eJournals Oeuvres et Critiques 35/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666)

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Yvan Loskoutoff
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Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) Yvan Loskoutoff En 1665 le P. Le Moyne dédia à Louis XIV un recueil d’emblématique solaire, De l’art de régner, et l’année suivante De l’art des devises au cardinal Antoine Barberini. Arrivant après une longue tradition italienne, ce traité la révoque et revendique le genre pour la France. L’anti-italianisme n’était neuf ni dans les mentalités 1 , où il avait fait rage contre Mazarin pendant la Fronde 2 , ni comme catégorie esthétique 3 . La trouvaille du jésuite fut de l’appliquer à un domaine où la suprématie des Italiens, en France même, était incontestée. Il s’accordait ainsi au dessein politique et culturel de Louis XIV, qui sortait alors vainqueur d’un conflit avec Rome. * Au début du règne, la France adopte une nouvelle attitude face à l’influence italienne, favorisée par Mazarin dans ses décors, ses collections, ses spectacles. Peu après sa mort, en 1662, l’affaire des gardes corses du pape, qui avaient insulté notre ambassadeur, fit craindre la guerre. Alexandre VII l’évita par deux humiliations : il éleva une pyramide expiatoire au Vatican et envoya en 1664 son cardinal-neveu Flavio Chigi présenter des excuses à Versailles. Le roi fit frapper une médaille et Le Brun peignit dans la Galerie des Glaces Rome s’inclinant devant la Monarchie très chrétienne. Dans un tel contexte, Louis XIV obtint facilement ce qui était demeuré impossible pour Mazarin : la venue en 1665 du plus grand artiste italien, Le Bernin, qui réalisa plusieurs œuvres. Ses projets de façade du Louvre furent refusés en faveur de celui de Claude Perrault 4 . Sa statue équestre du monarque, exécutée à son retour à Rome, fut plus tard transformée en Marcus Curtius pour 1 Jean-François Dubost, La France italienne XVI e -XVII e siècles, Paris, Aubier, 1997. 2 Madeleine Laurain-Portemer, Une tête à gouverner quatre empires, Etudes mazarines II, Paris, J. Portemer, 1997, « La Fronde, Le rejet du ministre étranger », p. 73-78. 3 Jean Balsamo, Les rencontres des muses : italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève, Slatkine, 1992. 4 Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du cavalier Bernin en France, éd. M. Stanic, Paris, Macula, 2001, introduction. 12 Yvan Loskoutoff échouer au bout d’une allée de Versailles 5 . Le glas de l’influence italienne avait sonné. L’année suivant le séjour du sculpteur à Paris, le P. Le Moyne dédiait De l’art des devises au cardinal Antoine. En 1644, à l’avènement d’Innocent X, ce petit-neveu d’Urbain VIII s’était réfugié avec ses deux frères auprès de Mazarin, dont il avait favorisé les débuts. Le ministre, trop content de protéger une famille papale, ne lui avait pas ménagé les honneurs, depuis la grande aumônerie de France jusqu’à l’archevêché de Reims. Aristocrate cosmopolite, Antoine Barberini se partageait entre Rome et Paris. À l’instar de son oncle, il goûtait et pratiquait la devise. Giovanni Ferro lui avait dédié ainsi qu’à son frère Francesco, le luxueux in-folio des Ombre apparenti nel teatro d’imprese, comme il avait dédié à son oncle le Teatro d’imprese 6 . Son goût se manifestait aussi en France. En 1658, l’abbé Perrin lui offrit le second tome de son Énéide où Abraham Bosse avait gravé un frontispice de onze devises inspirées de ses armes 7 . Mazarin avait reçu pareil hommage en 1648, pour le premier tome. Il ne goûtait pas moins ce genre 8 . Il finança en 1649 un autre luxueux in-folio, Les triomphes de Louis le