eJournals Oeuvres et Critiques 35/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un hérosϊme de la passivité

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Perry Gethner
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Les jeunes premiers de Françoise Pascal : un héroïsme de la passivité Perry Gethner Dans la période où Françoise Pascal compose ses tragi-comédies (1655-1661), le genre a déjà perdu beaucoup de sa popularité et subit un dédain de plus en plus marqué de la part des critiques. Si le public continue à goûter les intrigues complexes et pleines de péripéties, la mode n’en est plus aux héros agressifs et invincibles, si respectueux soient-ils envers les dames. F. Pascal préfère créer des protagonistes masculins plus domptés et moins guerriers mais qui se montrent amants parfaitement fidèles, soumis à la bien-aimée au point d’accepter volontiers le sacrifice ultime pour elle. Agathonphile martyr, sa première tragi-comédie (1655), suit les aventures d’un jeune homme tellement passif qu’on peut à peine le qualifier de héros. Agathon doit s’affronter à trois difficultés : il tombe amoureux de la fille d’un sénateur riche et puissant, alors que lui n’est que simple gentilhomme ; sa belle-mère s’éprend de lui et l’accuse faussement d’avoir tenté de la violer ; et enfin sa conversion au christianisme, religion condamnée par l’État, le fait condamner à mort dès que la nouvelle devient publique. Agathon, quoique innocent, pur, fidèle, et parfaitement aimable, ne mérite pas le titre de héros car il manque totalement d’énergie et de savoir-faire. Incapable de tenir tête à ses ennemis, il répond à chaque obstacle par la fuite. Il est significatif que la dramaturge le présente pour la première fois endormi et au lit. Sa belle-mère lascive, Irénée, entre furtivement dans sa chambre, le contemple pendant une trentaine de vers avant de le réveiller, et dans son monologue elle prend à son compte les lieux communs pétrarquistes normalement réservés aux amants masculins 1 . Le jeune homme, pris totalement au dépourvu par l’aveu d’une passion incestueuse qu’il n’a jamais soupçonnée, essaie le plus longtemps possible d’attribuer une interprétation légitime à cette déclaration. Mais quand Irénée s’exprime de façon explicite, il invoque la protection divine, s’arrache à son étreinte et sort de la chambre 1 Sur le traitement parfois insolite des lieux communs de l’amour galant dans cette pièce, voir Theresa Varney Kennedy, Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragicomédie, An Annotated Critical Edition, Tübingen, Gunter Narr, 2008 (Biblio 17, n o 177), surtout p. 85-104. 126 Perry Gethner à toutes jambes. Il reste dans le couloir assez longtemps pour l’entendre jurer qu’elle va se venger, prévoit qu’elle va armer son père contre lui, et décide de quitter définitivement la maison paternelle et de chercher un asile dans la maison de son meilleur ami, Albin. Il fait part de la situation à son ami mais ne songe nullement à contrecarrer les projets néfastes d’Irénée, même quand ils sont confirmés par le rapport de Céliane, suivante vertueuse de celle-ci. Loin de penser à sa propre sécurité, Agathon se laisse manipuler par d’autres personnages : il est convoqué d’abord par l’aristocrate Polydore qui l’emploie comme entremetteur dans sa poursuite de Triphine, la femme qu’ils aiment tous les deux, et puis par Triphine elle-même, qui avoue enfin à Agathon qu’elle l’aime de retour. Triphine, dont le père veut la contraindre à épouser un vieillard richissime qu’elle déteste, décide de se soustraire à l’autorité paternelle en prenant la fuite. Les lecteurs de l’époque ont dû sourire en voyant la femme faire tous les projets pour son propre enlèvement et obliger son amant timide à l’accompagner 2 . Agathon a si peu de courage qu’il propose à Triphine qu’elle ne tienne pas tête à son père et qu’elle épouse le vieillard, car dans ce cas-là elle sera bientôt veuve et en état de disposer d’elle-même. Bien entendu, la jeune femme s’indigne de ce conseil, traitant le mariage proposé avec Cévère de supplice et refusant de faire quoi que ce soit qui suggère qu’elle