Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Actualité de Pierre Le Moyne
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Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) Actualité de Pierre Le Moyne Anne-Elisabeth Spica Du jésuite prolixe, on n’a longtemps conservé que l’image ridicule laissée par les Provinciales : un directeur de conscience à la morale arrangeante doublé d’un poète à la mièvrerie grandiloquente. La plume acérée de Pascal offrait de quoi décourager pour les siècles à venir tout curieux du Grand Siècle, si bénévolent fût-il ; c’est à peine si le XIX e siècle y trouva de quoi nourrir une expression religieuse adaptée « aux dames du monde » 1 . Le virulent plaidoyer de l’abbé Bremond en faveur d’un Le Moyne érigé en fer de lance de « l’humanisme dévot » au début du XX e siècle, ne fit rien à l’affaire 2 . Fort heureusement, la remarquable biographie qu’Henri Chérot fit paraître en 1887 et, quelques décennies après, l’engouement pour la littérature de l’âge baroque en France remirent Le Moyne au rang des minores de fructueuse lecture. Depuis les années 1960 et surtout les années 1980, nombreux sont les articles et ouvrages consacrés à la poésie de Le Moyne, qu’il s’agisse de ses textes spirituels ou qu’il s’agisse du Saint Louys : Jean Rousset et Asbjørn Aarnes, Quentin Hope et Richard Maber, Gabriella Bosco et Anne Mantero 3 , entre autres, ont invité à réévaluer l’importance de la théorie poétique et épique de Le Moyne ainsi que l’originalité d’une écriture inspirée, profondément empreinte d’un néoplatonisme aux accents cosmiques 4 . Plus de mièvrerie, mais des images frappantes, issues d’une pratique intériorisée des Exercices spirituels ignaciens : un pan nouveau s’ouvrait à une histoire littéraire renouvelée par les sciences humaines. 1 La Dévotion aisée connut trois rééditions à peu près fidèles en 1826, en 1842 (avec une notice attribuable à Louis Veuillot, selon H. Chérot, op. cit., p. 526) et 1864, suivies d’une quatrième en 1884, dédiée dès le titre Aux dames du monde. Les femmes, la modestie et la bienséance chrétienne, Paris, R. Ruffet, 1868 ; elle reprit plus ou moins fidèlement De la modestie ou de la bienséance chrétienne. 2 H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, en part. vol. I, p. 362-365. 3 J. Rousset, 1954 ; A. Aarnes, 1965 ; Q. Hope, 1980 ; R. Maber, 1982, 1987, 1994, 2007 ; G. Bosco, 1985, 1986 et 1986, 2, 1988, A. Mantero, 1986, 1995, 1998. Le lecteur pourra compléter les références partiellement indiquées dans les notes avec la bibliographie en fin de volume. 4 Voir E. Gross-Kiefer, 1968. 4 Anne-Elisabeth Spica Une deuxième perspective greffée sur la première a favorisé la remise au jour de l’œuvre du jésuite : son intérêt, saillant dans le paysage littéraire français du XVII e siècle, pour les effets de réversibilité entre le medium verbal et le medium visuel 5 . Le Moyne est sans doute l’un des auteurs les plus sensibles à ces phénomènes : c’est en eux qu’il enracine ses choix stylistiques, à commencer par les effets d’échos entre prose et vers. Un de ses contemporains, certes moins célèbre que le mordant Pascal et lui aussi relégué au rang des minores, avait de longue date pourtant signalé l’intérêt tout particulier d’une telle création : Le R. Pere Le Moyne Jesuite a fait plusieurs ouvrages où il a fait paroistre une éloquence ornée de diverses beautez, laquelle est fort agreable dans les sujets qu’il traite, comme dans ses Peintures Moralles, et dans sa Gallerie des femmes fortes, qui sont meslez de Poësies et de Discours instructifs et élegans. C’est un genre d’écrire particulier, pour lequel on peut dire qu’il excelle. (Charles Sorel, La Bibliotheque françoise, Paris, 1667, p. 264-265) Ces derniers titres occupent une situation privilégiée au cœur de deux massifs critiques fort explorés en cette fin de XX e siècle et début de XXI e : celui consacré aux interactions entre texte et image, et celui consacré aux femmes sous l’Ancien Régime. Parce qu’il emprunte au modèle philostratéen, remis