eJournals Oeuvres et Critiques 35/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2010
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Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres

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2010
Charlotte Trinquet
Inconnue du grand public moderne et presque oubliée des critiques, Charlotte-Rose de Caumont de la Force était renommée par ses contemporains aussi bien par son talent d’écrivain et son esprit vif et plaisant que par sa vie à la cour de Louis XIV. Dans une letter du 27 septembre 1720, Madame rappelle que: "Les Mémoires de la Reine Marguerite de Navarre sont un roman composé par Mademoiselle de la Force; & la vie de cette Demoiselle es elle-même un roman. Elle es d'une grande & bonne maison: mais excessivement pauvre." (48) En écho aux propos de Madame, au fil des siècles, la production narrative de Mlle de La Force a fini par se confondre avec l’auteur, et l’on trouve de nos jours une fictionnalisation de sa vie qu’elle aurait inventé, il est maintenant difficile de séparer sa biographie veritable d’une suite d’anecdotes romanesques que la postérité aura bien voulu conter. Dans cet article, il s’agira d’une part de présenter les faits de sa vie qui semblent les plus réels, en laissant de côté les légends. Ensuite, nous examinerons sa production littéraire en fonction de l’opinion de ses contemporains et éditeurs. Enfin, il sera question de cerner l’apport de Mlle de La Force dans l’écriture féminine du XVIIe siècle, tel qu'il es analysé par la critique moderne.
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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres Charlotte Trinquet Inconnue du grand public moderne et presque oubliée des critiques, Charlotte-Rose de Caumont de la Force était renommée par ses contemporains aussi bien par son talent d’écrivain et son esprit vif et plaisant que par sa vie à la cour de Louis XIV. Dans une lettre du 27 septembre 1720, Madame rappelle que : « Les Mémoires de la Reine Marguerite de Navarre sont un roman composé par Mademoiselle de la Force ; & la vie de cette Demoiselle est elle-même un roman. Elle est d’une grande & bonne maison : mais excessivement pauvre. » (48) En écho aux propos de Madame, au fil des siècles, la production narrative de Mlle de La Force a fini par se confondre avec l’auteur, et l’on trouve de nos jours une fictionnalisation de sa vie qu’elle n’aurait sûrement pu imaginer de son vivant. Elle-même victime de ce qu’elle aurait inventé, il est maintenant difficile de séparer sa biographie véritable d’une suite d’anecdotes romanesques que la postérité aura bien voulu conter. Dans cet article, il s’agira d’une part de présenter les faits de sa vie qui semblent les plus réels, en laissant de côté les légendes. Ensuite, nous examinerons sa production littéraire en fonction de l’opinion de ses contemporains et éditeurs. Enfin, il sera question de cerner l’apport de Mlle de La Force dans l’écriture féminine du XVII e siècle, tel qu’il est analysé par la critique moderne. Charlotte-Rose de Caumont, une demoiselle qui « mérite qu’on tente de la faire revivre » (Tallemant des Réaux 89) Mlle de la Force descend d’une grande famille huguenote du Périgord, remontant au XI e siècle. Elle serait née vers 1650 à « Castelmoron près de Bazas » du marquis de Castelmoron et de Marguerite de Viçose. (La Force 59) Elle est donc La Force par son père et Castelnau par les liens maternels, ce qui l’apparente à une autre conteuse célèbre de l’époque, Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat. Au château de La Force vivait alors son grand-père, Jacques de