui peuvent avoir l’influence discrète indirecte de leur pouvoir « féminin ». Sévigné a sûrement compris, à un moment ou à un autre, que son talent et sa réputation solide étaient exploités par son cousin, tout comme il avait auparavant utilisé la bonne fortune de son fils pour essayer de se réinfiltrer dans les bonnes grâces de Louis. Quoiqu’il en soit, sa déclamation finale (« Que sait-on ») confirme l’union de leurs destins et l’acceptation de la complicité que cela implique. Après cet événement, la correspondance se poursuit pendant quinze autres années. Sévigné écrivait assurément des lettres pour communiquer avec ses correspondants, mais avec les années et des louanges aussi constantes et grandissantes que la reconnaissance dont elle a été l’objet, de plus en plus, elle écrivit des lettres parce qu’elle écrivait, parce qu’elle écrivait bien, et parce qu’elle aimait écrire. Après cet incident de publication involontaire, Sévigné a à coup sûr continué à écrire en pensant constamment à la possibilité que ses lettres deviennent des textes. 11 Ceci se voit d’ailleurs confirmé par les échanges avec sa fille qui abordent le même sujet. Bussy, en dépit de ses efforts assidus, ne fut pas couronné de succès : il ne parvint pas à changer le cours de sa relation avec le Roi : 11 L’intérêt de Sévigné pour une publication éventuelle, et, par conséquent, ce qu’on peut apprendre d’elle par ses lettres peut être comparé au projet de La Fontaine tel qu’il s’expose dans Voyage en Limousin et qu’il est décrit par E.B.O. Borgerhoff, The Freedom of French Classicism, Princeton, NJ, Princeton UP, 1950, p. 134. Voir aussi Duchêne III, n. 5, p. 1258. 46 Michèle Longino Le Roi a bon esprit et juge bien de toutes choses ; cependant les bonnes lettres que je lui écris ne m’attirent rien de bon de sa part. (III, L. 955, p. 281) Face à cette blessure d’amour-propre, Sévigné affecte une modestie constante, comme si elle ressentait le besoin d’expier, auprès de son cousin, d’avoir pu assister aux oraisons funèbres de Bossuet et Bourdaloue pour M. Le Prince en 1687, dont elle conclut le rapport sur ces remarques auto-dépréciatives : « Voilà, mon cher cousin, fort grossièrement, le sujet de la pièce » (III, L. 957, p. 284), puis : De vous dire de quels traits tout cela était orné, il est impossible, et je gâte même cette pièce par la grossièreté dont je la croque. C’est comme si un barbouilleur voulait toucher à un tableau de Raphaël. (III, L. 962, p. 293) Cet effacement de soi est bien moins un geste de réserve que de protection : elle n’utilise pas tant la fausse modestie pour susciter un compliment que pour consoler Bussy d’être exclu de cette société, en s’inclinant devant sa supériorité d’écrivain et de critique. L’autodépréciation vise également la paraphrase grossière : elle n’est pas le grand Titien que Bussy complimente dans une autre lettre (j’y reviendrai), mais un simple barbouilleur. Elle s’adresse à sa vanité pour se protéger de la plume de Bussy, dont les tendances à la perversité ont déjà été prouvées. Une attention lucide à la représentation, traduite dans le langage du lexique pictural, est à la fois voilée et révélée par les écrits des deux cousins. Alors que la transmission de message est ostensiblement le but visé de la correspondance, des préoccupations concernant le mode de communication, le style, ou l’art d’écrire imprègnent l’échange. Dans son exil solitaire, Bussy retomba dans l’occupation idéale pour le réconfort de son ego blessé : il se lança dans la reconstruction de la généalogie familiale. Puisqu’il occupait la position privilégiée de celui qui construit la lignée patriarcale et qui la termine, il éprouva un certain plaisir à disposer les membres de sa famille autour de lui, et à se mettre en scène à la tête de la hiérarchie de cette famille. En 1685, il acheva le document et en envoya une copie à sa cousine. Elle accompagna judicieusement sa réponse de remerciements, de louanges et d’appréciations critiques, faisant