Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2010
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La dévotion honnête du Père Le Moyne
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2010
Didier Course
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Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) La dévotion honnête du Père Le Moyne Didier Course Dans la grande entreprise de récupération des âmes organisée par l’Eglise post-tridentine, terrain et spiritualité vont de pair. La contre-réforme va exiger à la fois des religieux ancrés dans le monde et des prêtres instruits pour réformer un catholicisme mis à mal par les avancées protestantes. Dans cet incroyable mouvement de régénération vont naître les grands maîtres de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler « l’école française de spiritualité ». Ainsi s’est formé un clergé capable de réformer les paroisses, de comprendre les exigences spirituelles mais aussi celles bien humaines de paysans souvent misérables, de récupérer une élite parfois tentée par le libertinage et d’imprégner le pays d’une doctrine transmise par le catéchisme du Concile. De Bérulle à Saint-Cyran et à Jean d’Eudes, du père Joseph à la compagnie du Saint-Sacrement, mais aussi dans les grands mouvements individuels ou institutionnels, on retrouve indifféremment tous les états et les sexes, toutes les familles religieuses, aux côtés du clergé régulier. Tous travaillent à un renouvellement de l’Eglise en définissant les grandes lignes d’une dévotion adaptée aux compromis du siècle. C’est dans ce contexte général que l’on étudiera ici l’œuvre du père Le Moyne, une œuvre qui porte en elle-même les signes et les formes d’une dévotion nouvelle, qui si elle a osé s’appeler “aisée”, relève avant tout d’un acte exigeant de synthèse et de réforme. Dans ce contexte de grande réforme et d’action, deux livres ont particulièrement laissé leur empreinte sur cette société nouvelle que l’on offre en modèle, à la fois enseignement pratique et livres de haute volée spirituelle : Les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola et l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales. Alors qu’un succès de librairie ascétique jamais démenti par les siècles, comme l’Imitation de Jésus-Christ, s’adressait avant tout à un clergé régulier comme séculier déjà avancé dans la voie de la spiritualité, ces deux livres proposaient un travail de fondation pour un public en quête de réponses aux questions fondamentales d’un chrétien engagé dans le monde et qui souhaitait y rester. Dès le titre du troisième chapitre de l’Introduction à la vie dévote, le programme était lancé : Que la dévotion convient à tous les états de la vie. Dans ce contexte d’une nouvelle théologie pour des temps nouveaux, le livre religieux joue un rôle considérable. H.-J. Martin a étudié l’aspect 34 Didier Course quantitatif revêtu par la publication du livre religieux et y voit la preuve de l’intérêt profond pour le sujet de la foi et les questions théologiques 1 . Mais en même temps, l’époque et les lecteurs de ce genre d’ouvrages ne sont pas en quête de subtilités scolastiques ; pour eux, théologie ne signifie pas raffinement doctrinal. Ils attendent des réponses sur des cas précis, entre oraison et œuvres de charité, entre dévotions et actions. Dans ce monde où la question métaphysique est un sujet d’intérêt grandissant, mais au sein d’une société où dévots et libertins se côtoient encore dans une relative tolérance 2 , il est plus que jamais nécessaire de pratiquer la direction de conscience afin de toucher le plus grand nombre. Les grands maîtres spirituels du temps la mettent en pratique, de François de Sales à Bérulle, de Vincent de Paul aux Arnauld. S’inscrit alors un véritable dialogue, sous forme de lettres mais aussi d’ouvrages destinés à un public élargi. Dans cet élan de bonne volonté se pose ainsi la question d’un christianisme qui voudrait tout concilier et qui cherche à unir l’homme selon la foi et l’homme