Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2010
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Saint Louys et "l’art de régner"
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2010
Anne Mantero
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Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) Saint Louys et « l’art de régner » Anne Mantero Replacé dans l’ensemble de l’œuvre de Le Moyne, Saint Louys, dont la composition dura une décennie ou presque, et qui parut comme ébauche en 1653 avant son achèvement en 1658 1 , s’offre à deux perspectives de lecture, l’une et l’autre aussi légitimes semble-t-il. Pour l’une, l’épopée apparaît comme le terme et le sommet d’une production poétique de grande ambition : réinterprétant ses expériences précédentes, le poète livre une somme où ne manquent ni l’éloge dynastique, ni les ecphrases, ni la grande hymne de paraphrase biblique 2 , et où la vertu, désormais arrachée au registre de la sage « médiocrité » horatienne 3 , s’élève à l’audace héroïque. Mais le poème est aussi situé à un seuil, ouvrant une dernière période de travail consacrée à la définition et l’illustration d’une politique chrétienne sous régime monarchique. Le sujet des vers, fable fondée sur des données historiques, et une finalité d’instruction hautement revendiquée portent l’intérêt vers cette science du gouvernement qu’interrogent, dorénavant au moyen de la prose, les deux grands ouvrages ultérieurs, le vaste exposé didactique De l’Art de régner (1665) 4 - qui se termine précisément sur un exemple tiré des actions de Louis IX - et une Histoire du règne de Louis XIII, demeurée inédite, 1 Saint Louys, ou le Heros Chrestien, Paris, Ch. Du Mesnil, 1653, en 7 livres. Saint Louys ou la Sainte Couronne reconquise, Paris, A. Courbé, 1658. Nous citons d’après l’éd. Paris, L. Billaine, 1666 ; les chiffres romains, dans les références, indiquent le Livre. 2 Voir au livre XIV, la prière de Louis à Dieu créateur et au Saint-Esprit, amplification de Genèse 1,2, suivie d’une paraphrase libre, centrée sur les eaux, du Benedicite omnia opera (p. 425-7). Toutefois la versification ne distingue pas ce passage lyrique. 3 Illustrée dans les Entretiens et Lettres poëtiques (Paris, E. Loyson, 1665). Ce recueil tardif, réunissant des pièces antérieures comme postérieures au Saint Louys, et d’autres contemporaines de sa lente élaboration, concrétise une ambition du passé, en tout cas dépassée par la réalisation épique. 4 Paris, S. Cramoisy et S. Mabre-Cramoisy. L’ouvrage est offert « Au Roy », alors que l’épopée n’a pas de dédicataire. Nous abrégeons dans les références par A.R., en faisant suivre le numéro de la Partie (chiffre romain), du Discours (chiffre arabe), puis de l’Article (chiffre arabe). 78 Anne Mantero dont le chantier occupe les ultimes années de vieillesse 5 . Le Saint Louys est un moment charnière, plutôt qu’une rupture. Au reste le vers, ni même les prestiges de l’image ne sont tout à fait abandonnés après l’œuvre épique ; des devises, gravures et dizains, scandent De l’Art de regner 6 . À l’inverse, est-il besoin de souligner que le poète se double depuis longtemps d’un prosateur moraliste 7 , et que la préoccupation du « public » n’a jamais été étrangère au religieux d’un ordre qui conçoit l’apostolat au sein du politique ? Paratextes et confidences de l’auteur étayent la validité des deux points de vue sur l’épopée. Après elle, il ne reste rien à écrire au poète, voué à se « reposer », suggère en introduction l’opuscule De l’Histoire (1670) 8 , tandis que le Traité du Poëme Heroïque 9 , en tête du Saint Louys, rappelait la préséance de la Muse épique pour évoquer, en une synthèse aristotélico-platonicienne, un « Esprit d’Entousiasme » qui s’échappe des « Singularitez », en quête de « la pure forme du Bon & du Beau, la pure Idée de l’Aymable & du Merveilleux ». Mais cette liberté du poète est ordonnée à un but supérieur, et dès l’ouverture du Traité, s’introduit le syntagme qui fait le titre du livre théorique à venir : l’épopée tend à « apprendre aux Roys l’Art de regner ». Jointe, non sans quelque équivoque peut-être, à un enseignement en faveur des « Grands », une telle visée traverse toutes les analyses de poétique, et elle se pare de l’autorité des « Sages de la bonne Antiquité » : « Ils ont allié la Poësie à la Politique ; ils la luy ont donnée pour Coadjutrice au gouvernement des Estats. » Forte de ces assertions, la lecture politique du Saint Louys a une validité de principe, même si, à l’évidence, elle ne saurait rendre compte de l’intégralité de la foisonnante inventio des 18 livres. Pour les lecteurs du temps, cette portée est d’autant plus sensible qu’autour du héros s’était cristallisée une littérature sur le bon gouvernement. Dans les bornes de cet 5 Sur cette Histoire disparue, que Le Moyne avait laissée fort avancée à sa mort, et sur les témoignages qui en font état, voir H. Chérot, 1887, p. 397-404. 