manque de fidélité envers Agathon. Au cinquième acte la dramaturge montre la passivité d’Agathon à son comble. Séparé de Triphine pendant un naufrage à la suite duquel il a pu atteindre le rivage, il la croit noyée. Au lieu de faire des recherches pour vérifier si elle est toujours vivante, il ne fait rien d’autre que se lamenter et prier Dieu de le laisser mourir à son tour. Puis, puisqu’il se trouve dans un bois avec un écho, il décide de se confier à cette voix inconnue et de suivre les avis qu’elle lui donne. Les mots que l’écho lui renvoie constituent en fait une invitation au suicide : « malheurs », « mort », « meurs », « désespérer » (V 1). Loin de chercher de la consolation et du courage dans sa foi chrétienne, Agathon est sur le point de s’abandonner au désespoir quand il entend la voix de Triphine, sauvée de la mer par des paysans et venue elle aussi se lamenter dans le bois. Quand les amants décident enfin de s’en aller chercher un refuge, il est trop tard, car le père de Triphine arrive, accompagné de presque tous les autres personnages principaux, pour les arrêter et les condamner à mort. Agathon, qui parle très peu pendant la scène finale, n’a qu’un seul petit moment où il se comporte comme un héros de théâtre : quand Triphine demande qu’on sauve la vie à son bien-aimé puisque c’est 2 On trouve une situation analogue dans les Comédies en proverbes de Catherine Durand (1699), numéro 6. L’enlèvement, entièrement organisé par la belle et spirituelle héroïne, réussit, mais le jeune homme est un imbécile d’une telle incompétence qu’on ne comprend pas la passion qu’elle a pour lui. Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un héroïsme de la passivité 127 elle qui est seule responsable de son enlèvement, Agathon refuse cette offre, ne voulant pas lui survivre. Mais le combat de générosité est bientôt éclipsé par la conversion de presque tous les autres personnages au christianisme, l’un après l’autre. Ces conversions semblent immotivées, et on n’a pas l’impression que c’est le noble caractère d’Agathon et de Triphine qui les inspire. Agathon se comporte en bon chrétien en pardonnant volontiers à sa belle-mère repentie, puis en refusant d’abjurer. Mais le dénouement réduit son importance au point qu’il ne devient qu’un membre presque anonyme d’un groupe de martyrs. Même son martyre n’est pas parfaitement glorieux, car il n’avoue publiquement sa foi chrétienne qu’au moment où il est déjà condamné à mort pour un autre crime ; autrement dit, il est tout aussi bien martyr de son amour terrestre pour Triphine. F. Pascal, peut-être consciente d’avoir trop mis en relief la faiblesse de son personnage titre, le place à côté de deux autres jeunes amoureux encore plus passifs et plus incapables que lui. Albin, camarade d’Agathon qui lui accorde un asile quand le protagoniste est chassé de la maison de son père, est tellement préoccupé de ses propres problèmes personnels qu’il peut à peine écouter ceux de son ami. Convaincu de l’infidélité de sa bien-aimée Irys, qui vient de bien traiter un autre jeune homme, Albin se met en colère et annonce son intention de provoquer son rival en duel. Agathon, plus raisonnable et meilleur juge de caractère, croit que le nouveau venu doit être un parent de la jeune fille et non un amant, et Albin découvrira par la suite que c’est effectivement le cas. Après la résolution de cette intrigue secondaire tronquée, qui serait mieux placée dans une comédie (I 4 et III 5), Albin disparaît de la pièce. Malgré son caractère honorable, il sera exclu de la conversion en masse dans la dernière scène. Mais du moins c’est un amant sincère et qui sait se faire aimer. Par contre, Polydore, étant tombé subitement amoureux de Triphine, sait exprimer sa passion dans un monologue rempli de formules pétrarquistes mais n’a pas l’audace de faire sa déclaration en personne. Il décide plutôt de solliciter l’aide d’Agathon comme entremetteur, sachant que ce jeune homme est un ami intime de la famille. Polydore ne découvrira jamais que son ami est amoureux de Triphine lui aussi, et si c’était une comédie la dramaturge n’aurait pas manqué d’exploiter les possibilités farcesques de ce quiproquo. Mais Agathon n’a besoin de lui révéler qu’une partie de la vérité, c’est-à-dire que le père de Triphine a résolu de lui faire épouser le vieux Cévère, et cette nouvelle suffit pour décourager Polydore, incapable de supporter un amour frustré. Il se propose aussitôt de briser ses « chaînes » et de chercher le « repos » sentimental (IV 3). Ce manque de fidélité et de dévouement, combiné avec tant de timidité et d’incompétence, rendent Agathon admirable par comparaison. Polydore lui aussi disparaît de la pièce et ne se convertira pas au christianisme au dénouement. 