Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2010
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Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem
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2010
Amelia Sanz
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem Amelia Sanz Départs En ces temps où le poète a cessé d’être prophète, lorsque la culture n’appartient pas seulement au livre et que la littérature a cessé d’être uniquement nationale, une démarche salutaire consisterait à décliner au pluriel un certain nombre de concepts traditionnellement voués à une définition bien trop homogène, comme « culture », « nation » ou « auteur ». En effet, nous avons l’habitude de considérer la culture comme un ensemble homogène de traits face aux autres cultures, cet ensemble s’identifiant à une communauté concrète d’individus. Mais cette conception des « monocultures » ne tient pas compte du fait que de nombreux ordres contradictoires peuvent cohabiter à l’intérieur d’un territoire, d’une communauté ou d’un sujet. Nous proposons donc de comprendre comment un « univers » culturel, où chaque partie est en relation variable avec une autre, est plutôt un « multivers » 1 . En ce sens, les cultures doivent être considérées comme hétérogènes et superposées, car localisées mais aussi délocalisées, territoriales mais aussi déterritorialisées. Bien entendu, il est difficile d’éviter tant l’ancrage dans un groupe (une « culture huguenote », par exemple) qu’une territorialisation quelconque (une « culture française », « normande » ou « rouennaise ») qui nous conduisent à étudier des monocultures en mosaïque, plurielles (multi-) mais délimitées, en opposition ou, tout au plus, en inter-section. Mais le risque d’une telle démarche est de partir, une fois de plus, en quête des caractéristiques qui confirment l’appartenance d’un auteur ou d’un texte à l’une ou à l’autre nation. Dès lors, on part d’a priori précédant les textes, de critères de catégorisation préétablis (par exemple, nationaux) et l’on cherche l’adéquation du texte à ceux-ci. Mais la question que nous posons est différente : comment continuer à imposer ces catégorisations et ces identités lorsque des auteurs et des textes n’en tiennent pas compte ou les transgressent ? 1 Ce sont des propos que je prends de William James, Philosophie de l’expérience. Un univers pluraliste, Paris, Seuil, 2007, « Huitième leçon », p. 201-219. 106 Amelia Sanz Il est bien temps de signaler que, dans l’expression « littérature française », deux catégories grammaticales posent problème : et le singulier et l’adjectif. L’enjeu sémantique est de taille : nous sommes parfaitement consciente des difficultés idéologiques (politiques) inhérentes au fait de passer au pluriel ou de décliner l’adjectif, la France étant le pays qui a le mieux réussi, pendant plus de deux siècles, une unité nationale très affirmée, quoique avec les pertes que l’on connaît. Il ne s’agit pas de tomber dans la pluralité presque infinie et indistincte que peut nous fournir un moteur de recherche, ou de substituer un corpus canonique de textes à un autre, le secret de Phèdre (Racine) étant remplacé par le secret dans L’Amitié singulière (Anne de la Roche). Mais, tout en évitant autant les écueils du multiculturel que le brouillage des chorales polyphoniques, l’étude des littératures dites « françaises » du XVII e siècle devrait s’ouvrir, dans l’enseignement et dans la lecture savante, à des appartenances diverses (féminines), liées à d’autres nations (imaginaires), à des réseaux plus larges (européens). C’est la démarche que nous allons suivre ici : l’étude d’un cas particulier (l’auteur appelé Anne de La Roche), les questions d’une grande ampleur sociale étant inscrites dans les questions analytiques à petite échelle. A ce propos, nous allons utiliser un concept : « nations littéraires », un chiasme sémantique constitué à partir de « littératures nationales » 2 . « Nation » redeviendra pour nous un terme collectif où les lecteurs, les écrivains et les producteurs de tous bords décident de « naître », de grandir, d’habiter, bref d’investir. Les frontières (de langue, d’auteurs, de pays, de classes, de genres, de religions, de sexes), ce sont les lecteurs qui les brisent. Au sein d’une « nation littéraire », nos voisins seront autant la voix d’une femme qui nous comprend que celle d’un père qui nous ignore. Les lecteurs, en allant d’un territoire à un autre, constateront des frictions et des incompréhensions de toutes sortes. Or, la littérature, et particulièrement la fiction, et encore plus le récit des Histoires, sont un moyen privilégié de mettre en évidence les marges de ces nations symboliques. Parcours Aller du Sud vers le Nord impliquait, au XVII e siècle, changer de ciel, de comprendre une autre langue, de quitter sa nation pour en intégrer une autre 3 , « nation » au sens où Furetière nous le rappelle : 2 J’avoue dès à présent ma dette envers Dolores Romero (éd.), Naciones literarias, Barcelona, Anthropos, 2006, et particulièrement aux textes de L. Hutcheon, H. Bhabha et J. Lambert. 3 Antoine Furetière, Dictionnaire universel (1727), New York, Georg Olms Verlag, 1972. C’est dans ce sens que le mot est toujours employé dans l’œuvre d’Anne de La Roche, par exemple : « Le commerce des autres Nations lui avoit inspiré l’envie Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 107 Nom collectif, qui se dit d’un peuple habitant une certaine étendüe de terre, renfermée en certaines limites, ou sous une même domination. La famille d’Anne de la Roche (1644-1707) 4 en est un bon exemple : elle nous permettra de parcourir les provinces et les nations de toute l’Europe de l’Ancien Régime. Charles de Guilhem, écuyer, originaire du Vivarais (dans le Midi de la France) quitte son pays autour de 1629 pour aller s’installer à Rouen, qui comptait une minorité importante de protestants, appartenant à tous les métiers mais dominants dans les positions élevées du négoce et incontestablement mieux instruits 5 . En 1641, dans les registres de la paroisse de Quevilly (un temple créé lors de la légalisation des assemblées par Henri IV en 1599, dans un faubourg de Rouen), apparaît l’annonce de fiançailles de Charles de Guilhem et de Marie-Anne d’Azémar. La dame Anne d’Azemar avait obtenu par lettres patentes de juin 1642 le privilège perpétuel pour l’exercice de la verrerie à Rouen et dans le ressort du Parlement. Mais l’Etat interviendra bientôt pour exclure les « hérétiques » des corporations afin de les empêcher de s’enrichir : Louis XIV confirme en faveur de tous les gentilshommes verriers le privilège de faire du cristal. Suite à cette première atteinte à la famille, les trois fils de Pierre et d’Anne quitteront Rouen et finiront à Rotterdam, à La Haye, en Prusse. Leur fille, Marie-Anne, épousera ce Guilhem originaire du Sud. Le prénom de la mère et de la grand-mère passe à la fille aînée et la direction d’une nouvelle diaspora est bien dessinée, toujours plus au Nord. Rouen était une ville exceptionnelle. A plusieurs reprises, la ville avait connu un afflux important de réfugiés : la colonie espagnole la plus nombreuse et la plus active en France, est dominée par les descendants des Juifs espagnols et portugais. Ce sont des Espagnols lettrés dont certains produisent même des œuvres littéraires 6 . En outre les libraires de Rouen s’étaient de leur commander. », Atilla, Roi des Huns, dans : Œuvres diverses de Mlle. de la R***. G***, Amsterdam, Jean Frederic Bernard, 1711, p. 2. 