selon le monde. Mais au-delà d’une unité aux allures cicéroniennes, renvoyant au fameux « tout ce qui est selon la nature est digne d’estime 3 » 4 , on cherche une synthèse plus “vraie” : la foi doit en tout imprégner la vie. Il s’agit moins d’associer dans une relative harmonie le monde et la dévotion, de marier superficiellement le divin et le terrestre que de se livrer à un travail plus exigeant qui relève d’un renouvellement profond de l’être. Un ordre va particulièrement s’illustrer dans cette ambiguë mais décisive question de conciliation et de synthèse ; il s’agit bien évidemment des Jésuites. Nourrie de latin et de rhétorique, de culture humaniste et d’art du comportement social, la Compagnie va entraîner au bien dire pour bien penser des générations de jeunes prêtres qui à leur tour dirigeront les habitudes de piété de toute une élite aristocratique mais aussi bourgeoise. Un ouvrage comme La Cour sainte du père Caussin va influencer pendant des décennies toute la morale des cours d’Europe, équilibrant dans son propos même la terrible admonition de l’Ecclésiaste, Vanitas vanitatum et omnia vanitas, dans sa tentative de moraliser la cour du Prince, lieu privilégié de toutes les grandeurs et de toutes les bassesses, de toutes les richesses et de 1 H.-J. Martin, Livre, pouvoir et société à Paris au XVII e siècle [1969], Paris, A. Michel, 1999, I, p. 16-20 et 99-185 ; Philippe Martin, Une religion des livres : 1640-1850, Paris, Cerf, 2003. 2 Victor-Louis Tapié, La France de Louis XIII et de Richelieu, Paris, Flammarion, 1967, p. 93 ; J.-Ch. Darmon, « Libertinage et politique : remarques sur l’utilité et les incertitudes d’un questionnement », Littératures classiques n° 55 (2005), p. 7-20. 3 Cicéron, De finibus, III, 6. 4 Nous ne rouvrirons pas ici le débat de « l’humanisme dévot » en tant qu’étiquette bremondienne, mais souhaitons simplement prendre en compte les paramètres culturels qu’il recouvre : celui de l’unité d’une culture antique profane et d’une sacrée dans la France de la fin du XVI e et du début du XVII e siècles. La dévotion honnête du Père Le Moyne 35 tous les excès, de l’élégance et des perversions. L’ouvrage aux nombreuses rééditions du père Binet, L’Essay des merveilles de Nature et des plus nobles artifices, se lit à la fois comme un manuel d’élégance rhétorique dédiée à l’image et à la métaphore et comme un éblouissement devant les formes et la diversité de la création divine susceptible d’inspirer les arts et les lettres ; du papillon aux armoiries, de l’architecture aux métaux, de la médecine aux fleurs, le jésuite aspire à l’union divine de l’homme et de la création, de Dieu et de sa créature, dans un manuel où il annonce dès l’Avertissement au lecteur que « quand il faudra parler, vous parlerez comme il faut », fût-ce devant la « noblesse hardie » prompte à inventer « tous les jours des mots nouveaux 5 ». Le langage de la politesse du monde devient médiateur de la sagesse divine et de l’enseignement à suivre. Dans ce foisonnement créatif et souvent ingénieux d’une « écriture jésuite », Pierre Le Moyne s’avère être particulièrement inspiré. Au delà de la quantité, pourtant remarquable en elle-même, on ne saurait insister trop sur la diversité mais aussi sur la pertinence des thèmes qu’il a développés. Il suffit de parcourir rapidement la longue liste qui constitue sa bibliographie et l’on comprendra immédiatement qu’il est au cœur de toutes les questions qui ont hanté la vie religieuse et la société française du XVII e siècle. Suivant l’exemple du père Caussin, Le Moyne va insuffler un air d’honnêteté dévote à une élite en quête d’une spiritualité accessible dès l’ici et maintenant. Il n’est pas question d’une dévotion pour saintes en devenir ou pour pieux ermites ; la direction de conscience que propose le jésuite va être à la fois aimable et efficace. Sa « nouvelle » dévotion, au risque de paraître bien légère, si elle ne prend pas vraiment les traits d’une Célimène, refuse les aigreurs de la prude Arsinoé : Que