eJournals Oeuvres et Critiques 35/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2010
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Les œuvres narratives de Catherine Bernard: les femmes face à l’amour

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2010
Jolene Vos-Camy
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Les œuvres narratives de Catherine Bernard : les femmes face à l’amour Jolene Vos-Camy Catherine Bernard a écrit plusieurs romans et nouvelles dans lesquels il est toujours question des relations entre les femmes et l’amour. Dans ses romans les plus connus, la façon dont Bernard illustre ces relations est extrêmement sombre. Mais si on considère ce thème dans toutes ses œuvres narratives, on s’aperçoit que la perspective de Bernard a évolué pendant sa carrière littéraire. Son premier roman, Fédéric de Sicile, a été publié en 1680 quand Bernard n’avait que dix-sept ans. Ce premier roman offre une perspective plutôt optimiste de l’amour malgré certains éléments troublants. Quelques années plus tard, les personnages principaux des romans Eléonor d’Yvrée (1687) et Le Comte d’Amboise (1689) ne trouvent que du malheur dans leurs relations amoureuses, voire la mort. Même si les dernières œuvres narratives de Bernard, Inès de Cordoue (1696), suivie dans la même édition par l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime, maintiennent ce pessimisme, elles suggèrent quand même la possibilité d’une délivrance pour les femmes déterminées à vaincre les passions qui les font souffrir. Il est ainsi possible de suivre une progression dans la perspective de Catherine Bernard sur la nature de la relation entre les femmes et l’amour. Le premier roman de Bernard, Fédéric de Sicile, est un roman de jeunesse qui s’avère de loin le plus optimiste des œuvres de Bernard. La protagoniste du roman, Fédéric, est la fille unique d’un roi et d’une reine qui désespèrent d’avoir un héritier pour le trône. Il est donc décidé pour des raisons politiques que Fédéric se présentera toujours comme un garçon et ce secret est connu de très peu de personnes. Cette double identité sexuelle est au cœur de l’histoire car même si Fédéric joue impeccablement son rôle de prince héritier, elle reste vulnérable en tant que femme, surtout dans l’épisode suivant : deux naufragés, le prince Amaldée et sa sœur Camille de Mayorque, arrivent sur la côte. Fédéric tombe amoureuse d’Amaldée, et l’écrivaine raconte leurs aventures, les batailles entre les deux royaumes rivaux, et les conquêtes amoureuses. L’intrigue trouve son dénouement quand la vraie identité de Fédéric est révélée, Amaldée comprend ses sentiments confus envers son amie qu’il croyait ami, et les deux se marient. Ce mariage résout non seulement les tensions affectives entre Fédéric et Amaldée, 96 Jolene Vos-Camy mais aussi les tensions politiques entre la Sicile et Mayorque. Toutes les autres femmes qui étaient amoureuses de Fédéric, Prince de Sicile, trouvent aussi un destin paisible, le plus souvent grâce à un mariage convenable. La phrase qui clôt le roman souligne le dénouement heureux : « Enfin, tout revint dans sa première tranquillité » (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 155). Il y a donc un optimisme réel dans cette première œuvre narrative de Bernard où les obstacles au bonheur sont facilement balayés dans les derniers paragraphes du roman. Comme l’indique Franco Piva, cet optimisme correspond à la tradition du roman précieux : « Du roman précieux, le premier essai narratif de Mademoiselle Bernard a hérité d’abord l’intrigue fort compliquée […] Traditionnel aussi est le rôle exagéré attribué au hasard qui arrange trop bien les choses et se charge de donner une conclusion positive […] » (Piva « Présentation à Fédéric de Sicile » 57). Néanmoins, le premier roman de Bernard contient aussi des éléments troublants qui annoncent le pessimisme, signature de ses œuvres suivantes. En premier lieu, l’amour est décrit comme tout-puissant : les femmes (et moins