Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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"C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans": l’"iconoplastie" jésuite à travers les Peintures morales de Pierre Le Moyne
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Ralph Dekoninck
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Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » : l’« iconoplastie » jésuite à travers les Peintures morales de Pierre Le Moyne Ralph Dekoninck Plusieurs travaux ont mis en évidence, ces dernières années, l’importance de la contribution jésuite dans l’élaboration d’une « théologie du visible » et d’une « philosophie de l’image » qui ont pu prendre la forme d’un ars symbolica, faisant feu de tous les artifices de la « rhétorique des peintures », et cela non plus tant pour sonder les mystères de la Création et des Écritures que pour être de son temps et gagner ainsi les âmes mondaines peu sensibles à une austère spiritualité. Les jésuites français, proches des milieux de cour, furent parmi les principaux bâtisseurs non plus seulement de « cathédrales de l’image » 1 mais de galeries de peintures. Au premier rang de ces prêtrespoètes, il faut compter Pierre Le Moyne dont les Peintures morales témoignent parfaitement de ce mouvement de rhétoricisation de l’image. Inspiré par les Tableaux de Philostrate qu’il cite expressément comme son devancier, il publie, en 1640 (tome I ) et 1643 (tome II ) 2 , ce livre-galerie auquel plusieurs études ont été consacrées dans le but d’en révéler l’ancrage dans la culture de l’époque et la filiation vis-à-vis d’une certaine tradition littéraire, à commencer par celle de l’ecphrasis 3 . En revanche, on n’a guère porté attention aux prégnantes métaphores plastiques qui courent à travers ce texte et surtout qui sous-tendent les parties liminaires des deux tomes. Plus que 1 Fl. Vuilleumier Laurens, La Raison des figures symboliques à la Renaissance et à l’âge classique. Études sur les fondements philosophiques, théologiques et rhétoriques de l’image, Genève, Droz, 2000, p. 188. 2 Les Peintures morales, où les passions sont representées par tableaux, par charactères, & par questions nouvelles & curieuses, Paris, S. Cramoisy, 1640 ; Les Peintures morales, seconde partie de la doctrine des Passions, où il est traité de l’amour naturel & de l’amour divin, & les plus belles matières de la morale chrestienne sont expliquées, Paris, S. Cramoisy, 1643. 3 Voir les ouvrages et articles de M. Fumaroli, [1980] 1994, p. 379-391, A. Mantero, 1987 et 2001, D. Kuizenga, 1986, Fr. Graziani, 1990, A.-E. Spica, 1996, p. 422-426 et id., Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVII e siècle : Georges et Madeleine de Scudéry, Paris, H. Champion, p. 131-141, R. Crescenzo, 1999, R. Dekoninck, 2005, p. 82-88. 24 Ralph Dekoninck sur l’herméneutique des tableaux littéraires, c’est sur la conception de ces images, voire sur leur fabrication même qu’il convient d’attirer l’attention, car on touche peut-être là à une caractéristique de l’iconologie jésuite qui se révèle être, comme nous allons le voir, une forme d’« iconoplastie ». La dédicace du premier volume au Président de Mesmes met d’emblée en perspective l’architecture du livre dont l’auteur se présente explicitement comme le bâtisseur. Le nom du dédicataire placé sur la porte même de la galerie confèrera toute la noblesse requise à la construction. Avec cette entrée en matière, la double perspective architecturale et picturale est clairement posée, comme elle l’est de manière assez littérale dans le frontispice de Grégoire Huret montrant la galerie et les premiers tableaux qu’elle abrite 4 . La métaphore est filée dans l’« Advertissement necessaire à l’instruction du Lecteur ». À nouveau, un clair positionnement