4 Nous avons largement développé le sujet dans Amelia Sanz, « Anne de la Roche- Guilhem, Rare-en-tout » dans : Jean Delisle (éd.), Portraits de traductrices, Ottawa, Presses Universitaires d’Ottawa, p. 55-85. 5 Voir Michel Mollat (éd.), Histoire de Rouen, Toulouse, Edouard Privat, 1979. Les Huguenots organisent un enseignement efficace : en 1670, 87% des époux réformés et 77% de leurs conjointes savent signer, un niveau que les catholiques n’atteindront que cent ans après : Jean-Pierre Bardet, Rouen au XVII e siècle et XVIII e siècles : Les mutations d’un espace social, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1983, p. 241-246. 6 Je renvoie à Patrick Benedict, Rouen during the Wars of Religion, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 et Cities and Social Change in Early Modern France, London, Routledge, 1992, ainsi qu’à Alexander Cioranescu, Le masque et le visage : Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, p. 35-47. 108 Amelia Sanz fait une spécialité dans la publication des livres espagnols et des publications clandestines jusqu’à l’époque de Voltaire (ses Lettres philosophiques y seront publiées en 1733). Mais, contrairement à l’auteur du Cid, notre écrivaine ne donnera par la suite aucune de ses œuvres aux presses de sa ville natale : une seule composition en prose et en vers qui peut lui être attribuée est publiée dans un Recueil rouennais 7 . C’est peut-être parce que le déclin de la ville était déjà évident : les Calvinistes manquaient d’un vivier démographique proche et s’asphyxiaient lentement. Lorsque la mère mourut dans le Rouen de 1664, l’aînée n’avait que vingt ans et le père et ses filles durent organiser le grand départ vers Paris. Cette nouvelle fuite vers l’espace des multitudes en quête de la protection des Grands ne peut masquer les incompatibilités qu’ils portent en eux, mais mieux vaut rester en famille dans les temps modernes. Anne avait dû emporter dans ses malles le manuscrit d’une œuvre espagnole qu’elle avait déjà traduite dans sa ville natale, mais qu’elle n’avait pas confiée aux presses rouennaises : l’Histoire des Guerres civiles de Grenade ne sera publiée qu’en 1683, mais la dédicace à D. Gaspar De Teves et de Cordoue, ambassadeur espagnol auprès de sa Majesté Très Catholique, fait penser que cette dédicace a été écrite entre 1663 et 1666 et que l’œuvre a dû être achevée avant ces dates. Anne verra paraître, chez Barbin aussi, sa première nouvelle, Almanzaïde, en 1674 ; le privilège pour Arioviste, histoire romaine sera accordé en 1675 et Astérie ou Tamerlan sera achevé d’imprimer par le grand libraire galant de Paris à la même date. Compte tenu du fait que l’édition de l’Histoire des guerres civiles est remplie de coquilles, Anne ne tardera pas à comprendre que les éditions imprimées à l’étranger sont plus correctes et d’une orthographe plus fixe que celles des ateliers parisiens. Entre temps, la lecture des détournements des prémisses de l’Edit avait été faite par les Huguenots les plus éclairés depuis 1679, mais les événements de 1681 ouvrent les yeux de tous. Quand se produit la Révocation, Anne, l’aînée de la famille, est sûrement partie : elle quitte le territoire de la Couronne de France, autant dire cette communauté horizontale et homogène qui prépare déjà, à la veille de la naissance des Etats-nations, des citoyens dits « modernes ». Il fallait bien aller s’installer ailleurs. Établir une date précise de départ, ainsi que son parcours de fuite n’est pas facile 8 . Il est tentant, par exemple, d’imaginer Anne dans l’entourage d’une proche des Arlington, la duchesse de Mazarin, qui était arrivée à Londres en 7 A propos d’un voyage de Rouen à la Bouille : « Quelque peu de chemin qu’il y ait… », publié dans le Recueil contenant un Dialogue du Mérite et de la Fortune, les Maximes et Loix d’Amour, plusieurs lettres, billets doux et poësies, Rouen, Jean Lucas, 1667. 8 Le débat est bien développé par Alexandre Calame, Anne de La Roche-Guilhem. Romancière huguenote. 1644-1707, Genève, Librairie Droz, 1972. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 109 décembre 1675. Avant d’atteindre les sommets de la persécution, il se peut qu’Anne ait été attirée par cette Angleterre dont les scènes accueillaient de bon gré les pièces de Mary de la Rivière Manley, de Susannah Centlivre, d’Aphra Behn. C’est ainsi que sa comédie, Rare en tout, jouée et publiée à Londres en 1677, restera un document sur la restauration du théâtre en Angleterre, un appel à la paix entre les Nations et entre les sexes. Par ailleurs, la présence d’Anne à Londres expliquerait aussi que ses nouvelles soient traduites en anglais à la même époque 9 . Avant ou après, elle a eu bien des raisons de choisir Londres : les Huguenots optent pour les villes où ils peuvent exercer leurs talents ; notamment, ceux qui viennent de la Normandie s’installent plutôt à Londres ou à Canterbury. Par contre, à partir de la date de publication de sa première 9 Asteria and Taberlain, paru à Londres, chez Robert Sollers en 1677 ; Almanzor and Almanzaida novel en 1678 ; The Great Scanderberg : A Novel. Done out of French, à Londres, chez Bentley de Londres en 1690, retraduite en 1721 et publiée à nouveau en 1729 ; deux traductions de Zingis en 1692. Carte 1 110 Amelia Sanz traduction (1682-83), toutes ses œuvres en français seront publiées par des libraires hollandais (particulièrement chez Paul Marret, libraire originaire de Montpellier et établi à Amsterdam), leur réseau d’affaires s’étendant sur toute l’Europe, sans barrières avec les Catholiques. Les espaces d’habitation et de production seront définitivement ceux du Nord, tels qu’ils figurent sur la carte 1 (en italiques, les lieux d’éditions attestés). A l’époque, les sœurs de La Roche étaient donc bien loin de l’aisance. Anne est obligée d’écrire parce qu’elle a besoin d’argent et l’aveu semble bien de sa plume : Quoique les Romans ne soient plus à la mode on est quelque-fois obligé d’en faire : et il se trouve toujours des gens qui les lisent. Le goût du siècle n’est plus pour les gros Volumes, qui ne laissent pas d’ennuyer, quoi qu’ils soient semez de mille beautez. On n’aime aujourd’hui que les choses aisées. […] On n’écrit pas toûjours bien, quand on veut. Il faut pour cela de certains talens qui viennent plûtôt de la naissance que de l’application. Des legions d’Auteurs ont vieilli la plume à la main qui n’en étoient pas mieux goûtez. Ceux qui travaillent pour la seule gloire ne doivent produire que des chefs d’œuvre ; mais quand on fait des livres par de certains motifs on mérite très certainement des indulgences plénières. 