Juste, incluant une copieuse galerie de devises « des Roys, Princes et généraux d’armées » due au poète royal Henry Estienne et précédée d’un frontispice copiant une pièce dédiée à Francesco Barberini par Gianfrancesco Romanelli, le peintre favori de Mazarin 9 . En 1645 Estienne avait offert à ce dernier un Art de faire les devises 10 dont la dédicace n’était qu’une éclatante reconnaissance de dette : « Je remets donc entre les mains du plus grand homme de l’Italie ces inuentions & ces gentillesses, dont i ay tiré la plus grande part de l’Italie mesme ». Il s’y bornait à confronter les théoriciens d’outre-monts, penchant tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre. Même la devise de François I er n’était rapportée que par l’intermédiaire de Paul Jove (p. 46). Il résumait ainsi son propos : 5 Rudolf Wittkower, « The Vicissitudes of a Dynastic Monument : Bernini’s Equestrian Statue of Louis XIV », Studies in the Italian Baroque, Londres, Thames and Hudson, 1982, p. 84-102. 6 G. Ferro, Ombre apparenti nel teatro d’imprese, Venise, G. Sarzina, 1629 ; Teatro d’imprese, Venise, G. Sarzina, 1623. 7 Pierre Perrin, L’Énéide de Virgile, Traduite en Vers François, Paris, P. Moreau, 1648 - E. Loyson, 1658, 2 t. 8 Voir notre Rome des Césars, Rome des Papes, 2007, « Les devises », p. 256-328, le frontispice, fig. 100 et notre article « Mazarin mécène de l’épopée », Actes du colloque Épopée et mémoire nationale au milieu du XVII e siècle, dir. F. Wild, Caen, 12-13 mars 2009, à paraître, où il est en grande partie traité de l’épopée comme source pour les devises. 9 Voir O. Uhlmann-Faliu, 1978, 1 ère partie, ch. 3 : « Paris : autour des Triomphes de Louis le juste, ca. 1642-1649 ». 10 Henry Estienne, L’art de faire les devises, Paris, J. Paslé, 1645. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 13 Nostre guide sera Paul Ioue qui a le premier entrepris ce voyage. Le Ruscelli, le Palazzi, le Contile, l’Ammirato & les autres Italiens, les matelots que ie consulteray le plus souvent en ceste nauigation : Mais le Bargagli qui le dernier a suiuy ces routes […] sera recogneu pour le plus expert Pilote (p. 70). La traduction du Dialogue des devises d’armes et d’amours de Jove 11 , dédiée en 1561 à Catherine de Médicis, avait illustré l’influence italienne dans ce domaine. Estienne se contenta d’un cabotage en vue des côtes de la péninsule. Il s’aventura rarement ailleurs, pour mieux honorer son dédicataire. On sait mal comment le P. Le Moyne entra dans la clientèle d’Antoine. Leur lien se révèle quand les artistes de ce dernier exécutèrent des gravures pour une nouvelle édition de son Saint Louis d’abord paru en 1653, qui ne fut pas réalisée 12 . Le P. François Duneau S. J., agent de Mazarin à Rome, fut chargé en 1656 de transmettre les planches 13 . En 1657, Le Moyne dédia à Antoine sa « lettre héroïque et morale » du Speculatif. Dans sa seconde édition du Saint Louis (1658), au livre décrivant l’armée croisée comme un recueil de devises, il remplaça les Suédois par des Toscans permettant ainsi l’éloge des abeilles barberines 14 . Il ne semble pas qu’il ait eu à se féliciter de Mazarin. Il avait participé à sa propagande dans la dédicace à la reine de La gallerie des femmes fortes (1648) 15 , mais quand on lui demanda comment elle avait accueilli ce fastueux in-folio paré d’un frontispice dû à Pierre de Cortone, il aurait répondu : « Comme si on lui eût présenté une botte d’asperges » 16 . Peu avant la fin du ministre, Antoine ne cachait pas ses ambitions. Colbert écrivait : Il se repaist de la vision que si Son Eminence venoit à mourir, il pourroit prendre sa place. Vous voyez bien que c’est là sa passion prédominante, et par conséquent vous pouvez le flatter sur cela avec adresse 17 . Antoine n’a pas tenu les destinées du monde dans ses mains comme son protecteur. Son désir s’est néanmoins réalisé sur un point : il a surpassé Mazarin dans l’histoire de l’emblématique. L’un l’avait cultivée en abon- 11 Paul Jove [Paolo Giovio], Dialogue des devises d’armes et d’amours, Lyon, G. Rouille, 1561. 