topographique y est affirmé : nous sommes toujours à l’entrée de la galerie où nous accueille l’auteur, lequel s’adresse tout à la fois au spectateur et au lecteur qui ne font qu’ « une mesme personne » (ibid.). S’il y est question de la matière, de la forme, des parties et de la fin de l’ouvrage, tous ces termes, et principalement les deux premiers, prennent ici une dimension clairement plastique. Tout d’abord, les matériaux, tirés de la morale ou « Science des Meurs » telle qu’héritée des Anciens, sont présentés, en certains aspects, encore « informes ». Du fait de leur étendue, ils n’ont pas encore été mis en œuvre sous toutes leurs facettes (ibid.) Et quand bien même ils l’auraient été, ils peuvent encore recevoir de nouvelles formes, a fortiori lorsqu’il s’agit de l’Amour qui est l’objet principal du tome II, la passion la « plus susceptible de belles formes », ou la « Matiere où il reste tant de beaux endroits à former, & à polir 5 ». Telle est l’originalité revendiquée par Le Moyne : elle ne réside pas tant dans la matière mise en œuvre (qui relève d’un donné anthropologique immuable) que dans le traitement formel qui en est proposé. Il y revient, de manière encore plus explicite, dans la préface du second tome : L’importance aussi n’est pas d’ouvrir le sein de la Nature pour en tirer de nouveaux Materiaux ; mais de donner de belles formes, & un nouveau lustre à ceux que l’on met en œuvre. […] Il ne faut donc pas estre tant en peine de produire de nouveaux sujets, que de donner des façons agreables & nouvelles aux anciens : c’est la figure & non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans. (n.p.) L’horizon ultime de cette référence plastique reste bien entendu la création divine elle-même, qui est pour ainsi dire une création continue. Si Le Moyne ne peut bien entendu prétendre égaler, par ses seules « mains », l’œuvre du Créateur, ses propres créations n’en affirment pas moins leur nouveauté : 4 Voir J.-M. Chatelain, 2000, p. 358. B. Teyssandier, 2002. 5 P. Le Moyne, op. cit., Préface, t. II, n.p. « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » 25 S’ils [les lecteurs] se donnent la peine d’y entrer, ils reconnoistront que le Sujet général excepté, il n’y a rien de ce qui se treuve ailleurs : & outre les desseins, qui sont tous nouveaux & de mon invention ; ils y verront quantité de materiaux qui n’avoient point encore veu le iour, & qui sont nouvellement tirez de la Carriere. (Ibid., n.p.) L’essentiel se situe toutefois dans les différentes formes qu’il a choisi de donner à sa matière (« discours », « tableaux » et « characteres »). Car c’est de ces formes que la matière reçoit tout son prix : Certainement aussi un Diamant brute n’a point de lustre : l’Or & l’Argent n’ont que la moitié de leur prix, avant que le Feu les ait purifiez : & c’est la main du Sculpteur qui donne de la recommandation au Marbre. (Ibid., n.p.) La matière brute prend donc toute sa valeur sous la main de l’artiste qui ne cessera de travailler jusqu’à atteindre la forme parfaite : Et parce que tout Ouvrage se fait de quelque matiere déterminée, qui reçoit divers traits entre les mains de l’Ouvrier, & passe par diverses formes, iusques à ce qu’il en vienne une derniere, qui luy donne toute la perfection dont elle est capable ; ie n’ay pas crû devoir me departir d’une regle si necessaire, & de laquelle la Nature mesme qui l’a faite ne s’est pas dispensée. (t. II, n.p.) Cette forme parfaite, on l’aura deviné, est celle qui correspond aux critères de la galanterie et du bon goût, comme Le Moyne le défend dans ses textes poétiques et comme il le rappelle à l’incipit de bon nombre de ses ouvrages, qu’il s’agisse de La Gallerie des femmes fortes, de La Devotion aisée ou encore de L’Art de regner. L’œuvre de Le Moyne s’apparente donc à un