10 Par ailleurs, Mademoiselle de la Roche-Guilhem et ses deux sœurs émargeront, à partir de 1686 ou 1687, au fonds de secours pour les victimes de la Révocation, secours auquel n’aurait normalement pas eu droit quelqu’un qui aurait habité Londres depuis près de dix ans. L’état récapitulatif pour 1706, imprimé en 1708, indique à côté du nom d’Anne qu’elle est morte depuis la distribution. Il convient de signaler que les sœurs de la Roche habitent Panton Street, dépendant de la paroisse anglicane de St. Martin-in-the-Fields. Elles ont donc accepté la via media des Anglais, comme la plupart des gentilshommes. Mais Anne apparaît comme marraine lors des baptêmes de petites gens dans les paroisses françaises non conformistes de Spitafields en tant que « Damoiselle » 11 . Survivance d’une épaisse sociabilité développée, cette présence d’Anne nous rappelle qu’elle appartenait à une société qui gardait intactes les influences sociales. En deux générations, les réfugiés huguenots et leur descendance furent absorbés par la société anglaise. Si le mariage mixte est le meilleur signe d’assimilation, il est clair que Mlle de la Roche reste non-assimilée ; en 10 Anne de La Roche-Guilhem, Histoires curieuses et galantes ou dernières œuvres de Mlle de La Roche-Guilhem, Amsterdam, Paul Marret, 1709, vol. II, 1r-1v. 11 Robin D. Gwyn, Huguenot Heritage. The History and Contribution of the Huguenots in Britain, London, Routledge & Kegan Paul, 1985, p. 91-109. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 111 outre, elle continue à écrire en français, à se faire éditer pour la France et pour l’Europe toute entière, à confier à d’autres la traduction en anglais de ses œuvres. Nous n’avons pas un seul mot d’elle en anglais, alors qu’elle a passé près de trente ans à Londres. Sa famille et ses principes moraux seront voués à la disparition en raison de leur non-appartenance à la société qui les accueillait. Seule jusqu’à la date de sa mort (autour de 1707), Anne n’a pu que se réfugier dans d’autres espaces… littéraires. Nations La cartographie impose des territoires imaginaires qui nous entraînent et nous leurrent : les cartes dessinées par les Jésuites aux Collèges sont à la base d’une certaine narrativité au XVII e siècle 12 , les atlas ont bâti les romans de Jules Verne, de même que Google Earth façonnera les récits à venir. Au temps où Anvers et Amsterdam (après Venise) gèrent les trésors de Séville, et Londres, ceux de Lisbonne ; au temps où une première économiemonde se met en place et où le Nouveau Monde semble avoir livré tout son or et fait circuler ceux qui travaillent 13 ; au temps où l’Europe a bien entamé son appropriation du monde avec ses navires et ses marchands, ses langues et ses soldats, la géographie littéraire des nouvelles d’Anne de la Roche ne semble pas être moderne dans ce sens 14 . Elles racontent d’autres nations qui accueillent d’autres forces symboliques, comme nous le montre la localisation de ses fictions sur la carte 2. Il est bien vrai qu’Anne n’a pas parcouru la mappemonde pour découvrir que le monde est clos. Ce qui nous intéresse dans sa géographie imaginaire, c’est son habileté à transcender la famille, le village, la nation, pour arriver à s’identifier, grâce à des artefacts esthétiques, à des personnages d’autres religions, d’autres mondes, d’autres temps qui, de prime abord, pourraient paraître différents du « nous » propre à sa communauté. Cet élargissement imaginaire implique tout de même un progrès moral, du moment où la fiction peut répondre à la question : en tant que romancier (-ère) ou lecteur (lectrice), à côté de qui puis-je m’imaginer dans une situation d’écriture ou de lecture ? Dans quelle nation littéraire puis-je rencontrer mes semblables, mes frères ? 12 Amelia Sanz, « L’espace des noms propres dans la nouvelle historique du XVII e siècle : quelle mobilité ? » dans : Jacques Soubeyroux (éd.), Mouvement et discontinuité, St. Etienne, Presses Universitaires de Saint-Etienne, 1995, p. 221-234. 13 Reinhard Wendt, Vom Kolonialismus zur Globalisierung : Europa und die Welt seit 1500, Paderborn, München, Wien, Zürich, Ferdinand Schöningh/ UTB, 2007. 14 Voir les arguments de Moses Hardin, Modern Techniques in a Seventeenth-Century Writer : Anne de la Roche-Guilhen, New York/ Washington DC/ Bern, P. Lang, 1997. 112 Amelia Sanz Dans Atilla par exemple, le Roi des Huns peut se retrouver à côté de l’empereur Valantinian et de Clodomir (fils de Clodon et petit fils de Faramond), comme Arismond (fils d’Atilla) peut se retrouver à lutter contre les Rois de Perse. Et naturellement la romaine Honorie, Cassandre (Princesse des François), Filismunde (fille de Bleda, le fondateur de Bude) et Hildicone (Princesse Scite dans la lignée de Zoroastre) sont rassemblées, comme personnes de mérite, autant par le malheur des amants inconstants et sauvages que par la bienveillance, la constance et la résignation de leurs cœurs féminins 15 . Ailleurs et auparavant nous avons déjà traité ces questions concernant le récit et le temps, l’être et la métafiction historiographique, la fictionnalisation et la réflexion sur la causalité dans les romans d’Anne de La Roche 16 . En 15 Atilla, Roi des Huns, dans : Œuvres diverses de Mlle. de La R**. G**., Amsterdam, Jean Frederic Bernard, 1711, p. 1-200. 