particulièrement à l’honneur depuis la somptueuse illustration donnée à la traduction des Images par Blaise de Vigenère 6 , mais aussi parce qu’il convertit résolument le substrat mythologique érudit en une actualisation morale des peintures destinée aux beaux esprits, le jésuite sut renouveler au long des Peintures morales l’expression ecphrastique tout en conservant la majesté des mises en pages qu’elle appelait 7 . Il sut aussi, en la greffant sur le modèle italien de la galleria 8 , l’adapter à l’éloge tellement en vogue au XVII e siècle des figures féminines héroïques. En témoignent la fréquence des rééditions en petit format au XVII e siècle de La Gallerie des femmes fortes, comme le 5 Voir J. Hagstrum, 1958 ; A. Mantero, 1987, 2001 ; Chr. Biet, 1992 ; nous nous permettons de renvoyer aussi à Spica, 1996. 6 Les Images ou tableaux de Platte peinture des deux Philostrates sophistes grecs et les Statues de Callistrate, trad. Bl. de Vigenère [1578, sans ill.], Paris, Vve A. Langelier, 1614. Voir R. Crescenzo, 1999 ; nous nous permettons de renvoyer à notre Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVII e siècle : l’exemple de Georges et Madeleine de Scudéry, Paris, H. Champion, 2002. 7 M. Fumaroli, [1980] 1997, p. 379-391 ; Q.M. Hope, 1985 ; D. Kuizenga, 1986, 1994 ; A. Mantero, 1987 et 1998 cit. ; D. Moncond’huy, 1994, 1998 ; R. Maber, 1996, 1999. Sur l’inscription de ce texte dans la tradition du livre d’apparat, voir J.-M. Chatelain, 2000 et B. Teyssandier, 2002. 8 Voir S. Fabrizio Costa, 1995 et 2006. Actualité de Pierre Le Moyne 5 nombre des traductions : le titre fut plébiscité 9 . De fait, Le Moyne assume exemplairement le lien entre cet idéal féminin développé sous la Régence d’Anne d’Autriche, et le soubassement dévot sur lequel il se fonde 10 . Qu’il ouvre La Gallerie des femmes fortes, exaltant les héroïnes vertueuses au nom de leur foi, ou La Devotion aisée et ses trois sortes de galanteries, le lecteur du XXI e siècle est plongé dans toute la complexité de cette sociabilité féminine aristocratique où une éthique dévote se conjugue à un art de la représentation de soi et du monde 11 . Au regard des tendances de la recherche contemporaine sur le XVII e siècle, le dynamisme de la poétique de Le Moyne autant que son inventivité intermédiale ne pouvaient que susciter une importante activité critique ; les travaux de plus en plus nombreux qui sont consacrés à la culture de la contreréforme et à ses promoteurs les jésuites 12 ont certainement pu y contribuer, au moins indirectement. Il est d’autant plus étonnant, voire regrettable que, contrairement à d’autres de ses coreligionnaires, comme Fronton du Duc, Nicolas Caussin ou encore Claude-François Ménestrier 13 , Pierre Le Moyne n’ait fait l’objet d’aucune synthèse récente, alors que, contrairement aux trois auteurs à l’instant cités, on dispose d’un corpus facilement accessible avec la remarquable édition des Hymnes de la sagesse divine et de l’amour divin d’Anne Mantero ou avec la transcription modernisée et annotée du Cabinet de peinture en annexe de l’édition par Christian Biet et Dominique 9 6 éditions in 12, en 1660 (Leiden et Paris), 1661, 1663, 1665, 1667 et 1668 (Paris) ; traductions en anglais (1652), en italien (1701) et en espagnol (1702). 10 Voir Myriam Maître, Les précieuses : naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 1999, p. 135 et 246 ; R. Maber, 1984, 1986 ; V. Kapp, 2000 ; A.-E. Spica, 2007 ; D. Conroy, 2008. 11 Voir D. Course, 1998 et 2005. 12 On ne retiendra ici que : Rudolf Wittkower et Irma B. Jaffè (dir.), Baroque art : the Jesuit contribution, New York, Fordham U.P., 1972 ; Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image, Paris, Vrin/ EHESS, 1992 ; Luce Giard et Louis de Vaucelles, Les Jésuites à l’âge baroque (1540-1640), Grenoble, J. Millon, 1996 ; Jeffrey Chipps Smith, Sensuous Worship. Jesuits and the art of the Early Catholic Reformation in Germany, Princeton and Oxford, Princeton U.P., 2002 ; R. Dekoninck, 2005 ; XVII e Siècle n° 237 (2007/ 4), “Les jésuites dans l’Europe savante” ; Picturing Jesuit Identity. Spaces, Functions and Mediality of Knowledge in the Society of Jesus. Räume, Funktionen und Medialität des Wissens im Jesuitenorden, éd. V. Remmert, Berlin, Akademie Verlag, 2009. 