dirais-je d’avantage ? On en fait un Phantosme décharné, qui ne sort jamais de l’église, qui fait le Carême toute l’année, qui met le Vendredi- Saint à tous les jours. Et on s’étonne que ce Phantome si terrible ait si peu d’amants ; que toutes les Maisons soient fermées à cette fâcheuse ; que la Dévotion travestie et défigurée de la sorte ne soit suivie de personne […] Ce n’est pas que la dévotion soit délicate, ny qu’elle veuille être fardée […] et la Poësie même qui a fait des entreprises si hardies […] n’a jamais osé luy donner la livrée et les enseignes du luxe […] mais véritablement aussi, c’est un abus de faire un Epouvantail d’une si excellente chose. […] Mais depuis quand la dévotion serait-elle devenue triste ? 6 Le programme moral du père jésuite est ici lancé ; sa dévotion est avant tout façonnée à l’image d’une religion de la modération et devrait devenir 5 Etienne Binet, Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices [1621], préface de M. Fumaroli, Evreux, « Des Opérations », 1987, p. 59. 6 Pierre Le Moyne, La Dévotion aisée, Paris, A. de Sommaville, 1652, p. 5-81. 36 Didier Course une expérience plaisante. Le corps et l’âme se rejoignent alors dans une coexistence sereine. Plus encore qu’une théologie facile et qu’une rhétorique du compromis dangereux - cette lecture n’a pas échappé à la critique janséniste -, la dévotion aisée du père Le Moyne est surtout une réflexion profonde sur le sens de l’expérience humaine. Derrière l’apparence de la facilité qui ouvre la porte à toutes les critiques morales, on peut voir aussi la marque de l’humanisme dévot cher à l’abbé Bremond. Dans cet art qui sut combiner les arguments matériels de l’ordre social et ceux du macrocosme divin, on retrouve dans La Dévotion aisée les marques d’un christianisme raisonnable et facilement raisonné. Du jésuite, on voit l’aimable disposition qui sous le dehors d’une tolérance sociale face aux embarras du monde amène progressivement le lecteur aux vraies questions et à une profonde remise en question. La confortable notion de la pureté de l’intention cache, mais n’évite pas, le travail de fond que le père jésuite demande à son lecteur, ou plus assurément, à sa lectrice. Le raisonnement élégant, l’image empruntée à la mode des cabinets de curiosités ou à l’alcôve précieuse, qui tous savent séduire un public habitué aux grâces de la mondanité, sont aussi et surtout des outils précieux dans l’avancée de l’introspection et de la révélation. S’il faut passer par les derniers artifices de la mode pour toucher une grande dame en mal de pénitence, le père Le Moyne n’hésite pas, même si, pour faire bonne mesure, l’éclat du blanc d’Espagne et celui du rouge tellement employés par Anne d’Autriche, sont empruntés à Tertullien. C’est par étapes régulières qu’il fait avancer l’âme placée sous sa direction. Sa dévotion est donc « aisée » en cela, qu’elle en appelle à un mouvement ascensionnel progressif et contrôlé. En suivant de près la direction de conscience d’un prêtre inspiré, l’âme humaine peut alors s’élever sans crainte ; elle aspire à une découverte saine et à la grâce sans danger d’une spiritualité pour tous. Dans la combinaison de références culturelles et sociales, dans la confluence de courants les plus divers, Le Moyne explore une polyphonie mystique. A tout cela, il faut ajouter une grande pureté d’intention, tirée de la tyrannie de la coutume et des servitudes de sa condition, imitée d’Esther, de Judith et des autres qui ont sanctifié la Grandeur et la Beauté, et allié les Vertus avec les Grâces. Et afin de relever l’esprit de temps en temps et le dégager de l’embarras que leurs font des mouchoirs et des collets, des robes et des jupes et tout le reste de cet attirail, qui suffirait à charger quatre mulets, ont le peut entretenir de quelque bonne lecture, ou de quelques réflexions qui se pourront faire sur le modèle que je vais donner. […] Que sert-il de luire et d’être parée, si l’on n’a au-dedans des parures qui répondent à celles du dehors ? Mais