6 À titre d’accessoires, comme le précise la « Preface » (n.p.) : « Les Devises […] n’y estoient pas necessaires […] Mais le necessaire a d’autres mesures chez un Prince, que chez un Marchand… ». En fait, entendue plus largement, la notion d’image doit être considérablement réévaluée dans le traité, comme le montre Anne-E. Spica, « Représentation du pouvoir, pouvoir de la représentation : De L’Art de regner de Pierre Le Moyne (1665) », à paraître. Rappelons que le Saint Louys reçut l’ornement de plusieurs séries de gravures (dont l’intégration à l’œuvre ne dépasse toutefois pas le niveau de l’illustration). Sur ces planches et leur histoire à travers les différentes éditions à partir de 1658, voir V. Meyer, 2005. 7 La Gallerie des Femmes fortes joint la réflexion morale et l’éloge monarchique (en la personne d’Anne d’Autriche régente) ; voir V. Kapp, 2000 et A.-E. Spica, 2007. 8 Paris, L. Billaine ou Th. Jolly. « Ne dira-t-on point […] que le Poëme heroïque estant le grand effort de l’esprit humain, & la juste mesure de la vie d’un homme, je pouvois […] me reposer […] ? » (I,1, p. 2). 9 Non paginé. Nous abrégeons dans les références T.P.H. Saint Louys et « l’art de régner » 79 article, sans pouvoir retracer ce riche contexte, on adoptera une posture interne à l’œuvre et à la pensée du jésuite pour confronter l’épopée avec la doctrine consignée dans De l’Art de regner. Sans doute, la comparaison se heurte-t-elle d’emblée à des disproportions massives. Le poème, conformément au genre, est dominé par les combats armés. Pour en vanter le sujet, Le Moyne relève qu’il donne lieu à « des batailles gagnées sur la Mer & sur la Terre, une Ville prise & un Camp forcé, deux Armées défaites, & deux Generaux Barbares tuez » (T.P.H.). Le manuel à l’usage des rois et de leurs ministres n’aborde la guerre qu’en toute fin, dans le Discours conclusif de sa quatrième et dernière Partie relative aux « Aides », c’est-à-dire des « outils » de gouvernement extrinsèques à la personne du prince. Les « Armes » sont la troisième de ces « Aides », après le « Conseil » et les prosaïques « Finances ». Ce rang ultime, comme la teneur même des chapitres, trahit une tradition de relatif pacifisme, héritée des courants dévots. Le Moyne réfute certes les thèses des « Heretiques » qui condamnent les conflits militaires (IV,3,1, p. 653) : il est des guerres « justes », il est des guerres « necessaires » (3,2, p. 656), les premières n’étant du reste à entreprendre que si elles adjoignent au droit, strictement examiné, « l’importance » et « la necessité » (3,8, p. 672). La conquête n’est pas exclue ; mais, en tout état de cause, la modération dans les prétentions, la clémence dans la victoire sont requises. On fera valoir le caractère particulier d’une croisade. Des guerres « religieuses » et « saintes », il est fait simple mention dans ce Discours (p. 656 et p. 678) ; c’est ailleurs dans l’ouvrage qu’on pouvait lire un paragraphe sur les rois de France croisés « pour donner la connoissance de Dieu à la Barbarie » (II,1, p. 78). L’éloge passe par l’exclusion d’un dessein expansionniste : « leurs Guerres Saintes n’ont pas ajousté un pied de terre à leur Royaume » (p. 80). Sur ce point, l’épopée consonne : Louis, pour se défendre d’être un « Agresseur » tyrannique (I, p. 15), proteste qu’il ne cherche pas à agrandir « [s]on Empire » (p. 19). De fait le poème fixe pour objet de l’entreprise, non la libération des lieux saints, non la conversion en masse des infidèles, mais l’obtention de la couronne d’épines. L’Histoire dit que la relique fut achetée ; la fable épique se contente de substituer à l’aide des caisses royales une autre, plus conforme à l’attente générique. Ainsi privée de projet à proprement parler politique, l’idée de croisade n’alimente guère le discours de l’aède-narrateur dans sa dimension d’entreprise de conquête 10 . Sans doute ne doit-on pas exclure des connotations du poème qu’il encourage la lutte de l’Europe chrétienne contre les Turcs. On sait que sous le gou- 10 L’éloge des expéditions en Orient et plus généralement des guerres pour la défense de la foi intervient le plus nettement dans le hors-temps du rapt du roi au Ciel, lors de la description des rangs d’élus du Paradis (VIII, p. 218-23). 80 Anne Mantero vernement de Mazarin ce rêve avait repris plus de consistance et que les premières années de règne personnel du monarque laissent croire à une continuité 11 . Dans l’ouvrage en prose, la promesse au jeune roi de succès aux « bords du Bosphore, ou vers ceux de Tunis » est placée dans le paratexte d’une pièce en vers liminaire 12 ; de même, dans le Saint Louys, c’est aux marges de l’action principale, à travers la mention incidente, mais répétée, de l’apport de troupes turques chez les ennemis, à travers des effets d’anticipation - peut-être l’annonce de l’usurpation des Mamelouks sur la dynastie d’Egypte, ou, de façon indirecte, la prophétie du transfert de la couronne impériale à Louis XIV 13 - que se glisse l’espoir d’un triomphe du christianisme sur la puissance ottomane et, conjointement, d’un destin universel pour la monarchie de France. Quelle que soit l’interprétation qu’il faille donner de cette réserve de Le Moyne 14 , il est certain que le conflit des religions enfle essentiellement l’idéologie de la prouesse épique, très loin d’épuiser le message politique du poème. 