travail de polissage ou de dégrossissage des matériaux bruts extraits des « mines et carrières » de l’Ecole, matériaux dont il s’agit de révéler la forme : Il faut avoüer pourtant, que ces riches matieres ne viennent pas de là avecque toutes les iustesses, & tous les ornemens dont elles sont capables ; elles ont leur crasse, leurs inégalitez, & leurs rudesses, aussi bien que celles qui se font dans le sein de la Terre : & il faut que l’Art travaille avecque beaucoup de soin, pour leur oster ces defauts, & leur donner de plus agreables formes. Le Marbre se fait bien dans la Carriere, mais la Statuë veut estre faite dans la Boutique du Sculpteur ; & les bonnes choses de l’Escole, ne peuvent devenir belles qu’entre les mains de l’Eloquence. (Ibid., n.p.) L’objectif de Le Moyne est ici clairement posé : il ne s’agit pas tant d’embellir cette matière première que de la rendre simplement agréable à la vue en 26 Ralph Dekoninck en atténuant la « sévérité » par les artifices de l’éloquence. Le Moyne, en écrivain de son temps, privilégie ainsi le style moyen, celui que l’écriture galante a hérité du stylus floridus impérial et que remettent à la mode dans les annes 1640-1650 les petits genres mondains, mariant la convenance de l’ornement avec l’équilibre entre imitation des Anciens et invention inédite dans l’organisation de la matière et de la forme de son propos (ibid.). Les « tableaux d’encre » et les « statues en papier » qu’il nous livre en alliant peinture et poésie, dont la conjonction (« elles s’embellissent mutuellement et comme par contagion » 6 ) est gage d’un surcroît de plaisir, concourent non seulement à donner forme à l’instruction morale à l’aide des matériaux anciens et modernes, mais aussi, par un effet de contagion mimétique, à conformer le spectateur-lecteur aux modèles qui lui sont donnés en exemple. Le Moyne insiste en effet sur l’articulation entre le volet spéculatif et le volet pratique, horizon ultime de son entreprise. Si le premier est embelli « d’agrémens sérieux & modestes » il produira immanquablement ses effets sur le second. L’analogie plastique glisse ainsi de la configuration des œuvres à celle de leur spectateur. Et c’est dans cette nouvelle dimension que se marquent les limites de la comparaison avec les arts plastiques, la différence fondamentale se situant dans la nature de la matière travaillée : i’ay consideré qu’il n’estoit pas du Sage qui travaille sur des Matieres vivantes & actives, comme des autres Artisans qui n’ont que des Matieres mortes entre les mains. Le Peintre & le Sculpteur peuvent faire leurs Tableaux & leurs Statuës, sans connoistre exactement l’essence des couleurs, ny la nature des Metaux & des Marbres. Le Sage n’auroit pas assez d’une veuë superficielle de son Suiet : il luy doit estre connu iusques au fonds ; il faut qu’il en sçache toutes les conditions & les proprietez, afin qu’il le manie avec succez, & qu’il n’arrive point de méprise ny de confusion dans l’usage. (Ibid., n.p.) Pour autant, l’idée d’un tel travail sur la matière vivante n’a rien d’original. Elle constitue même un lieu commun qui traverse la littérature de la Compagnie de Jésus dans laquelle le jésuite tend à se définir comme un artifex evangelicus, et c’est dans ce contexte qu’il convient maintenant d’interpréter les textes liminaires des Peintures morales. Cette dernière expression correspond au titre que Maximilien van der Sandt, autre grand théoricien de la symbolique jésuite, donna au livre qu’il fit paraître exactement à la même date que la publication du premier tome des Peintures morales 7 . Cette date de 1640 correspond au premier centenaire de la Compagnie de Jésus et l’Artifex evangelicus est une pièce expressément conçue pour cette célébration. L’ouvrage est entièrement construit sur une série de métaphores