16 Amelia Sanz, « La nouvelle historique entre deux siècles : fondements d’une narrativité », XVII e siècle, n. 196, 1998, p. 339-353, et « La nouvelle historique au XVII e siècle » dans : Mercedes Boixareu et Robin Lefere, L’Histoire de l’Espagne dans la littérature française, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 247-270. Carte 2 Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 113 effet, l’assertion de « faits » étant réservée aux hommes, les seuls à avoir un accès réglé aux institutions académiques et les seuls autorisés à écrire l’Histoire, il est important de signaler sur quels autres « faits » les femmes-auteurs vont s’accorder l’autorité d’écrire, et cela au moment et au cœur même d’une crise de scepticisme qui parcourt l’Europe 17 . Les nouvelles historiques et galantes, comme c’est le cas de toute l’œuvre d’Anne de La Roche, ont permis un élargissement de ce qui peut-être dit sur l’Histoire, et l’ont mise à la portée des lecteurs de l’Europe toute entière. Cette écriture devient ainsi une réaction contre l’appropriation des cultures (au pluriel) issue d’un discours figé par l’Histoire auquel les lecteurs ne peuvent plus faire confiance. C’est justement la caution dont les lecteurs ont besoin : Ceux qui lisent cette sorte d’écrits, seront très contents de trouver ici la verité bien masquée ; puis qu’ils ne la cherchent point toute nue, & qu’au contraire, ils ne l’aiment que sous le déguisement. Il faut avouer que cette verité deguisée a quelque chose de bien aimable ; puis qu’aujourd’hui elle prend tant de plaisir à se cacher partout. Elle se cache dans les Romans, dans les Contes, dans les Lettres, dans les Memoires même, dans l’Histoire. Dans cette derniere elle s’y cache quelquefois avec tant d’adresse, que tel croit la saisir comme vérité, qui n’embrasse que le mensonge. 18 L’affirmation est lourde de conséquences : il est devenu possible de renoncer à la Vérité. Ce déplacement des frontières entre le factuel et le fictionnel entrepris par les romancières est important pour la configuration de l’épistémè d’un « classicisme français », car il implique une transformation des pratiques de représentation et l’affirmation d’autres mondes possibles. Or, nous avons été frappée lors de la lecture de ces nouvelles par le nombre de déplacements et de noms propres de lieux apparaissant tout au long des récits : que de voyages pour des lecteurs dont le cercle spatial reste bien étroit ! Ces trajets sont autant de lignes imaginaires que le lecteur trace au moment de traverser (mot-clé) de grandes étendues, comme des axes sur une carte. Pour ce faire, l’Histoire semble ainsi avoir besoin de localisations pour identifier l’événement, et la mémoire discursive préfère faire appel à Julie Farnèse à travers Alexandre VI, Pontife de Rome, ou à Léonor Téllez sous Ferdinand Roi de Portugal (autant dire le personnage, le lieu, l’événement) plutôt qu’aux dates. Aux yeux de l’honnête lecteur de l’Ancien Régime comme à ceux du paysan de l’arrière-pays, à une époque où l’espace se mesure 17 Je renvoie à Richard H. Popkin and Arjo Vanderjagt, (éd.) Scepticism and Irreligion in the 17 th and 18 th Centuries, Leiden, E.J. Brill, 1993 ; et Henry G. Van Leeuwen, The Problem of Certainty in English Thought 1630-1690, The Hague, Martines Nijhoff, 1963. 18 Avertissement, dans : Œuvres Diverses, op. cit, p. 2 et v. 114 Amelia Sanz en journées, où est plus précis que quand. L’Histoire et les histoires tiennent aux noms propres : dans l’Histoire chronologique (1696) et dans toutes ses nouvelles, Anne de La Roche tient à la localisation des événements, aux noms des villes passées du côté du Roi, à la définition d’un peuple ou d’un personnage par rapport à un lieu. En effet, les noms propres désignent un espace littéraire créé pour des lecteurs qui ne possèdent pas un référent externe direct. Hors-scène invisibles mais présents dans des récits dramatiques, ces espaces exigent la collaboration des lecteurs en fonction d’une topographie culturelle qui vient de l’Histoire et de la Géographie, véritable outillage mental de l’homme de la cour. Pour bâtir l’espace des noms propres, le lecteur doit avoir une mémoire discursive. Valladolid et Rome, comme le jardin de Coulommiers ou le Jardin des Tuileries, les fêtes galantes ou les soupers du Grand Turc, deviennent des lieux littéraires où certains événements sont possibles (et d’autres pas). Tous ces manuels et toutes ces cartes où nos lecteurs ont fait leur apprentissage de la Géographie ont plus d’un point en commun avec les nouvelles : la présence des lignes comme des limites strictes, les noms pour chacune des parties, la localisation des villes. Car la Géographie est la science des lieux et la tâche de l’étudiant est de dire en quel endroit se passent les faits, en un temps où l’image était rare et où on ne pouvait pas aller voir trop loin : les leçons commençaient toujours par l’Espagne et le Portugal, ensuite elles parcourent l’Italie et la France, les frontières nord et nord-est de l’Europe, elles vont plus rarement au-delà les régions latines 19 . En effet, sur les cartes il n’y a que des villes, même si leur localisation est approximative à cause de l’absence d’un point précis, la géographie du sol, des montagnes et des conditions climatiques devaient attendre le XVIII e siècle et le travail des ingénieurs, arpenteurs et forestiers, non pas celui des géographes. Ces noms auront la valeur d’une citation dont le référent et les prédicats sont dans l’Histoire, un langage signifiant et fiable : ces noms sont un indicateur de véridicité. Cependant, dès qu’on s’installe dans le domaine du privé, c’est la fiction qui règne, et là, les substantifs génériques remplacent les noms propres et demandent une autre compétence de la part du lecteur pour être remplis : prenez un palais, voici l’antichambre, ajoutez une terrasse, passez par une hôtellerie. On pénètre dans l’espace des appartements, entourés de terrasses, percés par les fenêtres, composés de cabinets et d’antichambres, où seule la difficulté de la pénétration déclenche un récit. C’est ainsi qu’outre le vertige de la transgression, le lecteur retrouve le plaisir de la distance et de la reconnaissance. 19 François de Danville, La géographie des humanistes, Paris, 1940, Le langage des géographes : Termes, signes, couleurs des cartes anciennes, 1500-1800, Paris, 1964. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 115 Mais, où qu’on nous amène dans la lecture, les personnages seront placés près de nous, sur scène. Peu importe qui parle pourvu que le lecteur puisse être présent et que l’immersion fictionnelle soit ainsi possible, chaque dialogue étant juste un moment des déclarations d’amoureux déclinées à l’infini : et Honorie peut dire « je me connois, je suis indulgente, ne m’obligez point, si vous avez de l’estime pour moi, à faire plus que je ne dois », comme Eudoxe « retirez-vous, je vous l’ordonne, & ne me regardez jamais » ou Hildicone « puis que je vous parle librement je souhaite que vous parliez de même », et ainsi de suite 20 . Ce flot de discours est possible, tout d’abord, parce que les personnages se ressemblent grâce à une éducation et à une position sociale similaires qui les rassemblent, les différences culturelles étant banalisées par rapport aux distances sociales 21 . Ensuite, parce que l’enchâssement des histoires est tel, les renvois en abîme d’un récit vers un autre sont si nombreux, et le réseau des personnages a une telle épaisseur, que le lecteur est obligé de se perdre et d’oublier les différences afin de s’installer dans le continuum d’un dialogue unique