Caumont, fils du duc assassiné lors de la St Barthélémy, premier duc de La Force et premier pair et maréchal de France de sa 148 Charlotte Trinquet maison. Né en 1558, il « employait les dernières années de sa longue vie à faire un recueil des choses les plus remarquables qui lui étaient advenues » (La Force 55), recueil dont Mlle de La Force se servira plus tard pour rédiger une biographie restée manuscrite de cet honorable personnage (Fröberg 11). Selon Barrière, chez les La Force, « la culture et même la pratique littéraire […] sont de tradition. » (Fröberg 7) Ingrid Fröberg, qui après Claude Dauphiné a fait un travail de déchiffrage biographique remarquable, note que Charlotte-Rose est souvent confondue par les critiques avec l’ainée de ses trois nièces, (filles de Jacques-Nompar de Caumont (1632-99), duc de La Force et pair de France en 1678) qui aurait aussi déferlé la chronique de l’époque pour ses amours avec le dauphin. C’est celle-ci qui était fille d’honneur de la dauphine. 1 Charlotte-Rose était fille d’honneur de la reine (Storer 110), fonction qu’elle aurait rempli jusqu’en 1673. 2 Par la suite elle sera nommée demoiselle de compagnie auprès de Marie de Lorraine, duchesse de Guise et de Joyeuse (La Force 59) dont elle se sépare « d’assez mauvaise grâce » (Madame 49, Fröberg 8). Elle était amie avec Mademoiselle (Anne-Marie d’Orléans), et composa en son honneur un poème pour son mariage en 1684 avec le duc de Savoie (Victor Amédée II), poème repris dans le Mercure galant et introduit ainsi : Voicy une nouvelle Balade, à laquelle je suis seûr que vous ne pourrez refuser l’approbation qu’elle a reçeuë icy de tous ceux qui rendent justice aux belles choses. Elle est […] faite par Mademoiselle de la Force. Son esprit est connu de tout le monde, & on convient qu’il est digne de son cœur et encore plus grand que sa naissance, quoy qu’elle soit des plus illustres du royaume. (MG, mars 1684) Selon Fröberg, « ce périodique se fera, pendant plusieurs années, le porteparole de ceux qui admirent le talent de Mlle de La Force. » (9) En 1685 ou 86, Mlle de La Force abjure le protestantisme et reçoit pour l’occasion une pension royale de 1.000 écus par an. Madame rapporte qu’en juin 1687, Mlle de La Force aurait tenté d’améliorer sa situation financière en s’unissant à Charles Briou, seigneur de Survilliers, « un jeune homme de vingt-cinq ans, très bien fait & très aimable » (52), qui de surcroît était « fort riche. » (Dangeau, t. 2, 47) Madame, qui a rencontré les nouveaux mariés logés provisoirement à Versailles par Louis XIV, raconte que Mme de Briou passait beaucoup de temps chez la dauphine, « qui l’aimait beaucoup à cause de son esprit. » (52) Mais l’idylle est de courte durée et une semaine 1 Voir Dangeau, t. 1, 358 sq., 362, 368, 380 ; t. 2, 68, 96, 98, 100, 101, 103, 117. Cité dans Fröberg 7. 2 Voir La Force 59, MG du 7 juin 1687, Fröberg 8. Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres 149 plus tard, le père du nouvel époux vient demander l’annulation du mariage au roi (Dangeau t. 2, 49) et enferme son fils à Saint-Lazare, jusqu’à ce que celui-ci consente à rompre son mariage. Il en sort en décembre 1687, et après un procès qui dure deux ans, le parlement les condamne pour « abus dans la célébration du mariage » à payer mille livres pour elle et trois mille pour lui, et les défend « de se hanter & fréquenter. » (Nupied 191) La Fontaine, qui a assisté à cette séance du parlement, semble suggérer à l’épleurée de sécher ses larmes en formant « une amitié nouvelle » pour laquelle il se serait bien mis sur les rangs, aux dires de Brunetière. (895) 3 L’aventure de ce mariage