Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie: une partique singulière de Mlle de Scudéry
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Marie-Gabrielle Lallemand
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie : une pratique singulière de Mlle de Scudéry Marie-Gabrielle Lallemand La question de savoir ce qui est de la plume de Georges de Scudéry et de celle de sa sœur, Madeleine, dans les deux premiers des romans qui ont paru sous le nom de Georges, Ibrahim (1641) et Artamène (1649-1653), reste pendante mais un consensus s’est dessiné : Ibrahim est le fruit d’une collaboration, comme Artamène, mais au fur et à mesure de la rédaction de ce dernier roman, Madeleine intervient de façon de plus en plus importante et, de Clélie (1654-1660), elle est le seul auteur, comme Georges l’est d’Almahide (1660-1663). Ce consensus se fonde en partie sur le constat que le « réalisme galant » est de plus en plus sensible à partir de la partie VII du deuxième roman et qu’il est fondamental dans le troisième, qui est reconnu comme ayant été écrit par Madeleine seule. On doit l’expression « réalisme galant » à René Godenne, qui le caractérise ainsi : « il n’y a pas dessein de décrire les mœurs des temps passés, mais de s’en tenir à une peinture des mœurs idéalisées par le type de société dans laquelle vit l’auteur » 1 . La manifestation la plus sensible du « réalisme galant », est, particulièrement à partir de la partie VII d’Artamène, la présence de plus en plus importante de portraits et de descriptions à clé. L’« Histoire d’Elise », dans cette partie, instaure en effet une franche rupture, qui contient la longue description d’un ballet que la reine mère fit donner le 31 janvier 1609, durant lequel Angélique Paulet (Elise dans le roman) chanta, et à la fin de laquelle on trouve la première galerie de portraits à clé, ceux de Madame de Rambouillet et de ses familiers 2 . C’est à ces insertions dans la fiction d’éléments factuels contemporains de la romancière que cette étude se propose de se consacrer. Ce sont là des digressions d’une espèce particulière. 1 Les Romans de Mademoiselle de Scudéry, Genève, Droz, 1983, p. 164. 2 Pour l’élucidation des clés parfois sûres mais souvent hypothétiques, voir Alain Niderst, Madeleine de Scudery, Paul Pellisson et leur monde, Paris, PUF, 1976. 52 Marie-Gabrielle Lallemand Factuel et vraisemblance Les Scudéry, dans la fameuse préface d’Ibrahim, inscrivent le long roman 3 qu’il pratique dans la filiation de l’épopée (Iliade, Odyssée, Enéide, Jérusalem délivrée) et du roman grec (Les Ethiopiques) mais déclarent emprunter leurs personnages à l’histoire, pour fonder la vraisemblance. L’insertion d’informations factuelles se fait notamment par le biais de digressions historiques, qui renseignent le lecteur sur l’histoire, la géographie et les mœurs du temps dans lequel la fiction s’inscrit 4 . Les auteurs recourent alors à des textes historiques, qui peuvent être mentionnés dans les préfaces. Ainsi la première histoire insérée d’Artamène, « Histoire d’Artamene » (première partie, livre 2), s’ouvre sur une « Histoire des Rois de Médie » 5 qui est empruntée à Hérodote. La digression commence par l’énumération des souverains, depuis le fondateur jusqu’au roi qui, dans l’histoire, est le souverain régnant, et se poursuit en évoquant les conflits qui opposent Mèdes, Lydiens, Perses et Assyriens. De la même manière, dans Clélie, l’« Histoire de Tarquin » (première partie, livre 2) s’ouvre par une histoire de Rome reprise de Tite-Live. Ces digressions contribuent à faire du long roman un genre sérieux, qui contient des savoirs attestés, mais aussi à fonder sa vraisemblance. Le long roman est une fiction vraisemblable. Dans la première moitié du XVII e siècle s’est établie une forte corrélation entre « roman » et « vraisemblance » 6 , et celle-ci est devenue un critère majeur de l’excellence dans le genre. C’est pourquoi, de toutes les règles que doit observer le roman, la vraisemblance est déclarée la plus nécessaire dans la préface d’Ibrahim (1641) et Sorel, qui dans la Bibliothèque françoise (1654) consacre une section aux « romans vray-semblables », déclare que les « Romans parfaits » doivent 3 On désigne ainsi les romans présentant un début in medias res et des histoires insérées, à l’imitation des romans grecs, particulièrement des Ethiopiques d’Héliodore, eux-mêmes imitant l’épopée. 