empruntées aux 6 Ibid., n.p. 7 Artifex evangelicus siue similitudinum ac symbolorum sylva, Cologne, J. Kinchius, 1640. « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » 27 arts libéraux et mécaniques dans le but de transmettre à la jeunesse, à travers ceux qui sont chargés de l’éduquer, un enseignement moral et spirituel. L’appel fait aux arts se justifie, aux yeux de l’auteur, par la dimension pratique de ce genre de créations capables d’émouvoir et mouvoir les affects, et de conduire ainsi des choses corporelles aux spirituelles 8 . L’artifice n’a donc ici rien d’artificiel, puisqu’il est approché comme la forme et la fonction la plus adéquate pour rendre compte de la conformation aux vertus évangéliques (ad mores Evangelio conformes inducendos conducant) vers laquelle doit tendre tout chrétien. Cela apparaît clairement lorsqu’il est question des arts de l’imitation, comme la peinture et la sculpture. De nouveau, la création divine apparaît comme le modèle par excellence à imiter, dépassant de loin la création humaine en ceci qu’elle travaille la figure humaine de l’intérieur plutôt que de l’extérieur comme le fait le simple artisan 9 . Calquant son œuvre sur celle de Dieu, l’artifex evangelicus devra non seulement devenir l’artisan de sa propre édification, mais aussi œuvrer à la formation de ceux dont il a la charge. Pour tendre vers ce but, la voie est double : par la voie affirmative, on procède en ajoutant les perfections comme le fait le peintre avec ses couleurs ; par la voie négative, on soustrait toutes les imperfections pour révéler la forme pure comme le fait le sculpteur 10 . Plus encore que cette double manière de procéder, qui rappelle les deux voies de la mystique dionysienne 11 , c’est la dimension indéfinie de cette formation continue qui compte comme le soulignait déjà Jérôme Nadal : Comment progresse-t-on vers la perfection ? On peut le voir dans l’œuvre des peintres, qui ne font, tout d’abord, que trouver les couleurs et esquisser très imparfaitement les traits ; puis ils reprennent tout et s’efforcent d’obtenir une œuvre achevée, recommençant autant de fois qu’elle n’est pas parfaite. C’est ainsi que tu dois procéder dans la vie spirituelle. 12 8 « Quid autem magis commodum ad institutionem polularem, & magis gratiam auribus etiam eruditis, quam differere ex Artis cuiuslibet proprijs, indeque ad ea, quae sunt fidei, ac caelestis doctrinae transitum facere. […] Si quae figurae similitudinum non tantum de Caelo, & de Sideribus, sed etiam de inferiori creaturam ducantur ad dispensationem Sacramontorum, Eloquentia quadam est doctrinae salutaris, mouendo affectui discentium accommodata, a visibilibus ad inuvisibilia, a corporalibus ad spiritualia, a temporalibus ad aeterna. » (M. van der Sandt, op. cit., préface, n.p.). 9 Ibid., p. 696. 10 Ibid., p. 574-575. 11 Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, II [1025 B], in trad. M. de Gandillac, Paris, Aubier-Montaigne, 1943, p. 180 ; M. van der Sandt connaît fort bien ce passage qu’il paraphrasait déjà dans sa propre Theologie mystica (1627). 12 J. Nadal, Orationis observationes, Rome, 1964 (« Monumenta Historica Societatis Iesu », vol. 90a), p. 54 (trad. P.-A. Fabre, Ignace de Loyola, le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVI e siècle, Paris, Vrin, 1992, p. 185). 