Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2010
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"Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques": l’histoire selon le Père Le Moyne
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2010
Béatrice Guion
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Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » : l’histoire selon le Père Le Moyne Béatrice Guion C’est tardivement que le père Le Moyne s’intéresse au genre historique : après avoir édité en 1666 les Mémoires d’État du maréchal d’Estrées, il publie en 1670 un traité De l’histoire, qui s’inscrit dans la tradition humaniste de l’ars historica. Plus précisément, il illustre la conception rhétorique que les jésuites ont toujours défendue ; en témoignent tant les dettes envers les textes théoriques de Strada et de Mascardi que l’éloge des Histoires de « notre Maffée », « notre Strada » et « notre Mariana » 1 . En témoigne aussi la définition qu’il donne de l’histoire : « une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques, écrite avec esprit, avec éloquence et avec jugement, pour l’instruction des particuliers et des princes, et pour le bien de la société civile. » 2 La caractérisation comme narration continue et éloquente révèle à la fois l’appartenance au courant rhétorique, et le rejet d’une approche épistémologique. Tout aussi traditionnelle est la conception édifiante d’une historia magistra vitæ, qui se fonde sur un passage du De oratore inlassablement rappelé et commenté dans les artes historicæ, tout en se teintant d’accents plus spécifiquement chrétiens. Enfin, si les choses « grandes, et publiques » constituent la fin propre de l’histoire, par opposition et aux Vies, et aux Mémoires, Le Moyne, à la suite de Mascardi - et aussi, ce qui est plus surprenant, des tacitistes -, appelle à délaisser l’histoire militaire pour privilégier les arcana imperii. Comment écrire l’histoire : un ars historica humaniste En affirmant, dès le premier chapitre, la parenté entre histoire et poésie, Le Moyne certes justifie sa décision « de passer du Poème à l’Histoire » 3 ; plus 1 De l’histoire, Paris, Th. Jolly, 1670, I, 2, p. 14-15. Voir Gérard Ferreyrolles, 2003, p. 61-79. Voir également l’introduction d’Anne Mantero dans l’édition, à paraître aux éditions Champion, du traité de Le Moyne (Cinq traités sur l’histoire, sous la direction de G. Ferreyrolles). 2 De l’histoire, II, 3, éd. cit., p. 76-77. 3 Ibid., I, 1, p. 1. 92 Béatrice Guion profondément, il fait sienne une conviction que les humanistes avaient héritée de l’Antiquité, comme le montrent les autorités alléguées. Le Moyne, qui avance « qu’il faut être poète pour être historien » 4 , se réclame de Denys d’Halicarnasse, pour qui « de toutes les Muses il n’y en a point qui ressemblent davantage aux Muses d’Homère, et les approchent de plus près, que celle d’Hérodote » 5 ; de Lucien, « qui dit que le vaisseau de l’histoire sera pesant, et sans mouvement, si le vent de la poésie ne remplit ses voiles » 6 ; de Quintilien et Cicéron, « qui ont dit plus d’une fois, que l’histoire était une poésie libre de la servitude que porte la versification » 7 ; et de Pontano, qui a fait voir que Salluste, Tite-Live, Tacite « ont été des poètes libres et dégagés de la contrainte des nombres et des mesures » 8 - non sans solliciter quelque peu et Lucien, qui n’admettait le recours au grand style que dans les pièces d’apparat telles que les descriptions et les harangues, et Cicéron, qui dans Des lois avait souligné que des règles différentes régissent l’histoire et la poésie (I, 1, 5). Si l’histoire se distingue de la poésie par son objet et par sa disposition, elle doit s’en approcher par la diction : Or cette ressemblance de l’histoire et de la poésie, qu’Agathias dit être sœurs, ne pouvant venir du côté des matières qui doivent être feintes dans la poésie, et vraies dans l’histoire, ni du côté de la disposition, qui est naturelle dans l’histoire, et artificielle dans la poésie ; il faut nécessairement qu’elle vienne du côté de la diction. 9 Par là, Le Moyne s’oppose à Vossius, qui avait estimé qu’étaient dans l’erreur ceux qui, se couvrant de l’autorité de Pontano, pensent que l’historien et le poète ne diffèrent que par le mètre 10 . 4 Ibid., p. 7. 5 Ibid., p. 6-7. Voir Denys d’Halicarnasse, Démosthène, 41, 2-3 ; Thucydide, VII, 23, 7. 6 De l’histoire, I, 1, éd. cit., p. 8-9. Voir Lucien, Comment il faut écrire l’histoire, trad. Perrot d’Ablancourt, Paris, P. Traboüillet, 1688 [1654], p. 16-17. 