qui se morcelle et se déroule à chaque scène. C’est ainsi que toutes ces nouvelles historiques d’Anne de La Roche tentent d’écrire inlassablement l’« autre » histoire : celle des femmes qui ont vécu à côté des grands hommes, exclues de la chronologie officielle, nombreuses dans toutes les nations. Ce faisant, Anne de La Roche n’a pas voulu s’engager sur la voie de la critique de Bayle et de Fontenelle ou celle de l’historiographie documentaire pratiquée, par ailleurs avec beaucoup de succès, par d’autres réfugiés 22 . Ses écrits parlent mieux de sa volonté de 20 Atilla, op. cit. 21 Un exemple, parmi d’autres : « [Clodomir] Il commença donc de paroître à Rome comme une plante précieuse qui ne devoit croître que pour d’excellens fruits. Son éducation n’avoit point été négligée, ainsi il n’ignoroit rien de ce qu’un grand Prince doit avoir, son corps étoit parfait, il avoit l’esprit excellent, l’humeur charmante, & l’ame disposée à la pratique de toutes les vertus. Tel étoit & tel est encore Clodomir Romain par l’adoption d’Aëtius, & plus Romain encore, ajoûta la Princesse en soupirant, parla complaisance d’Honorie. La naissance élevée de Clodomir ne laissoit aucune distance entre lui & les personnes les plus élevées en dignité, il vivoit dans la maison d’Aëtius, mais il avoit un libre accès au Palais Imperial… », Atilla, op. cit., p. 16-17. Il existe, cependant, des différences : « Placidie connoît assez quels sont les Gots, les Vandales, les Huns, & les autres nations barbares, pour ne vous chercher jamais un Epoux parmi eux. Clodomir qui est d’une nation plus douce & plus polie, auroit plus lieu d’esperer à cet honneur, » Atilla, op. cit., p. 24. 22 C’est le cas d’Abel Boyer avec son William III, ses Annals ou même son History of the Life and Reign of Queen Anne. Bien sûr, lui, il mourra en 1729 dans l’aisance que ses écrits lui ont procurée. Je renvoie à Amelia Sanz, « Une autre histoire est possible : Les nouvelles historiques, de Mme de Villedieu à Mlle de la Roche-Guilhem », dans : Nicole Pellegrin (éd.), Histoires des historiennes, St. Etienne, Publications de l’Université de St.Etienne, 2006, p. 157-175. 116 Amelia Sanz ne pas oublier les autres histoires, et c’est le mérite que la postérité va lui reconnaître, d’après, par exemple, l’Abbé de la Porte : Le mérite principal de ses Ouvrages consiste en des Anecdotes, qui peuvent servir à faire connoître les différentes Nations, dans les Annales desquelles l’Auteur les a puisées 23 . Il est vrai que, dans un premier temps, Anne de La Roche a pu trouver un réservoir de sujets dans l’espace espagnol tout particulièrement : ainsi, son Histoire chronologique de l’Espagne 24 , insérée dans la série qui va de la grande Histoire de Mayerne Turquet aux Abrégés de Saulnier et de Vanel, fournit une scène propre aux affrontements des civilisations (Chrétienne et Musulmane), comme des idéologies (l’aristocratie contre la monarchie) et des religions (les Juifs, les Catholiques, les Réformés, les Morisques) et elle n’hésite pas à le signaler : Il n’y a point de monarchies qui n’ayent vû de grands évenemens : mais l’Espagne en fournit d’extraordinaires sous des gouvernemens differens, ainsi qu’à avouer sa dette : Le plaisir que j’ay pris à la lecture des Livres Espagnols m’a fait travailler à les bien entendre, et ensuite à mettre dans notre Langue ce que j’ai trouvé de plus remarquable dans les Historiens fameux. 25 Nous pouvons expliquer cet engouement pour l’Espagne par la présence de la colonie espagnole dans le Rouen du milieu du siècle. Il y a peut-être plus : sa traduction de l’Historia de las guerras civiles de Granada décrit la chute du dernier bastion arabe dans la Péninsule Ibérique comme le résultat des querelles d’amour et de pouvoir entre les familles. L’Espagne avait éliminé ses Juifs et ses Protestants d’abord ; elle avait ensuite su organiser la première déportation systématique de l’histoire européenne lors de l’expulsion des Morisques en 1609, avec de longs convois parcourant le pays vers les côtes où les bateaux attendaient. Anne de la Roche a dû retrouver dans cette 23 Abbé de La Porte, Histoire littéraire des femmes françoises ou Lettres historiques et critiques contenant un Précis de la Vie & une Analyse raisonnée des Ouvrages des Femmes qui se sont distinguées dans la Littérature Françoise, Paris, Lacombe, 1769, p. 70. 24 L’Histoire chronologique d’Espagne, commençant à l’origine des premiers habitans du pays et continuée jusqu’à présent, tirée de Mariana et des plus célèbres auteurs espagnols publiée à Rotterdam, chez Abraham Acher en 1694 Calame (op. cit.) affirme qu’il y a des rééditions en 1695, en 1696 et en 1718, ainsi qu’une traduction anglaise, la seule que nous pouvons attester : The History of the Royal Genealogy of Spain… (Abridged from Mariana and others) by the Translator of Mariana’s History of Spain, Londres, Round, 1714. 25 Histoire chonologique…, op. cit., p. 1r. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 117 histoire d’expulsion et d’échec civilisateur quelque chose de bien proche de ce qui lui était arrivé. Voilà pourquoi elle présente sa traduction comme « un portrait de l’Espagne triomphante d’une Nation superbe » 26 . Mais il y aura bien d’autres espaces littéraires à réinvestir dans la lecture : lorsque il s’agira de poser l’action en Amérique, l’espace du récit désigné sera celui de grands seigneurs, car « cette moitié de la Terre étoit partagée en deux puissants Empires, possedez par les Roys de Mexique & les Incas du Perou » 27 . Ce sont les espaces de l’abondance tels qu’ils ont été présentés par les chroniqueurs et les voyageurs espagnols des premiers temps de la Conquête 28 : les premiers faisoient voir en toutes choses une magnificence de laquelle rien n’a jamais aproché. L’or étoit si commun & s’y peut estimé chez les Mexicains, que leurs meubles en étoient composez. L’election des Roys se faisoient à la maniere des Romains, c’étoit le seuls honneurs [sic] de la guerre qui donnoient les tîtres de noblesse ; & la grandeur de Babylone, de Persepolis, d’Athenes, d’Alexandrie, de Corinthe, de Rome & de Constantinople cédoit à celle du Mexique. 29 Dans ce cadre, nous retrouvons les situations chères au répertoire romanesque : la rencontre et l’amour au premier regard, le je-ne-sais-quoi qui cause la jalousie de la jeune mariée, l’aveu à la confidente d’un amour interdit, l’amant à l’écoute de ces confidences derrière les buissons du jardin, le tout dans le palais de Malicochi, où « tout ce que l’Art a de plus ingénieux avoit fecondé la Nature, pour en perfectionner les agrémens » (op. cit., p. 24). 