eJournals Oeuvres et Critiques 35/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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La muse polygraphe: le mélange des genres dans Les Triomphes de Louis le Juste du Père Le Moyne

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2010
Stéphane Macé
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Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) La muse polygraphe : le mélange des genres dans Les Triomphes de Louis le Juste du Père Le Moyne Stéphane Macé De l’œuvre prolifique et variée du Père Le Moyne, la postérité et l’histoire littéraire ont principalement retenu deux aspects : on se souvient volontiers qu’il fut touché par cette grande « fièvre épique » 1 des années 1630-1660, dont le Saint Louys (1653) est souvent considéré comme l’une des réalisations les plus abouties ; plus encore, son nom reste associé aux Peintures morales (1640 pour la première version) et à la Gallerie des femmes fortes (1647) qui ont fait de lui l’un des grands rénovateurs du genre des « peintures d’instruction ». En revanche, ses premières productions, qui se signalent toutes par leur appartenance au genre encomiastique, semblent aujourd’hui beaucoup moins fréquentées. Les Triomphes de Louis le Juste, parus en 1629 à Reims peu après la prise de La Rochelle et réédités l’année suivante dans une version augmentée 2 , signent pourtant l’entrée brillante du jeune poète sur la scène littéraire. L’œuvre, par bien des aspects, tranche avec les nombreuses productions de circonstance suscitées par l’événement, et l’on peut être tenté d’y lire une forme de manifeste esthétique attestant de prises de position déjà très affirmées. La chute de La Rochelle en 1628 fut ressentie dans le royaume comme un événement considérable. Au sortir de la Régence, le premier acte politique de Louis XIII avait été de lancer une vaste campagne militaire dans le Languedoc puis l’Agenais pour imposer par la force le catholicisme à tous les sujets du royaume. Mais cette entreprise s’était soldée par un demi-échec : les desseins du jeune souverain avaient été contrariés par la résistance efficace du duc de Rohan à Montauban, et il avait fallu se résoudre à accepter le traité de Montpellier, qui ne faisait qu’entériner les dispositions de l’Edit de 1 Nous empruntons cette expression à Raymond Picard. 2 Les Triomphes de Louys Le Juste en la réduction des Rochelois et des autres rebelles de son royaume, par un religieux de la compagnie de Jésus du collège de Reims, Reims, N. Constant, 1629 [BNF Microfiche Ye 1107] ; Les Triomphes de Louys le Juste. Dédiés à sa Majesté par un religieux de la Compagnie de Jesus du College de Reims. Nouvelle édition reveüe & augmentée de plusieurs pieces, Reims, N. Constant, 1630 [ARS 8 BL 15550] : la nouvelle édition intègre le texte du Portrait du Roy passant les Alpes paru à Paris en 1629 chez S. Cramoisy [BNF Ye-1061]. 70 Stéphane Macé Nantes. La prise de La Rochelle en 1628 marquait en revanche une victoire sans appel, qui fut immédiatement célébrée par de nombreux hommes de plume dans toutes les régions de la France et même à l’étranger. L’ensemble de ces pièces de nature encomiastique constitue un ensemble réellement impressionnant : en 1627, avant même la reddition des Rochelais, on chante la santé retrouvée du roi, qui lui permit de se rendre avec quelque retard au siège de la ville. Le grand Malherbe lui-même fait paraître son ode Pour le Roy allant chastier la Rebellion des Rochelois, qui anticipe de plusieurs mois la victoire royale 3 . Pour la seule année 1628, on peut recenser 4 près de quatre-vingt-dix plaquettes (parfois susceptibles d’éditions ou d’émissions multiples), écrites en latin ou en français, en prose ou en vers, publiées aux quatre coins du royaume (Paris et Bordeaux, naturellement, mais