128 Perry Gethner Pour sa deuxième tragi-comédie F. Pascal semblait désirer présenter un protagoniste plus héroïque mais dont la masculinité pouvait s’accommoder avec la présentation de la souveraineté féminine. Si son Endymion (1657) a été composé à la suite d’une commande pour rivaliser avec la pièce de Gabriel Gilbert sur le même sujet et publiée la même année (hypothèse vraisemblable mais pas prouvée), on peut imaginer que c’est la troupe du Marais qui a insisté pour qu’elle accorde un rôle plus énergique à son jeune premier. De plus, les conventions des pièces à machines requéraient un protagoniste doté de toutes les qualités chevaleresques, y compris la compétence guerrière. Les machines permettant l’apparition et la disparition subites et sur scène d’adversaires surhumains ou sous-humains, il fallait fournir un jeune homme à même de les combattre. L’Endymion de F. Pascal a le courage et la force physique pour pouvoir affronter une foule de monstres et d’animaux sauvages, mais le combat n’a pas lieu, car ils disparaissent dès qu’il montre qu’il ne les craint pas (II 1). Pourtant, puisque la magicienne Ismène vient de l’avertir que toutes ces créatures menaçantes ne sont que des illusions qui n’ont pas la capacité de lui nuire, il s’agit d’un héroïsme mitigé. Cet héroïsme devient encore plus suspect après la disparition des monstres quand surviennent une tempête terrifiante et un tremblement de terre : Endymion a tellement peur qu’il invoque l’aide d’Ismène, qui, sans se montrer de nouveau, termine aussitôt ces phénomènes sinistres. La force de caractère du protagoniste se révèle surtout au cours des épreuves morales et psychologiques. La grande épreuve morale consiste à affronter la mort sans fléchir, et la déesse Diane donne l’impression de vouloir le tuer trois fois : d’abord en tirant des flèches sur lui (mais ce sont des cadeaux de Cupidon qui n’infligent aucun mal physique), puis en arrangeant pour qu’il soit condamné à mort par les Albaniens pour avoir transgressé une loi qu’il ignorait, ensuite en lui ordonnant de se donner lui-même la mort sur l’autel. Quoique choqué d’abord par l’injustice de ces punitions, Endymion ne proteste plus dès qu’il apprend que c’est la volonté de la déesse qu’il aime. La principale épreuve psychologique est de garder sa fidélité à Diane malgré la présence de la jeune et belle prêtresse Sthénobée, visiblement amoureuse de lui. Endymion ressent de l’amitié pour elle, mais sans se laisser distraire de l’amour inébranlable qu’il a pour Diane, et sans avouer explicitement ses sentiments à Sthénobée. Un des aspects insolites de l’interprétation que F. Pascal donne du mythe classique est la transformation du protagoniste en martyr chrétien avant la lettre. Même si l’amour qu’il éprouve pour la déesse Diane comporte une dimension physique, il s’agit surtout d’un sentiment de révérence mystique et de dévouement altruiste. Un des aspects essentiels de cette révérence est la conscience de sa propre insignifiance face à la perfection de la divinité. Endymion fait trois déclarations de modestie au cours de la pièce, se pro- Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un héroïsme de la passivité 129 clamant indigne des faveurs de la déesse. Son refus de l’orgueil est si absolu que chaque fois que d’autres personnages lui prodiguent des louanges sur sa beauté et son caractère, il proteste qu’il ne les mérite pas, même quand c’est Diane qui le lui dit. Un autre aspect de son dévouement est la retenue et l’auto-censure. Déjà dans