également part de son impression qu’il exagère les compliments qu’il lui adresse, peut-être (postule-t-elle), pour compenser certaines remarques désagréables passées. Elle a le sentiment qu’il rend justice à sa fille, mais pas à son fils : le texte, selon elle, ne représente pas Charles assez à son avantage. Elle voit dans le degré d’obséquiosité manifesté par chacun des enfants à l’égard de Bussy, la raison d’un traitement aussi inégal. Son fils, qui a été moins déférent que sa fille avec son cousin si distingué, est péremptoirement rejeté du texte L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 47 de Bussy, relégué à un rang plus bas que celui qu’il tient en réalité. Sévigné signale candidement ces anomalies à Bussy en évaluant sa généalogie, mais ses remarques restent incontestablement élogieuses : C’est une histoire en abrégé qui pourrait plaire même à ceux qui n’y ont point d’intérêt […]. Enfin je ne puis assez vous remercier de cette peine que vous avez prise […]. Je garderai soigneusement ce livre. (III, L. 917, p. 216) Le même jour exactement, le 22 Juillet 1685, elle commente cette généalogie à l’adresse de sa fille. Alors que les mêmes commentaires se retrouvent, d’une lettre à l’autre, le ton sur lequel s’achève la lettre et le jugement final sont nettement différents : Si Bussy avait un peu moins parlé de lui et de son héroïne de fille, le reste étant vrai, on peut le trouver assez bon pour être jeté dans un fond d’un cabinet, sans en être plus glorieuse. (III, L. 918, p. 219) Ce rejet, visible dans le sort qui est imaginé pour le texte (le jeter aux ordures), contraste nettement avec les mots qu’elle adresse à Bussy, où elle prétend vouloir garder et chérir le manuscrit. 12 L’écart entre les deux déclarations nous permet d’avoir un aperçu rare sur la nature réelle des sentiments de Sévigné à l’égard de Bussy, et révèle combien le lien entre les deux cousins est en réalité ténu. Les complexités de l’acte de représentation de soi, ainsi que la fonction cruciale qu’occupe le destinataire - il détermine la posture et le message du destinateur - sont explicitement révélées dans ces deux énoncés contradictoires. Cette comparaison nous rappelle qu’au cours du processus scriptural, l’épistolier doit composer avec un réseau complexe de relations, et que ce n’est pas tant la valeur véridictoire d’une déclaration particulière qui peut valoir comme récit que le tissage dont se compose une identité qui se dispose à travers l’entretien de ces différents liens. Toujours sous-jacente dans la relation maître-élève, dans le badinage courtois et les taquineries, dans les postures de flatterie de soi ou de l’autre qui, les années qui suivent la réconciliation, après la brouille des médisantes Histoires, caractérisent cet échange épistolaire, il existe une vague d’aversion indéniable dans le ton de Sévigné. Elle semble s’être érodée sous l’influence de leur relation. Si par devoir, elle a pour sa part respecté le pacte épistolaire, elle ne prenait pas autant de plaisir à lui écrire que ce qu’elle voulait bien lui dire. Et quand elle avait à s’y souscrire, c’était en étant pleinement consciente de la haute opinion que Bussy avait de lui-même. Elle respectait donc la hiérarchie familiale, mais n’adhérait pas aveuglément à la fatuité de 12 Voir la note de Roger Duchêne dans Sévigné, Correspondance, op.cit., Vol. III, n. 5, p. 1258. 