aussi Lyon, Grenoble, Rouen, Blois, Avignon, Angers, Poitiers, La Flèche, Troyes ou Angoulême). Sous cet aspect, le choix d’éditer Les Triomphes de Louis le Juste à Reims plutôt qu’à Paris n’est pas véritablement surprenant. L’année de la première publication du texte du P. Le Moyne, on compte encore près de soixante-dix publications célébrant la prise de La Rochelle, et cet effort se poursuit les années suivantes : l’événement prend éventuellement place dans des poèmes d’éloge plus généraux saluant d’autres exploits de Louis XIII, mais on trouve encore en 1633 ou 1634 des poèmes qui lui sont spécifiquement consacrés. Cet ensemble est loin d’être aussi médiocre qu’on pourrait le penser : naturellement, ces textes sont composés dans une relative urgence, et d’obscurs sans-grades voient là l’occasion d’accéder à une notoriété que leurs seuls mérites littéraires eussent eu quelque peine à leur garantir en temps normal : Racan ou Chapelain 5 ironiseront volontiers sur le manque de talent de Jean Sirmond. Mais cette production se signale également par une inventivité formelle assez remarquable qu’il serait injuste de minimiser 6 . 3 Fr. de Malherbe, Pour le Roy allant chastier la Rebellion des Rochelois, et chasser les Anglois qui en leur faveur estoient descendus en l’Isle de Ré. Ode. S.l.n.d. [1627], [BNF : Rés. Ye. 27103]. Ce poème est d’autant plus remarqué que Malherbe avait délaissé le genre de la grande ode encomiastique après la mort d’Henri IV (voir sur ce point le témoignage de Racan dans sa Vie de Malherbe, in Racan, Œuvres complètes, notre édition, Paris, H. Champion, 2009, p. 903 et la note). 4 Cette évaluation se fonde uniquement sur les relevés de Roméo Arbour, qui ne sont probablement pas totalement exhaustifs. Voir aussi le repérage partiel proposé par Madeleine Nosjean, « Le siège de La Rochelle et les poètes du temps », XVII e siècle n° 69, 1990, p. 433-445. 5 Racan, op. cit., p. 930 ; Chapelain, lettre du 15 sept. 1640, citée par Antoine Adam, Histoire de la Littérature française du XVII e siécle, rééd. A. Colin, t. I., p. 227. 6 Nous nous permettrons ici de revoyer à notre propre étude, « La voix des vainqueurs : l’éloge officiel et ses formes au lendemain de la prise de La Rochelle » in Alain Génetiot, L’Éloge lyrique, Nancy, P.U. Nancy, 2009 (Actes de la journée d’étude du 7 février 2008), p. 149-159. La muse polygraphe 71 Le titre retenu par Le Moyne n’est guère original : ses contemporains Florent Bon, Louis Gaberot, Jean Saigeot, Paul Thomas, ou François de Varennes proposent des formulations très approchantes 7 . Le terme de « triomphes », avec sa part d’hyperbole ou d’amplification, correspond parfaitement au projet d’un poème relevant du genre encomiastique ; le surnom de « Louis le Juste » a été prêté de bonne heure au jeune roi et lui est associé de façon tellement indéfectible que l’on s’offusquera lorsqu’il fera grâce aux Rochelais au lieu de passer la ville par le fil de l’épée. Même si le siège avait été très dur et que seul un habitant sur huit avait survécu aux balles, à la famine et à la maladie, la « Justice » exigeait que le roi publiquement offensé laissât libre cours à sa colère : on trouve dans les écrits de l’époque de nombreux textes s’étonnant que l’on ait pu porter une pareille atteinte aux valeurs établies et que l’on ait pu faire une telle entorse au « programme » dicté par l’Histoire et inscrit par avance dans le nom même du souverain. Au lieu de s’appeler « Louis le Juste », le roi aurait dû s’appeler « Louis le Clément » 8 … Plutôt que par son titre en tous points conventionnel et attendu, le livre du P. Le Moyne étonne d’abord par ses dimensions. Pour l’essentiel, la production encomiastique contemporaine de la prise de La Rochelle est constituée de courtes plaquettes publiées à