sa toute première réplique, Endymion avoue qu’il craint d’offenser Diane en lui témoignant le côté passionnel de son amour ; il faut plutôt que ce qu’il lui déclare en public se limite au côté spirituel : Enfin, Polydamon, si je meurs pour Diane, Il faut que cet amour ne soit jamais profane : De crainte d’offenser sa divine pudeur, J’ai peur que cette flamme ait un peu trop d’ardeur […] Ses yeux où la pudeur fait son plus beau séjour, M’impriment le respect aussi bien que l’amour (I 1 v. 1-12) 3 . L’indice le plus insolite de sa passivité est le fait qu’il accomplit toutes ses épreuves au cours d’un songe produit par magie, sans que ni lui ni les spectateurs sachent qu’il s’agit d’un songe avant les derniers moments de la pièce. Endymion boit la potion magique offerte par Ismène à la fin du premier acte, et quand nous le voyons dans le char de cette magicienne au début de l’acte suivant nous avons l’impression qu’il est de nouveau éveillé. Or, il n’en est rien. Le fait que le protagoniste soit endormi quand il se montre digne de l’amour d’une déesse est significatif à plusieurs niveaux : cela témoigne des pouvoirs illimités des deux femmes qui dirigent toute l’action, Diane et Ismène ; cela indique que Diane, gardienne de la paix et de l’harmonie, ne veut pas que des combats et des supplices aient lieu dans le monde réel ; et enfin cela renforce le principe de la providence divine, car si les dieux semblent injustes et inconstants, ce n’est qu’une illusion, alors que leur véritable bonté se manifeste dans un monde pur et éternel. La prophétie faite par la vieille Parthénopée (I 2) doit s’interpréter comme une allégorie basée sur le point de vue baroque : le monde où nous autres humains vivons n’est qu’un songe trompeur d’où les dieux, foncièrement bienveillants, voudront bien enfin nous tirer. Sur le plan scénographique, la passivité d’Endymion se manifeste par le fait qu’il se laisse transporter à deux reprises dans un char guidé par une femme plus puissante que lui. Au début de l’acte II Ismène le fait venir dans la forêt albanienne où toutes ses épreuves devront avoir lieu, puis au dénouement c’est Diane elle-même qui l’empêche de se suicider et qui le fait monter dans les cieux, où il pourra lui tenir compagnie éternellement. 3 J’utilise mon édition de cette pièce dans le recueil Femmes dramaturges en France (1650-1750), Pièces choisies, Tome II, Tübingen, Gunter Narr, 2002 (Biblio 17, n o 136). 130 Perry Gethner Quoiqu’il manifeste sa volonté de faire une action héroïque (il offre de combattre des monstres, et plus tard il accepte de sacrifier sa vie au service de Diane), ce sont les femmes puissantes qui le font entrer dans le lieu magique et puis l’en font sortir, sans qu’il agisse lui-même pour déterminer son sort. De plus, comme Agathon dans la pièce précédente, Endymion est endormi quand il est découvert par la femme qui l’aime d’une passion non payée de retour ; il s’agit ici de Sthénobée (II 5). On peut aussi caractériser de passivité la tendance de la part d’Endymion de se cacher sur scène pour essayer d’apprendre les sentiments amoureux des femmes à qui il s’intéresse, sans qu’il songe à profiter vraiment de ses découvertes. Il peut ainsi entendre des conversations privées entre Diane et ses nymphes (II 2) et entre Sthénobée et ses suivantes (IV 5), mais cela ne mène à aucune véritable action de sa part. Diane, ne pouvant pas encore dévoiler sa passion pour Endymion devant ses nymphes, doit faire semblant de se mettre en colère contre l’intrus, et elle lui tire des flèches. Endymion se croit non seulement mourant mais humilié par l’insensibilité de la déesse, et il faudra l’arrivée d’une messagère pour lui apprendre que les flèches étaient inoffensives et pour confirmer que Diane l’aime vraiment. Plus tard, s’il entend les lamentations de Sthénobée sur la condamnation à mort de l’homme qu’elle aime, il n’apprend rien de nouveau, car il a déjà entendu la nouvelle de sa condamnation de la bouche du grand prêtre et il se doute depuis longtemps des sentiments de la jeune prêtresse. Endymion se place donc dans une situation embarrassante où il a de la