11 Sur ce point et sur l’opinion publique au temps de Louis XIV, voir Alexandre Y. Haran, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVI e et XVII e siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 302-5. Relevons l’opuscule de Nicolo Promontorio, qui lie la figure de Louis IX à une exhortation au tout jeune roi en faveur de la paix européenne et d’une croisade : La Vie de S. Louis Roy de France, Paris, Th. La Carriere, 1651, « Au Roy », n.p. : « … la Vie de Sainct Louis, […] vray exemplaire à tous les Princes Chrestiens, & particulierement aux tres- Chrestiens Roys de France, pour leur apprendre contre qui ils doivent employer leurs grandes forces. Ce n’est point SIRE, contre les Chrestiens, mais bien contre le Turc, & les Ennemis de nostre saincte Foy… ». 12 « Le Soleil au Roy », n.p. Sur ces vers, et d’autres allusions à un projet impérial dans différents poèmes du jésuite, voir Yvan Loskoutoff, 2000, p. 205-6. Autre relevé de citations, à travers toute l’œuvre et le Saint Louys, concernant la lutte de la Croix et du Croissant, ibid., p. 180-95. 13 Prophétie de Louis à Muratan, XVII, p. 530-1 : la volonté divine « A son terme conduit l’Empire des Sultans./ […]/ Le Mammelu rebelle occupera sa place [du sultan],/ Et laissera le fruit de son crime à sa Race. » Bien avant les Ottomans, ces Mamelouks sont des Turcs. Pour l’Empire, voir l’ecphrase du tombeau d’Aymon, XI, p. 320 : « Et l’Aigle des Romains, de l’Autriche échapée,/ Luy presentant de loin le grand Globe & l’Epée,/ Sembloit vers luy [le jeune Prince, Louis XIV] la teste & les aisles tourner,/ Et prendre son essor, pour l’aller couronner. » Voir aussi VII, p. 192. 14 Traduction exacte de sa pensée, marque de précaution à l’égard du pouvoir, ou parti-pris poétique d’une stricte délimitation du propos ? N. Caussin, pourtant rallié à l’opposition dévote, faisait déjà preuve de prudence sur le sujet ; voir les dernières lignes de l’exemple « Saint Louys » du tome II de La Cour sainte : « … il n’est pas toûjours question de remuer avec chaleur des guerres au Levant & en Afrique […], si l’on ne voit par quelques conjectures bien evidentes que Dieu nous y conduit comme par la main. » (cité d’après éd. Paris, D. Bechet, 1653, p. 146B). Saint Louys et « l’art de régner » 81 Comme le suggèrent les analyses de l’auteur, prenant ses vers pour exemples dans le Traité du Poëme Heroïque, le dessein et la justification de l’œuvre dépendent de la détermination du personnage central. À une action d’étroite envergure, définie en toute rigueur aristotélicienne, correspond, en une sorte de compensation inattendue, la promotion de l’acteur. Plus qu’aucun candidat à l’élection épique, saint Louis soutient la portée encomiastique inséparable, en ces années 1650-60 d’émulation entre auteurs, d’un poème héroïque, et Le Moyne peut souligner l’ampleur d’une louange qui concerne un pays autant qu’une dynastie 15 . Cet incontestable avantage découle de trois caractérisations presque évidentes, dont la rare réunion constituait déjà, pour Nicolas Caussin, la prééminence de Louis IX. Dans La Cour sainte, semblable accord était jugé exceptionnel, mais souhaitable et pleinement réalisable ; sous la pression du genre épique, l’analyse se fait plus incisive et l’ajustement plus problématique. Héros structurel, Louis doit d’abord satisfaire aux valeurs d’héroïsme. Joinville témoigne « que de son temps, il n’y avoit pas un meilleur Homme d’armes en tout le Monde » (T.P.H. et A.R., IV, 3, p. 728), et rapporte en particulier sa hardiesse lors du débarquement devant Damiette, une circonstance « veritable & historique » (T.P.H.) chantée au livre III (p. 73) 16 . C’est la preuve qu’« entre le Devot & le Brave, il n’y a point d’opposition » (T.P.H.) 17 . Louis est « le saint Heros » (passim). Le jésuite sait bien cependant l’ombre que projettent l’échec futur et la mort du roi devant Tunis. Pour défendre son personnage, et avec lui, sa conception, il lui faut mettre en avant la sainteté de Louis, qui donne sens aux malheurs, et réviser par là fortement la notion d’héroïsme, intériorisé selon une morale stoïcienne ou chrétienne pour laquelle le meilleur combat se mène contre l’adversité 18 . Reste le troisième trait, l’onction et la fonction 15 T.P.H. (n.p.) : « … le choix que j’en ay fait, est honorable à la France, qui l’a élevé ; à nos Roys, qui sont nez de luy ; à la Maison Royale, qui est de sa Race ; à la Noblesse, qui l’a pour Patron & pour modele ; à toute la Nation, à laquelle Dieu l’a donné pour Protecteur… ». 16 L’épisode est deux fois relaté dans La Cour sainte, éd. cit., t. I, p. 82B-83A et t. II, p. 145B. Il ne manque pas dans La Pratique de la Paix de l’Ame dans la Vie de Sainct Louis, Autun, Bl. Simonnot, 1642 (p. 96), obscur et curieux ouvrage du jésuite Jacques Vignier, qui explore semblablement l’union de la sainteté et des charges politiques. 