part. Ce n’est que quelques années plus tard que l’on verra paraître des textes sensiblement plus longs : nous pensons en particulier au texte de Samuel Martin, La Rochelle au Roy Tres-chrestien Louis le Juste, paru en 1634 chez Jacques Dugast, qui cède volontiers à la tentation allégorique et dont la structure en rimes plates 7 Florent Bon, Les triomphes de Louys le Juste, et le victorieux, découverts dans l’Escriture Saincte en un Pseaume, que l’Eglise chantoit au jour mesme de la reduction de la Rochelle. Paris, 1629. [BNF : 8 Lb36.2734] ; Louis Gaberot, Les Triomphes du Roy Louis le Juste sur son heureux retour de La Rochelle en sa ville de Paris. Par Me L.G., Advocat en Parlement. Paris, P. Rocolet, 1628. [BNF : Ye-22917] ; Jean Saigeot, Le Triomphe du Roy, Ensemble la resjouyssance de la France sur la reduction de la ville de La Rochelle, par J.S., Troyen. Paris, J. Dugast, 1628. [BNF : Ye-32701] ; Paul Thomas, Le Triomphe de Justice au Roy. Sur la reduction de la ville de La Rochelle, par P. T., sieur de Girac. Angoulême, H. le Paige, 1628. [BNF : Ye-33904] ; [François De Varennes], Les Triomphes de Louis le Juste. Paris, 1634. [BNF : 4 Lb36.3047]. 8 Giuliano Ferretti considère que la violence verbale des écrivains de l’époque ne s’explique pas uniquement par « les lois d’un genre qui avait dans l’amplification sa figure rhétorique préférée », et la met en relation avec les objectifs idéologiques de la propagande d’Etat : montrer que la réduction de la ville rebelle brisait les dernières résistances à l’ordre royal et affermir la puissance souveraine, justifier les campagnes militaires à venir en imposant l’image d’une nation conquérante, ou plus pragmatiquement faire admettre l’augmentation de la fiscalité ( « Le siège de La Rochelle dans la propagande d’État sous Louis XIII et Richelieu », in 1573, 1622, 1628, La Rochelle assiégée, Société des Archives Hitoriques de la Saintonge et de L’Aunis, 2008 (Actes du colloque des 21-24 oct. 2004), p. 107-118). 72 Stéphane Macé signale d’emblée la vocation épique. Si l’on tient compte de la date de parution relativement précoce du livre du P. Le Moyne, on est immédiatement frappé par le contraste entre cette muse prolixe et celle, sensiblement plus économe, des premiers thuriféraires du roi ou de son ministre Richelieu : nous avons toutes les raisons de croire que le jeune poète a tenté un véritable coup d’éclat et une entrée spectaculaire sur la scène littéraire. Les Triomphes de Louis le Juste s’organisent sous la forme d’une suite de huit odes composées de dizains d’octosyllabes, et dont l’ensemble propose un récit des épisodes les plus marquants du siège de La Rochelle (l’arrivée du roi sur les lieux, la bataille de l’Île de Ré contre les Anglais, la construction de la digue par Richelieu, la reddition de la ville rebelle) : on hésite ici entre la logique encomiastique attendue et un traitement épique, sans que l’on puisse véritablement trancher entre ces deux postulations. Le récit, globalement linéaire, fait appel à un personnel mythologique nombreux qui prend en charge une bonne partie de l’énonciation lyrique (Neptune, Protée, la nymphe Galathée, la déesse du Destin) : les dialogues ou les prophéties jouent un rôle décisif dans l’organisation macrostructurale du poème. On observe aussi plusieurs grandes stases lyriques qui échappent au moins partiellement à la logique du récit et sont directement assumées par l’énonciateur principal. La première ode consiste en une « Resjouïssance sur la victoire du Roy », la cinquième en une « Action de graces à la Victoire pour l’assistance qu’elle [a] renduë au Roy » et la sixième en une « Description du Temple des Fleurs de Lys, baty par la Gloire pour estre le lieu de la demeure & des triomphes de nos Roys », elle-même prolongée par une série de louanges