dissous, pourtant si véritable, ressemble étrangement aux histoires romanesques telles qu’on peut les trouver aussi bien chez Villedieu (Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, 1671-74) que chez Prévost (Manon Lescaut, 1731) dans le sens où dans les trois cas, il s’agit d’un jeune noble voulant épouser l’héroïne sans le consentement de sa propre famille et qui se retrouve en prison par l’intervention de son père. 4 Plutôt que de souligner comme Madame que la vie de l’ex-Mme de Briou est un roman, nous pourrions renverser le propos, à savoir que l’écriture romanesque était souvent mimétique de la société contemporaine dans le sens où seule cette écriture permettait d’ouvrir le débat sur des problèmes fondamentaux auxquels ne répondaient ni l’état ni le canon, débat auquel souscrivait toute la production littéraire féminine de l’époque. Cette idée est également soulignée par Kotin Mortimer : « L’on n’écrit plus pour raconter quelque chose de nouveau, de différent […], mais pour raconter le même au même, pour se portraiturer infiniment dans la fiction historique dont les narrateurs ressemblent aux personnages. » (107) Mlle de La Force reste à la cour jusqu’en 1697, où elle attire à nouveau l’attention à cause de couplets satiriques, appelés Noëls, qui lui sont attribués bien qu’elle n’ait jamais admis qu’ils étaient de sa main, et qui circulaient librement en France et en Hollande. Le 15 février, Dangeau note : « Mademoiselle de la Force, qu’on appelle communément madame de Briou, et qui a une pension du roi de 1.000 écus, a ordre de se retirer dans un couvent hors de Paris, moyennant quoi on lui conservera sa pension. » (t. 4, 72, Fröberg 11) Exilée chez les bénédictines à Gercy en Brie, elle n’obtient son pardon que le 14 janvier 1713, et Dangeau rapporte : « Mademoiselle de la Force, qui depuis plusieurs années avoit ordre de ne paroître ni à la cour ni à Paris, a obtenu la permission de revenir en ce pays-ci. » (t. 14, 324, Fröberg 12) 3 Sur cette affaire, voir Dauphiné 13-21.Voir aussi Fröberg 9-10, Berriot-Salvadore 404, Raynard 67. 4 A propos de Prévost, Fröberg note que Paul Hazard « fait un rapprochement entre Manon Lescaut et les récits secondaires renfermés dans Gustave Vasa. » (28) 150 Charlotte Trinquet Mlle de La Force meurt en mars 1724, après une longue vie entre la cour et l’exil, laissant derrière elle une production littéraire qui avait surtout pour but d’amuser ses amis, mais qui néanmoins constitue une étape importante dans l’écriture romanesque de la fin du siècle. « L’esprit est une des choses que j’aime le mieux » (Mlle de La Force XXIV) Comme beaucoup de ses amies érudites, Mlle de La Force embrasse la carrière littéraire par la poésie. Son Châteaux en Espagne, poème dédié à la princesse de Conti, et « l’admirable Epître que l’illustre Mademoiselle de la Force adressa à Madame de Maintenon » lors de la représentation d’Esther à Saint-Cyr, lui valent l’admiration de Lambert, qui y trouve « mille traits d’une imagination vive et brillante ». (Lambert 7-9, Dauphiné 81). Une autre fois, Hamilton, avec qui elle correspond, complimente un de ses pastiches en ces termes : « De mots heureux, naturel assemblage,/ Style naïf, éloquent badinage,/ Dans tes Ecrits, se joint à tour nouveau,/ Bref, Marot n’eut tant d’esprit en partage,/ Qu’il en reluit dans ton charmant Rondeau,/ La Force. » (Hamilton 64) Elle a également composé des poèmes dédicatoires au duc de Vendôme et à la jeune princesse de Conti, des étrennes à Mlle d’Elbeuf, des vers à la duchesse de Mantoue, sans oublier ses nombreux vers au roi lui-même et un fameux placet qui lui vaudra sa liberté en 