48 Michèle Longino son cousin, qui dépendait tant des structures patriarcales et des institutions pour y mesurer sa conception du mérite et de la valeur en régime mondain. Sévigné jouissait avec sa fille du même privilège familial dont Bussy bénéficiait avec elle et, à son tour, elle obligea Mme de Grignan à faire profil bas dans leur correspondance. La modélisation de l’échange mère fille par celui des deux cousins est décelable dans la relation intertextuelle qu’entretiennent certaines lettres. Par exemple, lorsque Bussy avoue (et cherche à en minimiser l’aveu) avoir modifié les lettres de Sévigné afin de les présenter au roi, il enrobe sa confession dans une flatterie : Je n’ai pas touché à vos lettres, Madame : Le Brun ne toucherait pas à un original du Titien, où ce grand homme aurait eu quelques négligences […]. J’ai supprimé seulement de certaines choses qui, quoique belles, ne seraient peut-être pas du goût du maître. (III, L. 827, p. 61) La seule inquiétude, judicieusement humble, de Sévigné, avait été de savoir si oui ou non il était parvenu à réparer toutes ses maladresses. En relation avec lui, elle endossa avec constance le rôle de l’élève incorrigible et indisciplinée. Toutefois, en correspondant avec sa fille, elle occupa la position d’autorité de son cousin, s’érigea en arbitre du style, et donna son avis sur son écriture. A cet égard, il est intéressant de noter qu’elle transmet à sa fille le même compliment que Bussy lui avait récemment fait : Corbinelli a été charmé de la peinture au naturel de votre savantas. Vous parlez de peinture ; celle que vous faites de cet homme pris et possédé de son savoir, qui ne se donne pas le temps de respirer ni aux autres, qui veut rentrer à toute force dans la conversation, et qui est toujours au guet pour prendre au bond l’occasion de se remettre en danse, ma chère enfant, cela est du Titien. (III, L. 1061, p. 484) Le choix du terme « peinture » enclenche l’écho au complément de Bussy, « du Titien », et prépare le terrain du transfert. Sévigné avait manifestement été flattée de la comparaison, puisqu’elle l’exploite en retour. Malheureusement, la « peinture » originale de Mme de Grignan n’existe plus, et on ne peut donc la scruter dans le détail. Si c’était possible, une comparaison de sa peinture textuelle et de la façon dont elle est récrite par sa mère en guise d’appréciation révèlerait à quel point Sévigné endossa dans sa correspondance avec sa fille, comme en retour, le rôle de correcteurs de Le Brun et de Bussy. Il y a une certaine ambivalence dans la pertinence du compliment « Le Titien » : est-ce qu’au juste, il s’adresse au portrait du savantas par sa fille, ou bien au commentaire spéculaire qu’en fait Sévigné, non sans satisfaction, sur la version qu’elle vient de produire ? Que ce compliment soit transmis signale également un transfert de la relation épistolaire. Si on ne peut pas dire que Bussy fit office de modèle L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 49 pour Sévigné, on peut dire en revanche que leur relation épistolaire inspira Sévigné pour sceller un pacte similaire avec sa fille. Le regard critique constant de Bussy encouragea Sévigné à considérer son écriture avec sérieux, comme un « art », avec un souci réel pour l’acte de représentation. Il la guida dans la définition de principes d’une écriture féminine, ainsi qu’en approuvant l’élaboration malléable de sa propre rhétorique épistolaire. Alors que Sévigné était quelque peu sceptique vis-à-vis de son cousin à cause de son orgueil et de la haute opinion qu’il avait de lui-même, elle accordait une réelle importance à son discours en matière d’écriture. C’est dans ses échanges avec lui, car il y lui était sans cesse rappelé qu’il trônait en juge de ses lettres, qu’elle développe un esprit critique et lucide, tant envers sa propre écriture qu’auprès de celle des autres. Alors que Bussy a joué un rôle important dans l’apprentissage épistolaire de Sévigné, il fut également une force de régulation importante de sa vie affective. En tant que veuve, Sévigné endossa les fonctions maternelles et paternelles en gérant sa famille. Si, par conséquent, elle jouit d’une autorité plus grande que celle dont jouissent d’autres mères de familles dont les maris sont présents, il restait tout de même certaines prérogatives paternelles qui furent transmises à l’extérieur de la cellule familiale immédiate, en particulier à l’autorité masculine de la famille élargie. La place que Bussy occupa dans son monde fut en tout cas exactement celle qu’elle revendiqua et prit auprès de sa fille.