28 Ralph Dekoninck Cette quête perpétuelle de la ressemblance perdue sous-tend également l’œuvre pédagogique appliquée dans les collèges de la Compagnie. Francesco Sacchini consacre plusieurs chapitres de son Protrepticon ad magistros scholarum inferiorium Societatis Iesu (Rome, G. Mascardi, 1625) à l’analogie sculpturale et picturale. Retenons simplement la différence qu’il dégage entre le travail du pédagogue jésuite et celui de l’artiste plasticien : C’est très à propos que l’on compare l’enseignement des enfants à la peinture, à la statuaire et aux autres arts qui représentent les choses par imitation […]. Combien en effet (ô divin Jésus), combien est grand l’écart entre les deux ! Pour ceux-là [= les artistes], la matière est inanimée et brute : c’est de l’argile, des morceaux de bois, des pierres, des os, enfin des métaux. Pour nous [= les professeurs], la matière est vivante, elle respire, est intelligente : ce sont des corps et surtout des esprits humains. […] De fait, quand il imprègne avec les fondements des sciences les esprits des enfants, qui sont comparés à un tableau vierge, le professeur y appose des couleurs à la manière des peintres. Quand il façonne (conformare) la personnalité en travaillant avec souplesse les tendres esprits, il imite l’activité des modeleurs et des sculpteurs. Quand il retranche les vices et éveille sur la droiture les opinions qui sont endormies, quand il distingue le bien du mal et attribue à chaque fonction sa place et son siège, à la manière du statuaire, il met au jour et produit peu à peu des membres en taillant dans le marbre, il dispose chaque membre à sa place selon une juste mesure et le polit. C’est donc à bon droit qu’on dira que le professeur seul de tous les artistes mérite les éloges et qu’il les surpasse. Mais, en cela aussi, il l’emporte d’une façon étonnante sur tous dans la mesure où, alors qu’un seul travail occupe chaque artiste, lui entreprend plusieurs tâches dans un seul et même travail. 13 Une telle métaphore continuée trouvera l’une de ses plus belles expressions visuelles dans l’un des emblèmes du prestigieux volume publié l’année même de la parution du premier tome des Peintures morales en vue de célébrer, là encore, le premier centenaire de l’Ordre, volume au titre programmatique : Imago Primi Sæculi Societatis Iesu. L’emblème en question, situé à la fin du troisième livre dévolu à l’action de la Compagnie dans le monde (Societas agens), est précisément consacré à la pédagogie jésuite conçue comme sculpture 14 . Placé sous le titre d’« éducation de la jeunesse », il nous montre l’atelier d’un sculpteur que l’on découvre en train de tailler une espèce d’Hercule. Cette statue païenne contraste avec la sculpture du Christ que pointe du doigt une troisième statue représentant un jeune 13 Fr. Sacchini, op. cit., éd. Louvain, Sassenius, 1674, p. 44-45 et 50-51. Je tiens à remercier Grégory Ems pour son aide à la traduction de ce passage. 14 Imago Primi Saeculi Societatis Iesu, a Provincia Flandro-Belgica eiusdem Societatis repraesentata, Anvers, B. Moretus, 1640, p. 468. « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » 29 homme. La scène trouve son explication dans la sentence qui accompagne l’image et qui est empruntée à l’épître aux Galates de saint Paul (4, 19) : Donec formetur Christus in vobis (« Jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous 15 »). Or c’est bien ce qu’illustre l’emblème de l’Imago. Le poème grec qui accompagne l’emblème congédie les deux plus fameux sculpteurs de l’Antiquité, Polyclète et Praxitèle, pour leur substituer les nouveaux sculpteurs, compagnons de Jésus, car ils façonnent la jeunesse à la vertu et à la beauté. Le commentaire qu’Adriaen Poirters propose la même année dans son adaptation néerlandaise de l’Imago vient encore enrichir cette interprétation en y ajoutant l’éloge en général de l’action pédagogique de la Société, telle le défricheur des terres sauvages pour y implanter une nouvelle société 16 . L’opposition nature/ culture apparaît, on le voit, de la façon la plus littérale. L’œuvre jésuite consiste à donner forme à la matière, à parfaire, voire à insuffler cette âme chrétienne qui lui fait défaut. Loin de prêter le flan à l’ancestrale critique biblique des faiseurs de simulacres qui