pitié pour elle mais ne peut rien faire pour la soulager. Le dénouement renforce une dernière fois la passivité du protagoniste : quand Diane arrive pour lui sauver la vie, il lui déclare son impuissance totale, qui est littérale (c’est elle qui fait tout), intellectuelle (il ne comprend plus rien) et spirituelle (il appartient dorénavant à la déesse et ne dispose plus de lui-même) : « Obligeante Déesse, après ce que je voi,/ Je ne puis que douter si je suis bien à moi » (V 3 v. 1569-1570). Encore une fois, F. Pascal fait valoir son personnage titre en le contrastant avec un amant plus faible et plus incapable que lui. Hermodan, protagoniste de l’intrigue secondaire, ne paraît que très brièvement à la fin du deuxième acte. Après la disparition de sa bien-aimée Diophanie, il erre sans cesse dans le bois sacré (c’est ainsi qu’il faut sans doute expliquer son arrivée dans la scène II 6, car il ne fait évidemment pas partie du groupe de gardiens de la forêt qui surgissent pour arrêter Endymion). Puis, quand il apprend que Diophanie s’est métamorphosée en myrte, il tente de se tuer devant cet arbre pour ne pas lui survivre. Quand ses amis le désarment, il reste en contemplation devant le myrte et se laisse bientôt métamorphoser en un olivier qui touche l’autre arbre. Comme Endymion, il manifeste sa bonne volonté mais ne fait rien pour déterminer son sort. Ce sont plutôt les dieux qui lui accordent sa récompense par le moyen d’une transformation Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un héroïsme de la passivité 131 magique. Il refuse même de raconter son histoire aux autres Albaniens et confie cette tâche à son esclave, ne se préoccupant nullement de ce que les autres pensent de lui. Pour sa troisième et dernière tragi-comédie, Sésostris, dont on sait qu’il fut joué publiquement à Lyon (1661), F. Pascal choisit un épisode tiré d’un des plus grands best-sellers du siècle, Artamène ou le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry. Cette fois-ci le protagoniste est un guerrier brillant qui se distingue effectivement dans les combats. À la différence du personnage titre du roman, Sésostris, héros d’un des nombreux récits intercalés, est surtout un personnage de pastorale, quoique capable de se signaler comme guerrier dans le besoin. En fait, le jeune homme, qui ignore sa véritable identité jusqu’au dénouement, se croit né pour la vie bergère. Il est exceptionellement fort et courageux mais sans s’en apercevoir. Sa valeur ne se manifeste que ponctuellement et par instinct. Il assume le rôle de héros à trois reprises : il sauve la vie à sa bien-aimée Thimarette, attaquée par un crocodile, et réussit à tuer cette bête (cela arrive quelque années avant le début de la pièce) ; ennuyé pendant l’absence de Thimarette, il s’engage comme volontaire dans l’armée du roi Amasis, se distingue par sa valeur et se fait conférer des prix (cela arrive juste avant le début de la pièce) ; et enfin au dernier acte, quand son rival Héracléon assemble une troupe de soldats pour enlever Thimarette, il accourt avec sa propre suite de soldats loyaux pour la délivrer. Mais cette fois-ci Sésostris n’aura même pas besoin de combattre, car les mutins, rien qu’en le voyant, prennent la fuite, et le confident du héros tue le confident du traître, seule victime expiatoire de ce conflit. Ce qui caractérise surtout Sésostris, c’est sa modestie absolue et son manque total d’ambition. Loin de rechercher la gloire dans la guerre, il s’engage sous un faux nom, et tout de suite après la bataille il retourne dans l’île où il a grandi pour retrouver Thimarette, reprenant son habit de berger. Il ne se laisse guère impressionner quand le roi le reconnaît pour son fils, car seule sa passion pour Thimarette l’intéresse. Au lieu de suivre celui qu’il croit son père, il propose d’enlever sa bien-aimée et de passer le reste de leur vie ensemble dans un endroit isolé : [Je jure] Que je vais renoncer au bonheur qui m’attend, Si vous avez désir de me rendre content. […] J’aime mieux dans un bois adorer vos appas Que d’être sur un trône où vous ne seriez pas. (II 9, v. 633-638) 4 4 J’utilise l’édition de Deborah Steinberger dans le recueil Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, Tome II, éd. A. Evain, P. Gethner et H. Goldwyn. Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008. 132 Perry Gethner Thimarette, qui rivalise avec lui en générosité, se déclare désormais indigne d’être son épouse, mais Sésostris, résolument indifférent à la « grandeur », continue de proclamer que c’est elle qui aura « un éternel empire » sur son cœur (v. 688). Plus tard, quand les situations sont inversées et que c’est Thimarette qu’on reconnaît comme enfant du roi, Thimarette lui jure de n’aimer aucun autre homme, alors que Sésostris, déchu de nouveau au rang de berger, annonce son intention de rechercher la mort puisqu’il n’est plus digne d’elle. Pourtant, il ne regrette nullement le rang qu’il vient de perdre, affirmant que le statut royal convient mieux à sa bien-aimée : Ne croyez pourtant pas, Princesse incomparable, Que j’accuse le sort qui me rend misérable : Ce trône prétendu n’appartenait qu’à vous, Et je vous l’ai cédé sans en être jaloux. Ce n’est pas la grandeur que mon âme regrette, C’est qu’il me faut sortir du cœur de Thimarette. (IV 5, v. 1211-1216) Au dernier acte, quand on apprend que Sésostris est le fils du roi légitime qu’Amasis avait autrefois dépossédé et que l’usurpateur ne recouvrera la vue qu’en lui cédant le trône, Sésostris continue à manifester son manque d’ambition. Il refuse d’ôter le rang royal à la femme qu’il aime et offre même de laisser régner Amasis pendant le reste de la vie de celui-ci, se contentant d’une promesse de pouvoir enfin se marier avec Thimarette. La jeune première, par contre, a un sens d’orgueil naturel qui manque à Sésostris. Elle déclare à sa confidente qu’elle s’est toujours sentie au-dessus de son rang : « J’avais le cœur plus haut que n’ont les bergers » (v. 1166), et même qu’elle prévoyait qu’elle sortirait un jour de l’île sauvage où elle a grandi. Elle accepte son changement de fortune sans timidité et dit qu’elle n’a aucune intention d’obéir aux volontés de son père, qui veut lui faire épouser le traître Héracléon, qu’elle abhorre. Pourtant, Thimarette garde jusqu’au bout son caractère gentil et gracieux, se distinguant ainsi de sa rivale, l’altière princesse Lysérine. Il est curieux de voir que c’est le traître, lui aussi général vaillant, qui se comporte comme un héros traditionnel dans la mesure où il prend l’initiative pour servir ses propres intérêts. Il aime sincèrement Thimarette, remarque longtemps avant les autres la ressemblance entre la jeune fille et la défunte reine et prédit correctement que c’est elle l’enfant perdu du roi Amasis. Mais Héracléon ternit sa réputation en avouant qu’il a une autre raison de prétendre à la main de Thimarette : il est ambitieux et veut ainsi accéder au trône. Il viole le code chevaleresque de façon encore plus choquante en continuant à poursuivre la jeune femme après avoir appris qu’elle aime ailleurs et en osant même l’enlever. Mais il n’est pas foncièrement méchant, car au dénouement il se repent et se réconcilie avec son rival, à Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un héroïsme de la passivité 133 qui il cède la main de Thimarette. De plus, Sésostris, en demandant que tout le monde lui pardonne, donne l’excuse suivante : « l’amour seul a fait son plus grand crime » (v. 1673). Même si, chez Héracléon, c’est l’activité et non la passivité que l’amour inspire, ses actions n’aboutissent à rien. Ce sont les dieux qui disposent de tout (comme Amasis le déclare dans la toute dernière réplique), et les passifs qui montrent de la bonne volonté seront les seuls récompensés 5 . Dans quelle mesure les jeunes premiers de Françoise Pascal sont-ils plus passifs et moins héroïques que ceux des dramaturges masculins de l’époque ? Dans la plupart de leurs caractéristiques ils se conforment au modèle conventionnel : ils sont jeunes, beaux, de bonne naissance, courageux, honorables et bienveillants. En amour ils sont résolument fidèles, respectueux et soumis, et ils s’expriment avec élégance et éloquence. Ce sont des personnages assez simples, car les obstacles