13 Une journée d’étude a été consacrée à Fronton du Duc (« Science et présence jésuite entre orient et occident », Paris, Centre Sèvres, 9 février 2002) ; Sophie Conte (éd.), Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité au temps de Louis XIII, Berlin, Lit Verlag, 2007 ; Gérard Sabatier (dir.), Claude-François Ménestrier : les jésuites et le monde des images, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2009, coll. « La Pierre et l’écrit ». 6 Anne-Elisabeth Spica Moncond’huy du Cabinet de Monsieur de Scudéry 14 ; un corpus destiné à s’enrichir prochainement grâce à l’édition des Entretiens et lettres poétiques que prépare R. Maber, ainsi que l’édition de De l’histoire à laquelle contribue A. Mantero 15 . Depuis la biographie d’H. Chérot, aucune monographie ne lui a été consacrée ; il n’a fait l’objet d’aucun colloque et le quadricentenaire de sa naissance est passé totalement inaperçu en 2002. Toutes les contributions de ce numéro ont pour but de commencer à combler cette lacune. Sans rouvrir a novo les dossiers déjà bien nourris de l’invention poétique ou de l’écriture de la galerie, les articles ici rassemblés les complèteront par d’autres pistes convergentes ; ils en feront apparaître d’autres, plus ou moins empruntées. Ils présentent aussi largement que possible à travers les différentes œuvres du jésuite, les différents genres qu’il a pratiqués : ouvrages encomiastiques (Les Triomphes de Louis le Juste, La Gallerie des Femmes fortes) ou moraux (Les Peintures morales, La Gallerie des Femmes fortes), liés à la forme du livre d’apparat ; art de la devise (De l’art des devises, De l’art de régner) ; épopée (Saint Louys) ; pièces en vers, éditées à part ou rassemblées en recueils (Poésies, Lettres et entretiens poétiques) ; direction de conscience (De la dévotion aisée), écriture de l’histoire (les Mémoires d’État du maréchal d’Estrées, De l’histoire), voire engagement politique (Le grand miroir des financiers, tiré du Cabinet des Curiosités du deffunt Cardinal de Richelieu, De l’art de régner). Ils mettent l’accent, d’autre part, sur la cohérence interne de ce corpus. Si Le Moyne a touché à toutes les formes, ou presque, un certain nombre de phénomènes récurrents, stylistiques et thématiques, se font jour tout au long de la carrière littéraire du jésuite. 1. S’adapter au goût français Le Moyne a su admirablement réécrire les traditions antique et italienne de la galerie ; il souhaita dans la même veine réinscrire dans la tradition française l’art de la devise, comme le montre Y. Loskoutoff en reconstituant minutieusement la genèse et l’atmosphère intellectuelle de De l’art des devises. Certes, le jésuite s’approprie une tendance qui n’est pas nouvelle et l’anti-italianisme dont les ressorts sont ici mis au jour peut même puiser aux idées venues de la Péninsule elle-même : déjà les traités italiens du XVI e siècle rendaient l’invention à la France médiévale, à la manière dont tout le Cinquecento s’était enthousiasmé pour la littérature courtoise issue 14 Paris, Klincksieck, 1991, p. 344-360. 15 In Cinq traités sur l’histoire, dir. G. Ferreyrolles, à paraître aux éditions H. Champion. Actualité de Pierre Le Moyne 7 des cercles champenois et bourguignons, et nombre des arguments que Le Moyne avance contre les Italiens, sont en réalité pris outre-monts. Il est cependant significatif de relever combien Le Moyne insiste sur l’argument de raison pour justifier la convenance de la devise et s’inscrit, avec son traité, dans la mouvance des futurs Modernes, attachés à la fois à la promotion d’une littérature inédite, et d’une littérature nationale. Quelques décennies plus tard, le chevalier campé par Perrault dans les Parallèles des Anciens et des Modernes revendiquera dans des termes assez proches le petit genre ingénieux. 