eJournals Oeuvres et Critiques 35/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2010
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L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne

121
2010
Volker Kapp
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Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne Volker Kapp Pierre Le Moyne aime commencer ses œuvres par un éloge de la nature. C’est ainsi que Les Peintures morales débutent par un panégyrique de la campagne: Il est certain que ce fut un bon Esprit qui mena les Muses au Desert, avant qu’il se parlast d’Ermites ny de Penitentes 1 . […] jamais elles n’eussent acquis à la Ville, ce qui leur est venu sans peine à la Campagne. C’est l’endroit de la Terre le plus pur & le plus tranquille: l’Innocence & la Paix y ont fait tout le temps leur demeure. […] La Sagesse aussi le choisit dés le commencement pour se communiquer aux hommes, toutes les Sciences s’y sont retirées à son exemple, les premieres Vertus qui descendirent du Ciel, prirent là les visages & les habits avec lesquels elles s’apparoissent à nous […]. 2 Les solitaires de l’Antiquité chrétienne qui se retiraient dans le désert pour se consacrer à Dieu découvrent, selon notre auteur, le charme de la solitude bien après les Muses du paganisme. Cette conviction, sujette à caution chez les théologiens, est avancée ici pour évoquer une «spiritualité de la bucolique» 3 qui met au jour une dimension religieuse dans les idéaux des précieuses. Notre jésuite revient à plusieurs reprises sur cet argument. Parmi ses «poésies héroïques» se trouve une ode, dédiée au cardinal de Richelieu, intitulée La Solitude où il associe les «beautez innocentes de la Solitude» à l’«Eloge du feu Roy de ses victoires iusques à l’an 1630» 4 . Le je lyrique se trouve «Sur ces bors où la Marne à cent ruisseaux s’allie […] dans un Reduit d’estude & de plaisir» 5 et chante: 1 Racan exalte également la solitude, mais il déduit le charme du monde pastoral de l’idéal des anachorètes (Les Bergeries III, 1). 2 Pierre Le Moyne, Les Peintures morales, où les Passions sont representées par Tableaux, par Characteres, & par Questions nouvelles & curieuses, Paris, S. Cramoisy, 1640, vol. I, p. 1-2. 3 Voir Dominique Millet-Gérard, Le chant initiatique. Esthétique et spiritualité de la bucolique, Genève, ad solem, 2000 qui passe malheureusement Le Moyne sous silence. 4 Les Poesies du P. Pierre Le Moyne, Paris, A. Courbé, 1660, p. 186. 5 Ibid., p. 187. 44 Volker Kapp La Terre en ce Desert est simple & naturelle; Et n’a rien de l’orgueil de ces grands bastimens, […] La Nature elle-mesme en a fait la structure; Les Monts en leur vieillesse y sont encore verts; […] Le repos y preside avecque l’innocence […] 6 Ce cadre bucolique contraste avec «l’orgueil» de l’architecture urbaine sans que cette opposition implique une condamnation des acquis de la civilisation. Sa simplicité riante est évoquée pour rappeler les bases dans lesquelles s’enracinent les constructions imaginées par l’homme et pour corriger les prétentions de ceux qui voudraient se débarrasser de ces présupposés. Ces subtilités importent à notre jésuite qui en tire la légitimation religieuse de son travail de poète. La même démarche se retrouve dans La carte de Paris, longue Lettre morale dédiée au chancelier Séguier. Elle s’ouvre par un éloge du dédicataire pour mentionner ensuite les circonstances de la composition de cette poésie: Ce besoin m’a conduit dans une solitude, Où, loin de l’embarras, loin de l’inquiétude, Domestiques des Grands, Ordinaires des Cours, Je joüis sans chagrin de la beauté des jours: Et me fais, quand je veux, une pompeuse Scene, De ce Monde abregé, que va baigner la Seine Le Spectacle est illustre, & les pensées divers, Que Paris me fournit, exprimez en ces vers. 7 Cette poésie qui figure dans ses Entretiens et Lettres morales 8 , vante la ville de Paris en tant que «Chef qui tout suce, un Cœur qui tout attire» (p. 245). Il lui oppose «la simple Nature» (p. 246) où «La Terre encore vierge, & les bois innocens,/ Conservent la vertu qui fut au premier temps» (p. 246). L’auteur s’adonne à la nostalgie des temps passés en distinguant la ville actuelle de celle de ses fondateurs: «Que Paris est changé depuis cét heureux temps: / Que de nos Devanciers nous sommes differens» (p. 247). Même la «Cour est un Theatre, où les Princes Acteurs/ Donnent la Comedie aux Peuples Spectateurs» (p. 249). Cette plainte se termine par une note plus optimiste qui compare la juridiction du chancelier à la parole du Créateur imprimant une forme au chaos: 6 Ibid. 7 Nous citons d’après Les Œuvres poétiques du P. Le Moyne, Paris, L. Billaine, 1671, en indiquant la page, ici p. 245. 8 Paris, E. Loyson, 1665, livre I, p. 55-75. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 45 Et comme de ce Corps sans forme & sans clarté, Où tout estoit confus, rien n’estoit limité, La parole de Dieu, lumineuse et feconde, Fit sortir l’harmonie & la beauté du Monde: Ainsi de ce Chaos de Droits embarrassez, […] Vous tirez la clarté, l’ordre, & la convenance, Qui regnent sous les Loix dans le Ciel de la France. (p. 262) Le programme de ce panégyrique est bien osé quoique ‹politiquement correct›. Il suit un procédé familier aux miroirs des princes qui vantent un idéal, qu’on qualifie souvent d’utopique, pour rappeler les fondements moraux et religieux de la Cité et inciter le dignitaire à s’y conformer. Notre homme d’Église nourrit son imaginaire poétique de la nature transfigurée par sa foi qui l’érige en idéal de pureté. En 1661, Le Moyne publie une Lettre morale intitulée De la Vie champestre où une note en tête de la plaquette informe le lecteur du lieu et des circonstances de la composition. En 1660, il a passé l’été au château de Nanteuille-Haudoin, appartenant au duc François Annibal d’Estrées 9 , maréchal de France (1573-1670), qui s’y repose «d’une longue et dangereuse maladie». Sa reconnaissance pour son hôte convalescent se traduit par le choix d’une matière «aisée», faisant état de son séjour à la campagne. Il insère cette poésie quatre ans après également dans ses Entretiens et Lettres morales 10 où sont réunies des épîtres dédiées au roi, à ses mécènes de la noblesse d’épée, par exemple Monsieur le Prince ou le duc de Montausier, à la Grande Robe parisienne, entre autres le président de Mesmes (dédicataire de tout le recueil) ou le président de Lamoignon, et à des Dames du grand monde, la comtesse de La Suze ou la duchesse d’Aiguillon. La liste des dédicataires se lit comme le fichier du Paris mondain de l’époque. De la Vie champestre se plaît à embellir la nature: les poissons folâtrent dans l’eau pour «faire feste» (275) au propriétaire qui les protège des hameçons du pêcheur. Tout autre est cependant la réflexion d’un je lyrique, parlant à la troisième personne, sur les images qui se reflètent dans l’eau: Ainsi, dit-il, nos jours, ainsi nos années s’écoulent; Et la mort est le terme, où leurs cercles nous roulent. Tous les temps, tous les lieux, mènent à cette fin: […] On meurt à l’Hospital, on meurt dans le Palais: Il n’est point de grandeur, de beauté, de richesse, Qui puisse de nos jours arrêter la vistesse: (p. 274) 9 Le Moyne écrit «D’Estrée». 10 Paris, E. Loyson, 1665, livre I, p. 108-122. 