26 Histoire des guerres civiles de Grenade. Traduite d’Espagnol en François, Paris, Barbin, 1683, p. 2r. Les rapports politiques de fait entre les protestants français du futur Henri IV et les Morisques espagnols sont étudiés par Juan Reglá, Estudios sobre los moriscos, Barcelona, Ed. Ariel, 1974. L’Espagne est, sans doute, un exemple à ne pas suivre, tel qu’un pasteur le signale en 1684 : « Il est certain que si nos Peres n’avoient point résisté aux efforts de leurs Adversaires & qu’ils se fussent laissés tuer honteusement & laschement, il n’y auroit point maintenant de Religion ni d’Eglise Reformée en France qui seroit devenüe comme l’Espagne », Elisabeth Labrousse, Avertissement aux protestants des provinces. 1684, Paris, P.U.F. 1986, p. 64. 27 « Quoyque la Partie du monde qu’on appelle Amerique, aye été long-tems inconnue aux autres Nations, elle n’en a pas moins produit de choses rares ; & ce que l’impossibilité du Commerce déroboit à la curiosité des Etrangers, par lignorance [sic] de la navigation, ne laissoit pas d’éclater glorieusement dans le païs. », L’Amitié singulière, Nouvelle galante, Amsterdam, Isaac Trojel, 1710, p. 3. 28 Ces chroniques et ces récits de voyage de l’abondance ont été particulièrement analysés dans ce sens par Julio Ortega, Transatlantic Translations : Dialogues in Latin American Literature, London, Reaktion Books, 2006. 29 Op. cit., p. 4. 118 Amelia Sanz C’est justement dans cet espace exceptionnel de l’abondance qu’il devient possible de bâtir une utopie : la Reine, Irmizene, « prenant tout d’un coup la plus surprenante de toutes les résolutions » (op. cit., p. 53), décide de partager la tendresse de Montezume avec la Princesse Zelinde, avec un argument bien pratique : mais, Seigneur, comme il faudra quelque jours que quelque autre joüisse du même avantage, soit pour le bien de vos Etats, ou pour vôtre inclination, les Roys de Mexique étant toûjours obligez de faire plus d’une Reyne, pourquoy voulez vous attendre que le tems vous dégoûte de moy, pour donner vos inclinations à des étrangeres. (op. cit., p. 57) La décision était bonne car le dénouement n’offre pas de doutes : Les deux Reynes s’aymerent toûjours, & ne laisserent pas le moindre empire sur leurs ames à la jalousie ; aussi n’en eurent elles pas de sujet, & la conduite de Montezume fut si équitable qu’elles n’eurent également lieu de s’en louer. Cette paix passa jusques à leur posterité. La vie de Montezume I, fut belle, les Mexiquains triompherent par tout sous son Regne, Irmizene laissa le généreux exemple d’une amitié singuliere, & Zelinde fut toûjours aussi reconnoissante qu’elle devoit l’être. (op. cit., pp. 65-66) Mais l’Espagne lui a fourni encore d’autres espaces littéraires. Ainsi, l’adaptation de La vida es sueño de Calderon qu’Anne de La Roche semble faire à partir d’une version de Boisrobert : Sigismond, prince de Pologne. Nous ne sommes plus face à une historisation du matériel fictionnel espagnol (comme c’était le cas chez Boisrobert). Ici, une intrigue privée (l’amour entre Sophie et Sigismond) devient catalyseur de l’intrigue politique, une fois que les précisions géographiques et généalogiques ont dressé un véritable échiquier géo-politique de l’Europe et que les noms des personnages ont su s’accorder à la vraisemblance tant prônée. Par ailleurs, l’espace allégorique cher à Calderon a été remplacé par une ambiance courtisane propre au Palais de Cracovie. En effet, dans cette nation fictive des Polonais, et comme dans une tragédie, ce sont les questions sur le Roi, le Père et leur pouvoir qui priment : l’infraction par excellence est de s’écarter des mœurs et des lois, puisque cela bouleverse l’ensemble du système des relations familiales et politiques ; ce qui importe est donc de relégitimer (ou pas) la monarchie face à la menace du parricide et avec des arguments ouvertement juridiques. Mais ce noyau politique de l’action, qui élimine toute la réflexion caldéronienne sur le libre-arbitre, n’entraîne pas la suppression de l’intrigue privée (ce que faisait Boisrobert). Le personnage de Rosaura, autour duquel se greffaient les motifs du travestissement sexuel, la reconnaissance du père et le service du chevalier dévoué chez Calderon, est remplacé par une Sophie médiatrice qui devient Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 119 le guide quand il s’agit de restituer l’ordre institutionnel. Sophie transforme le héros tourmenté de Calderon en « l’amoureux Sigismond » et le conflit est ainsi déplacé du Ciel vers la terre, ses hommes et ses institutions. Une fois de plus, le dénouement nous révèle le caractère à dominante allégorique, historique ou sentimentale de chaque œuvre : Sigismond : Qu’y a-t-il là qui vous étonne ? Un songe a été mon maître, et je crains encore, dans le trouble où je suis, qu’il ne faille m’éveiller et me retrouver une seconde fois dans mon étroite prison ; et n’en dût-il rien être, il suffit de le rêver, car j’ai appris pas là que toute félicité humaine passe, après tout, par un songe, et je veux profiter du temps que peut durer la mienne pour vous demander le pardon de mes fautes. C’est le propre des nobles cœurs que de savoir pardonner. 30 Quoy que le Prince à ce coup parust le Maistre, il voulut encore donner des marques de la soûmission & de son obeyssance, en suppliant le Roy son pere de luy donner en mariage la Princesse de Lithuanie sa Cousine qui oignit ses Estats à ceux d’un si grand Royaume, que l’on vit encore accru quelques iours après de la Couronne de Moscouie par la mort du Duc Federic. 31 Ils s’aimerent cherement et constamment ; leur domination fut douce & paisible, leur équité ne fit jamais de mécontentement. On pardonna aux nations qui avoient soutenu l’audace de Frederic. Gastalde fut dignement recompensé de sa fatalité, & l’amour recompensa Sigismond & Sophie par une longue suite d’années, de quelques soupirs qu’ils avoient poussez dans un petit espace de jours, pour une tendresse constante & reciproque. 32 30 31 32 Remarquons que cette proposition sentimentale d’Anne de La Roche triomphera tout au long du XVIII e siècle, en attendant le renouveau caldéronien des temps romantiques. Voire plus : la vie rêvée semble même être possible dans ce bas monde, au dépens de l’autre monde et de la vraie vie dans l’audelà 33 . Il s’agit d’une sécularisation bien surprenante chez l’Huguenote, mais pas tant chez l’auteur : Mlle. de la R*** G***. 30 Calderon, La vie est un songe. Traduit de l’espagnol par Antoine de Latour, Arles, Actes Sud, 1997, p. 205. 31 François Boisrobert, La vie n’est qu’un songe, dans : Les nouvelles héroïques et amoureuses de Monsieur l’Abbé de Boisrobert, Paris, Pierre Lamy, 1657, p. 550. 32 Sigismond, Prince de Pologne, dans : Œuvres diverses…, op. cit., p. 226. 33 Nous suivons ici le parcours développé par Antonio Domínguez Leiva, La vie comme songe ? Une tentation de l’Occident, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2007. 