2. Une esthétique jésuite de l’image La devise repose sur l’usage réglé des similitudes qu’a codifié la symbolique humaniste, et que les jésuites ont su porter à son apogée au XVII e siècle. C’est dans un tel contexte qu’il convient de resituer l’usage récurrent des métaphores plastiques chez Le Moyne. L’« iconoplastie » que met au jour Ralph Dekoninck éclaire d’un jour nouveau ce qui pourrait apparaître comme un usage débridé, sinon obsessionnel au sein des Peintures morales et, partant, de l’ensemble des textes de Le Moyne, de la mise en scène des images par le biais de la comparaison rhétorique. Si l’ornement est exhibé autant lisiblement que visiblement, suscitant la réprobation d’Arnauld et de Pascal 16 , c’est justement pour ne pas trouver sa fin en soi, mais pour être subsumé en symbole du Créateur. Héritier conscient avec son ordre spirituel d’une théologie du visible tant platonicienne qu’augustinienne, le jésuite ne cherche pas tant à séduire l’imagination de ses lecteurs qu’à leur faire emprunter le chemin qui conduit sans faille du vestige imparfait à l’image divine 17 . C’est en ce sens qu’il convient de lire les éloges de la nature qui ponctuent les textes de Le Moyne, comme le met au jour Volker Kapp. L’inspiration bucolique est en réalité le prélude à la méditation sur la fugacité de la vie ; les réminiscences horatiennes conduisent à admirer la création comme un hiéroglyphe divin. La précision raffinée d’un tableau de paysage ou d’une scène de genre n’a de sens qu’à l’aune du macrocosme universel et de l’étincelle divine qui l’anime, tels que les brossent avec feu Les Hymnes de l’Amour divin. La profusion exubérante de la variété se voit mise au service impérieux de la variation sur un thème, celui de l’Éternel. 16 Voir l’exemple analysé par T. Gheeraert, 2006. 17 Sur la pédagogie jésuite de l’image en général, voir R. Dekoninck, 2005. 8 Anne-Elisabeth Spica 3. Une dévotion exigeante Dès lors, le reproche de complaisance théologique tombe de lui-même. La dévotion, comme le rappelle Didier Course, n’est « aisée » qu’en ce qu’elle balise d’étapes le chemin de l’ascèse spirituelle. Si Le Moyne déploie avec complaisance le luxe dans lequel vivent les grandes dames auxquelles il s’adresse, s’il rappelle la grandeur du rang aristocratique et les droits qui lui sont afférents, c’est moins pour excuser que pour exiger. La devotion aisée entre en résonance avec La Cour sainte de Nicolas Caussin (1624) et les intuitions d’H. Bremond, qui avait insisté sur la proximité de Le Moyne avec saint François de Sales, sont ainsi confirmées : en embrassant par la plume le confort d’un ici et maintenant aristocratique, le jésuite contraint ses lectrices, sans se départir d’une exquise politesse, à renouveler leur regard sur un cadre bien connu, et à reconstruire sans renoncement le lieu de leur possible perdition en voie assurée de salut bien entendu. L’entour référentiel du lecteur est tout simplement métamorphosé en support à volonté de l’exercice spirituel. L’usage ascétique de l’imagination, sûrement guidé par la voie/ voix de douceur, conduit sans raideur, mais sans aucune complaisance - bienséance poussée à son plus haut degré ? - à l’amendement des fidèles les plus difficiles peut-être à amener des mots, aux actes de la dévotion. Le Moyne met en œuvre une pédagogie de la séduction, certes, pour la plus grande gloire de Dieu, mais sans concession spirituelle. Une main de fer dans un gant de velours ? 