Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Femme de lettres – femme d’aventures: Marie-Catherine d’Aulnoy et la réception de son œuvre
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Roswitha Böhm
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Femme de lettres - femme d’aventures : Marie-Catherine d’Aulnoy et la réception de son œuvre * Roswitha Böhm I. Madame d’Aulnoy entre mémoire et oubli La recherche des signes de la postérité des contes de fées de Marie-Catherine d’Aulnoy conduit à d’étonnants résultats : en 1751, Voltaire publie à Berlin Le Siècle de Louis XIV, une première réflexion scientifique sur l’époque classique à partir de l’ensemble des facteurs historiques qui l’ont engendrée. Dans la partie intitulée Catalogue alphabétique de la plupart des écrivains français qui ont paru dans le siècle de Louis XIV, il consacre une notice à la « comtesse d’AULNOI » où il évoque les « Voyage et […] Mémoires d’Espagne, et [l]es romans écrits avec légèreté » de celle-ci, mais ne mentionne pas ses contes de fées. Ceux-ci joueront un grand rôle dans le roman de Christoph Martin Wieland publié environ dix ans plus tard et intitulé Les Aventures merveilleuses de Don Silvio de Rosalva (1764). Christoph Martin Wieland y décrit de manière très amusante comment son héros se construit, à partir des motifs et des personnages de contes de fées et en particulier ceux de Madame d’Aulnoy, un royaume onirique et magique où la réalité rationnellement saisissable s’efface. Le XIX e siècle voit paraître toute une série de livres de lecture et anthologies de contes illustrés, mais aussi des planches grand format, des lanternes magiques et même un loto de contes de fées ; au XX e siècle, deux livrets d’opéra s’inspirent des contes L’Oiseau Bleu et La Chatte Blanche. 1 Ces adaptations spécifiques de chaque époque que l’on observe ici donnent l’impression que Madame d’Aulnoy et ses contes de fées * Cet article a été traduit de l’allemand par Béatrice De March. 1 Pour la réception au XIX e siècle voir : Il était une fois… les contes de fées, éd. par Olivier Piffault, Paris, Seuil/ BNF, 2001. En ce qui concerne les œuvres musicales, il s’agit de Chatte Blanche, opéra de Jean Françaix d’après Marie-Catherine d’Aulnoy, représenté pour la première fois à Monaco en 1957 et Der blaue Vogel, opéra de Harald Banter, livret de Dorothea Renckhoff, représenté pour la première fois à Hagen en 1999. 136 Roswitha Böhm ont toujours été présents dans un coin de la mémoire culturelle. Pourtant, celui qui est à la recherche d’informations fondées sur Marie-Catherine d’Aulnoy et son œuvre est bien souvent déçu, car un grand nombre d’histoires littéraires et d’ouvrages de référence ne font aucune mention de celles-ci. Ce constat ambivalent s’applique également à la situation actuelle de la réception de l’auteure, qui connut une grande notoriété de son vivant avec ses contes de fées. Marie-Catherine d’Aulnoy est considérée comme l’une des représentantes majeures de la culture salonnière féminine et comme l’initiatrice de la mode des contes de fées à la fin du XVII e siècle. En effet, son roman Histoire d’Hypolite, Comte de Duglas publié en 1690 contenait déjà un exemplaire du genre. 2 Dans les années 1697/ 98, elle publia huit volumes rassemblant vingt-quatre contes sous les titres de Les Contes des fées et Contes nouveaux ou Les Fées à la mode. 3 Aujourd’hui encore, trois cents ans environ après leur première publication, ces textes d’une technique narrative extrêmement raffinée procurent un grand plaisir de lecture. L’esprit, dont font preuve les principaux personnages de ses contes, caractérise également l’écriture de Madame d’Aulnoy que l’on peut qualifier d’écriture féérique baroque et subtilement humoristique, regorgeant de jeux de mots et de néologismes. De plus, les contes de fées offrent un large spectre thématique et développent, sur fond de luxueuses voluptés, une nouvelle conception de l’amour et un nouvel ordre des sexes. Ils créent des Wunschräume, 4 des espaces utopiques qui n’impliquent pas seulement une confrontation critique avec la cour, mais reprennent aussi les revendications exprimées dans les salons en vue de l’amélioration de la condition féminine, notamment l’accès à l’éducation et le rejet du mariage de convenance. De par la subversion de la morale conventionnelle des contes et le renversement de l’ordre traditionnel des sexes qu’ils opèrent, les textes autoréflexifs de Madame d’Aulnoy se prêtent en outre à plusieurs lectures. Mais si ses textes riches en allusions se distinguent, de par ces particularités, des contes populaires, ils sont néanmoins bien ancrés dans l’histoire littéraire : ils s’inspirent des matières et motifs traditionnels, citent les poètes antiques, reprennent les topoï de la 2 Madame D***, Histoire d’Hypolite, Comte de Duglas, 2 tomes en 1 vol., Paris, Louis Sevestre, 1690, tome 2, p. 143-181. 