17 La remarque veut s’opposer aux thèses de Machiavel (par exemple, Discours sur la première Décade de Tite-Live, II, 2 dans Œuvres, trad. Ch. Bec, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1996, p. 298-9) ; voir A.R., IV, 3, p. 730 : « entre les Vertus Chrestiennes & les Militaires, il n’y a pas un si grand traject que l’a voulu persuader Machiavel ». 18 T.P.H. : « … il est ordinaire aux Heros d’estre malheureux : Disons encore davantage […] ; sans estre bien malheureux, on ne peut estre qu’un Heros fort mediocre. […] Les justes, les legitimes ennemis du Heros, sont les malheurs, les adversitez, les mauvaises fortunes : & c’est contre ces ennemis-là qu’il a besoin de tout son 82 Anne Mantero royales. Est-ce le moyen terme qui concilie les deux autres, la sainteté sublimant la perfection monarchique et cette dernière partageant avec l’héroïsme le souci de l’efficience ? Sans thématiser le conflit du monarque et du héros, Le Moyne soulève le problème de la vertu de prudence et représente une fois par le récit le devoir, pour le souverain, de ménager sa vie 19 . . C’est l’enseignement qu’on trouve dans De l’Art de regner, approuvant la coutume de la dynastie française d’aller sur les champs de bataille, mais récusant le péril mortel 20 . Toujours est-il que cette règle, clairement illustrée, ne sera pas ailleurs observée dans le poème, qui laisse au roi la participation à la mêlée, les fameux combats singuliers, et le privilège, pour sceller la victoire, de tuer l’intrépide général Forcadin, à tout autre invincible (XVIII, p. 571-2). Semblable prérogative narrative ne suffirait pas à bien distinguer Louis d’entre tous les braves de son camp, comme le demandent la dignité de souverain autant que les normes unitaires d’une poétique 21 . Le « saint Roy » - syntagme autant et plus fréquent que « saint Heros » - se détache par sa prévoyance, par ses soins, par une responsabilité, qui dessinent le portrait d’un monarque en campagne et communiquent avec l’image du roi juste et bienveillant en temps de paix. Le discours politique le plus explicite s’organise ainsi autour de la personnalité royale de Louis. Le propos, de séquence en séquence confirmé et complété, se veut intemporel, mais trahit, y compris dans le vocabulaire, l’influence de débats récents et la réplique d’une doctrine religieuse aux thèses machiavélistes des penseurs étatistes 22 . Défenseur d’une autorité monarchique fortement affirmée, de la pratique du pouvoir d’un Henri IV, d’un Richelieu au côté de Louis XIII, hostile à toute forme de rébellion 23 , Le Moyne refuse en effet courage ; […] c’est quand il est aux prises avec eux, qu’il merite que Dieu s’avance pour le regarder ; que les Puissances du Ciel luy applaudissent ; & que la Victoire le couronne. » Cf. Sénèque, De Providentia, II, 7-9. 19 Le roi, malgré son désir, ne doit pas aller combattre lui-même le dragon d’Egypte ; voir X, p. 284-7, p. 294, p. 299. 20 A.R., IV,3,25. Saint Louis est précisément donné pour exemple d’un prince sans peur, quitte à insérer dans l’éloge une remarque qui laisse entière la question : « il fit des actions, qui seroient accusées de temerité, si la Vertu Heroïque n’estoit exempte de la discipline & des mesures de la Prudence » (IV,3, p. 728). 21 Le Traité du Poëme Heroïque rappelle que « le Heros principal » doit être « seul & sans Concurrent ». 22 Voir Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Athènes, Presses de l’Institut français d’Athènes, 1966. Comme Corneille, Le Moyne appartient par l’univers intellectuel au temps de Richelieu. 23 Voir Saint Louys, IX, p. 254 : « Et la Rebellion sçaura qu’il fait mauvais,/ Des Thrônes bien fondez sur soy tirer le faix » ; IX, p. 240 et XI, p. 318-9 (prophétie et condamnation de la « Rebellion » de La Rochelle) ; XI, p. 320 (contre « L’Infernale Frondeuse »). Saint Louys et « l’art de régner » 83 d’envisager que les principes de la raison d’État accompagnent la montée de l’absolutisme. Le poème défend donc une vulgate chrétienne du bon exercice gouvernemental. En une hantise des rois fainéants, est d’abord affirmée l’exigence d’un travail assidu. Louis est actif, par ses veilles, et par l’intérêt qu’il prend à toute activité de ses troupes 24 . Cette présence manifeste et réalise l’unité du corps social dont il est le chef, et auquel il transmet vie, mouvement, intelligence : Et du ton de sa voix, de l’air de son visage, Les uns font leur prudence & d’autres leur courage. (V, p. 136) Il est l’esprit, le cœur, la main de chaque bande… (XVIII, p. 554) Encore que l’allusion théologique soit absente, semblable influence n’est pas loin d’imiter la communication divine au monde et à ses créatures. Car à se mêler ainsi aux siens, le roi ne perd rien en majesté. La description physique de Louis, au livre V, ne manque pas de célébrer un prestige naturel, théorisé sous le nom d’« Authorité » dans De l’Art de regner 25 : Son air a de la force, & de la dignité ; Sa grace se répand avec authorité ; Il conduit du regard, du regard il commande… (V, p. 135) L’organe de la vue impose le respect, fait rayonner une précellence ; il affirme aussi une compétence 26 . Louis est le roi-pilote qui s’informe de « la Boussole », « de la Carte & du Pole » (X, p. 280). Alexis, chef grec « Philosophe & vaillant » (V, p. 128) proclame, sur son écu, le triomphe sur la Fortune : « les Sages sont ses Roys » (p. 129). Cette maxime de morale antique, et le modèle de roi-philosophe qu’elle suggère de biais, reçoivent dans le poème des inflexions nettement actualisées. La « Prudence » monarchique est affaire de jugement éclairé, et elle se traduit dans l’équivocité du verbe ordonner : donner des ordres, c’est établir de l’ordre, signe, pour un esprit du XVII e siècle, de rationalité. Louis, au fort des batailles, « met par tout l’ordre & la discipline » (XII, p. 369). L’efficience gouvernementale y trouve son plus sûr indice : « Tout se meut à l’entour, & se meut reglément » (XII, p. 364). À cette 24 On construit un pont : « Et le Prince present, du geste & du visage,/ Donne force aux Ouvriers & chaleur à l’ouvrage » (XII, p. 364). 25 Cette « Authorité » était si grande en saint Louis qu’elle lui est demeurée jusqu’en la condition de prisonnier (A.R., III,3,2, p. 308-9). La notion d’« Authorité », dans De l’Art de regner (III,3), recouvre pouvoir effectif de commander et aspect extérieur qui impose l’obéissance (voir les articles 1 et 2). 26 Le poète n’hésite pas à montrer, au risque peut-être d’un anachronisme, le roi en train de tracer « d’une main qui sçait le crayon animer », le plan détaillé d’une bataille (XVII, p. 539). Ce talent de stratège, selon De l’Art de regner (IV,3,18, p. 696-7), reste aux marges du politique. 84 Anne Mantero valeur épiphanique et comme esthétique de la notion moderne d’État, Le Moyne adhère sans réserve. Le concept de « conseil », lui-même polysémique, est inhérent à la posture du roi avisé. Le conseil peut être synonyme de sagesse, et on se souvient que c’est le nom d’un des dons du Saint-Esprit. Gravement blessé, saint Louis conserve la grâce de ce talent divin, et « à soy tousjours pareil,/ Regne encore du cœur, de l’esprit, du conseil » (XVI, p. 489). Le mot désigne encore le temps de la délibération intérieure 27 . Mais le prince doit aussi réunir des sujets choisis pour quêter leur avis. À un tel « Conseil », ressort important de l’exercice concret d’un pouvoir absolu, De l’Art de regner consacre un long Discours (IV,1) qui s’ouvre sur l’affirmation, aux harmoniques chrétiennes, de l’égalité dans la faiblesse de toute l’humanité : le monarque n’est qu’un homme, qui ne pourrait soutenir seul sa fonction (IV,1,1, p. 524). Dans l’épopée, sur le trône céleste destiné au « saint Roy » figure une scène où il préside « le Conseil » (VIII, p. 232). Autant que le maniement des affaires intérieures, les moments critiques d’une expédition étrangère veulent bien entendu leurs conseils, et le poème ne les oublie pas 28 . Le livre XVII narre avec assez de détail une consultation de « tous [l]es Chefs », avant l’engagement décisif : « Au poids des jugemens l’affaire se balance » (p. 538). Le débat n’a pas été vain, qui a permis d’établir un plan d’action. La résolution de marche est prise « Sur ce dernier avis, approuvé du Conseil » (p. 539). À l’impératif d’un travail soutenu et réglé, par lequel contrôler et diriger vers le succès le cours des affaires de l’État, répond, chez le monarque, la piété qui reconnaît à Dieu l’ultime souveraineté sur le monde. Rien que de très attendu à ce que le poème peigne la dévotion de Louis, ses prières avant les batailles, ses actions de grâce pour les victoires. Il faut relever toutefois que cette piété, que la ferveur d’un saint rend suréminente, est, selon De l’Art de regner, la première « Disposition » au métier de roi ; deux articles du Discours sur « la Pieté » (II,1, 2 et 3, p. 51-6) font valoir, à côté du devoir envers Dieu, le point de vue politique de « l’interest » 29 : non sans marquer quelque hésitation devant les voies obscures de la Providence, le jésuite promet, aux 27 Louis « prend part au soucy » des soldats effrayés par le monstre : « Il consulte son sens, son zele, son courage » (X, p. 282). 28 Ainsi au début du Livre II, une réunion du prince « Avecque les hauts Chefs, & les Grands de sa Cour », sur les « moyens d’achever sa conqueste » (p. 37) ; au livre X, p. 282-7, l’assemblée des « Seigneurs convoquez » pour l’affaire du dragon. 29 L’instrumentalisation de la « Religion », pour assurer la soumission des sujets, n’est elle-même pas écartée. Mais Le Moyne réfute avec vigueur la possibilité pour le prince de feindre : seule une piété authentique peut se communiquer, par imitation, de lui à ses sujets (II,1,2, p. 51-2) et produire chez ces derniers « une obeïssance libre & sans contrainte » (p. 51). Saint Louys et « l’art de régner » 85 monarques et aux peuples pieux, une protection divine spéciale. Si la notion de profit intervient dans une argumentation ad hominem, la Partie consacrée aux « Dispositions » tend tout entière à réfuter l’idée de deux morales pour les deux sphères, privée et publique : J’appelle Dispositions, certaines Vertus generales, qui ne font pas immediatement le bon Prince, mais qui font l’Homme de bien, qui est le fond, le sujet, & comme