qu’ils doivent affronter viennent presque toujours de l’extérieur et donc ils souffrent rarement d’un déchirement intérieur. Et pourtant la dramaturge a arrangé ses pièces de telle sorte que les jeunes premiers manifestent surtout leur faiblesse et que leur capacité d’accomplir des actes héroïques est minimisée ou éliminée. Dans les tragi-comédies de la génération précédente, des dramaturges comme Rotrou, Mairet et Du Ryer avaient normalement soin de fournir à leurs jeunes premiers des combats violents au cours de la pièce (guerres, duels, embuscades) pour qu’ils puissent montrer leur valeur aussi bien que leur passion. F. Pascal laisse pressentir de tels épisodes mais les escamote toujours, décevant exprès l’attente de ses spectateurs et réduisant l’admiration qu’ils pourraient éprouver pour les protagonistes. Il s’agit donc d’une différence de degré et non de nature. La jeune dramaturge désirait, après tout, plaire à son public et ne pouvait pas trop s’écarter des conventions 6 . Si le rôle des hommes semble moins glorieux que d’habitude, est-ce que la dramaturge contrebalance ce phénomène en exaltant le rôle des femmes de façon anormale 7 ? On aurait du mal à l’affirmer. Malgré l’influence sur 5 L’incompétence des amants masculins chez F. Pascal ne se limite pas aux tragicomédies. Philon, personnage central de la petite comédie L’Amoureux extravagant (1657) échoue également comme amant et comme poète, et la jeune femme qu’il aime essaie constamment d’éviter sa présence. Tersandre, dans le recueil épistolaire Le Commerce du Parnasse (1669), impressionne sa correspondante par son éloquence et se fait estimer d’elle mais ne réussit jamais à lui persuader que les sentiments d’amour qu’il affiche sont véritables. 6 Voir Hélène Baby, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, surtout la deuxième partie (« principes dramaturgiques »). 7 On fera précisément ce reproche-là à Marie-Anne Barbier, auteure de tragédies au début du siècle suivant. 134 Perry Gethner F. Pascal de la tradition littéraire de la femme forte et du milieu des salons 8 , ses jeunes premières ne sont jamais impérieuses ni déraisonnables. Loin d’elles les excès des héroïnes telles qu’Astrée ou les précieuses ridicules de Molière. Triphine et Thimarette sont douces et discrètes, n’hésitent pas à déclarer leur passion à l’homme qu’elles aiment, n’ont aucune ambition et se révoltent contre l’autorité paternelle seulement dans des cas d’urgence. Même Diane, qui est une déesse puissante, cache ses amours le plus longtemps possible aux yeux du monde et limite les épreuves qu’elle fait subir à son prétendant à une seule journée et à un état de songe. F. Pascal ne montre dans ses pièces ni reines régnantes, ni femmes guerrières, ni amantes vindicatives, comme on en trouvera dans les pièces des femmes dramaturges qui la suivront. En somme, le monde pleinement héroïque des tragi-comédies typiques, et à plus forte raison le code généreux qui caractérise les héros de Corneille, ne l’intéressent guère. Elle semble préférer suivre les aventures de jeunes gens de bon cœur mais relativement ordinaires. Ses protagonistes doivent avoir assez de vertu et de courage pour pouvoir subir des épreuves passionnantes, mais juste le minimum pour se conformer aux lois du genre tragi-comique sans nous éblouir. 8 F. Pascal figure déjà dans le Grand Dictionnaire des Précieuses de Somaize (1661), mais l’influence de la culture des salons sur elle est difficile à préciser, surtout avant son arrivée à Paris (environ 1665). Il est vrai qu’elle adopte quelques positions qu’on pourrait qualifier de féministes et qu’elle choisit d’adapter des romanciers à la mode, tels Gombauld et Scudéry. Voir l’introduction de Deborah Steinberger pour son édition du Commerce du Parnasse, Exeter, University of Exeter Press, 2001. Sur le mouvement précieux, qui connaît actuellement une appréciation croissante, voir Myriam Maître, Les Précieuses : Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999 ; Faith E. Beasley, Salons, History, and the Creation of 17 th -Century France : Mastering Memory, Aldershot et Burlington, Ashgate Press, 2006.