en viennent à se prosterner devant leur création, le pédagogue jésuite comme artifex evangelicus façonne des images vivantes, seules dignes de prétendre à la ressemblance divine, et cette mimésis sacrée peut s’aider de tout le savoirfaire hérité de l’antiquité aussi bien païenne que chrétienne. La pédagogie jésuite consiste donc avant tout à conformer des âmes croyantes et éclairées au seul modèle qu’il convient de leur donner : le Christ. Elle peut donc être pensée en termes de Bildung ou de Verbildung, pour reprendre le riche vocabulaire mystique de Maître Eckhart 17 , c’est-à-dire comme un façonnage des âmes, suivant l’exemple du sculpteur dégrossissant la matière brute pour y découvrir l’image originelle, la forme primordiale sous les décombres du péché. Pour caractériser la nature de cette formation, on pourrait également reprendre la belle expression de Bremond qui parle de « galvanoplastie » à propos de la manière dont le Verbe s’imprime dans l’âme abandonnée à Dieu selon Bérulle (t. III, chap. II, 2 B). On est cependant ici bien loin d’une forme de passivité et de réceptivité des impressions mystiques. L’action de la compagnie est plus précisément une forme d’« iconoplastie » dont la matière première est l’homme lui-même conçu comme image vivante, et dont les moyens sont notamment toutes les images plastiques et rhétoriques forgées par ces artisans évangéliques. 15 « Jadis, dans votre ignorance de Dieu, vous fûtes asservis à des dieux qui au vrai n’en sont pas » (Ga 4, 8). Tout le chapitre 4 file la métaphore de l’enfantement. Le Christ fils de Dieu nous remet au monde par l’Esprit et cette renaissance marque la fin de l’asservissement aux faux dieux. 16 Af-beeldinghe van d’eerste eeuwe Societeyt Iesu voor ooghen ghestelt door de Duyts- Nederlantsche provincie der selver Societeyt, Anvers, Moretus, 1640, p. 282-283. 17 Voir W. Wackernagel, Ymagine denudari : éthique de l’image et métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1991. 30 Ralph Dekoninck Nous pouvons prendre à présent la mesure de ce que les Peintures morales partagent avec ces diverses publications exactement contemporaines. Si on y retrouve cette prégnance des analogies plastiques, force est néanmoins de constater que Le Moyne insiste moins sur la réception que sur la création conçue comme proprement artistique et non simplement artisanale. Car il se présente bien comme le créateur inspiré des peintures morales, dont les matériaux sont moins les passions elles-mêmes que tout le savoir, ancien et moderne, qui les concerne. Il s’agit de conférer à ces matériaux de nouvelles formes susceptibles de plaire à un public mondain sensible aux attraits des arts. C’est par le moyen de ces fictions instructives et divertissantes que les âmes délicates se laisseront attirer dans la galerie 18 . À l’instar des « Prestres du Paganisme qui s’enfermoient dans les Idoles de leur Dieux & parloient au Peuple par leurs bouches, afin d’avoir plus d’authorité, & de se faire escouter religieusement, & avec quelque sorte de culte 19 », notre jésuite use de toute son éloquence pour animer non seulement ses peintures mais aussi leurs spectateurs. Car une telle exhibition (montrer pour démontrer, la preuve par l’exemple), comme on l’a vu, n’est pas une fin en soi, le but ultime étant de susciter des suiveurs et non des admirateurs 20 . Les peintures parlantes produiront ainsi leurs effets sur le spectateur, selon un processus de contagion mimétique parfaitement conforme à une théorie de l’image post-tridentine où rhétorique et spiritualité trouvent à s’allier pour mieux emporter l’adhésion et la conversion 21 . L’auteur parvient ainsi à instiller discrètement son art de l’alchimie spirituelle, qui consiste à transmuer les peintures morales en peintures dévotes comme les passions