46 Volker Kapp Le thème de la vanité de l’existence soumise au dépérissement est un thème développé dans L’Ecclésiaste 11 . Il s’accorde avec le sérieux de la foi, mais notre jésuite, qui se propose de fêter les plaisirs de la campagne, se garde de rappeler au maréchal, luttant contre les inconvénients de la vieillesse, la menace d’une mort imminente. Une certaine tension existe toutefois entre les deux blocs thématiques de cette poésie, celui relevant du divertissement et celui de la vanité. Le premier bloc s’apparente aux exercices anodins de la poésie mondaine dans la lignée de la Guirlande immortelle à Mademoiselle d’Agenois, figurant dans le livre second du recueil entièrement dédié à des femmes (II, VII); le deuxième s’y intègre par contre difficilement. Quelques critiques, qui voulaient contourner la difficulté résultant de cet antagonisme thématique, ont choisi le biais anecdotique de la biographie pour analyser cette poésie. Le maréchal d’Estrées, alors âgé de quatre-vingtsept ans, refuse de se retirer de la cour pour se préparer à sa mort. À l’époque où Le Moyne écrit son Histoire du Règne de Louis XIII, probablement perdue, il publie ses Memoires d’Estat; Contenant les choses plus remarquables arrivées sous la Regence de la Reyne Marie de Medicis, et du Regne de Louis XIII (1666) sans nom d’auteur et les fait précéder d’une Lettre ecrite a une personne de qualité, où il est parlé de l’Autheur, du Sujet, et du Caractère de ces Memoires, document que Paul Bonnefon ne juge malheureusement pas digne de figurer dans son édition des Mémoires du Maréchal d’Estrées 12 . On ne dispose pas d’informations sur la part du maréchal d’Estrées dans cette publication de ses Mémoires par Le Moyne, qui connaît sa carrière brillante de militaire, son prestige à la cour et ses mérites de diplomate sans le métamorphoser en amateur de la vie champêtre. La thèse d’une telle métamorphose est avancée par Paul Bonnefon 13 qui s’inspire probablement d’Henri Chérot, sans le mentionner. Chérot évoque les données de l’environnement du château de Nanteuil-le-Haudoin et s’autorise de la note précédant la première édition pour insister sur les «impressions vécues» 14 sans oublier toutefois les «réminiscences d’Horace, de Virgile et de Racan» 15 . Il qualifie cette pièce de poésie «de convalescent» et de poésie «d’observation» tandis que le maréchal d’Estrées est traité 11 Voir Dorothea Scholl, «Vanitas vanitatum et omnia vanitas. Das Buch Kohelet in der europäischen Renaissance- und Barocklyrik und Emblematik», Volker Kapp/ Dorothea Scholl (éd.), Bibeldichtung, Berlin, Duncker & Humblot, 2006, p. 221-260. 12 Paris, Renouard, 1910. 13 «Le Père Le Moyne, jésuite et poète qui le fréquente alors, nous le montre tout occupé de jardinage dans une épître sur la Vie champêtre qu’il lui consacra (1661)» (Mémoires du maréchal d’Estrées sur la régence de Marie de Médicis (1610-1616) et sur celle d’Anne d’Autriche (1643-1650). Publiés pour la Société de l’Histoire de France par Paul Bonnefon, Paris, Renouard, 1910, p. XXIII). 14 H. Chérot, [1887] 1971, p. 339. 15 Ibid. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 47 d’«amateur des jardins dont il est question à la troisième personne» 16 , remarque ingénieuse mais difficile à vérifier, parce que le château fut entièrement détruit à la Révolution. L’optique adoptée par Chérot et Bonnefon permet du moins d’évaluer le côté anecdotique de l’évocation d’une nature idéalisée. Un des fils conducteurs de notre poésie est ce qu’on pourrait qualifier de ‹visite guidée› dans le ‹parc› du propriétaire. Selon les procédés de la poésie descriptive, les vers suivants équivalent à une description vive du potager: Son plaisir est de voir la vive moûcheture, Que la jaune Renette ajoûte à sa dorure: De voir la Bergamote aux bras de l’Espalier, Qui semblent pour l’offrir vouloir se delier; (p. 275) Ce qui permet de plaider ici en faveur d’une visite des environs du château, c’est que ces fruits ne s’imposent pas dans la peinture du monde pastoral comme «la pourpre de la Rose,/ Sous le jour renaissant» (p. 274). Mais on hésite à y rattacher l’évocation du «silence […] où le Zephyre veille» (ibid.) et la comparaison du «murmure des eaux,/ Au concert inégal d’une troupe d’oiseaux» (ibid.). Est-ce vraiment une «fine étude de propriétaire dans cette description de la bergamote en espalier et de la jaune renette» 17 , description qui rappelle plutôt cette «certaine gayeté