1713. Surnommée Uranie par Desmay dans la dédicasse de son Esope du temps (1677), son érudition en matière de mythologie aussi bien qu’en ancien français lui vaut aussi d’être connue des lecteurs du Mercure galant en tant qu’Iris : « Les Vers, sçavante Iris, que tu viens de chanter,/ Feront avec honneur le beau Sexe vanter. » (Janvier 1702) Elle devient membre de l’académie des Ricovrati à Padoue en 1698, distinction qu’elle partage avec 8 autres « muses françoises » (Vertron 425 sq., Fröberg 23), dont son amie Mme Deshoulières, la latiniste Mme Dacier, les conteuses D’Aulnoy, Bernard, L’Héritier et Murat, et bien sûr Mlle de Scudéry, la dixième muse. Cependant, ce n’est pas par ses poésies que Mlle de La Force intéresse la critique d’aujourd’hui, mais par sa fiction narrative en prose, la plus volumineuse partie de sa production littéraire. Selon Michaud, La Force, et le marquis de La Grange dans son introduction aux Jeux d’esprit (1862), elle aurait commencé sa carrière de romancière en 1692 par une édition de contes de fées intitulée Les Fées, Contes des Contes, désormais introuvable. 5 Raynard signale que c’est en 1725 que l’on trouve une édition des contes reprenant ce même titre et signée par Mlle de La Force. (69) Néanmoins, en 5 Michaud 248, La Force 65 sq., La Grange XXV, Fröberg 21, voir aussi Berriot Salvadore 405, note 9. Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres 151 1698, le Mercure galant annonce la parution de ses Contes des Contes sans en mentionner une éventuelle édition précédente : « Ces sortes d’ouvrages sont devenus fort à la mode. Ainsi, une demoiselle de qualité vient aussi de mettre au jour deux volumes intitulez Les Contes des Contes. Sil m’estoit permis de la nommer, son nom seul feroit juger de la beauté de ses Contes, même avant que de les lire. » (février 1698, c’est moi qui souligne) Mlle de La Force les aurait écrits en 1697 pour régaler ses amis « avant d’être publiés l’année suivante sans son consentement. » (Raynard 69) Notons également que Mlle de La Force n’a signé aucune de ses productions en prose, mais que leur attribution n’avait pas l’air de faire de doutes pour ses contemporains. 6 Ce serait donc par son Histoire secrète de Bourgogne, parue en 1694 en deux volumes chez Benard à Paris que Mlle de La Force entre dans la République des Lettres. Aux dires du Mercure galant, son « succès a esté fort grand » (juillet 1695). 7 Dédiée à Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti (fille de Louis XIV et de Louise de la Vallière) elle relate les aventures amoureuses de Marie de Bourgogne, fille unique du duc de Bourgogne, avec Charles d’Orléans, comte d’Angoulême, lors du règne de Louis XI. Le Journal des Sçavans, qui reconnaît en général les évènements de cette Histoire comme assez vraisemblables, y trouve agréables les « avantures galantes, auquelles [sic] le silence de deux siècles fait trouver aujourd’hui la grace de la nouveauté. » (21 juin 1694) Pour y trouver le fonds historique de ce premier roman, Mlle de La Force « a consulté et dépouillé, entre autres, Brantôme et Mézeray,Varillas et Vertot. » (Fröberg 15) Mais de par son style, cette Histoire, ainsi que toutes les autres qui suivront, s’inscrit directement dans la lignée de la littérature précieuse, en rappelant les grands romans précieux tels que L’Astrée, La Clélie et le Grand Cyrus, mais surtout la Princesse de Clèves et les romans de Villedieu. C’est de par la façon dont Mlle de La Force représente ses héroïnes en fixant leur « prix au dessus des autres […] c’est-à-dire déformées par cet amour propre disproportionné », mais également en mettant « peu d’ « histoire », mais