4. Un style doux Vers et prose, chez Le Moyne, ressortissent exemplairement au style galant 18 . La variété des mètres et la liberté de ton à la manière d’une conversation révèle à la fois la virtuosité et la souplesse de cette poétique toujours inventive, comme le met en valeur R. Maber à propos des Entretiens et lettres poétiques. En témoigne la multiplicité des genres convoqués d’un bout à l’autre de la carrière littéraire du jésuite, comme le montre R. Maber encore, ou en synchronie - ainsi des Triomphes de Louis le Juste, comme le montre Stéphane Macé. En témoigne, et c’est la marque propre de Le Moyne, si spectaculaire, la mise en perspective - au sens propre de ce dernier terme - des textes, en prose comme en vers, et des images, rhétoriques ou gravées, qui les accompagnent, de manière à démultiplier selon deux medias différents 18 Voir Alain Viala (dir.), L’esthétique galante, Toulouse, S.L.C., 1989 ; Delphine Denis, « Réflexions sur le “style galant” : une théorisation floue », Littératures classiques n° 28 (1996), p. 147-158. Actualité de Pierre Le Moyne 9 l’esthétique de la variété. En témoigne, enfin, la récurrence de la description de la nature à l’instant évoquée : elle renvoie très exactement au stylus floridus de la seconde sophistique sur lequel s’est enté le style moyen qui caractérise les petits genres mondains et leurs auteurs désireux d’échapper aux règles séculaires de la rhétorique et de la poétique. L’adhésion à ce style est de nature protreptique, pour autant. La douceur de Le Moyne, bien qu’elle ait largement attisé les attaques de la polémique anti-jésuite 19 , n’a rien à voir avec l’affèterie. Elle résulte au contraire de la liberté qu’offrait l’ethos littéraire galant : la souplesse pédestre des métaphores et le réservoir presque infini d’images naturelles que Le Moyne pouvait y puiser garantissait le substrat figuratif nécessaire au juste fonctionnement de l’imagination la plus exigeante, sinon la plus réticente. 5. Épidictique et politique La pédagogie par la douceur n’est pas le seul mode persuasif dont use Le Moyne. Le souffle épidictique, particulièrement propice encore à l’expression figurée et à la retractatio exemplaire, lui offre un juste pendant dans la sphère politique et historique. Les trois dernières contributions le mettent en lumière du point de vue de l’invention encomiastique, du point de vue de l’ethos royal et du point de vue de la constitution en vérité d’une narration historique. Avec Les Triomphes de Louis le Juste, dès 1629, le jeune jésuite réussit un coup de maître poétique. En rattachant à l’ode malherbienne l’éloge de la prise de La Rochelle, tant commémorée cette année-là, nous rappelle Stéphane Macé, Le Moyne faisait voler en éclat les contours bien dessinés des différents genres qui composaient son bouquet laudateur. Cette audacieuse prise de risque poétique métamorphosait l’éloge circonstanciel en épopée, transcendant le geste royal en une geste épique. La lecture qu’Anne Mantero propose du Saint Louys fait apparaître à son tour le travail interne que Le Moyne fait subir à l’épopée, en fonction des choix épidictiques qui y sont privilégiés. Raconter non seulement les prouesses d’une nation conduite par son chef, mais surtout les combats pour la foi engagés par un roi de France élevé à la sainteté, infléchissait la dimension morale du genre : de la guerre juste contre l’infidèle, au roi juste y compris dans ses défaites. Partant, l’éloge du souverain induit un certain modèle politique-chrétien - celui qu’un pays épuisé pouvait appeler de ses vœux à la fin de la Fronde ? Les comparaisons avec les idéaux antimachiavéliens de De l’art de régner sont à ce titre éclairantes. Cette ouverture politique du didactisme épique, non sans exigence spirituelle, trouve un écho prolongé 19 Voir D. Maingueneau, 1983 et 1983, 2. 10 Anne-Elisabeth Spica dans la conception de l’histoire que promeut Le Moyne, à l’instar de ses coreligionnaires italiens. Béatrice Guion en déplie les différents aspects, ceux d’une « narration continue de choses vraies, grandes et publiques ». Si attentive puisse-t-elle être devenue, signe des temps, aux secrets du cabinet, sa puissance encomiastique s’élève sur les bases d’une rhétorique chrétienne à vocation édifiante. Les pistes de lecture, on le voit, s’ouvrent devant le curieux bien plus qu’elles ne s’épuisent. Souhaitons que les réflexions engagées ici favorisent d’autres ouvrages consacrés à un corpus dont on n’a fait qu’effleurer la richesse, autant qu’à l’histoire culturelle de la première modernité dont Pierre Le Moyne fut un acteur privilégié.