souvent les hommes) sont incapables d’y résister. Il semble que toutes les femmes qui rencontrent Fédéric, le prince de Sicile, ne peuvent résister à ses charmes. Les jalousies et rivalités entre femmes sont nombreuses et s’opèrent à leur détriment. De surcroît, Fédéric agit généralement de façon égoïste et fait exprès d’aggraver la jalousie de celles qui l’incommodent dans le but de les éloigner. C’est seulement vers la fin de l’histoire que Fédéric prend conscience de la souffrance qu’elle leur inflige, et que son propre comportement envers ces autres femmes l’épouvante. L’idée de la possibilité d’une solidarité entre femmes ne joue donc guère de rôle dans l’histoire et le thème dominant reste la force irrésistible et destructive de l’amour. Si les effets de cet amour évoluent tout de même vers un dénouement heureux dans le premier roman de Bernard, ils ne peuvent cacher le côté inquiétant du récit. Un deuxième élément troublant de Fédéric de Sicile est l’identité sexuelle du personnage principal qui se montre instable même grammaticalement. Dans son rôle d’homme Fédéric jouit d’une grande autonomie et elle semble contrôler son destin. Mais dans les passages où Bernard l’identifie comme « la princesse de Sicile », l’écrivain démontre le côté vulnérable du personnage. Cette identité mixte est instable même au sein des phrases. Par exemple, dans la citation suivante, Bernard désigne la princesse au féminin tant que celle-ci est en la présence du prince Amaldée (qui ne connaît pas encore sa vraie identité), mais dès que Fédéric doit faire face aux femmes qui lui réclament justice, Bernard la désigne au masculin : Les œuvres narratives de Catherine Bernard 97 Elle [Fédéric] se laissa aller sur un siège de gazon vis-à-vis de lui [Amaldée] ; ils firent une conversation muette plus touchante que tout ce qu’ils auraient pu dire, mais elle se retira d’abord qu’Amaldée voulut ouvrir la bouche et se sauvant dans une allée sombre, elle trouva Camille et l’amirale qui la cherchaient, s’étant liguées ensemble pour lui demander raison de la tromperie qu’il leur avait faite (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 147) (Les italiques sont les miennes). L’identité sexuelle (et grammaticale) de Fédéric reste fluide jusqu’au dénouement de l’intrigue. Cette double identité sexuelle correspond aussi à la capacité du personnage de faire souffrir et de souffrir lui-même. Le plus souvent, le prince Fédéric fait souffrir les femmes amoureuses de lui (d’elle) alors qu’en tant de princesse, elle souffre cruellement elle aussi de la passion. Même si Bernard choisit une résolution facile grâce au mariage qui résout toutes les tensions dans ce premier roman, la toute-puissance de l’amour et la tendance des femmes à souffrir de l’amour sont deux aspects qui annoncent les thèmes pessimistes de ses romans publiés sept et neuf ans plus tard. A la différence du premier roman où la passion de Fédéric s’accordait à la fin avec un mariage convenable et politiquement désirable, les œuvres narratives suivantes, Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise, montrent l’amour comme une force destructrice laissant les amoureux désemparés face à des obstacles insurmontables, soit personnels (jalousie, malentendus entre les amoureux), soit familiaux et politiques (mariages arrangés par les parents à des fins financières ou sociales). L’amour va donc à l’encontre du bon fonctionnement de la société et pose une menace non seulement aux personnes qui en sont victimes, mais aussi aux familles concernées. Bernard suit alors l’exemple de La Princesse de Clèves : Lafayette’s most important departure from previous novelistic convention concerns the role she assigns marriage. Unlike contemporary novelists, who follow romance technique and make marriage the goal of the plot’s unfolding, Lafayette dispenses with the union between protagonists at her fiction’s incipit. […] Lafayette instead proposes marriages much closer to the institution as it existed in her day, marriages