3 Les Contes de fées. Par Madame D***, 4 tomes, Paris, Claude Barbin 1697 ; Contes nouveaux ou Les Fées à la mode. Par Madame D***, 4 tomes, Paris, Veuve de Théodore Girard/ Nicolas Gosselin, 1698. 4 Voir au sujet de ce terme Alfred Doren, « Wunschräume und Wunschzeiten », dans : Vorträge der Bibliothek Warburg 1924/ 25, Berlin 1927, p. 158-205 ; réimpr. dans : Utopie : Begriff und Phänomen des Utopischen, éd. par Arnhelm Neusüß, Neuwied/ Berlin, Luchterhand, 1968, p. 123-177. Femme de lettres - femme d’aventures 137 poésie courtoise médiévale, intègrent des éléments d’autres genres narratifs comme la nouvelle de la Renaissance et abordent des thèmes de l’écriture salonnière du milieu du XVII e siècle. Ces emprunts ont eux aussi un caractère ludique en ce qu’ils ironisent et parodient leurs modèles littéraires historiques. Les aspects susmentionnés contribuèrent au grand succès de Madame d’Aulnoy, qui accordait beaucoup d’importance à sa propre postérité et à la mémoire d’éminentes figures féminines. À partir de 1690, Madame d’Aulnoy tint un salon rue Saint-Benoît à Paris. Celui-ci était fréquenté par d’autres auteures qui, comme Madame de Murat, lui rendaient hommage dans leurs œuvres et voyaient en elle un modèle. 5 Madame d’Aulnoy était aussi une habituée du salon de Madame de Lambert considéré comme le centre de la préciosité à nouveau florissante, appelée le Lambertisme. 6 Élisabeth Sophie Chéron, peintre, graveuse sur cuivre, poétesse, traductrice et l’une des premières artistes à être admise à l’Académie royale de peinture et de sculpture, fit un portrait de Madame d’Aulnoy à l’apogée de son succès. 7 Ses œuvres, romans, nouvelles, récits de voyages, mémoires, écrits édifiants et contes de fées, furent tous réédités plusieurs fois. Pourtant, « l’admiration des contemporains pour la plus remarquable des conteuses » 8 ne dura que jusqu’au siècle suivant. Il semble qu’un glissement se soit opéré dans l’appréciation de son œuvre : alors que c’était surtout son premier roman Histoire d’Hypolite, Comte de Duglas et ses deux récits de voyage en Espagne qui bénéficiaient des éloges des critiques contemporains, 5 Cf. [Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat], Ouvrages de Mme la Comtesse de Murat : Journal pour Mademoiselle de Menou, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. N° 3471, p. 173-174. 6 Cf. Jacques Barchilon, « Introduction », dans : Madame d’Aulnoy, Contes I (Les Contes des Fées). Édition du Tricentenaire, éd. par Philippe Hourcade, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1997, p. V-LVI, p. XVIII sq. Au sujet de Madame de Lambert cf. Marie-José Fassiotto, Madame de Lambert (1647-1733) ou le féminisme moral, New York et al., Peter Lang, 1984 ; Roger Marchal, Madame de Lambert et son milieu, Oxford, Voltaire Foundation at the Taylor Inst., 1991. 7 Cf. Andrea Weisbrod, « Elisabeth Sophie Chéron (1648-1711) », dans : Margarete Zimmermann/ Roswitha Böhm (éds.), Französische Frauen der Frühen Neuzeit. Dichterinnen, Malerinnen, Mäzeninnen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999, p. 211-222, p. 280-281. Le tableau original d’Élisabeth Sophie Chéron n’est pas conservé, il existe cependant une gravure de Pierre-François Basan (1723-1797) qui s’inspire de celui-ci. 8 Renate Baader, Dames de Lettres. Autorinnen des preziösen, hocharistokratischen und ‹modernen› Salons (1649-1698) : M lle de Scudéry - M lle de Montpensier - M me d’Aulnoy, Stuttgart, Metzler, 1986, p. 236. 