7 De l’histoire, I, 1, éd. cit., p. 9. Voir Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 31 (« Est enim proxima poetis, et quodam modo carmen solutum est »). 8 De l’histoire, I, 1, éd. cit., p. 8. Voir Pontano, Actius [1499], Dialoge, übersetzt von H. Kiefer unter Mitarbeit von H.-B. Gerl und K. Thieme, München, Fink, 1984, p. 422 (« historiam poeticam pene solutam esse quandam de majorum auctoritate dixi »). 9 De l’histoire, IX, 4, éd. cit., p. 300. Voir Agathias, De imperio et rebus gestis Justiniani Imperatoris, Paris, Imprimerie royale, 1660, Præfatio, p. 5. 10 « […] falsi sunt, qui putarunt, historicum, & poëtam, solo metro differre. Tuentur se auctoritate Joviani Pontani […]. » (Ars historica, sive De Historiæ, & Historices naturâ, Historiæque scribendæ præceptis, Leyden, J. Maire, 1653 [1623], cap. XXX, p. 144). « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 93 L’opposition devient explicite lorsque Le Moyne, en accord avec la tradition humaniste, définit l’histoire comme « une narration continue » : en se fondant sur Quintilien, qui considérait que l’histoire « est écrite en vue de raconter, non de prouver » 11 , en reprenant la formule d’Isidore de Séville 12 , les premiers auteurs d’artes historicæ avaient fait de la narration sa caractéristique essentielle 13 . Patrizi, qui à une approche rhétorique substitue une approche épistémologique, est le premier à récuser explicitement une telle conception 14 . Beurer en 1594, tout en rappelant la définition habituelle qui voit dans l’histoire une narratio 15 , préfère la qualifier de cognitio 16 . Glaser en 1611 reprend à son compte la définition donnée par Beurer, qu’il juge plus exacte et plus philosophique que celle de « narration vraie et brillante » 17 . Vossius à son tour dans son important Ars historica (1623) caractérise l’histoire comme une connaissance, refusant de placer son essence dans la narration 18 . En avançant que celle-ci « lui est essentielle » 19 , Le Moyne ne se contente pas de réaffirmer la position traditionnelle, il polémique 11 « scribitur ad narrandum, non ad probandum […]. » (Institution oratoire, X, 1, 31, trad. CUF). 12 « Historia est narratio rei gestæ, per quam ea quæ facta sunt, dignoscuntur » (Étymologies, I, 41, 1). 13 Voir Robortello : « […] ut dicamus historiæ finem esse, narrare res gestas, uti gestæ fuerint, juvandi gratia. » (De historica facultate, Florence, L. Torrentinus, 1548, p. 8) ; Riccoboni : « Historiam […] generatim definire hoc modo possumus, ut sit narratio, vel expositio, vel demonstratio rerum gestarum. » (De historia commentarius, Venise, J. Barilettus, 1568, p. 9) ; Antonio Viperano : « rerum gestarum ad docendum usum rerum syncera, illustrisque narratio » (De scribenda historia liber, Anvers, Plantin, 1569, p. 13). 14 « Per che l’historia dicemmo non essere memoria, & non narratione. » (Della historia diece dialoghi, Venise, A. Arrivabene, 1560, Dialogo III, f. 14 v°). 15 « Itaque a nonnullis simpliciter definitur : Historia est vera narratio : ab aliis : Historia est rerum ante gestarum vera narratio. Item : Historia est rerum memoria. Et : Historia est rerum gestarum ad docendum rerum usum syncera & illustris narratio. » (Synopsis historiarum, et methodus nova, Hanau, G. Antonius, 1594, p. 1-2). 16 « Historia est omnis vel divinitus patefacta ; vel per sensus quoquo modo hausta, & mente comprehensa singularum (sic) rerum cognitio. » (ibid., p. 1). 17 « Porrò definitur Historia, populari quodam modo : quòd sit Rerum in Mundo gestarum memoria : Item Rerum antè gestarum vera & illustris Narratio. Accuratiùs autem & filosofikvt°rvw ita : quòd sit Cognitio rerum singularium vel divinitùs patefacta, vel per sensus quoquo modo hausta menteq ; comprehensa. » (Syngramma Historiæ Theoreticæ, Strasbourg, J. Rihelij her., 1611, « Prolegomenon », f. [-] 2 v°). 18 « Genus fecimus notitiam, sive cognitionem : non, uti alii, explicationem, narrationem, vel commemorationem. Nec enim de historiæ oÊs¤& est, ut res gestæ narrentur ; sed tantùm, ut sciantur. » (Ars historica, cap. IV, éd. cit., p. 15). 19 De l’histoire, III, 1, éd. cit., p. 97. 