that serve the best interest of the family and not the individual. She then defines the novel’s plot as the unraveling of a political match (DeJean 106-07). Après Fédéric de Sicile, il n’y aura plus aucune union dans les romans et nouvelles de Bernard où les désirs amoureux et le mariage arrangé par la famille s’accorderont. Dans l’avertissement à Eléonor d’Yvrée Bernard indique sans ambiguïté son projet : 98 Jolene Vos-Camy Je conçois tant de dérèglement dans l’amour, même le plus raisonnable, que j’ai pensé qu’il valait mieux présenter au public un tableau des malheurs de cette passion que de faire voir les amants vertueux et délicats, heureux à la fin du livre. Je mets donc mes héros dans une situation si triste qu’on ne leur porte point d’envie (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 177). En effet, dans ce roman aucun des protagonistes ne trouve de destin heureux et l’obstacle au bonheur ou à la tranquillité est toujours causé par l’amour. Eléonor est amoureuse du duc de Misnie, et lui d’elle. Leur amie Mathilde partage leur amitié pour devenir ensuite à son tour amoureuse du duc, et donc la rivale de son amie. Les désirs et obligations de leurs parents dictent que le duc de Misnie et Mathilde se marient et qu’Eléonor épouse un vieil ami à son père. Donc Mathilde est la seule personne pour qui l’amour coïncide avec la volonté familiale. Cet amour sera la raison de sa mort quand le duc l’abandonnera définitivement pour poursuivre son amour pour Eléonor. Entre-temps, Eléonor obéit à son père et épouse un vieux comte. Par cette action elle assure la tranquillité familiale et politique mais perd tout espoir de satisfaire sa passion : « elle vécut avec le comte comme une personne dont la vertu était parfaite, quoiqu’elle fût toujours malheureuse par la passion qu’elle avait dans le cœur » (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 217). En même temps, le duc de Misnie ne peut supporter de voir sa bien-aimée mariée à un autre et il se jette dans une autodestruction morale et matérielle : Le duc de Misnie était parti précipitamment de Mouzon pour fuir Mathilde, et il retournait en Allemagne pour s’éloigner des lieux où était la comtesse de Rethelois [Eléonor]. Il y apprit cette mort [de Mathilde] sans y être sensible : il portait dans le cœur une douleur dont rien ne le pouvait distraire, et qui l’empêcha même de sentir la ruine entière de sa fortune que le comte de Tuscanelle [le père de Mathilde] lui causa (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 217). Le message du roman est clair : la personne qui aime éperdument pose un danger pour elle-même et pour ceux qui l’entourent. Aucun des personnages principaux n’a de destin enviable. Dans l’avis au lecteur qui précède Le Comte d’Amboise, Bernard souligne de nouveau cette même leçon : Peut-être se plaindra-t-on de ce que je ne récompense pas la vertu du comte d’Amboise, mais je veux punir sa passion et j’ai déjà déclaré dans la Préface d’Eléonor d’Yvrée que mon dessein était de ne faire voir que des amants malheureux pour combattre, autant qu’il m’est possible, le penchant qu’on a pour l’amour (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 239). Les œuvres narratives de Catherine Bernard 99 Bernard caractérise toujours l’amour comme une force contre laquelle on lutte inutilement. En effet, si le comte d’Amboise a le bonheur d’épouser celle qu’il adore, Mlle de Roye, il meurt quand même de chagrin en recevant la preuve que sa femme a toujours aimé un autre que lui, le marquis de Sansac. Tout comme le prince de Clèves dans La Princesse de Clèves, l’aveu de fidélité de la femme envers son mari n’empêche pas ce dernier de mourir, victime de sa propre passion pour sa femme, et de connaître la passion de sa femme pour un autre. Si la leçon des deux romans intermédiaires de Bernard est la même, il y a une différence entre les personnages principaux dans leur capacité d’influencer leur destin face à l’amour. Alors que dans Eléonor d’Yvrée, le