12 Véronique Meyer, 2005, p. 47-73. 13 Voir notre « Portrait du cardinal Antoine Barberini d’après les lettres inédites du père Duneau S. J. au cardinal Mazarin », Papes, princes et savants dans l’Europe moderne, Mélanges à la mémoire de Bruno Neveu, Genève, Droz, 2007, p. 171-189. 14 Voir notre Armorial de Calliope, 2000, p. 138-142. 15 Voir notre Rome des Césars, Rome des Papes, op. cit., p. 452 et 643. 16 Henri Chérot, 1887, p. 162. 17 Lettres, instructions et mémoires, Paris, Imprimerie impériale, 1861-1882, 7 t., t. 1, n° 275, « A Charles Colbert, à Rome », Paris, 24 décembre 1660, p. 462. 14 Yvan Loskoutoff dance, l’autre y créa un coup d’éclat. Son in-4°, sans atteindre au faste des in-folio italiens, fait meilleure figure que l’in-octavo d’Estienne. Il est paré d’un frontispice aux armes des Barberini gravé par Le Paultre : Minerve y mène les Muses (ou les Vertus cardinales car elles ne sont que quatre) vers un jardin par un portail orné de devises. Si Estienne s’était contenté de suivre avec respect la voie tracée par l’Italie, Le Moyne publia un manifeste du goût français d’autant mieux destiné à convaincre qu’il l’adressait à un Italien selon lui devenu le meilleur des Français. * Avait-il lu Estienne ? C’est probable. Il ne pouvait ignorer le faiseur de devises officiel de Mazarin qu’il ne mentionne pourtant pas plus que les auteurs français antérieurs. Ils existaient pourtant 18 . Il va même jusqu’à faire dire dans sa préface aux amis qui l’auraient sollicité : « Que personne jusques à cette heure n’ayant écrit de cét Art en nostre langue, il avoit esté fort peu connu ». Après ce mensonge éhonté, prudemment mis dans la bouche d’autrui, comme son prédécesseur, il va directement aux Italiens mais celui-ci pour s’en inspirer, celui-là pour s’en démarquer. Ses exemples, il les emprunte, s’il critique, aux Italiens, s’il approuve, à M. de Montmor, conseiller du roi et dédicataire du livre I de son traité, aux carrousels royaux et à lui-même, qui avait publié des Devises heroiques et morales justement en 1649, l’année des Triomphes de Louis le Juste qu’il ignore si superbement. Sa critique de l’Italie s’appuie sur la raison comme sur le goût. Pour fonder la devise en raison, il conteste l’autorité italienne qui ne peut être acceptée sans examen, même si l’on doit lui emprunter. Il édicte ses règles « sans m’en fier à la bonne foy des Italiens dont je les ay prises » et il ne néglige pas d’y ajouter « du sien ». L’usage les fera mieux passer en lois « que si elles estoient fondées sur le Sens de tous les Autheurs, & sur le poids de tous les volumes d’Italie » (p. 35). A la différence d’Estienne, qui suivait « en bateau » l’autorité de maîtres reconnus, il peut arriver à Le Moyne de l’accepter mais uniquement par l’exercice de sa raison. Un spectacle confus s’offre d’ailleurs à lui : « Ce que Paul Iove établit, est détruit par l’Arezzi. Ce que l’Arezzi veut faire passer en loy, le Contile & le Ferro le condamnent de superstition. Les autres ne parlent pas plus de concert ; & ne sont pas de meilleur accord » (p. 33). Alors qu’Estienne trouvait dans la variété un moyen de choisir, Le Moyne ridiculise les variations des ultramontains en parodiant le lexique religieux. L’article défini devant les noms propres, dont Estienne usait par italianisme, revêt ici particulièrement sa valeur française de dépréciation. L’Italie chatouille alors le tempérament satirique du jésuite 18 Daniel Russell, 1985. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 15 et il ne peut réprimer une antonomase à tonalité farcesque, lui qui prône d’habitude un goût si épuré : Et je ne dois pas oublier de dire icy, pour la singularité du fait, qu’il y a un Hercule Tasse, qui fait étrangement l’Hercule parmy les autres, & qui les traite d’une maniere bien fanfaronne. Vous le prendriez pour l’Hercule de la Fable, qui secouë en se tournant, une troupe de Pigmées, qui montent le long de ses bras, & qui s’attachent à sa barbe (p. 34). Le nombre de ces « pigmées » n’impressionne pas Le Moyne qui lui oppose la faculté de raisonnement pour élaborer « un Traité purifié, qui ayt en essences, tout ce que les gros volumes d’Italie n’ont qu’en masse » (p. 8). Habile récupération pour la France de l’image de la distillation des parfums alors même que la péninsule en avait le quasi monopole. S’il ne peut que reconnaître l’effort de production théorique, notre auteur en déduit une répartition des rôles fondée sur les tempéraments, adjugeant « la subtilité de la speculation à l’Italie, & la justesse de l’execution à la France » (p. 30). Mais il n’accorde à l’ennemi que de mauvais gré et l’on se rend vite compte que « subtilité » n’est à ses yeux qu’un joli mot pour signifier « futilité ». Alors qu’il a su garder la mesure des choses, eux se sont égarés dans l’excès d’une théorisation intempestive : je me garde d’estre aussi mauvais ménager du temps, que ces Messieurs de delà les Monts, qui ont fait de plus gros volumes sur la composition de la Devise, que saint Basile & saint Ambroise, que tous les Peres Grecs, & tous les Latins n’en ont fait sur la fabrique du Monde (p. 7). Ainsi se profile, en lien avec l’exigence de raison, celle de mesure, qui tiendra aussi lieu de valeur esthétique. Ils se sont perdus en raffinements oiseux ; lui s’en gardera bien : « je passeray legerement sur certaines formalitez Grammaticales, qui sont aux Escrivains d’Italie, des matieres de procez, qui ne valent pas les frais qu’ils y font » (p. 150). Il se moque de la façon dont les « beaux esprits d’Italie » se sont tourmentés sur la devise de l’Arétin (p. 186). Il assimile leurs débats à la « chicane » (p. 192), reléguant l’adversaire dans la crasse des tribunaux alors qu’il destine son ouvrage au public de cour. Nous sommes aux antipodes d’un Stendhal qui érigera l’Italie en modèle de finesse et de gaieté inspirante. Le Moyne n’y trouve que la poussière des in-folio dont il épargne la suffocation à ses délicats lecteurs. La faculté d’« exécution » réservée à la France laisse supposer outre-monts une vaine inflation théorique. Cela est nettement perceptible lorsqu’il félicite M. de Montmor : « Les Patrons & les Modeles qui nous sont venus de delà les Monts, comparez à ceux qui partent de vostre Cabinet, ne sont que des griffonnemens & des ébauches » (p. 6). Il revenait à la France de porter la devise à son aboutissement. 16 Yvan Loskoutoff Le recours à la raison permet également de réfuter l’argument d’antiquité. La valeur ne tient pas à l’antériorité, ceux qui ont écrit les premiers sur le sujet ne peuvent se réclamer de ce seul fait pour s’imposer : Pourquoy voudra-ton, que nous cedions à Paul Iove, ou à d’autres encore plus jeunes que luy, pour quelques années que leur naissance leur a données par dessus nous ? Comme si la Nature s’estoit affoiblie depuis si peu de temps ; & que nos Lunettes qui portent jusques à la Sphere de Saturne, ne valussent pas bien les leurs, qui portoient à peine jusques à la Lune (33). L’art de la