de la maison de Bourbon, notamment à travers la figure d’Henri IV. L’ode VII, décrivant les « merveilles du miroir de la Destinée », favorise un retour vers la réalité rochelaise en retraçant les exploits récents de Louis XIII au cours de la campagne du Languedoc. Cette structure, pour n’être pas absolument linéaire, ne s’inscrit déjà plus directement dans la tradition de la grande ode encomiastique telle que Malherbe l’avait rénovée au début du siècle : le chant lyrique de célébration, chez le P. Le Moyne, ne se conçoit plus comme unité isolée, mais s’intègre dans une structure plus vaste, composite, qui prend les apparences d’un récit. Et ce récit lui-même, par la tentation allégorique qu’il affiche en permanence, par son sujet même (les contemporains et notre poète lui-même décrivent souvent La Rochelle comme une nouvelle Troie 9 ) et par la façon dont sont retracés les détails des combats, présente déjà des traits caractéristiques de l’écriture épique. 9 Voir par exemple telle strophe de l’ « Ode sur la conservation de l’Isle de Ré », qui suit immédiatement la première série de poèmes (op. cit., p. 74) : Dieu ! quel transport saisit Neptune Quand il vit croistre sur ces bors Les dépouilles de tant de morts Immolés à nostre Fortune La muse polygraphe 73 Cette tentation héroïque est d’autant plus marquée dans la réédition de 1630 que le recueil des Triomphes de Louis Le Juste intègre désormais le poème intitulé « Le Portrait du Roy passant les Alpes ». On ne pourrait voir là que l’adjonction d’un texte déjà publié indépendamment l’année précédente à Paris chez Sébastien Cramoisy (cote BNF : Ye-1061), mais sa présence dans le recueil de 1630 modifie considérablement la tonalité de l’ouvrage : la présence de ce long poème en cinq parties, constitué exclusivement de rimes plates comme le veut la tradition de l’épopée, accentue rétrospectivement la part d’héroïque que pouvait receler la suite des huit odes inaugurales. Les libertés prises avec le genre de l’ode ne semblent pourtant pas être interprétées comme une prise de position anti-malherbienne : on sait bien sûr que le poète normand a pu, par son caractère comme par ses prises de position théoriques, susciter quelques rancœurs, que ses prescriptions ont pu susciter des oppositions modérées ou plus franchement hostiles. De Théophile de Viau et sa fière déclaration d’indépendance (« Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui » 10 ) jusqu’à Garnier, le plus farouche représentant des derniers « ronsardisants », en passant par Mathurin Régnier, les témoignages ne manquent pas de ces auteurs qui se sont érigés contre la doctrine trop rigide du poète-grammairien. Tel ne semble pas être le cas du P. Le Moyne, et le recueil des Triomphes de Louis le Juste porte au contraire plusieurs indices de son admiration : ainsi, exploitant le motif topique de l’impuissance des vers à se hausser à la hauteur des mérites des héros qu’ils encensent (ainsi que celui du Non sum dignus : Malherbe vaut mieux que ses émules), Le Moyne établit un parallèle élogieux entre Malherbe et le Tasse : Quand j’aurois épuisé toute l’eau du Parnasse, Quand je serois tout plein de Malherbe & du Tasse, Quand mes vers couleroient au travers d’un thresor, Quand ma veine seroit une fontaine d’or, Enfin quand pour écrire un mot à leur loüange, On m’auroit apporté les plumes de quelque Ange Je ne pourrois encor égaller leur vertu. 11 Plein de réverence & d’amour Il sortit de son froid sejour, Et confus de voir tant de proye Jura qu’aucun des Demydieux La nuit de la prise de Troye Ne fit rien de si glorieux. 10 Théophile de Viau, Première partie des Œuvres Poétiques, « Elégie à une Dame », v. 72, éd. Guido Saba, Paris, Garnier, 2008, p. 116. 