138 Roswitha Böhm l’intérêt du public et de la critique se tourne plus tard vers les contes de fées. 9 À la fin du XVIII e siècle, la totalité des contes de Marie-Catherine d’Aulnoy fut encore intégrée dans Le Cabinet des Fées (1785-1789) en 41 volumes de Charles-Joseph de Mayer. Un siècle plus tard, aucune nouvelle édition complète des contes ne parut ; en revanche, on relève une série d’éditions partielles et séparées qui, comme nous le verrons par la suite, sont cependant en grande partie à classer parmi la littérature de colportage ou enfantine. Ce n’est qu’en 1978 qu’une réimpression non-commentée de l’ensemble de ses contes est publiée dans le Nouveau Cabinet des Fées, suivie d’un volume d’œuvres choisies au début des années quatre-vingt. Le tricentenaire de la publication des premiers contes de fées provoque une renaissance de celuici, dont profite également Madame d’Aulnoy. Non seulement deux nouvelles éditions soigneusement établies de l’intégralité de ses contes voient le jour, complétées récemment par une édition critique, 10 mais la Bibliothèque Nationale organise aussi une exposition très remarquée accompagnée d’un catalogue richement illustré. 11 On note un intérêt croissant pour les contes de Madame d’Aulnoy dans le domaine scientifique également. Pendant longtemps, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’Aulnoy, fut considérée comme « femme de lettres et femme d’aventures » 12 , l’accent étant mis sur l’originalité de son écriture ou, le plus souvent, sur sa vie aventureuse, selon la perspective de l’observateur. Ainsi, c’était surtout les circonstances peu ordinaires de sa vie qui intéressaient la recherche. Dans le sillage de l’histoire littéraire positiviste du XIX e siècle, une série de travaux d’orientation biographique furent publiés dans lesquels les auteurs tentaient d’éclaircir les points « sombres » 9 Cf. Mary Elizabeth Storer, Un épisode littéraire de la fin du XVII e siècle : La mode des contes de fées (1685-1700), Paris, Honoré Champion, 1928, p. 39-41. 10 Le Cabinet des Fées. Tome I (en 3 vols.) : Contes de Madame d’Aulnoy, éd. établie par Elisabeth Lemirre, Arles, Piquier, 1994/ 96 ; Madame d’Aulnoy, Contes I (Les Contes des Fées) + II (Contes nouveaux ou Les Fées à la Mode). Édition du Tricentenaire, introduction par Jacques Barchilon, texte établi et annoté par Philippe Hourcade, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1997/ 98 ; Madame d’Aulnoy, Contes des Fées suivis des Contes nouveaux ou Les Fées à la mode, éd. critique établie par Nadine Jasmin, Paris, « Bibliothèque des génies et des fées », Honoré Champion, 2004. 11 Il était une fois… les contes de fées, éd. par Olivier Piffault, Paris, Seuil/ BNF, 2001. 12 Jeanne Roche-Mazon, « Madame d’Aulnoy et son mari », dans : id., Autour des contes de fées. Recueil d’études, Paris, Didier, 1968, p. 95-150, citation p. 101. Mon article « Marie-Catherine d’Aulnoy (1650/ 51-1705) » paru dans : Zimmermann/ Böhm (éds.), Französische Frauen der Frühen Neuzeit, p. 223-231, p. 282-283 livre une introduction à la vie et l’œuvre de cette auteure. Femme de lettres - femme d’aventures 139 de sa vie. 13 Parallèlement, les courants fondamentaux de la recherche sur les contes, notamment l’interprétation textuelle basée sur la psychologie du développement ou sur la psychanalyse, influencèrent la façon d’aborder les contes de fées. Les études inspirées de ces lectures interprètent le conte comme une représentation de processus de maturité préfigurés aidant les lecteurs à surmonter leurs difficultés liées au développement. 14 Les travaux axés sur une perspective historique des matières et des motifs proposent une analyse thématique des contes de fées de Madame d’Aulnoy. 15 C’est aussi dans le domaine de la recherche sur les motifs que s’inscrit la première partie de l’étude détaillée de Raymonde Robert Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVII e à la fin du XVIII e siècle (1982), dont la deuxième partie analyse la portée historique et sociologique du conte et sa fonction de « miroir de la société ». Enfin, il existe également des études basées sur une approche historico-sociale ou historico-culturelle qui élaborent différents modèles d’explication de la mode des contes de fées et réservent un chapitre à Madame d’Aulnoy dans ce contexte. 