120 Amelia Sanz Pluriels A quoi renvoient tous ces noms que les éditeurs lui ont accordés 34 ? Mademoiselle D***, Mlle La Roche-Guilhen, Made ***…, que décrivent-ils ? Nous n’allons pas nous enliser dans une discussion sur la personne que tous ces noms propres peuvent désigner ou pas : la distance entre la détresse de tant d’exclus de l’Histoire dans les premières œuvres et la victoire de tant de vies rêvées dans les toutes dernières est, certes, si grande que la question de l’auteur doit être posée. Ce n’est pas la fonction de l’individu que nous avons appelé « Anne » à plusieurs reprises qui nous intéresse, mais la fonction et la position de cette figure que je me permettrais d’appeler un « trans-auteur », un auteur « transindividuel » ou un « producteur » 35 . Prenons quelques recueils de nouvelles créés par la seule volonté d’un libraire tel que Pierre Witte à Rouen : dans ses Histoires tragiques et galantes, il réunit, en 1715, la Jacqueline de Bavière d’Anne de la Roche, une anonyme Belle Juive, puis le Dom Carlos de Saint-Réal, les trois sans référence aux auteurs particuliers 36 . L’hétérogénéité a certes été une caractéristique des recueils de nouvelles, depuis que Cervantes a fait des ambigüités génériques et de la variété une caractéristique de la novela espagnole et, de là, un mode d’expérimentation 34 Il suffit de regarder le catalogue de la BNF : http : / / catalogue.bnf.fr/ servlet/ RechercheEquation ? host=catalogue. Par ailleurs, ils n’associent La Roche à Guilhen dans un texte liminaire qu’en 1683, dans l’Histoire des guerres civiles de Grenade. 35 Nous suivons ici la réflexion toujours actuelle de Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » dans : Dits et écrits 1954-1988, Paris, Ed. Gallimard, 1994, en ce qui concerne les auteurs comme « instaurateurs de discursivité », autant que celle d’Itamar Even-Zohar, « The ‹Literary System›, » Polysystem Studies, Poetics Today 11 : 1 (1990), p. 35, à propos de ce qu’il appelle « producer » : « It may be useful to think of « texts » as the ultimate making of a literary producer, but on the other hand the role of text-making in the sum total of production may be rather small, e.g., in periods and cultures where the major task of a literary producer is performing established texts or reshuffling ones, or when the major « merchandise » is actually only overtly and officially « the text, » but the actual one lies in a completely different socio-cultural and psychological sphere : interpersonal as well as political production of images, moods, and options of action. » 36 De même dans les Histoires tragiques et galantes… Amsterdam, C. Jordan, 1723. Dans le volume II datant de 1725 nous retrouvons L’amitié singulière à côté de l’Hattige de Brémond et de quelques imitations de Villedieu comme Les Nouveaux Desordres de l’amour ou Le Comte d’Essex ; le volume III, en 1723, réunit, près de Zingis, histoire tartare, des nouvelles si distantes dans le temps (et apparemment distinctes) que Les Esprits, ou le mari fourbe, (Nouvelle galante, Liège, Loüis Montfort, 1686), Gaston Phoebus, Comte de Foix et La Prédiction accomplie. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 121 lié à la modernité 37 . Par ailleurs, il s’agit d’une alternance et d’une pluralité fictionnelle demandée par l’homme de cour depuis le temps des humanistes 38 . On ne doit donc pas s’étonner si, dans le recueil publié à Londres en 1721 39 , Scanderbeg the Great. Translated from the French Original (le roman signé Anne de La Roche) cotoie The Little Gypsy. Translated from the Spanish Original of Miguel de Cervantes Saavedra, cette insertion et cette inscription dans un répertoire constituent un moyen fort de légitimation dont nous devons tenir compte à une échelle européenne et pas seulement locale. Tous ces recueils réclament donc aujourd’hui des études plus approfondies, non pas pour redéfinir un genre, mais afin de dessiner des modes de lecture, à cet égard, le mélange ne pourrait-il pas constituer une proposition de lecture ? 40 Car, si nous nous en tenons aux sens accordés au mot « auteur » par Furetière : Auteur, en fait de Litterature, se dit de ceux qui ont composé, & mis en lumiere quelque livre. (op. cit.) il faudrait tenir compte de toutes les voix qui assument la tâche de « faire auteur ». Ainsi, on aura du mal à préciser si c’est la romancière ou le libraire qui parle, par exemple, dans une préface comme celle-ci : Ce n’est point icy une Histoire Romanesque & purement Galante. Il étoit impossible de l’égayer sans altérer la verité : & les faits en sont trop connus pour y oser ajoûter d’imaginaires. Il regne dans son peu d’étendue une certaine tristesse touchante qui ne deplaira peut-être pas à tout le 37 Guiomar Hautcœur, Parentés franco-espagnoles au XVII e siècle : Poétique de la nouvelle de Cervantès à Challe, Paris, Honoré Champion, 2005. 38 Antonio Prieto, La prosa del siglo XVI, Madrid, Cátedra, 1986. 39 A Select Collection of Novels. Volume the Fifth Containing The Little Gypsy. Ethelinda. The Amour of Count Palviano and Eleonora, Scanderbeg the Great, London, John Watts, at the Printing-Office in Wild-Court near Lincolns-Inn-Fields, 1721 : « The Little Gypsy », p. 1-89, « Ethelinda. An English Novel, Done from the Italian of Flaminiani. », p. 93-146, « The Amour of Count Palviano and Eleonora Translated from the French », p. 147-278, « Scanderbeg the Great. Translated from the French Original », p. 279-384. 40 Tel que le libraire semble le proposer : « Après les trois Romans que l’on trouve ici, Atilla, Axiane, Sigismond, on a ajouté une petite piece en vers composée aux dépens du Sieur Pradon & quelques Dialogues à l’Imitation de Lucien. On avoit lieu de douter que ces dernieres pieces fussent de Mlle. de la R**. G. parce que l’écriture de tous ces Manuscrits n’est pas la même. C’est au Lecteur à decider sur cet article : tout ce que j’en dirai, c’est qu’ayant reçu toutes ces pieces en même tems, de la même personne, & dans les mêmes papiers, j’ai cru devoir imprimer le tout ensemble, sous le tître d’Oeuvres diverses &c. » « Avertissement », Œuvres diverses de Mlle de la R*** G**, Amsterdam, Jean Frederic Bernard, 1711. 122 Amelia Sanz monde. On peut quelquefois s’éloigner de la plaisanterie afin d’interesser les ames tendres. Enfin si ce petit nombre d’avantures donne de l’envie, il ne sera du moins pas long ; & quand on connoît la portée de son genie, il est bon de ne se point engager dans des labyrinthes, oú le bon sens des esprits bornez se perd toûjours infailliblement. 