beaucoup de romanesque et de précieux » que Raynard voit le lien avec les romans précieux de ses prédecesseurs. (69) Selon Berriot-Salvadore, Mlle de La Force « se range aussi au côté de Mlle Bernard […] ou de Mme d’Aulnoy […] en donnant plus de place à l’expression des sentiments qu’aux aventures proprement dites. » (406) En ce sens, elle reprend, comme ses contemporaines, le modèle offert par La Fayette vingt ans plus tôt. Mais 6 Vertron cite ses cinq œuvres déjà publiées dans sa Nouvelle Pandore en 1698, et le Catalogue des Livres nouveaux qui se vendent chez Michel Brunet, au Palais à l’enseigne du Mercure Galant complète la liste de Vertron en en donnant le prix et le format. (Fröberg 22-23, voir aussi 24 sur certains problèmes d’attribution) 7 Cette Histoire sera reimprimée plusieurs fois en France, traduite en anglais du vivant de Mlle de La Force (1723), et en allemand en 1745. (Fröberg 173) 152 Charlotte Trinquet Berriot-Salvadore, à la suite de Godenne, voit l’originalité de La Force dans sa création d’un « romanesque sentimental d’un type particulier, entre le romanesque galant imaginé par Segrais et le romanesque historique tel que l’a conçu Mme de Villedieu dans les Annales Galantes (406). 8 Après le succès de son coup d’essai, sa production littéraire va s’accélérer et Mlle de La Force va se spécialiser dans l’histoire secrète, et presque chaque année sur une période de neuf ans, elle va offrir une nouvelle œuvre au public : - Histoire secrète de Marie de Bourgogne (Lyon, Baritel, 1694, même texte que l’Histoire secrète de Bourgogne parue la même année.) - Histoire secrète de Henri IV., roi de Castille, Paris, Benard, 1695, La Haye, Van Dole, 1695, sous le titre : Histoire secrète de Henri IV., roi de Castille, surnommé l’impuissant au moins deux rééditions au XVIII e siècle ; - Histoire de Marguerite de Valois, reine de Navarre, sœur de François Premier, Paris, Benard, 1696 (2 vol.), rééd. 1696 (Amsterdam), 1719, 1720, 1783, réimprimée dans la Bibliothèque de campagne, et traduite en allemand (t. 1) ; - Gustave Vasa, Histoire de Suède, Paris, Benard, 1697-98 ; - Histoire d’Adelaïs de Bourgogne, 1698, restée inédite ; - Les Contes des Contes, déjà mentionnés, Paris, Benard, [1692 ? ] 1698 ; - Les Jeux d’Esprit, ou la Promenade de la princesse de Conti à Eu, 1701, inédits jusqu’en 1862 (Paris, Aubry, 1862) - Anecdote galante, ou Histoire secrète de Catherine de Bourbon, duchesse de Bar et sœur de Henry le Grand, Nancy, 1703 (sans privilège), rééd. en 1709, 1713, 1741 et 1882 sous divers noms. Elle se serait ensuite concentrée sur un recueil de Pensées chrétiennes qui sont restées manuscrites. (La Force 81) Mlle de La Force, « regardée comme l’arbitre des ouvrages de l’esprit » (Mercure Galant, Juillet 95) Les récits de Mlle de La Force ont dû marquer leur époque, car c’est apparemment d’après son Histoire secrète de Bourgogne que l’on a donné le nom d’ « histoire secrète » à ce genre en vogue à la fin du XVII e siècle, qui tient d’ailleurs plus de l’anecdote que de l’Histoire. (May 172) Selon Lenglet-Dufresnoy dans sa préface du Mémoire historique ou Anecdote galante et secrète de la duchesse du Bar […] (Bibliothèque des romans), le but d’un tel 8 C’est-à-dire, et selon Richelet, qu’elles ‹inventaient› des histoires de relations sexuelles des plus grands hommes du siècle précédent. Voir à ce propos DeJean 1991, 132. Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres 153 récit est de corriger les erreurs de la vulgate historique, même si l’auteur « a de terribles idées des princesses, même les plus sages, puisqu’elle a pris trois des plus estimées pour le sujet de ses romans amoureux. » (Gevrey 329) Si ses contemporains semblent généralement l’apprécier malgré son interprétation très libre de l’histoire officielle, c’est aussi parce que le « succès de l’intrigue fait partie des archives de l’histoire (« nous en sçavions tous le sujet, » selon le marquis de Créqui [dans les Jeux d’esprit]). » (Kotin Mortimer 109) Dans l’Histoire de Marguerite de Valois, Mlle de La Force n’hésite pas à changer certains évènements historiques pour le bénéfice de son intrigue romanesque, si elle ne les invente pas totalement, ce qui fait dire d’une manière modérée à son éditeur La Borde en 1783 qu’ils sont « de la composition de Mlle de La Force ; ou bien elle a eu des mémoires si secrets qu’elle seule les a vus. » (Fröberg 18) Mais Bayle, poursuivant son opposition aux romans, déclare : « Quelle pitié ! qu’au lieu de l’Histoire véritable de cette princesse […], on nous donne des contes & des galanteries chimériques, sous un nom si digne de vénération ! » (Bayle 725, Fröberg 18) Ses contemporains ne sont pourtant pas tous d’un avis si radical, et selon l’abbé Faydit dans sa critique de Télémaque, Fénelon, qui connaissait Mlle de La Force, l’aurait consultée ainsi que sa parente Mme de Murat « pour apprendre d’elles le secret de faire de beaux Romans. » (Faydit 42, Fröberg 7) Son art, c’est justement comme le préconisait Scudéry en 1641 dans la préface d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa, de faire coïncider l’Histoire connue de tous avec une intrigue romanesque servant à analyser la puissance de l’amour. Ses romans sont donc des fictions vraisemblables parce que « le mensonge et la vérité sont confondus par une main adroite, [et] l’esprit a peine à les desmêler. » (Scudéry, cité dans Berriot- Salvadore 409) De toutes manières, Mlle de La Force écrit pour ses amis, mais elle n’hésite pas à mentionner ses sources pour un public plus général, afin d’éviter un « défaut trop commun depuis quelques années parmi certains écrivains qui, mêlant la vérité avec des fictions, peuvent surprendre les lecteurs qui ne sont pas verséz dans l’histoire. » (Mlle de La Force, préface aux Jeux d’esprit XXXVI) L’influence de la romancière va s’étendre au siècle suivant, aussi bien par les rééditions de ses Histoires secrètes, que par des dramatisations et des copies de leurs intrigues. 9 De plus, selon Robert, Les surnoms que Mme de Graffigny distribue généreusement sont souvent empruntés à des contes de fées : son principal correspondant, Devaux, est surnommé « Panpan », personnage principal du conte de Mlle de La Force, La Bonne Femme […] si elle ne cite jamais Perrault, en revanche trois contes de Melle de La Force reviennent avec insistance dans ses lettres : Tourbillon, Vert et Bleu, Le Pays des Délices. (332) 9 Voir Fröberg 157-65 sur l’influence de Gustave Vasa au XVIII e siècle en Europe. 154 Charlotte Trinquet Jones et Waldberg remarquent encore que le caractère romanesque sinon mélodramatique des romans de La Force et de d’Aulnoy annoncent déjà Prévost. Mais chez La Force, il existe des descriptions de la nature qui lui sont tout à fait propres et « susceptibles de créer une ambiance romantique. » (Waldberg (1906) 249 sq., Jones (1966) 206, Fröberg 28) Mlle de La Force, dans Gustave Vasa par exemple, crée des espaces romanesques selon des descriptions des paysages suédois qu’elle a obtenus de seconde main, tout à fait innovateurs et annonciateurs du romantisme. (Fröberg 163) Selon Lucien Maury à propos du même roman, « on voit poindre ici le sentiment romantique des beautés naturelles, le goût des vastes solitudes et des poétiques déserts. » (Maury 361, Fröberg 159) « Que