devise, soumis au raisonnement, confine aux sciences exactes et les découvertes qu’on y fait s’apparentent à celles dont la France a récemment été le théâtre en astronomie. Les progrès de cette science serviront quelques années plus tard à Perrault en faveur des Modernes dans la querelle contre les Anciens. L’art des devises, en tant que rationnel, s’affirme donc comme un art moderne. Néanmoins le jésuite, qui ne s’embarrasse pas de contradictions après avoir condamné celles de ses prédécesseurs, attribue l’invention du genre à la France. En quoi cela devait-il lui importer à lui qui récusait l’argument d’antiquité ? Cela lui tient pourtant à cœur. C’est « vn fruit originaire de France » rappelle-t-il au cardinal Antoine à la fin de sa dédicace « quoy que provigné en Italie ». Il lui en assure « vn droit particulier, comme François d’adoption, & vn autre droit comme Italien de naissance », l’Italie n’arrivant ainsi qu’après la France. Dans la préface il réaffirme son idée pour en tirer la conséquence qu’« il nous estoit honteux, d’apprendre des Italiens les regles d’vn Art qui est né chez nous ». Et enfin, dans la première partie de l’ouvrage, il consacre à cette question le chapitre VII : « Que l’Art des Devises est vne invention toute Françoise, & que les Italiens ny les Anglois, n’y ont point de part ». Il remarque que Paul Jove le reconnaît (p. 28). Estienne l’avait déjà fait, mais lui ajoute une dimension étymologique : l’italien impresa serait issu du français « emprise », l’Italie nous ayant donc emprunté non seulement la chose mais le mot. Il use de l’ironie supposant que si l’on admet que la devise fut inventée pour les preux, la France étant leur pays, doit-on admettre qu’ils « envoyassent des Courriers exprés en Italie, qui estoit encore toute Gothique : & qu’ils en fissent venir des Devises, comme aujourd’huy on en fait venir des dentelles » (p. 26). La malheureuse Italie se trouvait ainsi partagée entre un passé de barbarie gothique, dont la France se trouvait lavée, et un présent de raffinement décadent où la production des dentelles allait de pair avec la vaine complexité de ses théorisations emblématiques. Si le jésuite s’est réclamé de la modernité rationnelle, il ne s’est pas pour autant privé de l’argument d’antiquité, sans trop se soucier d’accorder l’un et l’autre. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 17 Outre l’autorité trompeuse de son arsenal théorique, démasqué par la raison, le P. Le Moyne affronte aussi l’Italie par l’argument du goût. Même s’il ne se refuse pas de fréquentes plaisanteries, il prône pour la devise l’esthétique la plus élevée. Il n’y admet nulle bassesse. L’Italie en paraît pour lui l’inépuisable réservoir. Il exclut ainsi l’« héroi-comique » : « ce monstre nous est venu d’Italie, avec beaucoup d’autres choses, qu’il seroit à souhaiter qui fussent encore delà les Alpes » (p. 64). La condamnation de l’Arioste s’en suit, non sans métaphore filée : la devise ne souffre pas le ridicule et ne doit pas ressembler à « l’enseigne d’un Cabaret de Village ». Le comique et l’héroïque n’ont rien en commun : L’Arioste & les Singes de l’Arioste vont quelquefois de l’vn à l’autre : mais ce n’est pas en droite ligne, & de plein pied : ce n’est pas par vne descente mesurée : c’est en tombant, & par des entrechats pareils à ceux des personnes à qui le vin fait tourner la teste (p. 87). Le même sort est réservé au burlesque et pour la même raison : « C’est avec regret que je me sers de ce terme, qui est estranger, quoy qu’il semble avoir esté naturalisé depuis peu ; parce qu’il a esté naturalisé sur de fausses Lettres, & pour couvrir le scandale & la débauche de nos Muses » (p. 