profanes en passions spirituelles. Pour cela, le façonnage artistique des âmes impose une stratégie efficace : agir directement sur l’imagination qui, ainsi stimulée, aura vite fait de gagner le cœur, siège de la puissance volitive et affective et moteur des passions. De ce genre de stratégie découle ce qu’on pourrait appeler une esthétique spirituelle qui ne conçoit pas la Vérité et l’ornement comme antithétiques, mais autorise de « se parer honnestement pour se faire aymer 22 ». Combinant l’art du sculpteur et l’art du peintre, Le Moyne est un metteur en scène capable de montrer la vérité sous son plus beau jour. Usant de « petites 18 « Si j’avois basty un Temple en cet Ouvrage, les Libertins et les Impies, qui ne vont à l’Eglise que par la force, le laisseroient pour les Dévots. Si j’y avois érigé une Académie, il ne s’y présenteroit que des Philosophes. Mais ayant fait une Gallerie de Peintures, la Curiosité y amènera des Dévots et des Libertins, des Docteurs et des Cavaliers, des Philosophes et des Femmes » (P. Le Moyne, op. cit., t. I, n.p.). 19 Ibid., n.p. 20 Op. cit., t. II, n.p. 21 Op. cit., t. I, n.p. 22 Ibid., n.p. « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » 31 douceurs » et de « déguisements » en tout genre pour apprêter la vertu et lui donner ainsi un visage amène, il fait monter la religion sur scène 23 . C’est l’incompréhension d’un tel usage de l’imagination, formatrice pour les jésuites, déformatrice ô combien pour leurs adversaires, qui a sans doute contribué à forger une partie de la légende noire qui accompagne l’histoire de la Compagnie. Car de la formation à la manipulation des consciences, la distance semble mince aux yeux de leurs principaux critiques, comme l’attestent les dénonciations de leurs techniques de conditionnement psychique, telles qu’appliquées par exemple dans leurs « chambres de méditation » où les jansénistes virent un moyen efficace de modeler les âmes malléables, comme celles des enfants et des femmes 24 . Il est étonnant de remarquer combien cette idée aura la vie longue. Ainsi Hippolyte Taine, dans son Voyage en Italie, revient sur cette force de frappe iconique des jésuites en remontant à sa source, les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, et en usant cette fois de la métaphore de l’empreinte : Il faut lire leurs Exercitia spiritualia pour savoir comment, sans poésie, sans philosophie, sans aucun emploi des forces nobles de la religion, on peut s’emparer de l’homme. Ils ont une recette pour rendre les gens dévots et l’appliquent dans leurs retraites ; l’effet est certain [il présente la composition de lieu et l’application des sens]. Chaque dent de l’engrenage mord a son tour : d’abord les images de la vue, puis celles de l’ouïe, puis celles de l’odorat, du goût, du toucher ; la répétition et la persistance du choc approfondissent l’empreinte. […] je connais bon nombre de gens qui, à ce régime, au bout de quinze jours, auraient des hallucinations ; il n’en faudrait pas dix à une tête chaude, à une femme, à un enfant, à une cervelle ébranlée et triste. Ainsi martelée et enfoncée, l’empreinte est indestructible. Vous pouvez laisser passer le torrent des passions et de la vie mondaine ; dans vingt ans, trente ans, aux approches de la mort, au temps des grandes angoisses, on verra reparaître la marque profonde sur laquelle il aura vainement coulé. 25 23 « J’attends qu’un de ces jours la Religion ne sera plus escoutée, si elle ne monte sur la Scene, & ne fait un Personnage à la Comedie. » Ibid., n.p. 24 Voir J.-R. Fanlo, « Les Chambres des méditations : l’imagination dans la polémique anti-jésuite, d’Étienne Pasquier à Agrippa d’Aubigné », Littératures classiques, 45 (2002), p. 91-108. 25 H. Taine, Voyage en Italie I. A Rome [1866], Paris, Editions Complexe, 1990, p. 253.