la bienséance [règne] partout » (Mlle de la Force 148) Mlle de La Force inaugure dans ses romans historiques un aspect qui ne sera repris que bien plus tard par les romanciers du XIX e siècle : ses romans suivent des liens de parenté de l’un à l’autre : l’héroïne de son deuxième roman, Histoire de Marguerite de Valois, est la fille du duc d’Angoulême, le héros de l’Histoire secrète de Bourgogne (Berriot-Salvadore 406) ; Christine de Danemark, l’un des personnages principaux de Gustave Vasa, est l’arrière petite-fille de Marie de Bourgogne, l’héroïne de son premier roman. (Fröberg 27) En liant la généalogie à l’Histoire de plusieurs nations, elle semble vouloir dépasser le travail de Varillas en prouvant que l’anecdote galante est l’un des ressorts essentiels de la politique de son temps. Elle prétend ainsi écrire une « Histoire secrète qui veut attester le pouvoir des sentiments et des passions sur la destinée des nations. » (Berriot-Salvadore 411) Le roman peut-être le plus important de sa production littéraire est Les Jeux d’esprit de par le fait que le « Jeu du Roman », dernière partie du récit, contiendrait le seul compte-rendu contemporain de l’écriture de salon. (DeJean 1991, 73) Le jeu consiste à trouver un sujet historique en commun, et chaque participant est chargé de continuer l’histoire là où l’a laissée son prédécesseur. Ce qui est particulier, c’est que les conteurs prétendent être témoins du récit qu’ils improvisent, et se transmettent le rôle de conteur en invoquant leurs connaissances particulières, ce qui paraît satisfaire la princesse de Conti puisqu’on « croirait presque qu’elle a été faite d’une seule main. » (Mlle de La Force 147) Pour Joan DeJean, Quand elle mélange la voix d’un auteur avec celle du prochain, La Force reproduit l’aspect le plus étonnant de l’écriture de salon, sa dévalorisation de la créativité individuelle. A l’inverse le personnel est asservi à la volonté collective littéraire, à savoir le projet collaboratif qui célèbre la vie commune du salon. (De Jean 1991, 74, ma traduction) Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres 155 Le « Jeu du Roman » transcrit aussi en détail la politique d’écriture de Mlle de La Force, dont « l’usage du monde et de la cour » (148) est de rigueur en cette fin de siècle. En ce sens il s’inscrit presque comme un manifesto de l’écriture féminine aristocratique, à l’inverse d’une écriture masculine et bourgeoise, et préconise la façon de « parvenir à cet art difficile, où il faut suivre la nature en tout, et sans « s’élever au sublime », parler « noblement » dans une langue variée et élégante qui respecte les bienséances. » (Berriot-Salvadore 407) Un autre aspect tout aussi intéressant est celui de l’emboîtement des dates qui constituent le récit : Les Jeux d’esprit sont composés (en exil forcé) en 1701, le récit-cadre situe l’histoire à Eu (en exil volontaire) en 1615, et le « Jeu du Roman » prend place vers 1349. Comme l’a noté Kotin Mortimer, « l’histoire racontée attribue à l’Histoire une clôture qu’elle ne possedait pas. Telle est la finalité du roman - marquer une période dans l’Histoire pour retrouver un centre perdu. » (113) Ce centre perdu est « la figure lumineuse du pouvoir féminin » (114), pouvoir que Mlle de La Force place d’ailleurs au centre de tous ses récits en prose. Il s’agit donc de mettre « en abyme le pouvoir du genre feminin par excellence » en s’appropriant « ce pouvoir propre à l’histoire, cette sémiologie de la clôture » pour l’actualiser « en lui donnant une voix féminine, aux fins d’une politique de révolte en sourdine. » (116) Dans cette perspective, Mlle de La Force donne à la