père d’Eléonor ne l’a jamais consultée pour savoir si le mariage qu’il lui dictait lui faisait plaisir ou non, dans Le Comte d’Amboise, Mme de Roye demande plusieurs fois à sa fille son avis et tient judicieusement en compte les désirs de celle-ci. Ainsi, Mlle de Roye jouit d’une plus grande liberté et peut influencer son destin de femme mariée. Elle devrait donc avoir la possibilité de faire coïncider son amour pour le marquis de Sansac avec un mariage arrangé par sa mère. Ce qui l’empêche de jouir de ce bonheur sont d’autres obstacles qui surviennent dans la forme de jalousies et de méprises, et surtout de manigances d’une rivale qui aime elle aussi le marquis de Sansac. Quand Mlle de Roye se croit trompée et abandonnée par le marquis de Sansac, elle accepte l’offre de mariage du comte d’Amboise, sans toutefois en être amoureuse. Après la mort du comte, il semble enfin possible que Mlle de Roye et le marquis de Sansac puissent trouver du bonheur ensemble, mais le destin leur joue un dernier mauvais tour : Monsieur de Sansac est tué en faisant une sortie contre les Huguenots. La phrase finale du roman résume encore une fois le destin de ceux qui aiment passionnément : « Elle retourna à la campagne où elle passa le reste de ses jours, remplie de ses diverses afflictions et sans oser les démêler, de peur de reconnaître la plus forte » (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 321). Même si Mlle de Roye est plus maîtresse de son destin qu’Eléonor, cette jeune femme ne peut faire accorder sa passion avec le bonheur. Le message reste le même que dans Eléonor d’Yvrée : ceux qui se trouvent sous l’emprise de l’amour souffriront jusqu’à la fin de leurs jours. Ces deux romans intermédiaires illustrent une perspective pessimiste : il n’y a point d’issue pour ceux qui ont le malheur de tomber amoureux. Très souvent les commentateurs qualifient toutes les œuvres narratives de Bernard de ce pessimisme particulièrement noir. Cependant, dans ses dernières œuvres narratives ce pessimisme se trouve nuancé par l’idée qu’il existe la possibilité de vaincre cette passion. En 1696, Catherine Bernard a publié ses deux dernières nouvelles, Inès de Cordoue, à l’intérieur de laquelle on trouve deux contes de fées, Le Prince 100 Jolene Vos-Camy Rosier et Riquet à la Houppe 1 , et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime. C’est dans ces dernières œuvres qu’il est possible de déceler les contours d’un modèle où la femme peut combattre l’amour pour trouver une autonomie et une tranquillité durables. Bernard insère les deux contes de fées, Le Prince Rosier et Riquet à la Houppe, vers le début d’Inès de Cordoue. Inès, le personnage éponyme, raconte un de ces contes tandis que Léonor, sa rivale, raconte l’autre. Dans les deux contes, le mariage conclu vers la fin des deux contes de fées est un désastre. Dans le premier, Le Prince Rosier, la princesse devient jalouse du prince qu’elle a libéré d’un enchantement. Cette jalousie la pousse à le persécuter à tel point qu’à la fin il demande à redevenir rosier. Dans le deuxième conte de fées, Riquet à la Houppe, un gnome rend une belle princesse intelligente, mais en échange elle doit l’épouser. Quand elle le trompe avec le prince qu’elle aime, le gnome rend son rival identique à lui-même et cela a pour résultat que la princesse « se vit deux maris au lieu d’un et ne sut jamais à qui adresser ses plaintes, de peur de prendre l’objet de sa haine pour l’objet de son amour » (Bernard Inès de Cordoue 363). Si la morale n’est pas encore claire, la phrase qui suit souligne la leçon : « Mais peut-être qu’elle n’y perdit guère : les amants à la longue deviennent des maris » (Bernard Inès de Cordoue 363). L’illusion du bonheur trouvé dans l’amour des amants n’en est qu’une. Si l’histoire d’Inès de Cordoue en restait là, la perspective de Bernard n’aurait guère évolué depuis ses romans des années 1687-89. Et pourtant, l’histoire d’Inès démontre une autre issue que ce malheur dans lequel se trouvaient Eléonor