16 La romaniste allemande Renate Baader se consacre à la recherche des sources au sens d’une mise à jour des modèles écrits et des traditions orales qui influencèrent l’écriture de Madame d’Aulnoy. Dans son étude sur les Dames de Lettres du XVII e siècle, Renate Baader établit un rapport étroit entre les écrits de ces auteures et la naissance d’une culture salonnière principalement marquée de l’empreinte des femmes, considérant le salon comme un lieu privilégié de l’émancipation et de l’éducation féminines. L’improvisation des jeux d’esprit affectionnés dans les salons mena les futures écrivaines de l’oralité à l’écriture et ainsi à l’émancipation littéraire. 17 Renate 13 Cf. Raymond Foulché-Delbosc, « Madame d’Aulnoy et l’Espagne », dans : Madame d’Aulnoy, Relation du Voyage d’Espagne, éd. par Raymond Foulché-Delbosc, Paris, Klincksieck, 1926, p. 1-151 ; ainsi que les deux études de Jeanne Roche-Mazon, « Le voyage d’Espagne de Madame d’Aulnoy » et « Madame d’Aulnoy et son mari », dans : id., Autour des contes de fées, p. 7-20 et p. 95-150. 14 Amy Vanderlyn DeGraff, The Tower and the Well : A Psychological Interpretation of the Fairy Tales of Madame d’Aulnoy, Birmingham/ AL, Summa Publications, 1984 ; Anne Defrance, Les Contes de fées et les nouvelles de Madame d’Aulnoy (1690-1698) : L’imaginaire féminin à rebours de la tradition, Genève, Droz, 1998. 15 Kurt Krüger, Die Märchen der Baronin d’Aulnoy, Leisnig, Herrm. Ulrich, 1914 ; Jane Tucker Mitchell, A Thematic Analysis of M me d’Aulnoy’s ‹Contes de fées›, University of Missouri, Romance Monographs, 1978. 16 Storer, La mode des contes de fées, p. 18-41 ; Teresa Di Scanno, Les Contes de fées à l’époque classique (1680-1715), Naples, Liguori editore, 1975, p. 115-124 ; Jacques Barchilon, Le Conte merveilleux français de 1690 à 1790. Cent ans de féerie et de poésie ignorées de l’histoire littéraire, Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 37-51. 17 Cf. Baader, Dames de lettres, p. 233 sq. 140 Roswitha Böhm Baader interprète les contes de fées de Madame d’Aulnoy comme une poésie du bonheur, car à la différence des contes de Charles Perrault, ils signifient l’accomplissement utopique de tous les espoirs précieux, tout en remettant ironiquement en question leur réalisation réelle. 18 II. À propos de l’histoire de l’édition des contes de fées Déjà les germanistes allemands Jakob et Wilhelm Grimm reconnaissaient que les contes de Madame d’Aulnoy procédaient d’une riche tradition et d’un « embellissement esthétique ». Ceux-ci n’avaient cependant pas pu « faire leur entrée générale » dans le canon, car ils étaient écrits pour un public aristocratique et les « attributs féminins » y étaient prédominants. Pour être admis au canon littéraire, il leur manquait « quelque chose de naturel et de frais, de simple et de bourgeois ». 19 On aborde ici une question fondamentale de cet article, qui examine les circonstances de la réception de Madame d’Aulnoy, afin de montrer pourquoi son œuvre littéraire n’a pas pu « faire son entrée », du moins pas dans une mesure suffisante, dans les canons et les histoires littéraires. Portons tout d’abord un regard sur l’histoire de l’édition des deux recueils intitulés Les Contes des fées et Contes nouveaux ou Les Fées à la mode. Au cours du XVIII e siècle, l’œuvre complète des contes fait l’objet d’une série de rééditions, dont toutes rendent le texte original de manière fiable, ne procédant à aucune modification, suppression ou coupure. Ceci vaut aussi pour la trame des contes de fées et la moralité en vers. 20 Au XIX e siècle, les contes de fées de Madame d’Aulnoy sont également souvent réédités. Mais dès lors, et jusqu’au reprint du Cabinet des Fées en 1978, ils ne sont désormais imprimés que partiellement dans des éditions sélectives ou des anthologies, 18 Lewis C. Seifert, Fairy Tales, Sexuality, and Gender in France 1690-1715 : Nostalgic Utopias, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 situe les contes de fées dans le champ de tension entre un regard nostalgique vers le passé et un renouveau utopique. En ce qui concerne l’« appartenance à la tradition précieuse », voir aussi Sophie Raynard, La Seconde Préciosité : Floraison des conteuses de 1690 à 1756, Tübingen, Gunter Narr, 2002 (Biblio 17, n o 130) ainsi que Nadine Jasmin, Naissance du conte féminin. Mots et Merveilles : Les contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690-1698), Paris, Honoré Champion, 2002. 