la matiere du bon Prince. (« Preface », n.p.) Après la Piété vient la « Probité » (II,2), définie en un sens large comme l’accomplissement de tous les préceptes chrétiens. La même description du trône céleste illustre les vertus domestiques de Louis en prison et ses actes de charité et d’humilité, lorsqu’il secourt son camp affamé - « Il nourrit l’indigent, il traite le blessé », s’abaisse « Pour ayder des mourans, pour enterrer des morts » (VIII, p. 231) - ou rachète des captifs (p. 231-2). Ces gestes semblent excéder les strictes obligations royales ; du moins leur source intérieure doit préparer, chez tout prince, les vertus politico-chrétiennes d’un règne selon Dieu. Le rappel de ces dernières, en un réseau notionnel typique de la tradition de pensée dévote, se repère aisément dans l’épopée, même s’il est parfois rejeté en ses marges, à la faveur d’anachronies prophétiques autorisant à quitter le récit de guerre pour la vision d’un gouvernement en paix. La bienfaisance 30 du monarque, jointe à une claire conscience de la finalité de son pouvoir, « la Felicité du Peuple » (A.R., I,2, 4 et 5, p. 28-34), suppose et crée en retour l’amour envers les sujets et chez les sujets. Au livre IX, l’Ange guide de saint Louis célèbre un « Bel Art de gouverner », quand « les cœurs sont l’appuy des Couronnes » (p. 249). Henri IV l’a connu 31 ; son prédécesseur Louis XII également, et, par la magie de l’épopée qui admet une plasticité indéfinie de propos, il est permis de vanter sa modération fiscale : Il cassera ces fleaux de taxes & de tailles, Qui font couler le sang qu’épargnent les batailles… (VIII, p. 237) La métaphore se retrouve dans De l’Art de regner 32 . Les impôts, leur montant sont une des questions qui suscitent au XVII e siècle le débat autour d’une évolution de la monarchie française et les vers font allusion à des enjeux 30 C’est le terme qu’emploie Le Moyne dans De l’Art de regner et qu’il revendique comme un néologisme (III,6,3, p. 447) : traduction politique de la loi de charité. La piété, de son côté, décide du respect porté par le roi au légat du Pape (Saint Louys, V, p. 137). 31 Il mérite le titre d’« Amateur de son Peuple, & de son Peuple aymé » (VIII, p. 239). 32 IV,2,2, p. 589 : « toutes les levées qui se font sur les biens du Peuple, se font sur ses fatigues & sur ses perils, sur ses sueurs & sur ses larmes, sur son sang & sur sa vie ». 86 Anne Mantero modernes. Le traité soutient une position moyenne : les princes ont un droit sur la propriété de leurs sujets, mais ils doivent en user avec ménagement en vue du seul « Bien public » (IV,2,7, p. 607) 33 . La justice, autre qualité essentielle au prince, est attachée à l’hagiographie de saint Louis ; le poème, louant plus que la capacité interne de jugement, célèbre une activité politique tournée vers la légalité : De ses Estats, ailleurs, il regloit la police, Accompagné des loix, aydé de la Justice. (VIII, p. 232) Si la cause du « Pauvre » est défendue 34 , c’est que le souverain maintient ses sujets « Dans les termes du Droit » (ibid.). En dehors de l’institution juridique, dans ses relations personnelles avec ses sujets, dans les rapports internationaux, la justice du roi monarque prend la forme du respect de la parole donnée - thème anti-machiavélien bien connu. À la « bonne Foy », De l’Art de regner consacre un Discours (III,4), soulignant qu’elle est « le commun lien du Genre Humain, le nœud invisible de toutes les Societez » (III,4,2, p. 359). Les égards qu’a le chef croisé pour les ambassadeurs, l’accueil qu’il réserve à un simple héraut porteur des « marques/ Saintes aux Nations, saintes mesme aux Monarques » (XVII, p. 520), témoignent de la loyauté due aux étrangers, fussent-ils ennemis. Mais l’instruction principale tient dans le tableau antithétique de la perfidie du sultan Mélédin, déguisé pour les besoins de la démonstration en disciple du Florentin. Le prince égyptien est un tyran - « Il avoit fait les loix esclaves du pouvoir » (I, p. 5) -, mais un tyran habile rhétoricien, et qui, à la violence, préfère au besoin la ruse, le don « contre la foy publique » d’une armure empoisonnée (I, p. 13). Cet élément fabuleux sert à exposer les « fausses maximes » (I, p. 12) du cynisme : Je sçay du Droit des Gens les scrupuleuses loix : […] Mais je n’ignore pas les dispenses que donne, Le hazard de gagner, ou perdre une Couronne (I, p. 11) 33 Dans A. Theveneau, Les Preceptes du Roy S. Louys A Philippes III. son fils, pour bien vivre & regner […] Avec les Discours sur chacun d’iceux…, Paris, J. Petit-Pas, 1627, un des « preceptes » (IV,1, p. 241) est « Ne rançonne point tes subjects, & ne prens tailles & subsides sur eux, si urgente & evidente necessité ne te le fait faire, & pour le profit de ton Royaume, pour juste cause, & non de ton propre mouvement. » Voir Ét. Thuau, op. cit., p. 75-9, sur Theveneau, « chrétien ‹libéral› » (p. 78), dont le réalisme se colore éventuellement de principes machiavélistes. 