de stile, esloignée en égale distance, de la bouffonnerie & de la tristesse» que Guez de Balzac admire chez les sénateurs romains qui «ont débité toute la Sagesse divine & humaine» 18 ? Pour trancher ce différend, il faut insérer cette Lettre morale dans le contexte littéraire de l’époque. Une similitude avec le monde pastoral de Racan saute aux yeux. Les «Stances» précédant Les Bergeries de Racan évoquent une promenade analogue du je lyrique: Tantôt il se promène au long de ses fontaines, De qui les petits flots font luire dans les plaines L’argent de leurs ruisseaux parmi l’or des moissons, […] 19 Le je lyrique de ces «Stances» est magnifié par son courage à renoncer à la gloire trompeuse, promise aux ambitieux, pour la vie champêtre: 16 Ibid. 17 Ibid., p. 340. 18 Jean-Louis Guez de Balzac, Socrate chrestien, Jean Jehasse (éd.), Paris, H. Champion, 2008, p. 72-73. 19 Racan, Œuvres complètes, Stéphane Macé (éd.), Paris, H. Champion, 2009, p. 200. 48 Volker Kapp O bienheureux celui qui peut de sa mémoire Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire, […] Crois-moi, retirons-nous de la multitude, Et vivons désormais loin de la servitude De ces Palais dorés où tout le monde accourt, […] Agréables déserts, séjour de l’innocence. 20 Ces vers contiennent bien des motifs qu’on retrouve dans ceux de notre jésuite, mais ils exploitent une autre piste de la thématique puisqu’ils louent celui qui se retire à la campagne et abandonne la cour. Ce renoncement est absent de la Lettre morale du jésuite et sans aucun doute inimaginable pour le maréchal que le poète confronte au motif du temps qui emporte tout. D’Estrées, en convalescence à la campagne, reste courtisan tandis que le je lyrique de Racan s’adonne aux travaux des paysans. Il faut se mettre devant les yeux le traitement du thème par Racan afin de mieux saisir les intentions de Le Moyne offrant à son mécène une poésie sur la vie champêtre. Mieux que tout autre, le thème de la chasse met en évidence la spécificité des deux poésies. Aux yeux de Racan, la chasse s’accorde parfaitement avec la vie champêtre des nobles, déguisés en paysans, qui peuvent s’adonner à ce plaisir interdit aux simples habitants du monde rural. Aussi le protagoniste des «Stances» ne s’en prive pas: Il suit aucunefois un cerf par les foulées, Dans ces vieilles forêts du peuple reculées, Et qui même du jour ignorent le flambeau, Aucunefois des chiens il suit les voix confuses, Et voit enfin le lièvre après toutes ses ruses, Du lieu de sa naissance en faire un tombeau. 21 Le monde pastoral ne récuse pas la chasse en tant que rituel remplaçant la réalité plus atroce de la guerre. Le Moyne ajoute au portrait du maréchal en chasseur une évocation de l’automne, absente chez Racan, et cette combinaison, qui semble aller de soi, révèle un aspect central du message de sa Lettre morale. Le bruit de la chasse répand l’effroi chez les animaux, mais la scène se métamorphose ensuite en idylle: 20 Racan, Œuvres complètes, éd. cit., p. 198 et 201. 21 Ibid., p. 199. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 49 Cette guerre pourtant sans cruauté se fait: Le sang qui s’y répand, ne laisse aucun regret: Les meurtres innocens n’y font point de veuvage: Sans colère on y peut éprouver son courage: Et soit Sangliers ou Cerfs, des morts, avec honneur Le butin se partage, au signal du veneur. (p. 275) L’aspect ‹guerrier› de la chasse comporte pour le gibier une menace de mort, présentée ici comme une bagatelle puisque les meurtres sont «innocents» et n’entraînent pas de «veuvage». Le triste sort du gibier ne pèse pas par rapport au partage du butin, garant de la paix champêtre. Le Moyne tient à présenter l’automne comme une saison harmonieuse suivant la tradition poétique remontant à l’Antiquité qui associe les quatre saisons aux âges de l’homme. D’après Les Métamorphoses d’Ovide, l’automne symbolise l’homme doux et mûr qui