19 Jakob und Wilhelm Grimm, Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmärchen, neu bearbeitet von Johannes Bolte und Georg Polívka, 5 vols., Leipzig, Dieterich, 1913-1932, vol. 4, p. 270 (pour toutes les citations). 20 Cf. Roswitha Böhm, Wunderbares Erzählen : Die Feenmärchen der Marie-Catherine d’Aulnoy, Göttingen, Wallstein, 2003, p. 99-125, au sujet des rééditions au XVIII e siècle surtout les pages 100-105 avec des indications bibliographiques précises. Femme de lettres - femme d’aventures 141 ou publiés en éditions séparées. Ce faisant, certains contes ne sont plus du tout pris en considération, d’autres se muent en revanche en véritables têtes de liste, comme c’est le cas de La Belle aux Cheveux d’Or, de L’Oiseau Bleu, du Nain Jaune et de La Chatte Blanche. 21 Les nombreuses éditions de colportage, dont font partie la plupart des éditions séparées et les « mini-anthologies » de deux à quatre contes, témoignent certes d’un traitement du texte relativement négligé avec un grand nombre de coquilles, mais ne présentent que quelques petites modifications. Par contre, dans les éditions partielles plus consistantes et plus exigeantes, on constate une tendance croissante au remaniement. Outre des modifications participant d’un désir de modernisation ou d’amélioration stylistique, on observe de plus en plus de suppressions de passages entiers. 22 Le volume des Contes des fées de Marie-Catherine d’Aulnoy revus par Marie Guerrier de Haupt est un exemple extrême de ce type d’éditions. Celle-ci les présente à ses jeunes lecteurs sous forme de récits basés sur le squelette original de l’action, non sans en avoir préalablement éliminé toutes les particularités du style et du contenu. 23 Les suppressions observées dans les autres éditions parues durant la monarchie de juillet concernent surtout la représentation du personnage du roi, et en particulier les allusions au rapport de dépendance à la cour ou à des actes arbitraires, mais plus tard aussi des descriptions de paysages, de la mode, de palais ainsi que des propos galants. Les anthologies qui voient le jour au XIX e siècle contiennent généralement l’ensemble des contes en prose de Charles Perrault, au corpus duquel viennent souvent s’intégrer L’Adroite Princesse de M lle Lhéritier, sans mention de l’auteur, ainsi qu’une sélection de contes de Madame d’Aulnoy et de Madame Leprince de Beaumont. Si la présence d’un auteur canonique masculin garantit une reproduction originale des textes, la façon dont ceux-ci sont présentés va cependant souvent de pair avec la disparition du nom des auteurs féminins. 24 Eu égard aux propos des éditeurs dans les préfaces ajoutées aux volumes, il convient de faire deux observations. Bien que l’on constate une tendance générale à une infantilisation des textes des contes « liée tout simplement à la naissance d’une édition de masse pour la jeunesse, se développant en proportion de la scolarisation », 25 les éditions partielles et les anthologies 21 Cf. ibid., p. 106. 22 Pour une analyse détaillée de quelques recueils exemplaires cf. ibid., p. 108-117. 23 Contes des fées, par Mme d’Aulnoy, revus par Mlle Marie Guerrier de Haupt, Paris, Bernardin-Béchet, 1867, Préface p. I-IV. 24 Cf. Böhm, Wunderbares Erzählen, p. 119-123. 25 Olivier Piffault, « Éditer la féerie : postérité et concurrents du Cabinet des fées », dans : Il était une fois… les contes de fées, p. 135-153, citation p. 140. 142 Roswitha Böhm soigneusement élaborées s’efforcent justement d’affranchir le conte de l’étiquette de « lecture pour enfants » et de propager sa fonction de littérature d’évasion pour adultes. La seconde observation concerne la relation entre Marie-Catherine d’Aulnoy et Charles Perrault qui est constamment interprétée comme celle entre « le copiste et le modèle ». 