41 tandis que le libraire n’hésitera pas à s’exprimer d’une voix forte en 1711 : Les trois Romans que je donne ici sont tirez des papiers de Mlle de la Rocheg** Auteur de plus de trente Ouvrages pareils. Ceux-ci sans doute seront les derniers, le Moule est brisé depuis quelques années, mais peutêtre pourra-t’il se remplacer avantageusement, par cet heureux nouveau moule, d’où l’on voit sortir depuis quelque tems, au grand plaisir de Messieurs les Partisans des fictions, des Lettres & des Memoires, où la Fable & la Verité s’allient ingenieusement. 42 Du moment où la romancière n’est plus propriétaire ni responsable de ses textes et que l’œuvre dépasse tout ce que le seul sujet a écrit, nous devons rester plus attentifs aux modalités d’actions et aux acteurs qui construisent de toutes pièces l’auteur de ces œuvres romanesques, aux modes d’appropriation, d’attribution, de valorisation et de circulation, et, d’autant plus, lorsque le système de production propose des lectures transnationales, comme c’est le cas des libraires hollandais, très actifs agents de publication pour l’Europe tout entière. Les réseaux de distribution de ces recueils et leurs lectures restent à étudier. Afin d’avoir un léger aperçu de la circulation de notre auteur en Europe, nous avons interrogé les catalogues des Bibliothèques Nationales des différentes pays européens 43 en quête de ces exemplaires nomades, en français et en traduction, parvenus entre les mains des lecteurs de contrées bien différentes. Le résultat est représenté sur la carte 3 (les traductions en chiffres romains). Certes, il s’agit d’un regard de surface, mais il est révélateur autant de la circulation de ces fictions à travers les réseaux hollandais et français, que des modalités d’appropriation en fonction des différents agendas nationaux : la Bibliothèque Nationale espagnole, par exemple, garde des exemplaires en provenance de la bibliothèque de Philippe V (1683-1746), le premier Bourbon d’origine française, du temps donc de la toute première pénétration 41 Préface à Dernieres Œuvres de Mademoiselle La Roche Guilhen Contenant plusieurs Histories Galantes…, Amsterdam, Paul Marret, 1707, mais aussi de sa réédition sous le titre de Histoires curieuses et galantes ou Derniers œuvres de Mademoiselle La Roche-Guilhen, Amsterdam, Paul Marret, 1709. 42 « Avertissement », ibid. 43 Nous avons suivi les liens présentés par Bibliotecas Nacionales <http : / / exlibris.usal. es/ bibesp/ nacion/ index.htm> (consulté le 28 décembre 2009). Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 123 des Lumières, tandis que les Bibliothèques russes accueillent des exemplaires en français et en russe de la fin du XVIII e siècle, le temps de leurs Lumières. Les traductions en suédois et en russe nous ont surprise, ainsi que les trois traductions en anglais et les deux en allemand parmi les dix éditions d’Astérie entre 1675 et 1753 44 . Les chiffres concernant l’Allemagne sont nettement plus élevés, car nous avons pu avoir accès en ligne à tous les catalogues des bibliothèques des länder disponibles 45 , mais cela nous permet d’entrevoir les possibilités d’un travail de recherche à un deuxième niveau. Mais pour ce faire, c’est-à-dire, pour étudier les significations de ces actions de publication compte tenu des goûts des lecteurs et des réseaux de lecture, esquisser l’histoire de la circulation des matériaux littéraires des femmes, et replacer l’écriture-femme dans un horizon transnational et européen, il faut des efforts collectifs et partagés de la part des chercheurs 44 O. Harrassowitz, « Editions d’Astérie ou Tamerlan », Wolfenbütteler Notizen zur Buchgeschichte, 1989, nº 2, p. 250-57. 45 A partir du Karlsruhe Institut of Technology <http : / / www.ubka.uni-karlsruhe.de/ > (consulté le 28 décembre 2009). Carte 3 124 Amelia Sanz et c’est le but du projet financé par l’European Science Foundation auquel nous participons : Women Writers in History 46 . A l’heure actuelle nous disposons d’outils électroniques qui permettent la collaboration effective des chercheurs autant pour un travail empirique en quête de données qui pourraient remplir une base de référence que pour leur interprétation dans une perspective vraiment européenne, par conséquent réellement plurielle. De telles initiatives nous permettront d’avancer sur les voies que nous avons esquissées ici pour ce qui est d’une définition plurielle du sujetécrivaine, de la construction d’espaces fictionnels et de leur dimension transnationale. En effet, nous avons pu constater que, tout en restant à l’écart des institutions qui établissaient l’ordre des Arts et en dehors des salons qui ont vu naître tant de romans et tant de maximes, tant de princesses et tant de contes, Anne de la Roche partage des réseaux et ne manque pas d’appuis 47 , elle vit dans des situations sociales ou familiales qui la rapprochent d’autres femmes et fait sien un lieu marginal qu’elle recompose en creux pour aller chercher un ailleurs de fiction 48 . Les actions de publications de l’œuvre d’Anne de la Roche nous ont révélé des pratiques émergentes et à succès dans un espace de production liminaire de la « nation » française. Les « nations » d’Anne de La Roche dépassent de beaucoup la France des Valois, l’Espagne des Conquêtes ou la Turquie des sérails, si bien que l’imaginaire dit « classique » se révèle plus gourmand d’ailleurs qu’il n’a été dit. L’étendue et l’épaisseur des lecteurs de ces « nations » replacent l’œuvre d’Anne de la Roche dans un horizon élargi et en fait une lecture des Lumières 49 . Notre démarche promet donc d’être intéressante pour l’étude de la pragmatique sociale du littéraire au XVII e siècle, « non par un quelconque état de perfection, mais par la redistribution des dispositifs culturels qui s’y est accomplie » 50 . 46 Suzan Van Dijk (coor.), Women Writers in History < http : / / www.costwwih.net/ >. 47 A en juger par les épîtres dédicatoires d’Arioviste ou d’Astérie et sa fréquentation du beau monde de Londres : voir Nathalie Grande, Stratégies de romancières : De Clélie à la Princesse de Clèves (165-1678), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 263-264. 48 Comme tant d’autres femmes, tel que Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante : Trois femmes en marge au XVII e siècle, Paris, Seuil, 1997, l’a bien montré. 49 Je suis les sillons tracés par Dena Goodman, The Republic of Letters : A cultural history of the French Enlightenment, Ithaca, Cornell University Press, 1994, Karla Hesse, The Other Enlightenment : How French Women became Modern, Princeton, Princeton University Press, 2001, Margaret Cohen and Carlyn Dever, The Literary Channel : The Inter-National Invention of the Novel, Princeton, Princeton University Press, 2002, et Sarah Knott and Barbara Taylor (ed.), Women, Gender and Enlightenment, London, Routledge, 2005. 50 Alain Viala, Naissance de l’écrivain : Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 291.