a perdu l’impétuosité de la jeunesse mais qui n’est pas encore victime de la décrépitude de la vieillesse 22 . Notre poète y rattache l’idée que le maréchal voudrait faire valoir de sa vigueur d’homme en bonne forme dont les «desseins renfermez dans les justes limites […] ne sont point emportez par les illusions» (p. 273). Le je lyrique «croit, dans la maison que luy laissa son Père,/ Posseder en petit, l’un & l’autre Hemisphère» (p. 274). Cet homme équilibré, dont le plaisir est «de voir la nuance,/ Que cent divers fleurs font de leur alliance» (ibid.) et «les Sarcelles […] sans bruit faire la ronde autour des longs roseaux» (p. 275), s’aperçoit «que l’Automne s’appreste/ Que dés-ja le raisin luy couronne la teste» (ibid.). Cette facette de la saison correspond bien à l’image idéalisée que le maréchal se fabrique de lui-même. Le portrait du maréchal d’Estrées est flatteur, mais la Lettre morale ne se réduit pas à la flagornerie, puisqu’elle se termine par un avertissement adressé au dédicataire: La Fortune auroit beau joindre le bronze au plastre, Pour appuyer les Dieux posez sur son Theatre; Beau remparer de fer ces Colosses hautains, Qu’elle expose à l’encens, comme aux yeux des Humains: […] Tout le Theatre un jour luy-mesme perira; Et tombant sur ses Dieux, il les écrasera, Au premier coup de vent, qu’une Estoile contraire, Appellera du Nord, afin de les défaire. (p. 278) 22 «[…] excipit autumnus, posito fervore iuventae/ maturus mitisque inter iuvenemque senemque/ temporis medius, sparsus quoque tempora canis» (XV, 209-212). Voir Manfred Fuhrmann, «Die Vier Jahreszeiten bei den Griechen und Römern», Die Vier Jahreszeiten im 18. Jahrhundert, Heidelberg, Winter, 1986, p. 9-17, ici p. 15-16. 50 Volker Kapp Le vent du Nord, élément caractéristique de l’hiver, renversera toute la splendeur des grands sur le théâtre de ce monde. La poésie se termine en encourageant le maréchal à mettre «en seureté la fin de [sa] vie» (p. 278). La description réjouissante de la vie champêtre cède ainsi à une invitation à se préparer à une bonne fin. Comment faut-il évaluer cette volte-face dans la Lettre morale? On pourrait se contenter de l’insérer dans le paradigme du baroque dont elle est sans doute un exemple typique pour ce qui est d’opposer l’horreur de la mort à une surface riante. La poétique du jésuite ne se réduit pas à ces généralités. Un de ses présupposés est exprimé dans la Dissertation du poëme heroïque. Le Moyne y souligne que, pour former des images, «l’Esprit du Poëte doit découvrir en chaque chose, la pure forme du Bon & du Beau, la pure Idée de l’Aismable & du Merveilleux» 23 . L’hymne premier de La Sagesse divine présente une prosopopée qui développe le même thème: Mille Mondes qui pouvoient naistre Attendoient que ma volonté Designast d’un trait de clarté Celuy qui passeroit à l’Estre […] 24 Nous avons déjà allégué d’autres poésies où le Créateur divin produit les présupposés de la beauté et des idéaux de la civilisation urbaine. La théorie poétique de cette idée se trouve dans la suite de notre première citation des Peintures morales: La Nature mesme y est plus belle plus entiere & plus feconde que partout ailleurs, ses productions y sont plus nettes & mieux achevées, elle y dispose de soy plus librement & avec moins de contrainte, elle y est plus glorieusement occupée, & plus attentive à sa besongne […] les Orangers les Lauriers & les Myrtes que nous avons dans nos Jardins, sont des Estrangers qui nous sont venus du Desert, & que nous avons naturalisez par force. […] on a beau leur donner des trouppes de Jardiniers qui les cultivent […] ils ne s’y portent jamais bien. 25 Cette idée revient dans son Discours de la poésie qui érige la nature primitive en modèle du monde pastoral. La richesse inépuisable des premiers temps 23 Publiée dans Les Œuvres poëtiques (1671), non paginé. Voir sur ce thème Esther Gross-Kiefer, Le dynamisme cosmique chez Le Moyne, Zürich, Juris, 1968, p. 63. 