26 Madame d’Aulnoy, dont on critique la surabondance de détails inutiles et l’extrême longueur des contes pour justifier les coupures dans ceux-ci, est toujours définie par rapport à Charles Perrault qu’elle aurait soi-disant imité. On constate ici un parallèle avec la manière dont l’auteure est représentée dans l’historiographie de la littérature française qui, lorsqu’elle aborde les contes de fées, réserve une place prédominante à Charles Perrault considéré comme le père fondateur des contes de fées. III. Madame d’Aulnoy dans l’historiographie de la littérature française De son vivant déjà, Marie-Catherine d’Aulnoy tenta d’influencer la réception contemporaine et posthume de son œuvre au moyen de stratégies de valorisation de soi et d’instructions spécifiques. Outre les références de l’auteure à son œuvre et la mention explicite d’auteurs reconnus dans ses contes, on identifie d’autres éléments témoignant d’un souci d’influer sur la postérité de ses textes au niveau paratextuel et iconographique : la présentation de la conteuse comme celle qui raconte et écrit les contes, la confirmation du statut littéraire des contes de fées ainsi que l’accent mis sur certains aspects de l’érudition et de l’écrit par rapport au recours aux traditions orales dans les contes de Charles Perrault. 27 Cette tentative de valorisation de soi qu’entreprend Marie-Catherine d’Aulnoy s’observe également chez d’autres auteurs féminins de l’époque. Les références réciproques entre auteures et l’évocation des grandes devancières de l’histoire et de la mythologie engendrent une prise de conscience de filiations littéraires communes. Ce sentiment d’appartenance commune se manifeste non seulement dans les textes, mais aussi dans la réalité. En effet, les auteures de contes de fées formaient un cercle de femmes cultivées qui se confortaient mutuellement dans leur statut d’écrivaines créatives. 28 26 Cf. à titre d’exemple Madame d’Aulnoy, Les Contes choisis, Paris, Belin-Leprieur et Morizot, 1847, « Notice sur Madame d’Aulnoy », p. V-VII, citation p. VI. 27 Cf. Gabrielle Verdier, « Figures de la conteuse dans les contes de fées féminins », XVII e siècle 180 (1993), p. 481-499 ; Böhm, Wunderbares Erzählen, p. 29-50. 28 Voir à cet égard Roswitha Böhm, « La participation des fées modernes à la création d’une mémoire féminine », dans : Les femmes au Grand Siècle. Le Baroque : musique et littérature. Musique et liturgie. Actes du 33 e congrès annuel de la NASSCFL (Arizona State University, Tempe, May 2001), tome II, éd. par David Wetsel et Frédéric Canovas, Tübingen, Gunter Narr, 2003 (Biblio 17, vol. 144), p. 119-131. Femme de lettres - femme d’aventures 143 En dépit des efforts entrepris par ces dernières, la paternité de leurs œuvres est mise en doute par des critiques polémiques dès la fin du XVII e siècle - un doute qu’exprimeront également les historiens de la littérature des époques futures. Par ailleurs, les contes de fées font l’objet de critiques réitérées quant à leur structure narrative non-linéaire, leur extrême longueur et le nonrespect de la règle de vraisemblance. Au niveau du style, on leur reproche leur manque de simplicité et de naturel. La liste des critiques que suscitent les contes de fées illustre à quel point l’art poétique classique fondé sur l’ordre et la raison était devenu déterminant pour l’évaluation de la qualité des œuvres littéraires. Il fera également autorité durant les siècles suivants. Contrairement à l’hypothèse habituelle selon laquelle les auteurs féminins n’auraient été exclus du canon français qu’au cours de la seconde moitié du XIX e siècle, avec les débuts de l’historiographie (littéraire) positiviste et scientifique, 29 une analyse systématique de quelques histoires littéraires du XVIII e au XX e siècle montre que Marie-Catherine d’Aulnoy et ses consœurs étaient déjà considérées comme des cas d’exception au XVIII e siècle. 30 Il y a différentes raisons à cela. L’attitude défensive des critiques littéraires vis-à-vis du genre des contes de fées s’explique entre autres par la condamnation du merveilleux enfreignant le principe de vraisemblance et les idées des Lumières. 31 Le pouvoir de définir le bon goût littéraire et le bon usage linguistique n’appartient plus à l’élite mondaine, mais revient dans une mesure toujours plus grande à la critique et à l’histoire littéraires marquées d’une empreinte de plus en plus bourgeoise. Au cours de la première moitié du XIX e siècle, sous l’influence de l’historiographie littéraire d’inspiration classique et conservatrice, l’histoire de la littérature se rétrécit, passant d’une histoire littéraire à tendance humaniste à une histoire de la littérature qui ne garde désormais en mémoire qu’un canon étroitement défini de « grands auteurs ». Les catégories normatives du goût longtemps prédominantes dans le sillage de l’art poétique fondé sur les principes de simplicité et de rationalité n’admettent dans ce canon national que les auteurs incarnant l’esprit français défini comme tel dans un raisonnement circulaire. Ici, toutes les exagérations successives des 29 Cf. Gianna Pomata, « Partikulargeschichte und Universalgeschichte - Bemerkungen zu einigen Handbüchern der Frauengeschichte », L’Homme. Zeitschrift für Feministische Geschichtswissenschaft 1 (1991), p. 5-44 ; Renate Baader, « Lanson und die bürgerliche Vernunft : Frauen im Kanon der französischen Literatur », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 18 (1994), p. 202-218. 