34 Un exemple de cette équité est donné dans A. Theveneau, op. cit., p. 154 : « … les parens de deux pauvres escholiers qui avoient esté meurtris par le seigneur de Coucy, luy ayant demandé justice, il leur rendit, encores que tous les Pairs de France, & grands du Royaume se fussent efforcez de l’empescher… ». Saint Louys et « l’art de régner » 87 Les principes inavouables de la raison d’État 35 imposent au souverain de duper l’étranger dans les traités et de tromper l’opinion publique de son peuple. Mais ce versant noir du pouvoir n’est qu’un faire-valoir d’une autre pratique, conforme aux normes que fixera De l’Art de regner, harmonieuse rencontre de la morale, de la religion et de l’exercice du pouvoir. On ne saurait douter que le Saint Louys renferme les éléments qui esquissent un corps doctrinal du gouvernement monarchique. C’est bien davantage qu’un pan du savoir encyclopédique dont aime à se parer une épopée : la présence du roi à travers toute l’œuvre rassemble ces fragments pour composer le programme d’un régime accompli. Jugera-t-on que cette épopée infléchit les valeurs du vieux genre dans le sens d’une modernité politique ? On pourrait comprendre en ce sens le rapport entre les deux frères, Louis et le comte d’Artois. Robert meurt accablé par le nombre après des actes d’extrême bravoure, mais sans conséquence sur l’issue du conflit. À cet héroïsme archaïque et impuissant, s’opposerait un héroïsme rénové, si l’on peut dire, l’héroïsme tempéré de sagesse royale de celui dont le bras n’est pas moins vigoureux, mais qui sait aussi gagner les batailles. Il est entendu que l’icône de saint Louis est le centre rayonnant qui unit le triple éclat des armes, de la majesté monarchique et de l’éternité. La synthèse est incarnée, la personne de Louis la prouve. Pourtant, à en juger par d’autres indices, ce point d’équilibre demeure inespéré. Car on ne peut qu’être frappé par la pluralité des systèmes de valeurs dont l’intégration reste très incertaine : il arrive que le récit même se charge de figurer les heurts. Plus encore que la résistance de l’héroïsme à la raison monarchique, la dispensation de la grâce perturbe les lois de l’activité humaine. La cité que l’ordre politique construit, est ainsi minée par le rappel insistant de l’inanité terrestre. L’auteur laisse le dernier mot à cette dénonciation : l’épopée se termine par « l’embrasement » d’une fausse couronne d’épines, mais aussi des pierreries du trésor des Sultans, symboles « de l’orgueil & de la vanité » (XVIII, p. 578). Il ne s’agit certes que de fastes, mais peu séparables du pouvoir 36 . De même, à la fascination scandaleuse d’un Mélédin pour le succès, bien des vers objectent, plutôt que la justice des actes, l’exaltation de l’échec, apparemment incompatible avec l’ordre de l’effectivité politique. La croisade, dont les buts concrets, on l’a vu, sont négligés, n’est jamais tant célébrée que pour l’oblation du martyre. Certains épisodes confèrent à 35 À cette loi suprême du succès, Mélédin sacrifie aussi son bonheur domestique dans un épisode (V, p. 149 - VI, p. 169) qui réécrit en un registre tout politique le sacrifice d’Iphigénie. Exhorté par le devin Mirème à immoler un de ses enfants pour assurer son trône, il n’hésite pas à condamner sa fille, quitte à jouer les tourments d’une feinte tragédie. 36 Voir D. Course, 2005, p. 37-57. 88 Anne Mantero la défaite le prestige déconcertant d’un sort exemplaire. La mort du comte Robert s’offre sous cette lumière à une autre interprétation. Robert, double de son frère, est lui aussi un saint, cette sainteté étant justement sanctionnée par la grâce d’expirer sous les coups des adversaires. La gratuité insensée de ses ultimes prouesses, qui au plan politique condamne son héroïsme, au plan spirituel le convertit en conduite surnaturelle. Aussi bien ses derniers mots sont-ils pour dire la logique paradoxale du renoncement : Et la Mort qui me fait jouïr de cette gloire, Me couronne bien mieux, que n’eust fait la Victoire. (XIV, p. 441) Il apparaît après sa mort à Louis pour délivrer le message du néant de la gloire mondaine (en vue de laquelle De l’Art de regner autorise le prince à agir), pour déclarer l’insignifiance « De ce bas point de terre, où la Grandeur humaine,/ A son Thrône incertain, & sa Tombe certaine » (XVII, p. 541). Ce héros égaré devient maître spirituel. Sa destinée annonce en fait les souffrances et la défaite qui attendent « le saint Roy » : cette ultime conformation au Christ, que le poéticien a exclue d’une action bien circonscrite, le poète théologien ne cesse de la réinscrire dans la structure complexe du récit. Transporté au Ciel, Louis dédaigne deux couronnes qui s’offrent à lui, l’empire d’Occident 37 , l’empire d’Orient, et préfère la couronne d’épines, à la fois la relique et la participation à la Croix. L’archange Michel, son guide, lui avait promis « un chemin des Princes peu battu », celui que trace « la Patience » (VIII, p. 212). Louis doit passer par une étape qui ressemble à la déchéance et qui rétablit une sorte de scission entre caractère royal et sanctification. Deux épisodes au moins paraissent livrer un principe dynamique pour articuler cette multiplicité de modèles. En Robert, la jonction de l’agir profane et de l’œuvre du salut restait fort ambiguë. L’existence d’Alegonde passe quant à elle par le clair renoncement d’un ordre pour un autre. Alegonde est un personnage qui a quitté l’univers épique, le relativisant sans le disqualifier, demeurant même disponible pour un rôle ponctuel d’adjuvant. Elle a été une guerrière, telle que celles que le jésuite, à l’école du Tasse, aime multiplier dans son œuvre. Son époux mort au combat, des Anges l’ont appelée à une nouvelle vie de solitaire. Cette vocation est d’abord ascétique, avant que l’Esprit lui inspire la mystique du pur amour : Vous n’aurez que l’Amour pour objet & pour guide : […] Supprimons pour jamais & peine & recompense » (X, p. 307). 