4 Il s’agit de digressions historiques, selon la typologie établie par le père Le Moyne : « toutes les Digressions sont, ou Geographiques, ou Historiques, ou Politiques, ou Morales. Dans les Geographiques, l’Autheur fait la description de quelque païs qui se trouve sur son chemin. […] Dans les Historiques, il fait ou le recit de quelque aventure particuliere détachée de son sujet […] ou la narration de l’origine de quelque Estat, de quelque Peuple, de quelque Ville. Dans les Politiques, il donne des instructions aux Princes, aux Ministres, aux Capitaines […]. Dans les Morales enfin, l’Historien fait des leçons, sur la Vertu & sur le Vice ; sur la bonne vie & sur la mauvaise ; & sur les suites de l’une & de l’autre », De l’Histoire, Paris, Simon Bernard, 1670, p. 264-265. 5 Artamène ou le Grand Cyrus, Paris, A. Courbé, 1656, Genève, Slatkine Reprints, 1972 (10 vol.), I, 2, p. 100. 6 Voir la conclusion de l’étude lexicologique du mot « roman » dans Pascale Mounier, Le Roman humaniste, un genre novateur, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 74-76. Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie 53 être « fort Vray-semblables, encore qu’ils ne soyent que fiction » 7 . La vraisemblance est en partie fondée sur le mélange du vrai et du faux. Ce sont les Scudéry qui ont les premiers théorisé cette conception, dans la préface d’Ibrahim, mais c’est Amyot, dans le « Proesme du translateur » qui ouvre sa traduction des Ethiopiques d’Héliodore (1547), qui le premier a préconisé de fonder la vraisemblance sur l’insertion d’éléments factuels dans la fiction 8 . Cette préconisation se retrouve encore dans la conversation de Clélie sur l’art d’inventer une fable : […] quand on emploie des noms célèbres, des pays dont tout le monde entend parler, et dont la géographie est exactement observée, que l’on se sert de quelques grands événements assez connus, l’esprit est tout disposé à se laisser séduire, et à recevoir le mensonge avec la vérité, pourvu qu’il soit mêlé adroitement, et qu’on se donne la peine d’étudier bien le siècle qu’on a choisi, de profiter de tout ce qu’il a eu de rare, de s’assujettir aux coutumes des lieux dont on parle, de ne pas faire croître de lauriers en des pays où l’on n’en vit jamais, de ne confondre ni les religions, ni les coutumes des peuples qu’on introduit, quoiqu’on puisse avec jugement les accommoder un peu à l’usage du siècle où l’on vit, afin de plaire davantage. 9 Il n’a certes jamais été question pour les auteurs du XVII e siècle, dont Madeleine de Scudéry, de représenter exactement les mœurs antiques, comme le font savoir les derniers mots de cette citation, toutefois, la règle émise dans cette fameuse conversation de Clélie n’est pas appliquée dans le roman qui la contient, dont la vraisemblance est régulièrement anéantie par l’insertion de descriptions à clé d’un nouveau genre, digressives à l’extrême. Portraits et descriptions à clé Le portrait du personnage dont on va raconter l’histoire, ainsi que la description de sa demeure, pour autant qu’ils ne soient pas très longs, ne peuvent être considérés comme des digressions. Il n’en va pas de même quand il s’agit de descriptions de personnages et de lieux qui, ne jouant aucun rôle dans l’action ou y jouant un rôle minime, n’ont pas lieu d’être longues et minutieuses : qui sont ostensiblement des digressions. Or ce type de descriptions va devenir de plus en plus fréquent sous la plume de Mlle de Scudéry à partir de la septième partie d’Artamène jusqu’à proliférer dans la cinquième et dernière partie de Clélie 10 . Le rapport entre le personnage à 7 Paris, La Compagnie des Libraires, 1667 (seconde éd.), p. 181. 