11 On trouve ces vers p. 154, à la conclusion de la III e partie du Portrait du Roi passant les Alpes. Ils s’appliquent à Schomberg, Bassompierre et Créquy, les trois chefs de guerre de Richelieu et de Louis XIII. 74 Stéphane Macé L’équivalence, toutefois, peut surprendre : Malherbe n’a jamais écrit d’épopée, et le grand représentant de l’ode encomiastique moderne est ici placé sur un pied d’égalité avec le parangon du poème héroïque italien - qui fut aussi, comme on le sait, un important théoricien du genre. Il faut peut-être lire dans ces vers, malgré le risque évident de surinterprétation, l’idée que les frontières entre les grands genres peuvent s’estomper : dès lors que l’épopée se fait instrument de célébration et que l’ode devient récit, le mariage des deux genres devient un horizon possible, et le double patronage revendiqué par Le Moyne pourrait avoir une valeur autre que purement conventionnelle ou ornementale. De l’hommage à Malherbe, nous retiendrons encore un indice, d’ordre microstructural là aussi : dans son ode de 1627 Pour le Roy allant chastier la Rebellion des Rochelois, Malherbe s’était livré à une surenchère de références mythologiques. Parmi ce personnel particulièrement nombreux (Jupiter, Mimas, Typhon, Tiphys, Mégère), on trouve notamment le nom d’Encelade : Desja de tous costez s’avançoient les approches : Icy couroit Mimas ; là Typhon se battoit ; Et là suoit Euryte à détacher les roches Qu’Encelade jettoit. Or, cette référence à Encelade, chez les nombreux poètes contemporains du siège de La Rochelle, reste extrêmement rare. Chez Le Moyne, en revanche, cette référence est utilisée à quatre reprises (ce qui est déjà remarquable), et la première occurrence intervient dès la toute première strophe de la première ode : Donc nos Hydres sont étouffées, Et tous ces monstres des Enfers N’ont plus de flames ny de fers Qui ne servent à nos trophées, Ces Colosses ambitieux Qui pensoient porter dans les cieux Leurs temeraires escalades, En un moment évanouys Ont treuvé que mille Encelades Ne peuvent rien contre vn LOUYS Il semble difficile de considérer cet emprunt à la gigantomachie comme purement fortuit : nous sommes plutôt tenté de voir dans cette référence un hommage indirect à Malherbe, dont le texte, plusieurs fois réédité immédiatement après sa première parution, était très vraisemblablement parvenu à la connaissance du P. Le Moyne. Pourtant, l’hommage littéraire le plus appuyé ne s’adresse pas à Malherbe, mais à son disciple Racan : le cycle des La muse polygraphe 75 huit odes consacrées à l’histoire de la chute de La Rochelle est précédé d’un poème liminaire (une ode là encore), intitulé « Au Roy, Sur les prosperités de son regne et le bon succes de ses armes en la reduction de la Rochelle ». Sa place, entre le discours préfaciel en prose et le début du recueil proprement dit, lui confère un rôle particulier, et il ne semble pas absurde de voir dans l’hommage adressé à Racan une manière de manifeste esthétique : En ce temps d’or & de delices Racan dont les charmes accors Obtiendroient du Prince des morts Le retour de mille Eurydices : Ce doux createur des beaux vers Te fera voir à l’univers Dans un tableau si plein de graces, Qu’en l’estime des étrangers Si ton nom fait honte aux Rogers Le sien fera rougir les Tasses. Ma muse ma celeste Fée Pour louer tes faits glorieux Apprendra la langue des Dieux Dans les œuvres de cét Orphée : Et si ton approbation Daigne toucher ma passion, Mes chansons vaudront des oracles, Je raviray tous les esprits, Et la beauté de mes écrits Sera mise entre tes miracles. 