85). Après tout, c’est son rôle de religieux, il prévient l’encanaillement des gens de cour. S’il n’admet pas la bassesse, il refuse aussi la grandeur mal entendue. Il recommande l’usage des meubles armoriaux comme corps de la devise, mais pas sans discernement 19 . La France venant de soumettre la papauté, dans un chapitre intitulé « Que les Figures des Animaux malfaisans ne doivent point entrer dans les Devises », il n’hésite pas à critiquer le dragon de Grégoire XIII muni d’un mot tiré de l’Énéide « que les Sçavans d’Italie admirent avec aussi peu de raison, que beaucoup d’autres choses originaires de leur Païs » (p. 93). S’il reconnaît et approuve l’emploi des armoiries des Boncompagni, il critique le mot et le rapport au destinataire paraît défectueux à son goût guidé par la raison : Mais avoüons la verité, sous le bon plaisir de Thesauro, & des autres Italiens admirateurs de cette Devise. Le rare est tout autre icy que le juste : & le singulier y est bien different du correct. Car je vous prie, qu’elle [sic] convenance & quel rapport, entre vn Dragon & vn Pape ; entre le fiel de Dragon, & l’esprit de la Colombe qui fait les Papes (94) ? Il faudrait se garder d’interpréter cette prise de position comme une véritable conquête du bon goût français, ainsi que le P. Le Moyne cherche à la faire paraître. Les Italiens, qui théorisaient depuis cent cinquante ans avant qu’il 19 Sur devise et blason : A.-E. Spica, 1996, p. 367-392 et notre op. cit., L’armorial de Calliope. 18 Yvan Loskoutoff ne se mêlât d’écrire son livre, avaient déjà débattu de la question. Hercole Tasso s’était opposé à Andrea Chiocco qui refusait les monstres dans le corps des devises. Il les acceptait au contraire comparant la stupeur qu’ils créent au plaisir de regarder sans péril des fauves en cage 20 . Il ne devrait pas être difficile de trouver dans les débats d’outre-monts une partie non négligeable des arguments que le jésuite emploie à la création d’une esthétique purement « française », cherchant à créer l’impression d’une fracassante nouveauté. La liste est longue des erreurs de goût et de raison de l’Italie, c’est elle qui permet de définir la perfection de la devise française. Le religieux ne se lasse pas de jouer du contraste. S’il donne en exemple de bonne application du mot le porc-épic de Louis XII et la fusée du maréchal de Bassompierre, il l’assaisonne de telle comparaison : ne valent-ils pas « tous les Elephans & tous les Lyons, tous les Soleils & tous les Astres, que l’Italie à jusques icy mis en Devises » (p. 172). Il confronte systématiquement les créations défectueuses de la péninsule aux réussites nationales. Au chapitre XV du livre III « De la proportion que le Corps de la Devise doit avoir avec le Sujet », il critique ainsi celle d’un seigneur génois qui arma l’Amour d’un mousqueton pour signifier que sa belle inaccessible ne le resterait pas longtemps. La proportion manquait entre le dieu enfant et l’artillerie. Il explique : Tout cela montre, que ce petit Mousquetaire du Seigneur Adorne, faisoit vne fausse figure en sa Devise : Et que les Amours qui se battent avec des Fleurs, dans vne autre Devise de Monsieur le Duc de Montausier, sont bien mieux nez, & sentent bien mieux leur naissance que celuy-là. Aussi sont-ils de la Maison d’Artenice, & de la nourriture de Iulie : & il n’y a point de vertu qu’on n’apprenne en cette Maison ; point de politesse qui ne vienne avec cette nourriture (p. 131). Oubliait-il, en réservant à la France le privilège de la raison et de la noblesse, qu’Artenice, la marquise de Rambouillet, était d’origine romaine ? Il l’avait naturalisée comme le cardinal Antoine. Au chapitre I du livre V, il recommande