30 Cf. pour une telle analyse Böhm, Wunderbares Erzählen, p. 67-98. 31 Cf. David J. Adams, « The ‹Contes de Fées› of Madame d’Aulnoy. Reputation and Reevaluation », Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester 76.3 (1994), p. 5-22, surtout p. 9 sq. 144 Roswitha Böhm influences romanesques et pastorales d’Espagne et d’Italie sont déjà perçues comme des écarts, et les irréguliers et attardés sont condamnés au nom d’une politique uniformisante du juste milieu. 32 Aussi, la plupart des auteurs féminins qui se tournent vers des genres non soumis aux normes esthétiques, comme la lettre, le roman, le dialogue ou les contes de fées, sont considérés comme des corps étrangers qu’il s’agit d’exclure. L’histoire littéraire inspirée du positivisme scientifique qui s’était fixé pour objectif d’explorer les faits sans porter de jugement de valeur, se détournant ainsi consciemment de l’intuition subjective, ne parvient pas toujours non plus à faire abstraction de ses préférences personnelles. De même, les tendances misogynes peuvent aussi jouer un rôle dans la représentation de la culture littéraire féminine et son évaluation. 33 Quant aux histoires littéraires qui paraissent au XX e siècle, elles se concentrent la plupart du temps également sur quelques auteures canoniques comme Mademoiselle de Scudéry, Madame de Sévigné et Madame de Lafayette, en se contentant juste de mentionner et de garder en mémoire le nom des autres écrivaines. 34 Il existe cependant des exceptions : certains ouvrages de référence comme le Dictionnaire des littératures de langue française proposent des portraits relativement détaillés de Marie-Catherine d’Aulnoy. 35 Il semble qu’il soit plus facile d’intégrer des auteures comme Madame d’Aulnoy dans des ouvrages de compilation que dans une histoire littéraire narrative. Il va de soi que chaque histoire de la littérature doit procéder à une sélection pour pouvoir raconter l’histoire. 36 Mais même en tenant compte de cette contrainte matérielle, force est de constater que cette sélection se fait généralement en conformité avec la tradition transmise et au détriment des auteurs féminins. En effet, même les histoires littéraires orientées vers des questions « progressistes », historico-sociales ou socio-littéraires ont recours aux clichés transmis lorsqu’elles présentent Marie-Catherine d’Aulnoy, l’excluant ainsi 32 Friedrich Wolfzettel, Einführung in die französische Literaturgeschichtsschreibung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982, p. 135. 33 Voir notamment Gustave Lanson, Histoire de la littérature française [1894], Paris, Hachette, 18 1924, p. 166 sq sur Christine de Pizan. Pour la « Troisième République des Lettres » voir Myriam Maître, Les Précieuses : Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999, p. 28-34. 34 Cf. Faith E. Beasley, « Altering the Fabric of History : Women’s Participation in the Classical Age », dans : A History of Women’s Writing in France, sous la dir. de Sonya Stephens, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 64-83, p. 75. 35 Dictionnaire des littératures de langue française, sous la dir. de Jean-Pierre Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, 4 vols., Paris, Bordas, 1994, vol. 1, p. 114. 36 Cf. Margaret J.M. Ezell, Writing Women’s Literary History, Baltimore/ Londres, Johns Hopkins University, 1993, p. 2. Femme de lettres - femme d’aventures 145 du canon. 37 Si Charles Perrault était autrefois considéré comme le conteur par excellence du fait de la simplicité et vraisemblance de ses contes conformes au goût classique, ce sont désormais d’autres raisons qui motivent sa prééminence, à savoir l’adaptation de ses contes au folklore national, adaptation que lui seul aurait soi-disant réussi, et l’intégration de la « voix du peuple » dans le panthéon de la « haute littérature ». 