n’est-ce point des péchés de mon père et de la matière de sa condamnation que je me pare ? Ces perles ne sont-elles point les larmes des pauvres ? Ces dorures sont-elles bien nettes du sang de l’orphelin et de la veuve ? N’y a-t-il rien de la sueur et de la La dévotion honnête du Père Le Moyne 37 substance du peuple en ces juppes ? […] Que sais-je, si de mes diamans et de mes perles, il ne se fera point un jour des flammes et des charbons ; si de mes toilettes d’or et d’argent, il ne se fera point des robes ardentes qui me brûleront éternellement ? […] De semblables réflexions soutiendront l’esprit et l’empêcheront de se plonger dans la matière : elles le dégageront du présent et lui feront jeter une vue sur l’avenir : pour le moins elles seront cause que toute la matinée ne s’en ira pas à rien, et que parmy les bagatelles, il y aura quelque chose de sérieux, qui instruira la vanité et la tiendra sous la discipline. 7 Ce développement est révélateur à la fois d’un modèle de pensée et d’une technique d’approche. Alors que la pureté d’intention mise en avant dans toute la casuistique précède le cas pratique, elle est vite remplacée par les exemples concrets et plaisants d’une coquetterie de bons faiseurs si répandue dans les couloirs du Louvre ou sous les arcades de la place des Vosges ; les jupes et les dentelles de la frivolité du grand monde sont même paradoxalement moralisées par les présences de Judith qui pour vaincre Holopherne s’est parée tout le jour et de la reine Esther dont les artistes du temps aiment représenter l’élégance pâmée 8 . En empruntant les matières à la mode et des modèles si séduisants, Le Moyne attire l’attention d’une jeune précieuse ou d’une dame de cour qui ne verrait pas toujours la nécessité de passer des paroles aux actes de la dévotion. L’invitation à une « bonne lecture » et la réflexion qui la prolonge peut aussi séduire un public féminin en mal de reconnaissance intellectuelle, mais pourtant à la pointe des salons et des conversations 9 ; elle rappelle aussi la présence d’Esther, de Judith et d’autres héroïnes féminines exaltées dans les ouvrages de Jacques Du Bosc, La Femme héroïque ou les héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus 10 ou La Gallerie des femmes fortes de Le Moyne lui-même, qui connut un succès remarquable 11 . Le goût pour le livre religieux que nous avons déjà 7 Le Moyne, La Dévotion aisée, p. 172-177. 8 On songera ainsi à l’Esther devant Assuérus d’Artemisia Gentileschi (v. 1630 ; New York, Metropolitan Museum of Art), de Claude Vignon (1624 ; Paris, musée du Louvre) ou de Poussin (v. 1640, St-Pétersbourg, Ermitage), ou encore à L’évanouissement d’Esther de Véronèse (v. 1580 ; Paris, musée du Louvre), de Jean- Baptiste Jouvenet (v. 1690 ; Bourg-en-Bresse, musée de Brou) ou d’Antoine Coypel (v. 1697 ; Paris, musée du Louvre), un carton de tapisserie plusieurs fois tissé. 9 Voir Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, H. Champion, 2005. 10 Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, 1645, 2 vol. 11 Au-delà de la mode littéraire pour l’héroïsme féminin que l’on rappelle rapidement ici, l’époque connut aussi un important programme iconographique sur le sujet. Du Palais-Cardinal à l’hôtel de l’Arsenal, le goût pour la galerie de femmes fortes est particulièrement fécond à Paris ; on en retrouve les traces dans le livre illustré et particulièrement dans La Galerie des Femmes fortes de Le Moyne. Voir 38 Didier Course évoqué peut attirer l’attention ici encore ; mais les éléments de civilité et la distinction des modèles gomment ce qui aurait pu déranger une élite qui se méfie aussi des pratiques livresques et du pédantisme magistral. Ayant retenu l’attention de sa jeune coquette, le père jésuite entreprend dans un second temps de poser des questions d’ordre moral et social. Le bien-fondé de la fortune familiale est alors sujet à réflexion. Dans un monde où l’argent étalé par les nouveaux riches entretient des ressentiments grandissants mais aussi où les