8 L’Histoire Aethiopique, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 159 (éd. Laurence Plazenet). 9 Clélie, Paris, Honoré Champion, 5 parties, 2001-5 (éd. Chantal Morlet-Chantalat), IV, p. 426-427. Toutes nos références renvoient à cette édition. 10 Rappelons qu’il n’y a pas de portraits à clé dans Ibrahim, il y en a dans Almahide. 54 Marie-Gabrielle Lallemand clé et la fiction présente divers cas de figure 11 . Parfois le lien entre eux est clair : c’est un épisode de la vie du personnage qui est raconté. Tel est le cas pour Elise-Angélique Paulet, premier personnage à clé dont le portrait est longuement développé, ce sont en effet ses amours qui sont romancées dans son histoire. Autre cas de figure : l’histoire racontée ne convient pas à la vie réelle du personnage portraituré. Ainsi, dans Clélie, Artémidore est reconnu pour être Claude de Goëllo et Lysimène, sa sœur, Catherine de Vertus mais l’histoire dont ils sont les protagonistes n’a rien à voir avec leur biographie 12 . Le cas de figure le plus étonnant est celui des personnages qui ne jouent aucun rôle dans la fiction, ou un rôle insignifiant, et qui peuvent être l’objet des portraits les plus développés. Le premier exemple de ce cas de figure se trouve, on l’a dit, dans la partie VII d’Artamène, avec les portraits des amis d’Elise, Cléomire-Mme de Rambouillet, Philonide-Julie d’Angennes, Anacrise-Angélique d’Angennes, Megabate-Montauzier, le Mage de Sidon-Godeau, Clearque-Arnaud de Corbeville, Theodamas-Conrart, Pherecide-Eléazar de Chandeville, Aristhée-Chapelain 13 , ce dernier étant le seul qui a un rôle dans le roman, mais un tout petit rôle d’ambassadeur. On relève dans le portrait de Mme de Rambouillet notamment des notations si précises qu’elles imposent sans ambiguïté la clé : elle a elle-même dessiné le plan de son palais, pour faire, sur un terrain d’une médiocre superficie, un hôtel spacieux, elle est de santé fragile et, pour cette raison, sort peu et reçoit chez elle une compagnie nombreuse et choisie, elle a deux filles 14 . C’est de ce dernier cas de figure que relèvent les descriptions de demeure à clé. De ce fait, ce dernier type de description (de lieu et de personne), qui se multiplie dans Clélie, est celui qui pose le moins de problèmes d’identification 15 . En outre, en ne donnant aucun rôle à ces descriptions à clé dans la fiction, Mademoiselle de Scudéry en exhibe le caractère factuel et empêche qu’on ne lise le texte autrement. Comme ces personnages et ces lieux ne sont d’aucune nécessité dans la fiction, s’impose en effet une lecture que l’on peut qualifier de factuelle de leur description (comme un texte historique), et non fictionnelle (comme un roman). Dans les deux autres cas de figure, une double lecture est possible ou même, on peut ne pas saisir la clé. C’est ce qui nous arrive souvent si nous ne nous nantissons pas de travaux érudits qui déchiffrent les clés mais c’est déjà ce qui arrivait aux 11 Voir Chantal Morlet-Chantalat, La Clélie de Mademoiselle de Scudéry. De l’épopée à la gazette : un discours féminin de la gloire, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 447-547. 12 Ibid., p. 209-210. 13 La galerie de portraits court de la page 295 à la page 332. 14 p. 298-300. 15 Morlet-Chantalat, op. cit., p. 208. Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie 55 lecteurs contemporains de Mademoiselle de Scudéry, et non des moins mondains 16 . On peut, par exemple, se demander qui est Tarquin. Selon A. Adam, il s’agit du cardinal de Retz, selon N. Aronson, de Beaufort, mais son portrait, dans la première partie de Clélie 17 , pour reprendre la caractérisation de Chantal Morlet-Chantalat, est celui d’un « ambitieux sans scrupules » 18 . Aussi ne pas saisir qui est le personnage historique n’empêche-t-il pas de comprendre et d’apprécier la fiction et sa morale. Sans doute est-ce là le sens de l’anecdote qui introduit l’« Histoire d’Elise » : dans le trésor de Crésus se trouve une sculpture, assez longuement décrite : Cyrus, admiratif, pense qu’elle est le fruit de l’imagination d’un artiste talentueux mais il apprend de compatriotes d’Elise qu’elle a été faite d’après un modèle, « une Fille de qualité qui estoit de Tyr, dont le feu Roy de Phenicie avoit esté amoureux » et dont les aventures vont être racontées 19 . Il est en revanche des descriptions à clé que la romancière, manifestement, fait en sorte de ne pouvoir être appréciées que pour leur clé, puisqu’elles sont sans lien avec la fiction : si nous les lisons sans en découvrir la clé, nous avons le sentiment d’un manque, de là bien des recherches et des spéculations. Ces portraits et ces descriptions de demeure sont des digressions mais d’un nouveau genre. Elles ne s’inscrivent pas en synchronie avec le temps de l’histoire comme les digressions des épopées et des romans grecs 20 . Elles sont des excursus non seulement hors du temps de l’histoire 21 mais encore hors 16 Madame de La Fayette en lisant Clélie reconnaît Ménage sous le nom d’Anaximène, Mme de Saint-Ange sous celui d’Elismonde notamment. Mais bien des clés lui échappent et elle demande à Ménage de l’éclairer à propos de divers personnages, Correspondance, Paris, Gallimard, 1942 (éd. Beaunier et Roth), p. 96 et 135 (lettres du 12 mai 1657 et 24 sept. 1658). 17 En fait ses deux portraits : I, 2, p. 318-319 et p. 358. 18 Op. cit., p. 455. 19 Artamène, VII, 1, p. 14. 20 C’est aussi la pratique ordinaire des grands digressionistes du XIX e siècle, Balzac, Hugo, Zola. 21 Dans son étude sur la digression, Jean Gaudon fait le départ entre la digression de type balzacien, « qui est parfaitement reliée au récit » (« Eloge de la digression », p. 134) et la digression que pratique parfois Hugo, « totalement injustifiable dans une perspective traditionnelle » (p. 134) qui est représentée par deux « digressionsconfidences » : l’évocation de Paris au chapitre 1 du livre cinq de la deuxième partie des Misérables, et les chapitres sur Waterloo qui forment le premier livre de cette même partie. Dans les deux cas, il y a un décrochage temporel, mais il est signalé (« Voilà bien des années que l’auteur de ce livre […] est absent de Paris. » ; « L’an dernier (1861), par une belle matinée de mai […] »). Le passage d’un temps à un autre dans les digressions à clé de Madeleine de Scudéry se fait sans transition. Dans Clélie, il y a même une double temporalité, celle de la fiction et celle de 56 Marie-Gabrielle Lallemand de la fiction, raison pour laquelle elles lui demeurent hétérogènes et font de l’œuvre non un tissu mais un collage. Au présent et à son panégyrique, Madeleine de Scudéry accorde une importance telle qu’il importe peu que la vraisemblance de la fiction soit mise à mal, quoique, en théorie, elle soit d’une importance capitale. Roman ou histoire ? La première grande galerie de portraits dans la partie VII d’Artamène est introduite par un commentaire qui fait comprendre la raison de sa présence : le narrateur déclare qu’il fera « une chose fort glorieuse à [s]a Patrie » 22 . Tous les portraits à clé de ce type sont en effet des éloges 23 , qui poursuivent l’éloge inaugural fait à la dédicataire en titre du roman 24 . Il importe à la romancière de rappeler les grands noms et les grands faits du passé, mais aussi ceux du présent. Un passage de Clélie témoigne clairement de cette intention. Il s’agit de la grande description de Valterre (Vaux-le-Vicomte) qui accompagne le portrait de son propriétaire, Cléonime-Fouquet, la seule description 25 qui, par sa longueur et sa minutie, puisse être comparée à celle du palais d’Ibrahim, dans le premier roman. Le palais d’Ibrahim se présente comme un microcosme : l’univers en sa diversité 26 , l’Histoire 27 et l’histoire l’actualité : ainsi l’hôtel de Nevers est décrit dans la troisième partie (III, 2, p. 290) puis on annonce, dans la cinquième, la poursuite de ses aménagements intérieurs (V, 1, p. 180) ; ainsi encore, à propos de Jacqueline d’Arpajon dont le portrait a été fait dans la deuxième partie (2, p. 244-246), et dont on apprend dans la cinquième qu’elle est définitivement entrée en religion et que son père s’est remarié (2, p. 307). Voir à ce sujet Morlet-Chantalat, op. cit., p. 464-465. 