d’Eléonor d’Yvrée et Mlle de Roye du Comte d’Amboise. A la différence d’Eléonor, Inès, amoureuse du duc de Lerme, résiste longtemps aux ordres de son père qui insiste pour que sa fille épouse le comte de las Torres. D’abord, Inès se réfugie dans un couvent pour échapper au mariage, préférant rester fidèle au duc de Lerme de cette façon plutôt que d’épouser un homme qu’elle n’aime pas. Mais bientôt après, le duc de Lerme est mis en prison et il se trouve que le père d’Inès est le chef du Conseil d’État qui va le juger. Le seul moyen pour Inès de sauver la vie du duc de Lerme est d’épouser 1 Comme l’indique Raymonde Robert, « Quant au Riquet à la houppe de Mlle Bernard, il a été longtemps éclipsé par le conte de Perrault, jusqu’au moment où Jeanne Roche-Mazon l’a tiré d’un oubli qu’il ne méritait pas. La force ironique associée à la qualité et à la rapidité du style ont, pendant longtemps, fait croire, selon le vieux préjugé, qu’il n’avait pas pu être écrit par une femme et que Fontenelle […] avait participé à sa rédaction et peut-être l’avait assurée totalement. Cette supposition est remarquablement injuste […] » Raymonde Robert, Contes, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 276. L’histoire de la critique des œuvres de Bernard est marquée par les disputes en ce qui concerne la paternité (la maternité ? ) de ses œuvres. Les œuvres narratives de Catherine Bernard 101 le comte de las Torres. Inès, piégée, obéit donc à son père. Néanmoins, après que le duc de Lerme est remis en liberté, elle ne peut s’empêcher de le revoir une dernière fois en particulier dans l’intention de justifier son mariage à un autre pendant qu’il était en prison. Malheureusement, le hasard fait que le rendez-vous d’Inès est découvert et le résultat est catastrophique pour celle-ci : « Son aventure publiée lui ôtait sa réputation ; son père ne l’aimait pas ; son mari n’avait plus d’estime pour elle ; enfin elle était séparée pour jamais de son amant : que de raisons pour quitter le monde ! » (Bernard Inès de Cordoue 390). Inès décide de s’enfuir à la campagne avec sa suivante pour s’installer dans un lieu isolé. Ce qui change dans cette nouvelle par rapport aux romans précédents de Bernard, c’est qu’Inès ne se résigne pas à son destin. L’acte de s’isoler à la campagne n’est pas un acte d’abnégation comme il l’était pour Mlle de Roye, mais il est plutôt un moyen de trouver le repos : [Inès et sa suivante] se promenaient quelquefois dans la forêt. Cette solitude faisait tous leurs plaisirs ; de sorte qu’à force de réflexions sur l’embarras et sur le chagrin même des plus grandes douceurs de la vie, elles parvinrent à n’en plus faire, et jouirent d’un repos qu’elles n’avaient jamais trouvé dans le monde (Bernard Inès de Cordoue 390). Pour la première fois dans les œuvres narratives de Bernard, une femme réussit à trouver le repos en repoussant le monde et en oubliant les malheurs associés à l’amour. Le refuge d’Inès à la campagne est découvert après un certain temps ; ce moment de répit ne dure pas dans l’immédiat, mais la leçon ne semble pas perdue pour autant. A la fin de la nouvelle après d’autres aventures et malheurs, Inès choisit encore une fois d’abandonner le monde : Partons, lui dit la comtesse ; je n’ai plus rien à faire dans le monde, profitons au moins de nos malheurs. Elle retourna dans le même couvent qu’elle avait déjà une fois choisi pour asile contre le mariage où son père la voulait contraindre ; il lui en servit alors contre sa propre passion (Bernard Inès de Cordoue 402). Dans le couvent où elle a déjà pu se protéger contre le mariage non-désiré, elle peut maintenant trouver du secours contre sa passion insatisfaite. Alain Niderst soulève le côté philosophique de la nouvelle Inès de Cordoue en ce qui concerne la quête que mène Inès pour la paix. Donc pour Niderst aussi, ce roman démontre la possibilité pour une femme de combattre les souffrances causées par l’amour. Il remarque également cette différence