37 Ce refus de l’Empire rejoint (au mépris de la chronologie) une action qui passe pour historique. N. Caussin en fait état, La Cour sainte, éd. cit., t. II, p. 144B : « Et quand au Concile de Lyon on parla de luy donner le nom & la qualité d’Empereur, il evita cet honneur comme une tempeste, & choisit plustost l’extremité des souffrances parmy les Sarrazins, que de monter au throsne des Cesars ». Saint Louys et « l’art de régner » 89 Représenter semblable sommet de perfection, choix qui surprend peut-être de la part de l’auteur de La Devotion aisée, n’est pourtant pas une incongruité dans le poème, mais en narrativise les lignes de force constitutives : la substitution d’un idéal à l’autre maintient le prix, bien qu’inégal, de chacun ; le monde de la bravoure épique, sans perdre consistance, s’ouvre au-delà de lui-même. Dans la simultanéité cette fois, la vision des saints du Paradis par Louis ne dit pas autre chose. Fortement focalisée par la dignité du contemplateur, elle multiplie les figures de la scène sociale, des simples particuliers, sujets et laïcs, aux souverains. S’y voient des monarques glorieux défenseurs de la foi et de vaillants chefs (VIII, p. 218-22) ; mais aussi, à un plus haut « étage », parmi les saints ascètes, des rois qui ont abdiqué (p. 223-4) ; mais aussi, parmi « les Heros Patiens », des croisés vaincus, capturés, torturés ou exécutés (p. 226). Ce Paradis bien ordonné est généreusement accueillant, mais les degrés supérieurs n’assument pas tout des précédents : on s’élève par purification, retranchement. Le destin du « saint Roy » aurait sans doute gagné en netteté démonstrative à se mêler aux Constantin, aux Charlemagne ; sa précellence spirituelle voulait pour Louis une destinée de « Patient ». La force de l’exemplarité ne se confond pas avec des leçons arrêtées. L’épopée chrétienne telle que l’expérimente Le Moyne n’est pas close : son domaine propre, l’héroïsme, ne suffit pas à contenir les formes d’un agir public ; il faut la considération des royaumes, des empires, pour percevoir l’économie des desseins providentiels sur les peuples et la dispensation de l’autorité divine sur terre. C’est, pour un esprit du XVII e siècle, introduire le savoir-faire du prince, l’aménagement et la rationalité qu’il insuffle dans le réel. L’épique instruit les Grands, sans doute, mais sous contrôle monarchique. Cependant l’accord entre science du règne et christianisme détermine une zone médiane qui ne saurait à son tour proposer un idéal fermé ; certains s’y tiennent et y trouvent le salut, d’autres la traversent. La « médiocrité » n’est rédimée que pour autant qu’elle garde des capacités transitives. À cet égard la configuration de l’univers induite par l’héroïsme offre des potentialités déterminantes. Non par ses représentations stables ni par les valorisations profanes associées, qui dévoilent bientôt leurs limites, mais en raison de la forme d’actes et d’affects s’enhardissant « Par dessus toute regle, & contre la coustume » (XV, p. 469). Le risque d’une sortie de soi pour un lieu et un résultat incertains, qui précisément fragilise l’héroïsme mondain, dote l’œuvre de l’élan capable d’emporter les apories de la théorie d’un règne saint. « La Vertu Heroïque » apparaît comme le véhicule d’un excès qui mime ou préfigure cet autre excès du don et de l’amour de Dieu. Or le Traité placé en introduction avertissait d’une parenté entre « le Poëte & le Heros », due à « cét Esprit extatique, qui leur est également necessaire ». L’agencement de la fable, ses surprises, les « images » constituent le véritable 90 Anne Mantero déport d’une extase partagée par l’auteur et son public 38 . Cet enthousiasme implique aussi que l’instruction ne soit pas univoque. Sans chercher à avérer une continuité, admettant des sauts d’un « étage » à l’autre, l’épopée parie qu’il y a, dans le raisonnable usage du gouvernement pour lequel elle plaide, un ordre terrestre qui ne se refuse pas au moteur extatique d’une autre citoyenneté, d’une autre hiérarchie. Par là, elle prétend dépasser, par des voies poétiques, les tensions d’une politique chrétienne. 38 Dans le Traité du Poëme Heroïque, le mouvement d’extase communique avec un travail sur les passions, compris toutefois de façon assez convenue. L’idée d’une purification en vue d’un « bon usage » s’applique aux « Passions des Heros », « l’Amour & la Colere ».