12 La longueur substantielle de l’hommage, déjà, peut surprendre. La surprise peut également venir du fait que Racan, contrairement à son maître, n’a pas encore écrit sur le grand événement militaire du règne de Louis XIII : il participa personnellement au siège de La Rochelle (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il ne put assister aux derniers instants du poète grammairien et dut se contenter de témoignages pour rédiger sa Vie de Malherbe), et l’Ode au Roi 13 dans laquelle il célèbre la prise de la Rochelle et le passage des Alpes est au moins contemporaine, et plus probablement postérieure au propre recueil du P. Le Moyne. Cet hommage prend peut-être tout son sens si l’on considère le recueil des Triomphes de Louis le Juste (version 1630) dans son ensemble : à côté d’un lyrisme officiel de grand style (illustré principalement par le cycle inaugural des huit grandes odes et le poème épique du Roi passant les Alpes, mais 12 Les Triomphes de Louis le Juste, éd. citée, p. 8. 13 Racan, Ode au Roy faite par M. le Marquis de Racan sur les affaires de ce temps, S.l.n.d. [BNF : Ye-30915]. 76 Stéphane Macé aussi par quelques autres odes isolées relevant du même registre), le recueil du P. Le Moyne comporte bon nombre de pièces relevant de genres moins nobles que la grande ode malherbienne : élégies, églogues, « chant rustique de bergers », « chansons de Berger ». Certes, le grand Malherbe lui-même avait produit quelques pièces relevant du style de la bucolique, mais aux yeux des contemporains, son disciple l’avait supplanté dans ce genre, dont il s’était fait une spécialité. Les Bergeries, publiées en 1625, sont encore considérées à la fin du siècle comme le grand modèle de la pastorale dramatique. Il se peut fort que l’hommage à Racan signale l’attachement du poète à un lyrisme moins « haut tendu » 14 que celui de Malherbe, et dont la veine réputée facile de Racan pouvait être le parangon le plus naturel. L’hommage à Racan aurait alors en quelque sorte valeur de manifeste poétique, au-delà de la simple invitation à écrire lancée à un modèle admiré. Plusieurs éléments corroborent cette hypothèse : Les Triomphes de Louis le Juste se signalent non seulement par leur ampleur inédite (par comparaison avec les productions de 1629 ou 1630 qui célèbrent la réduction de La Rochelle) mais aussi par un audacieux mélange des genres : de l’églogue au poème épique, le recueil explore une vaste gamme stylistique, allant même, comme nous l’avons vu, jusqu’à estomper les contours habituels des formes poétiques les mieux identifiées. Dans sa pratique de l’ode, le P. Le Moyne est également plus proche de la manière de Racan que de celle de son maître : on sait que Malherbe, pour les strophes de dix vers, préconisait une seule pause rythmique forte, alors que Racan, plus souple et plus attentif aussi aux contraintes d’une éventuelle mise en musique, préférait un système de double articulation. C’est précisément cette manière de faire qu’adopte généralement le P. Le Moyne (avec de surcroît une plus grande flexibilité que Racan lui-même dans la façon de placer ces points d’articulation). Si l’on adopte ces quelques hypothèses, il semble évident que les Triomphes de Louis le Juste dépassent largement les ambitions timides que l’on pourrait associer à un premier recueil : le texte étend de façon spectaculaire les possibilités de l’écriture poétique relevant du genre encomiastique, n’hésitant pas à juxtaposer des formes habituellement considérées comme peu compatibles ou même antagonistes, ou à remodeler les contours des genres les plus nobles et les mieux établis. Le jeune poète, assurément, ne manque pas de souffle, et fait une entrée spectaculaire sur la scène littéraire. Sorte d’œuvre totale qui résume toutes les potentialités de la veine encomiastique, son premier ouvrage d’envergure témoigne déjà d’une maturité esthétique et d’une inventivité que les productions ultérieures du P. Le Moyne ne feront que confirmer. 14 Nous empruntons cette heureuse formule à A. Génetiot, Poétique du loisir mondain de Voiture à La Fontaine, Paris, H. Champion, 1997, p. 101.