Grands font montre d’une largesse hautaine, la question posée à la jeune femme prend des allures d’une grande audace politique. En rappelant les origines peut-être troubles de la fortune des familles, en invoquant l’image du pater familias qui a su consolider les possessions matérielles de ses héritiers au détriment du pauvre, le père jésuite entre dans le terrain inconfortable d’un nouvel ordre social en branle, non plus l’ordre voulu par Dieu, celui des différents états, mais celui d’une valeur nouvelle et plus individualisée, l’argent. La dame si élégante n’est peut-être pas elle-même fille de grand seigneur ; son aristocratique époux a su profiter d’une large dot offerte par un beau-père bien bourgeois mais aussi bien riche. Alors que l’œuvre du père Le Moyne dans sa totalité reflète un respect profond pour l’ordre des états qui place hiérarchiquement toutes les conditions de celle du roi à celle du plus humble de ces sujets sous l’œil vigilant de Dieu, dans La Dévotion aisée, il offre une vision plus complexe et moins structurée de la société française du temps. Il laisse entrevoir un aspect de cette société mis cruellement en lumière par bon nombre d’œuvres littéraires, des Caquets de l’accouchée aux Caractères, en passant par Le Bourgeois gentilhomme : l’audace dangereuse des nouveaux riches 12 . Mary D. Garrard, Artemisia Gentileschi, Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 154-171 ; Ian Maclean, Woman triumphant. Feminism in French literature 1610-1652, Oxford, Clarendon Press, 1977, en partic. le ch. 3, « The new feminism and the Femme forte, 1630-1650 », p. 64-87 ; Die Galerie der Starken Frauen : Regentinnen, Amazonen, Salondamen [catalogue d’exposition], hrsg. von Bettina Baumgärtel und Silvia Neysters, München, Klinkhardt et Biermann, 1995 ; Alain Mérot, Retraites mondaines. Aspects de la décoration intérieure à Paris au XVII e siècle, Paris, Le Promeneur/ Quai Voltaire, 1990. 12 On rappellera ici un ouvrage de Le Moyne à haute teneur politique, Le grand miroir des financiers, tiré du Cabinet des Curiosités du deffunt Cardinal de Richelieu, Paris 1652, dans lequel le père jésuite entreprend de décrire le « ministre sans reproche » ou plus exactement Bailleul, surintendant des finances et chancelier de la régente Anne. Tous les états et toutes les conditions sont passés en revue, du « peuple, à l’âme basse et [au] cœur ennuyeux », au riche « de pourpre environné », mais aussi le roi et son pouvoir, rappelant au ministre « Que Dieu dans son esprit soit au dessus du Roy,/ Que la morale y soit subalterne à la Foy ». Dans un contexte d’opposition toujours présent entre gallicanisme et politique ultramontaine et sur lequel reposent de grands enjeux idéologiques, il met en garde le sage conseiller : La dévotion honnête du Père Le Moyne 39 À partir de la critique sociale, Le Moyne laisse entrevoir des châtiments plus cruels que ceux infligés au pauvre peuple par une élite enrichie malhonnêtement. Le texte prend ici des allures plus sinistres et les flammes de la damnation éternelle crépitent dans le texte. Les objets de la parure mondaine deviennent les armes même de Satan ; et telle la tunique de Déjanire, ils prennent part directement aux souffrances infligées à la coquette qui n’a pas su lire les admonitions de son directeur de conscience. Les horreurs réservées à la grande dame une fois damnée sont en parfaite adéquation avec son égoïsme, sa vanité et son luxe inutile. L’image frappante des diamants, des perles et d’autres effets de toilette se transformant au moment du jugement en objets de souffrance et en autant d’éléments de torture a de quoi donner à réfléchir à la plus superficielle des créatures et même à la moins encline naturellement à l’introspection. Cela dit, la conclusion du texte cité en dit long sur les limites de la réflexion théologique et morale de la dame et aussi sur celles imposées au directeur de conscience pragmatique. L’évocation des supplices infernaux, des charbons ardents et d’autres jupons