la singularité mais pas le galimatias. Après un exemple de ce dernier type, emprunté à une dame Luchetti dont le nom jouait avec l’image d’un cadenas, il s’exclame : « Opposons à cette Devise faite sur le nom d’vne Italienne, vne contraire Devise faite sur le Nom d’vne Françoise, qui vaut pour le moins vne demy douzaine d’Italiennes d’aussi grand merite que celle-là » (p. 205). Le lecteur est constamment soumis au même exercice comparatif à l’issue toujours prévisible. Sans doute pour éviter la monotonie, il lui arrive d’introduire des nuances, assez rares pour que nous nous y arrêtions. * 20 Della realtà, & perfettione delle imprese, Bergame, C. Ventura, 1614, p. 390-394. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 19 Dès la dédicace, le P. Le Moyne reconnaît la capacité du pape Urbain VIII, dans l’art dont il traite, évoquant sa devise solaire : « Vostre grand Oncle, si grand Maistre en toutes les especes de Poësies, a esté des plus habiles en celle-cy ». Il réitère cet éloge au début du livre II où il aide à la définition du genre en faisant voisiner deux pièces solaires, celle du roi et celle du pontife. Pour une fois, nous n’assistons pas à la comparaison dépréciative mais à un jumelage dans l’exemplarité : « Nous avons tous les matins vn autre Soleil, & tous les matins nous avons le mesme. Le Pape Vrbain se fit vne Devise de cette pensée expliquée par ce Mot ALIVSQVE ET IDEM. pour declarer qu’il estoit tousiours le mesme, quoy qu’en apparence sa nouvelle dignité l’eust fait vn autre » (p. 44). La pièce n’est pas commentée sans doute en raison de sa perfection même. Elle est suivie d’autres toutes solaires confectionnées pour le roi par M. de Montmor. La pièce pontificale se trouve ainsi incluse dans une suite royale française et en quelque sorte rédimée du péché d’italianisme. Le cardinal Antoine échappe lui aussi à l’opprobre pesant sur sa nation. Dans le chapitre intitulé « Que la Devise demande vn Corps connu & facile à voir », il est donné en exemple : Ainsi encore du temps d’Vrbain VIII. qui portoit d’azur à trois Abeilles d’or ; le Cardinal Antoine son Neveu fit vne Devise, où se voyoit vn Essain d’Abeilles, avec le Mot de Virgile, EXERCET. SVB. SOLE. LABOR. pour representer la diligence & l’assiduité avec laquelle les Barberins travailloient pour le Public sous la lumiere, & avec l’authorité de leur Oncle (p. 115). La stratégie dédicatoire explique évidemment l’inclusion de ces pièces exemplaires quoique italiennes, privilège réservé aux seuls Barberini. Tout au plus relève-t-on une autre occurrence dans le chapitre « Si les Dames peuvent porter des Devises », Jove rapportant que la marquise Fioramonde, à Pavie, du temps de François I er , se fit faire une robe bleue couverte de moucherons d’or pour signifier qu’elle était vertueuse quoique courtisée. Mais la pensée est qualifiée de « singuliere » : « elle s’avisa de vouloir estre elle-mesme sa Devise » (p. 82). C’était là une exception difficile à proposer en exemple. Si elle ne donne pas lieu à critique explicite, Le Moyne suit néanmoins son habitude, il en adjoint une autre approuvée de lui sur le même thème : une panthère environnée d’ossements. Quand il lui arrive de s’accorder avec l’Italie, ce n’est pas sans arrièrepensées. Il en est de même pour la devise du cardinal Crescenzi honorant Sixte V 21 . D’abord louée, elle donne lieu à ce commentaire une fois adoptée par un participant au carrousel des Tuileries qu’il ne nomme pas (le grand Condé) : « vn Prince de ce rang et de ce merite, valloit bien la peine d’vne 21 Voir notre Symbolique du pape Sixte-Quint, 2011. 