24 P. Le Moyne, Hymnes de la Sagesse divine et de l’Amour divin. Le Discours de la poésie d’après l’édition de 1641, Anne Mantero (éd.), Paris, Le Miroir Volant, 1986, p. 34. Voir A. Mantero, 1995, p. 340-341. 25 Les Peintures morales, p. 2-3. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 51 de la Création garantit un programme poétique où la régularité de la nature jette le fondement des règles de l’art: […] puis qu’en tout Ouvrage, il y a quelque sorte de contract entre la Forme et la Matiere; il est raisonnable que les Parties soient égales […]. La Nature qui est reguliere & formaliste, s’est donnée elle mesme cette loy, & l’a enseignée aux Arts qui l’observent religieusement à son exemple. 26 On ne s’attendrait pas à cette déduction ‹naturaliste› de la régularité poétique chez un auteur dont le style est marqué par l’abondance oratoire et dont l’imaginaire se complaît dans les spéculations subtiles illustrées par la suite du texte: Au commencement du Monde, elle mit les Formes celestes dans une Matiere privilegiée & faicte exprez […] Elle a mis l’Ame intellectuelle dans une Terre choisie, façonnée de la main de Dieu, purifiée de son souffle, & illuminée des rayons qui y tomberent de sa face. 27 Christophe Bourgeois plaide dans ce contexte pour «l’hylémorphisme aristotélicien» 28 . Cela n’exclut pas le concept biblique de la création qui nourrit ici une imagerie tout à fait opposée au sublime, tel que Boileau le déduit du Traité du sublime du Pseudo-Longin. Le Moyne associe le sublime longinien au style fleuri qu’il retient, exprimé à travers les expressions de «Matière privilégiée», de «Terre choisie» illuminée des rayons de la face divine. Malgré cette divergence évidente entre sublime et style fleuri, les similitudes entre les deux programmes ne sont pas à négliger. Le Moyne se rapproche de Boileau quand il s’enthousiasme à propos des psaumes de l’Ancien Testament et des poésies des Pères de l’Église du fait qu’il «n’y a rien de plus fort ny de plus sublime […] rien de plus paré ny de plus agreable» 29 . Sa vision de la poésie biblique s’accorde avec celle des modèles gréco-romains sur lesquels se fonde Boileau: […] les bons Vers ne se font pas avecque la seule chaleur de l’Imagination emuë: […] il faut que l’Esprit du Poëte soit gouverné par une intelligence judicieuse: il faut que [le poète] ait une grande diversité de beaux Modeles & de riches idées, sur lesquelles il travaille selon les differences des Sujets qu’il met en œuvre. 30 26 Hymnes de La Sagesse divine et de l’Amour divin, éd. cit., p. 8. 27 Ibid. 28 Théologies poétiques de l’âge baroque. La Muse chrétienne (1570-1630), Paris, H. Champion, 2006, p. 752. 29 Les Hymnes de la Sagesse divine, éd. cit., p. 10. 30 Ibid., p. 20. 52 Volker Kapp L’imagination (ingenium) doit se soumettre au jugement (iudicium) qui se réfère aux beaux modèles que fournissent non seulement les poésies bibliques mais surtout les litterae de l’Antiquité. Notre jésuite se nourrit donc des deux traditions tout en se proposant de corriger ce qu’il juge défectueux dans les litterae, défauts qu’il voudrait améliorer sans quitter les paradigmes humanistes. Ce détour nous ramène de nouveau à la Lettre morale dédiée au maréchal d’Estrées. De la Vie champestre fait l’éloge de la nature en tant que création divine portant l’empreinte du logos créateur, mais son point de départ n’est pas le mythe raconté dans le premier livre de l’Ancien Testament ou les répercussions que l’Eden de la Genèse trouve dans les psaumes, la littérature sapientielle ou le Nouveau Testament, mais une poésie d’Horace dont l’autorité est rendue présente par le titre du recueil bien qu’elle soit finalement contestée dans sa préface 31 . La préface des Entretiens et Lettres morales évoque le modèle d’Horace qui «a fait autrefois ce que je fais aujourd’huy. Il s’est entretenu en Vers