22 Éd. cit., p. 295. 23 Tous les portraits mondains le sont (voir, Jacqueline Plantié, La Mode du portrait littéraire en France 1641-1681, Paris, Champion, 1994, p. 664) mais ce n’est pas le cas pour les portraits à clé des romans satiriques, par exemple ceux de l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin. 24 Il en est de même des descriptions de château, qui manifestent les qualités de leur propriétaire. 25 V, 3, p. 387-407. Le lieu ne joue aucun rôle dans la fiction, il est décrit pour le plaisir d’Amilcar. 26 Sans entrer dans une analyse détaillée de cette description, signalons que ce palais contient plusieurs collections : une bibliothèque très importante « de tous les livres curieux des langues Orientales, et de tous les rares et de tous les beaux de la Grecque, de la Latine, de l’Espagnole, et de l’Italienne » (Ibrahim, Fasano/ Paris, Schena/ Presses Universitaires de La Sorbonne, 2003, I, 3, p. 218) et une collection de cartes et de globes ainsi que d’instruments de mathématiques, enfin une collection d’armes. 27 Le palais, décrit dans le livre 3 de la première partie, a une galerie de peintures : tous les sultans ottomans, depuis la fondation de l’empire, s’y trouvent peints et leur portrait s’accompagne de l’histoire de leur règne. Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie 57 d’Ibrahim 28 s’y trouvent représentés. Le palais est un symbole. Il est aussi l’œuvre de maîtres ès arts. Les Scudéry y rivalisent avec leurs devanciers, en premier lieu avec Martin Fumée dont le roman contient, lui aussi, une impressionnante description, celle du temple de Jupiter-Hammon 29 . Les Scudéry, poètes, se donnent là l’occasion de mettre en rivalité leur art avec les autres arts : d’une part, le roman, comme le palais, est une architecture complexe et harmonieuse (ut architectura poesis) 30 , d’autre part, le roman, comme toutes les peintures que recèle le palais, raconte dans une histoire générale une histoire particulière (ut pictura poesis). La description de Valterre, elle, n’est pas une œuvre d’invention. On sait que, comme le palais n’était pas achevé, Madeleine de Scudéry s’est servi des esquisses préparatoires de Le Brun 31 . Un glissement s’est opéré de la description d’invention, exaltation des capacités de la poésie et des talents du poète, à la description encomiastique, exaltation de la grandeur du destinataire (Fouquet), au service duquel le poète met son talent. Un des lieux commun de l’apologie de l’histoire, et de l’épopée avant elle, est qu’elle conserve la mémoire des hauts faits des grands hommes : que serait Cyrus sans Xénophon ? Dans La Promenade de Versailles, troisième nouvelle de Madeleine de Scudéry, c’est un des arguments qu’avance Télamon en faveur des descriptions qui, elles, subsistent quand les monuments sont poussière 32 . Dans Ibrahim, les Scudéry font œuvre de poète : l’Histoire sert à fonder la vraisemblance de leur fiction et, en retour, la fiction enseigne, à sa façon, l’Histoire, ou plutôt de l’Histoire. Mais dans les derniers tomes d’Artamène et dans Clélie, Madeleine de Scudéry veut aussi faire œuvre d’historien ou, plus précisément, d’historiographe : bâtir un monument livresque impérissable à la mémoire des grands hommes, ses contemporains. L’évolution du rapport des lecteurs à la culture que postule Madeleine de Scudéry explique cette évolution du poète à l’historiographe. Certes, il s’agit de leur présenter tous les personnages antiques importants de l’époque dans laquelle s’inscrit la fiction (dans l’« Histoire d’Elise », par exemple, une statue joue un rôle important, qui a été faite par Dipoenus et Scyllis, deux sculpteurs du VI e siècle av. J.C.), mais il s’agit aussi de faire l’éloge des contemporains, du présent et de ses fastes (les portraits, les descriptions 28 Dans le palais se trouve la chambre d’Ibrahim, qui contient plusieurs peintures d’Isabelle, celle qu’aime le maître du lieu (I, 3, p. 245-248). 