20 Yvan Loskoutoff Devise faite exprez pour luy. Et de l’humeur qu’on le connoist, il eust aussi peu porté vne Devise radoubée, s’il y eust pris garde ; que de vieilles plumes, & des clinquans empruntez à la Friperie » (p. 208). Et puisque nous en voici aux clinquants, parlons du Tasse. Le Moyne proteste à plusieurs reprises de son admiration. Dès le chapitre I, il le place en tête des théoriciens, avouant l’estimer « plus tout seul que toutes les Academies d’Italie » (p. 3). Admiration non dépourvue de duplicité : l’exception célébrée permet de discréditer l’ensemble de la péninsule et l’on finit par penser que l’auteur de Il conte overo de l’imprese 22 l’intéresse moins que la foule des autres qu’il éreinte. Dans le passage déjà cité sur les variations italiennes, où il se moque d’Hercole Tasso, critique de ses compatriotes, il convoque à nouveau son homonyme, mais c’est toujours pour lui faire jouer le même rôle, celui d’exception qui confirme la règle : « Il ne traite pas avec plus de civilité, le vray Tasse, dont la memoire sera respectée, tant que les Muses auront des Devots ; & que les Lettres seront en estime parmy les hommes » (p. 34). Le jésuite trahit son véritable sentiment à la fin de l’ouvrage où il montre comment une pensée commune exprimée dans les termes d’un poète célèbre devient admirable, le poète choisi n’étant autre que celui de la Jérusalem : « Les deux Vers prononcez […] avec le ton & les grimaces que demande la Poësie Italienne, furent loüez, furent admirez de toute la compagnie » (p. 191). Le Tasse se fût bien passé de telles « grimaces ». * À la dernière page du traité le P. Le Moyne s’exclame : « La France au moins me sçaura gré, de luy avoir rendu l’Art des Devises, qui est né chez elle ; & que l’Italie pretendoit s’attribuer ». Elle lui saura d’abord gré de sa verve de pamphlétaire, qui divertit sans toujours convaincre. Il a joué son rôle dans l’élaboration du classicisme français, aux dépens d’une Italie d’autant plus impitoyablement caricaturée que la Compagnie de Jésus cherchait à faire oublier sa récente expulsion du royaume comme un corps étranger. Son nationalisme de courtisan, déjà illustré par le Saint Louis 23 , se conformait au goût du roi pour les devises dont la petite Académie à peine créée faisait ses débats. Il n’avait pas tort d’écrire que la mode en était revenue : « elles vont estre plus en vogue & plus en usage que jamais, sous un Prince qui n’en demeurera pas au Porc-Epic de Louis XII. ny à la Salamandre de François I. » (p. 4) 24 . Le P. Menestrier succédera plus sereinement à son confrère une 22 Torquato Tasso, Il Conte, overo de l’imprese, dialogo, Naples, Stigliola, 1594. 23 Bernard Magné, Crise de la littérature française sous Louis XIV : humanisme et nationalisme, thèse Toulouse 1974, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1976. 24 Voir ses livres de carrousels et les Devises pour les tapisseries du roi, éd. M. Grivel et M. Fumaroli, Paris, Herscher, 1988. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 21 fois les périls de l’italianisme dissipés. Après avoir publié La philosophie des images où il se place sans rougir à la suite de l’abbé Picinelli, il dédiera en 1686 La science et l’art des devises 25 à une autre créature de Mazarin, Hiacynthe Serroni, archevêque d’Albi, Romain arrivé à Paris peu après le cardinal Antoine. Il ne se croira pas obligé de lui faire expier une Italie dont il empruntera sans honte ses exemples. Dans sa dédicace il lui rendra justice d’être né « au païs des belles choses ». Dans sa préface, il mêlera Le Moyne à la liste des auteurs de la péninsule… 25 La philosophie des images, Paris, R.-J.-B. de La Caille, 1682-1683, 2 t. ; La science et l’art des devises, Paris, R.-J.-B. de La Caille, 1686.