d’avec Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise : « Il n’appartient qu’à Inès de Cordoue de trouver une paix véritable, car elle renonce non seulement aux sollicitations mondaines et à l’agitation extérieure, mais à tous les mouvements affectifs » (Niderst 516). Toutefois, Niderst préfère une interprétation 102 Jolene Vos-Camy profane du roman car il attribue la tendance philosophique des œuvres de Bernard à une association étroite entre l’écrivain et Fontenelle 2 : Ne donnons pas à cet effacement une valeur religieuse que Fontenelle eût refusée ; cette morale est toute terrestre. Rien ne nous permet de supposer qu’Inès, même réfugiée dans un cloître, puisse connaître la foi. Le philosophe qui conçut ce mythe est plus proche des sages antiques que des mystiques modernes (Niderst 516). Niderst souligne donc l’aspect philosophique du dénouement d’Inès de Cordoue qu’il attribue à Fontenelle et non pas à Bernard qui était pourtant connue pour sa dévotion. S’il n’est pas sûr qu’Inès de Cordoue ait connu la foi dans un cloître, rien n’exclut cette possibilité non plus. Franco Piva considère quant à lui que le renoncement d’Inès à une vie en société représente « une véritable aspiration au néant, sinon à la mort, dans la conscience que ce n’est que dans cet état que trouvent la véritable solution tous les conflits et tous les désordres de la vie » (Piva « Présentation à Inès de Cordoue » 335). Pour lui, cet acte représente une sorte de suicide. Mais c’est considérer l’acte de l’extérieur. En effet, pour ceux qui connaissaient Inès en société, sa disparition du monde correspond à une mort puisqu’ils ne la voient plus. Cependant, si on considère l’acte de l’intérieur, c’est-à-dire, du point de vue d’Inès, il faut souligner le fait qu’elle trouve asile dans le couvent. Ce n’est pas la fin de sa vie, c’est plutôt le début d’une vie tranquille, une vie où elle peut enfin se protéger des souffrances de l’amour et jouir de la paix. La dernière œuvre narrative de Bernard, l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime, reprend le même thème d’amour voué au malheur même si la relation de Fatime avec Abénamar semble heureuse au début. Le hasard, les malentendus et la jalousie sont autant d’obstacles à leur bonheur et Abénamar n’hésite pas à maltraiter Fatime quand il la croit infidèle. Vers la fin de la nouvelle, Abénamar regrette d’avoir fait souffrir Fatime injustement. Toutefois, quand il demande pardon à Fatime, celle-ci, outrée de la mauvaise opinion qu’il avait de sa conduite lorsqu’elle était innocente, lui répondit que ses soupçons le rendaient indigne d’avoir une maîtresse fidèle, et elle chercha alors véritablement à se guérir. […] elle chercha un remède sûr et qui ne dépendît que d’elle (Bernard Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime 419). En effet, cette femme, amoureuse et aimée, sait que cet amour ne pourra aboutir dans le bonheur, et elle agit en sorte de s’éloigner de celui qui la fait souffrir même s’il regrette ses actions. La réaction de Fatime est exprimée 2 D’autres critiques ont déjà contesté l’opinion de Niderst. Voir par exemple l’article de Nina Ekstein, « Appropriation and Gender : The Case of Catherine Bernard and Bernard de Fontenelle », Eighteenth-Century Studies 30.1 (Fall 1996), p. 59-80. Les œuvres narratives de Catherine Bernard 103 encore plus clairement que celle d’Inès qui chercha un refuge contre l’amour dans un couvent. Cette fois-ci, la protagoniste cherche à se guérir de l’amour comme d’une maladie et à s’en libérer. Bernard souligne également le fait que Fatime cherche une solution qui ne dépend de personne d’autre qu’elle-même. C’est une femme indépendante et libre à la fin de l’histoire qui « s’en alla sans dire le lieu où elle allait » (Bernard Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime 420). Et avant de partir, elle écrit quand même ses pensées pour celui qu’elle avait aimé et elle donne l’ordre qu’on lui porte sa lettre après son départ. Ainsi, Fatime s’exprime et se défend, puis