29 Dans le livre 5 de Du vray et parfait Amour […] Contenant les Amours honnestes de Theogenes et de Charide, de Pherecide & de Melangenie (1599). 30 Voir le début de la préface d’Ibrahim pour la comparaison avec l’architecture. 31 Clélie, V, 2, p. 390-407. Voir Chantal Morlet-Chantalat, « Les châteaux dans la Clélie », XVII e siècle, n° 118-119, 1978, p. 103-111. 32 Voir aussi Celinte, Paris, Nizet, 1979 (éd. Alain Niderst), p. 52. 58 Marie-Gabrielle Lallemand de châteaux et de fêtes). Cette coexistence au sein d’une même œuvre de l’éloge du passé et de l’éloge du présent serait-elle le moyen de régler in ovo la querelle des Anciens et des Modernes ? La description de Valterre, dans Clélie, suit celle du tombeau de Porsenna 33 , qui est empruntée à Pline 34 . Le commentaire d’un personnage souligne le passage de l’éloge du passé à celui du présent : « Il est vrai, dit Emilius, que ce tombeau est la plus magnifique chose du monde, et il est vrai encore que la belle maison de l’illustre Cléonime sera le plus beau lieu de la terre quand il sera achevé » 35 . Conclusion : « Les audaces d’une romancière » 36 L’hypothèse selon laquelle la description à clé sans lien avec la fiction est le propre de Madeleine est corroborée par une notation de Tallemant : Georges n’aimait pas les portraits à clé trop ressemblant à leur modèle et les rendait méconnaissables 37 , soucieux qu’il devait être que le factuel ne prenne pas le pas sur le fictionnel et que le roman, dans la pratique, illustre la théorie. Ce que produit Madeleine, en effet, est un hybride monstrueux, qui n’est plus une fiction vraisemblable 38 . Son audace est impressionnante et, nul doute à ce sujet, consciente. Clélie n’est pas un roman mal fait, parce que son auteur (une femme) ne saurait pas ce qu’est une fiction vraisemblable : il suffit de lire dans la quatrième partie de ce roman, la conversation sur l’art d’inventer une fable pour être convaincu qu’elle connaît la question. Les idées esthétiques qui y sont formulées sont globalement les mêmes que celles de la préface d’Ibrahim. Ce n’est donc pas la théorie qui a changé mais la pratique. Clélie est, en effet, un récit d’un genre nouveau, somme toute inqualifiable, ni une fable, ni une histoire. Georges de Scudéry dans 33 Clélie, V, 3, p. 385-386, pour le tombeau de Porsenna, p. 390-407, pour Valterre. 34 Histoire naturelle, XXXVI, xix. 35 Clélie, V, 3, p. 386. Il est signifiant que le tombeau de Porsenna soit jugé plus beau que le labyrinthe de Crète et que les pyramides d’Egypte (p. 385), desquels il est comme la synthèse. Amilcar, un autre personnage, considère, position de « Moderne », que Valterre surpasse toutes les merveilles de l’Antiquité (p. 407). 36 C’est là le sous-titre d’un colloque consacré à madame de Villedieu (Littératures classiques, n° 61, 2007, Nathalie Grande et Édwige Keller-Rahbé, dir.) 37 « Quand Scudéry corrigeoit les espreuves des romans de sa sœur […], s’il reconnoissoit quelqu’un, d’un trait de plume aussy-tost il le desfiguroit, et de blond le faisoit noir. », Historiettes, Gallimard (La Pléiade), t. 2, 1961, p. 690. 38 Ce que reconnaît la romancière : « J’ai fait les portraits de mes amis et de mes amies, selon l’occasion qui s’en est présentée, et la description de quelques-unes de leurs maisons, sans aucune liaison aux aventures, qui ne sont fondées que sur la vraisemblance », Lettre à Taisand du 19 juillet 1673 dans Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, Paris, Téchener, 1873, p. 296. Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie 59 le dernier roman qu’il écrit, Almahide, va, au contraire, choisir un contexte fictionnel qui permette que le réalisme galant soit vraisemblable : les Maures de Grenade passent pour avoir inventé la galanterie 39 . Cette audace est un succès : si Clélie est le plus connu et le plus lu des romans scudériens, c’est bien que la critique y cherche et trouve des informations factuelles sur les mondains et leurs mœurs, et ce depuis Victor Cousin 40 , quoique, en tant que roman, il est sans doute le moins réussi de ceux écrits par les Scudéry. Ce choix audacieux renvoie à la conviction, à plusieurs reprises et différemment exprimée dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, que le temps présent est merveilleux, qu’il n’est plus besoin d’invention pour décrire une merveille (la description du palais d’Ibrahim dans le premier roman), il n’est plus besoin de fouiller le passé (le tombeau de Porsenna), il suffit de décrire ce que l’on voit, en l’occurrence Vaux-le-Vicomte, plus tard Saint-Cloud (Mathilde) et mieux encore Versailles (La Promenade de Versailles). Il ne faut cependant pas ignorer les retombées financières d’un tel choix. On sait que ne pouvaient être données à des auteurs femmes des charges qui assurent leur existence matérielle ; l’accès aux institutions, comme l’Académie française, leur était également interdit. Mlle de Scudéry vit de gratifications et de pensions 41 . Bien des personnes qui se cachent derrière des personnages à clé peuvent quelque chose pour Mlle de Scudéry et, faisant leur éloge dans un portrait ou une description à clé, celle-ci multiplie les « dédicataires » de l’œuvre 42 . Par la suite cependant, la romancière, devenue auteur de nouvelles, s’y prendra autrement : la vraisemblance reste en effet le fondement de la fiction et Clélie est une innovation sans suite. C’est cependant toujours sous forme de digressions que les descriptions encomiastiques accompagneront les fictions dans les nouvelles, mais nettement distinctes de la fiction qui les suit, ce que marque, matériellement, la présentation typographique des nouvelles, qui distingue deux parties dans chacune d’elles. Ainsi, Célinte (1661) s’ouvre sur l’évocation de l’entrée de la reine Marie-Thérèse à Paris, le 26 août 1660, dans la conversation d’un groupe d’amis, qui vont ensemble écouter une histoire, que l’un d’entre eux leur lit à voix haute. C’est aussi sur 39 Georges de Scudéry renoue avec la grande description d’invention dans Almahide. 40 La Société française au XVII e siècle d’après le Grand Cyrus, Paris, Didier, 1858. 41 Un bilan de ce qui est connu de sa situation matérielle est fait par Nicole Aronson, Mademoiselle de Scudéry, Paris, Fayard, 1986, p. 338-342. 42 On connaît les moqueries de Furetière à ce sujet (Le Roman bourgeois, Paris, « Folio », Gallimard, 1981, livre 2, p. 244-245). Pour ce qui concerne exclusivement les portraits, il faut considérer aussi que la mode du portrait galant décline rapidement (voir Plantié, op. cit., p. 481-482). 60 Marie-Gabrielle Lallemand les divertissements d’une compagnie choisie que s’ouvre la nouvelle suivante (1667), l’un d’eux étant la lecture des aventures de Mathilde d’Aguilar, qui se déroule au XIV e siècle. Une longue description de Versailles et de ses jardins forme la première partie de la dernière nouvelle (1669), qui sera complétée par la relation de la fête de 1668. L’auteur de cette description est une dame qui, en bonne compagnie, est allée faire une promenade à Versailles. C’est l’histoire d’une de ses compagnes qui suit la description. Dans ce dernier cas, le temps de l’histoire est exactement contemporain du temps du récit, en sorte que la nouvelle « galante » soit parfaitement vraisemblable.