38 Certes, bon nombre d’auteurs masculins dont l’œuvre littéraire se compose de genres mineurs divers se voient ainsi également exclus du contexte de transmission. Les auteurs féminins sont cependant confrontés à des difficultés supplémentaires, si bien qu’il semble que « le sexe […] soit une catégorie, quoique pas la seule, […] qui régisse les processus culturels de la mémoire et de l’oubli de manière tout à fait décisive ». 39 Conclusion : stratégies narratives du conte merveilleux La contre-esthétique inhérente aux contes de fées de Madame d’Aulnoy allant à l’encontre de l’idée classique de l’unité a sans aucun doute également fait obstacle à la réception et à la canonisation de ceux-ci. Les caractéristiques principales de cette contre-esthétique qui ont été esquissées au début de cet article sont aujourd’hui interprétées par la recherche comme faisant partie d’une stratégie narrative délibérée du conte merveilleux. Cette conception de la littérature basée sur la variété, la nouveauté, la diversité et l’affranchissement des contraintes imposées par les règles s’inscrit dans un contexte historique social et culturel. 40 Après l’échec de la Fronde, l’ancienne noblesse dépossédée du pouvoir politique oppose un idéal de comportement frivole et enjoué aux valeurs directrices de la classe montante 37 Cf. Littérature française, sous la dir. de Claude Pichois, 16 vols., Paris, Arthaud, 1968-1979 ; vol. 8 : René Pomeau, L’Âge classique III. 1680-1720, Paris, 1971, p. 110 : « Que dire d’une Madame d’Aulnoy, qui tenta de faire condamner à mort son mari, et mêla aux profits de l’intrigue ceux de la polygraphie : livres de dévotion, contes de fées, romans. Le discrédit des auteurs ajoutait à celui du genre. » 38 Cf. ibid., p. 110 sq. ; et aussi Manuel d’histoire littéraire de la France, sous la dir. de Pierre Abraham et Roland Desné, 6 vols., Paris, Éd. Sociales, 1965-1982 ; vol. 2 : 1600-1715, p. 418 sqq. 39 Margarete Zimmermann, « Gender, Gedächtnis und literarische Kultur : Zum Projekt einer Autorinnen-Literaturgeschichte bis 1750 », dans : Gender Studies in den romanischen Literaturen : Revisionen, Subversionen, sous la dir. de Renate Kroll et Margarete Zimmermann, 2 vols., Francfort-sur-le-Main, dipa, 1999, vol. 1, p. 29-55, citation p. 33 sq. 40 Cf. Joan DeJean, « 1654 - Les salons, la préciosité et l’influence des femmes », dans : De la littérature française, sous la dir. de Denis Hollier, Paris, Bordas, 1993, p. 287-292, surtout p. 289. 146 Roswitha Böhm de la grande bourgeoisie et de la noblesse de robe et, à la recherche d’un domaine de valorisation personnelle et aristocratique, se tourne vers l’art et la littérature. 41 Les genres littéraires non canoniques, s’adressant à un public sociologiquement constitué de la noblesse et ayant pour fin principale de divertir, développent une esthétique propre à l’opposé des principes classiques d’unité et de concentration. Les contes de fées participent eux aussi de cet idéal de divertissement sur lequel se fonde l’attitude de badinage et qui reflète le souci de conserver, au moins dans les questions ayant trait au style et à la composition, l’illusion de la liberté, perdue dans le domaine politique. 42 De par le discours littéraire qu’ils véhiculent sur les rôles sociaux et les valeurs sociétales, sur la mascarade des sexes et le moi authentique et finalement aussi sur l’être et le paraître au sein d’une société organisée selon un cérémonial strictement absolutiste, un moment de révolte et d’aspiration à la liberté est inhérent aux contes de fées de Madame d’Aulnoy. De plus, à travers la perspective de genre qui les sous-tend, ils remettent en question l’ordre traditionnel des sexes. C’est cet équilibre subtil entre l’affirmation de la forme et du contenu et leur remise en question simultanée et parodique qui fait le charme spécifique des contes de fées de Marie-Catherine d’Aulnoy. C’est également l’une des raisons de la réception ambivalente de son œuvre oscillant entre mémoire et oubli. 41 Cf. Erich Köhler, « Je ne sais quoi. Ein Kapitel aus der Begriffsgeschichte des Unbegreiflichen », Romanistisches Jahrbuch VI (1953/ 1954), p. 21-59, surtout p. 37. 42 Cf. ibid., p. 25.