de sa propre initiative s’en va, là où elle veut. Cette histoire brève illustre la vue très pessimiste envers l’amour qui est typique des œuvres narratives de Bernard, mais elle démontre aussi, encore plus clairement que dans Inès de Cordoue, qu’une femme peut lutter contre l’amour avec succès. Un des personnages féminins de Bernard semble enfin avoir trouvé sa voie et la volonté de combattre l’amour qui la fait souffrir. Ainsi le pessimisme qui a marqué les œuvres narratives de Bernard évolue tout au long de sa carrière littéraire. L’optimisme mêlé d’éléments troublants dans Fédéric de Sicile laisse la place à un pessimisme profond dans Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise où les personnages principaux féminins ont tendance à subir et à être victime de leur destin. Ce pessimisme profond est enfin remplacé par un pessimisme moins passif dans Inès de Cordoue et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime où les protagonistes féminins combattent l’amour par leurs propres moyens en se retirant là où celui qui les aime ne peut les suivre. Cette évolution semble marquer une évolution dans les idées de l’écrivain par rapport à l’amour et au rôle de la femme. Dans Fédéric de Sicile, les femmes subissent leur sort et ce n’est que le hasard qui leur fournit un destin heureux. Dans Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise, les femmes restent passives mais le hasard ne joue plus en leur faveur. Toute personne qui se trouve victime de l’amour en souffre énormément. C’est dans Inès de Cordoue et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime que les femmes agissent enfin pour leur propre bien et trouvent une possibilité de paix. L’évolution des œuvres narratives de Bernard pourrait aussi illustrer une prise de conscience de la part de l’écrivaine. A propos du dénouement d’Inès de Cordoue, Piva se demande : S’agit-il d’un renoncement purement laïc, ainsi que l’affirme A. Niderst ? On serait en effet tenté de le croire, étant donné l’absence de toute dimension religieuse dans les romans de Catherine Bernard. 3 On ne peut, 3 Sur ce point je ne suis pas d’accord ni avec Piva ni avec Niderst. Pour une discussion de l’influence de la foi dans les œuvres de Bernard, voir mon article « L’amour et la foi catholique dans Les Malheurs de l’amour de Catherine Bernard », Papers on French Seventeenth-Century Literature XXXIV, 67 (2007), p. 429-442. 104 Jolene Vos-Camy cependant, s’empêcher de remarquer qu’après avoir renoncé au théâtre, activité mondaine par excellence, Mademoiselle Bernard s’apprêtait à renoncer aussi à la littérature, pour se retrancher dans le silence et la dévotion (Piva « Présentation à Inès de Cordoue » 336). En effet, il y a des parallèles entre le choix d’Inès et le choix de Bernard et encore plus avec le choix de Fatime qui a écrit ce qu’elle pensait avant de disparaître. Nous ne saurons jamais pourquoi Bernard a décidé de quitter sa vie littéraire, mais il est tentant de croire qu’elle a suivi le modèle de retraite qu’elle a illustré dans ses dernières œuvres narratives. Bibliographie Bernard, Catherine. Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime. Ed. Franco Piva. Paris, Schena-Nizet, 1993. -. Inès de Cordoue. Éd. Franco Piva. Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993. -. Œuvres, Romans et nouvelles. Ed. Franco Piva. Vol. 1. 2 vols. Paris, Nizet, 1993. DeJean, Joan E. Tender Geographies : Women and the Origins of the Novel in France. New York, Columbia University Press, « Gender and culture », 1991. Niderst, Alain. Fontenelle à la recherche de lui-même (1657-1702). Paris, A.-G. Nizet, 1972. Piva, Franco. « Présentation à Fédéric de Sicile. » Catherine Bernard, Œuvres. Éd. Franco Piva. Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993, pp. 53-63. -. « Présentation à Inès de Cordoue. » Catherine Bernard, Œuvres. Éd. Franco Piva. Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993, pp. 325-39. Robert, Raymonde. Contes. Paris : Honoré Champion, 2005.