enflammés est immédiatement suivie d’un « pour le moins » un peu trop résigné qui va limiter le temps des vanités à une partie de la journée, l’autre restant libre pour une discipline moins relâchée. De cette dévotion aisée du père Le Moyne, on retiendra surtout l’aspect concret d’une honnêteté sans prétention, sans facilité mais sans exigences inhumaines non plus ; elle est d’une indulgence dans laquelle on retrouve tout un modèle que le siècle admira mais ne comprit pas toujours en matière de spiritualité, celui qu’Elmire et Cléante du Tartuffe vont adopter comme direction morale et spirituelle. La direction générale de l’œuvre du père Le Moyne est toute entière révélée dans le titre du chapitre XIV : Qu’il y a une Galanterie de pur esprit qui peut compatir avec la Dévotion : Qu’il s’est toujours vu des Saints polis et des Dévots civilisés. La dévotion aisée du père Le Moyne est tournée vers le monde civil, opposée à un esprit replié sur lui-même. Elle prend des allures honnêtes, ne se pique de rien et emprunte sa méthode à la diversité d’un monde voulu par Dieu. Mais au-delà d’une civilité héritée des codes de la bienséance et d’une liberté de ton de bon goût, on trouve aussi un autre aspect d’une dévotion ancrée dans les principes moraux et esthétiques du siècle. L’art du père Le Moyne est d’avoir su parfaitement allier une « rhétorique de style imaginatif et sensuel, l’autre de style sévère 13 ». Il passe aisément de la question de « si pour hausser le Louvre, il abattait l’Eglise/ S’il voulait élever le Thrône sur l’Autel/ et sur l’Etat du Ciel mettre un Etat mortel », il saurait bientôt « à son grand dam » que « les sceptres des Roys ne sont que des fragments séparés de la Croix » (p. 17). 13 Marc Fumaroli, Héros et Orateurs, Genève, Droz, 1990, p. 257-58. 40 Didier Course morale pratique à la poésie de l’émotion. À l’heure des alcôves précieuses et dans le foisonnement prometteur d’une poésie baroque, il sait prouver que la langue de Dieu est aussi celle des hommes. L’attirance du temps pour une poétique sensorielle qui a trouvé son inspiration dans les « yeux de l’imagination » chers à Ignace de Loyola est présente dans de nombreux passages des textes de Le Moyne ; ce dernier emprunte au saint espagnol le goût pour l’accumulation d’éléments fractionnés mais complémentaires, tous issus d’une réalité sensuelle qui en appelle à la libération de l’âme. L’œuvre répond alors parfaitement à la définition d’un style tel que le décrit Sophie Hache : « Le style sublime est avant tout ce qui se ressent, ce qui se constate, échappant toujours au moins partiellement à toute autre forme de définition dans la mesure où il n’est pas identifiable à un ensemble de caractéristiques de style en particulier, à une technique rhétorique qui pourrait supporter une description exhaustive […] Le sublime est de l’ordre de l’expérience, et même plus précisément de l’expérience des passions. » 14 Le père jésuite, dans un chapitre particulièrement inspiré des Peintures morales, devient le chantre de cette poésie de l’exaltation qui sut séduire à la fois un public dévot et un auditoire plus habitué aux passions cornéliennes, l’un n’excluant pas l’autre bien évidemment mais au contraire, l’un se reconnaissant souvent en l’autre. Le texte devient la marque d’une dévotion qui sait les plaisirs de la beauté matérielle et entreprend de les rendre saints pour la plus grande gloire de Dieu : De ces substances immortelles, Les unes volent alentour Du grand flambeau de leur Amour, Comme de vives étincelles : D’autres plus pleines de ses feux, Vont à ces globes lumineux Dont les neuf sphères s’embellissent : Elles sont leurs Esprits, et sont leurs mouvements […] Sens la noble ardeur de ce Bois, Voys ces ronces et cette Croix, Qui brillent de flammes divines ; Arrête ici mon Cœur, ta vie est en ce lieu ; Sois un bouton de Feu sur ces belles Epines Tu seras un Rubis sur le Thrône de Dieu. 14 Sophie Hache, La Langue du Ciel, Paris, H. Champion, 2000, p. 128. La dévotion honnête