fin des Jeux d’esprit la parole à la princesse de Conti, pour rendre hommage à Marie de Médicis, qui fait partie des « reynes des reynes », et qui rappelle les promeneurs à elle, prouvant ainsi que sa puissance et son autorité est respectée par le groupe, et remettant par là le discours du roman dans le cercle de l’aristocratie féminine. « … Ces témoignages d’amour … » (L’Enchanteur, CF, t. 6, 51) Concluons par ce qu’il y a peut-être de plus marquant dans les récits en prose de Mlle de La Force et qui a sûrement contribué à sa réputation de libertine, à savoir l’érotisme : l’amour physique est souvent mentionné explicitement, dans les limites de la bienséance. Elle va plus loin dans ses évocations que ses contemporaines et semble pousser ses lectrices à l’assouvissement des désirs physiques, tant que la passion le permet sans qu’il n’en coûte : « Que l’on soit satisfait au gré de ses désirs,/ On trouvera que les plaisirs/ Sont moins sensibles que les peines. (Derniers vers de la morale de La Puissance d’Amour, CF, t. 6, 183) Bienséance ou pas, l’adultère par exemple n’est jamais censuré par la romancière qui ne semble pas y trouver de quoi faire un cas de morale. D’un autre côté, et en cela elle est unique, Mlle de La Force semble préconiser la poursuite de l’amour, physique ou passionnel, jusque dans les liens du mariage, et pousse ses héroïnes à surmonter les pires obstacles pour épouser leur amant. C’est souvent le cas dans ses contes de fées (Persinette, 156 Charlotte Trinquet L’Enchanteur) où le cadre fictionnel lui permet de plus grandes libertés que dans ses romans historiques. C’est aussi le cas dans la ‹fable› du « Jeu du Roman », où les deux héros « épousent les Princesses qu’ils aimoient. Ils les aimèrent encore depuis, et ils firent voir qu’une possession légitime n’éteint pas toujours l’amour. » (Mlle de La Force 144) Il faut donc replacer son discours dans la tradition féministe de la deuxième moitié du XVII e siècle, dans le débat de ce que Joan DeJean appelle le « mariage en crise. » (1997, 57) Mlle de la Force y apporte un angle nouveau en créant une « nouvelle réalité » (Kotin Mortimer 116) dans laquelle le mariage n’est pas forcément la négation de la femme. Ainsi, dans la continuité de ce que La Fayette avait entamé vingt ans plus tôt, l’écriture romanesque de Mlle de La Force rejoint à sa façon les multiples voix de ses contemporaines, en promulgant un style de récits spécifique à l’aristocratie féminine, et en répondant à un besoin de libertés physique et textuelle que les romancières françaises n’auront pas la chance de jouir longtemps. Bibliographie Adam, Antoine. Histoire de la littérature française au XVII e siècle. Paris, Domat, 1951. Barrière, Pierre. La vie intellectuelle en Périgord 1550-1800. Bordeaux, Delmas, 1936. Bayle, Pierre. Dictionaire [sic] historique et critique, 3 e éd. Rotterdam, Bohm, 1720. -, Œuvres diverses. La Haye, Husson etc, et Rotterdam, Johnson, 1727-31. Berriot-Salvadore, Evelyne. « Figures Emblématiques du pouvoir féminin à travers les romans de Charlotte-Rose de Caumont de La Force. » PFSCL, XXII, 43 (1995) : 403-15. Brunetière, Ferdinand. « Etudes sur le XVIII e siècle. » RDD, t. 113, 1892. Cabinet des Fées ou Collection choisie des contes de fées et autres contes merveilleux. 41 vols. Amsterdam, 1785-89. Caumont de La Force, Charlotte-Rose de. Les Jeux d’Esprit ou la promenade de la Princesse de Conty à Eu, éd. M. Le Marquis de la Grange. Paris, Auguste Aubry, 1862. Dangeau, Philippe de Courcillon, marquis de. Journal, publié en entier pour la première fois par Eud. Soulié et L. 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