avec ses Amis, & a fait part au Public de ses Entretiens» (p. 235). L’autorité d’Horace y est toutefois contestée puisque l’auteur prend ses distances vis-à-vis du caractère satyrique du modèle latin en soutenant que l’écriture satyrique recourt à des «medicamens [qui] ne font point venir l’envie de guerir» (ibid.) et que cette «methode d’enseigner, soit dans les Livres, ou sur le Theatre, […] débauche plus qu’elle n’instruit» (ibid.). Comment peut-on corriger la dimension satyrique? Par la référence à une autre poésie: le début De la Vie champestre s’inspire de l’Épode II d’Horace, à laquelle se réfère également Racan dans les Stances de ses Bergeries citées supra 32 . Le divertissement offert au maréchal d’Estrées s’inspire d’Horace dont l’éloge est complété par la spiritualité de la bucolique. Lors de la visite du parc, «quelque innocent Tityre,/ Par la voix des roseaux, que son haleine inspire,/ D’Amarille se plaint, qui rit en l’écoutant,/ Et laisse à decider leurs querelles au vent» (p. 274). Tityre peuple les Églogues de Virgile. C’est un personnage imaginaire qui reste vivant dans la tradition littéraire européenne 33 . S’il y a donc de la poésie descriptive dans cette Lettre morale, celle-ci se conforme à travers le chant de Tityre au monde bucolique, bien présent dans l’œuvre de notre jésuite. 31 Voir ici même l’article de R. Maber. 32 «Beatus ille qui procul negotiis,/ ut prisca gens mortalium/ paterna rura bobus exercet suis/ solutus omni fenore, […]» (II, 1-4). Voir à ce propos Richard G. Maber, 1982, p. 95-96 qui signale encore un deuxième emprunt à l’Épode II (23-26) dans les vers des Entretiens déjà cités: «Étendu quelque fois à l’ombre d’une treille/ Où le silence dort, où le Zephyre veille,/ Il aime à comparer le murmure des eaux,/ Au concert inégal d’une troupe d’oiseaux» (p. 274). 33 Voir D. Millet-Gérard, Le chant initiatique, op. cit., p. 36-38. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 53 Le monde bucolique perce également dans Les Triomphes de Louis le Juste, quand la Chanson de Berger à la louange du Roy envisage la prospérité amenée par le règne de Louis XIII: […] un jour qui n’est pas loin les Dieux venus en terre Perdront l’usage du tonnerre Et se feront Berger pour vivre parmy-nous. 34 Ce registre pastoral rappelle d’une part la galanterie des «Fables» dans De la vie champestre (p. 276) qui se réfèrent à Ovide 35 et à ses imitateurs parmi les poètes mondains. Il rappelle d’autre part l’idée divine imprimée dans la Nature par le Créateur. La spiritualité de la bucolique permet même d’évaluer le prestige d’un règne à l’aune d’un idéal religieux. C’est ainsi que la toute première poésie des Entretiens et Lettres poëtiques, intitulée Le Soleil politique. Au Roy, érige le soleil en «Exemple des Rois» (p. 237) pour insérer quelques devises de l’art de régner: Ma façon de regner est paisible & tranquile, Moins elle est violente, & plus elle est utile. Je laisse le fracas, le tumulte, & le bruit, Au Vent qui déracine, au foudre qui détruit. […] L’or & l’argent sous moy naissent sans violence La vigne & la moisson meurissent en silence. (p. 239) Le panégyriste cherche à ancrer l’éloge du roi dans un contexte théologique. Cette démarche, qui n’a rien de surprenant chez un poète théologien, inspire également la description de Paris que nous avons évoquée au début de cette étude. Nous pouvons donc conclure en soutenant que l’éloge de la nature chez notre jésuite cherche à interpréter le monde pastoral prisé dans la littérature galante à la lumière d’une spiritualité de la bucolique. 34 Les Triomphes de Louis le Iuste, Reims, N. Constant, 1629, p. 157. Stéphane Macé y signale la présence du mythe de l’âge d’or d’Ovide (L’Éden perdu. La pastorale dans la poésie française de l’âge baroque, Paris, H. Champion, 2002, p. 260-261). 35 Voir Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2008, p. 124 et 313-314.