du Père Le Moyne 41 L’amour divin devient dans ce texte une expérience physique profonde. Le cœur du chrétien est convié à une vision quasi cosmique qui associe immatérialité des anges, grâce épurée de la transsubstantiation du corps en âme et exaltation sensorielle, voire sensuelle. Dans cette envolée mystique de la matière on reconnaîtra les descriptions des ravissements des grands saints de la contre-réforme catholique mais aussi le goût affiché d’une époque pour l’expérience physique et ce qui touche à la sphère héroïque. Les sphères étoilées et d’autres expériences cosmiques, si elles n’évoquent pas encore les « lunettes à faire peur aux gens » ou ne résonnent pas dans les silences des espaces éternels, sont pourtant empruntées aux belles gravures d’un Abraham Bosse qui représente le goût d’une société polie pour les découvertes scientifiques nouvelles ou celles de Claude Mellan et de ses phases de la lune. Marc Fumaroli a remarqué la même culture rhétorique qui anime Corneille, Balzac, Desmaret et Le Moyne dans un enthousiasme poétique et imaginatif ; il voit en elle la marque de la passion de l’orateur 15 . Dans le choix des verbes liés aux sens, dans une explosion de références physiques attachées à la matière, le texte de Le Moyne est bien l’expression de toute une époque qui cherche - et trouve - la réponse à la grande question de l’union du Créateur et de sa créature. Derrière l’artifice rhétorique qui donne vie à l’expérience mystique, on voit avant tout la volonté de « parler » de Dieu sans l’enfermer cependant, mais au contraire en transformant la matière première de l’expérience humaine, le mot, en une poétique de la transcendance de l’incarnation. La sensibilité affective et sensuelle pallie les limites de la conscience d’une société en mal de « gloire ». La résolution d’une discordance dramatique entre la voie spirituelle et les plaisirs du siècle est toute entière contenue dans une dévotion qui lie intensément le corps et l’âme, le monde et l’Esprit, l’expérience sociale vécue pleinement et le désir profond de vivre sa foi chrétienne. L’impératif grammatical des vers cités plus avant répond à une impérieuse demande intérieure de l’âme. Cette esthétique de la rupture, de la surprise, de l’incorporation des genres et des tons est à la base même d’une entreprise qui vise à rendre à la dévotion sa liberté de conduite ; si Dieu mène les âmes par divers chemins, comme l’affirmait Thérèse d’Avila, Le Moyne entreprend de tracer les voies différentes que peut emprunter le Chrétien. La diversité n’est pas affaire d’hétérodoxie mais correspond à une volonté de comprendre la grandeur de la création. C’est en cela que l’œuvre du père Le Moyne est révélatrice d’un système de pensée et d’une méthode spirituelle ancrée dans la réalité du temps. Or, comme le rappelle Rémy Hess, malgré la réussite d’un modèle jésuite intégrant bon nombre d’éléments de la civilité et du savoir-vivre de l’aristocratie, l’élite prend aussi une certaine distance face à 15 Marc Fumaroli, Héros et Orateurs, op. cit., p. 111-114. 42 Didier Course une normalisation excessive de l’éducation et se méfie d’une éducation trop rigide 16 . Le Père Le Moyne se livre à travers son texte à une déconstruction de l’image austère et implacable d’une dévotion héritée de la tradition scholastique, de la patristique ou même d’une « école » jésuite. Dans le vocabulaire de l’action, dans la théâtralisation de l’expérience dévote, on retrouve le plaisir de l’activité physique, de l’art de la stratégie militaire et de la joute, mais aussi du jeu mondain, de la conversation plaisante et de la pointe élégante. Partie intégrante d’une dévotion aisée à comprendre et à atteindre lorsque le directeur de conscience sait prendre en compte les limites de la condition humaine, l’expérience littéraire devient exercice de sublimation spirituelle qui fonde sa méthode dans le geste. 16 Remi Hess, « Education », in A. Montandon (dir.), Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1995, p. 314.