94 Béatrice Guion ouvertement contre Vossius 20 , auquel il reproche « une définition qui n’est à bien dire, qu’un portrait bizarre, et de fantaisie », qui « coupe la langue et les doigts », « ôte la voix et la plume » à l’histoire 21 , dont il considère qu’elle doit être « écrite avec esprit, avec éloquence et avec jugement ». Pour lui en effet, « il n’appartient qu’à l’orateur d’être historien, comme le veulent tous les maîtres, après le maître des orateurs » 22 : les humanistes, avec le maître des orateurs, conçoivent l’histoire comme un « opus oratorium maxime » 23 . C’est ce qui la différencie des Annales, comme en témoigne Le Nain de Tillemont : « il semble qu’un style sans élévation et sans ornement tel qu’on le trouvera ici, convienne mieux à des annales qu’à une histoire. » 24 C’est aussi ce qui la distingue des Mémoires, dont les auteurs revendiquent une écriture simple et sans ornement 25 . Le Moyne reprend cette opposition traditionnelle dans la « Lettre » liminaire aux Mémoires du maréchal d’Estrées : Quant à ce qui regarde le caractère de ces Mémoires, il est le même que celui des Commentaires de César. La diction en est sans étude et sans recherche ; sans couleurs et sans figures […]. Il n’y faut point chercher de réflexions ni d’enseignements, point d’éloges ni de harangues. Ce sont des ornements particuliers à la grande Histoire. Les Commentaires et les Mémoires ne veulent rien de si magnifique ; il ne leur faut qu’une netteté aussi pure de fard que de crasse. 26 De fait, dans De l’histoire il accorde un traitement circonstancié aux éloges et aux harangues - position d’autant plus significative qu’ils sont à cette date remis en cause tant pour des raisons épistémologiques qu’au nom de l’exigence de vraisemblance. Il justifie longuement l’ornement rhétorique par excellence que constituent les harangues, contre les critiques qui les 20 « La définition de l’Histoire donnée par Vossius est examinée et réfutée » (ibid., II, titre de l’art. 2, p. 72). 21 Ibid., II, 2, p. 73. 22 Ibid., VII, 1, p. 237-238. 23 Cicéron, Des lois, I, 2, 5. 24 Histoire des empereurs, et des autres princes qui ont regné durant les six premiers siecles de l’Eglise, de leurs guerres contre les Juifs, des Ecrivains profanes, & des personnes les plus illustres de leur temps [1690], t. I, Paris, Ch. Robustel, 1700, « Avertissement », p. xj. 25 Voir Marguerite de Valois, Mémoires, éd. Y. Cazaux, Paris, Mercure de France, « Le temps retrouvé », 2004 [1628], p. 40 ; cardinal de Retz, Mémoires [1717], éd. S. Bertière, Paris, La Pochothèque, 1998, p. 219. 26 François Annibal, duc d’Estrées, Mémoires d’Estat ; Contenans les choses plus remarquables arrivées sous la Regence de la Reyne Marie de Medicis, & du Regne de Louys XIII, Paris, D. Thierry, 1666, « Lettre écrite à une Personne de qualité, où il est parlé de l’Autheur, du Sujet, & du Caractère de ces Mémoires », f. -8 r°--8 v°. « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 95 jugent contraires et à la vérité, et à la vraisemblance 27 . Outre l’argument d’autorité : « L’exemple de tous les historiens ne laisse rien à faire aux raisons » 28 , il fait valoir une curieuse distinction, qu’il emprunte au Dell’arte historica de Mascardi : « le vraisemblable historique porte sur le vrai, à l’exclusion du faux : et le poétique porte sur le faux à l’exclusion du vrai » 29 . Le Moyne défend aussi la présence d’éloges, qui relèvent du genre épidictique : « L’éloge et le blâme sont les principales parties du jugement : et l’historien qui les oublierait en certaines occasions, en serait comptable au public. » 30 Parmi les ornements, les artes historicæ comptent encore les descriptions, les sentences, les digressions : Le Moyne les tient tous pour nécessaires à l’histoire, à la notable exception des dernières : « il ne manque rien de l’histoire, à une histoire sans digression » 31 . Tout en reconnaissant que les descriptions « servent de peu, et seulement par manière d’ornement » à sa « fin principale » - l’instruction -, il y voit des « reposoirs agréables », qu’il défend contre les critiques qui voudraient les bannir : « ce sont gens, qui ne se plaisent à rien de plaisant » 32 . Il considère de même que « l’histoire demande des sentences », là encore contre « la condamnation que les chagrins et les sévères passent contr’elles » 33 . Les sentences n’en doivent pas moins être maniées « sobrement et avec épargne » 34 , tout comme les descriptions 35 . Ainsi « la diction historique demande de l’ornement » : « L’histoire ne veut rien de bas en sa diction, rien de négligé ni de vulgaire. Elle y veut de la politesse, de l’ajustement, et de la parure. » 36 Le Moyne, après Mascardi, estime que « le caractère sublime est le propre caractère de la diction historique » 37 , conformément à « [l]a règle des proportions et des convenances », qui requiert un style élevé pour parler des « grandes choses » 38 . Néanmoins, si « [l]a diction historique veut bien être ornée », « toute sorte d’ornement ne 27 De l’histoire, VII, 1-3, éd. cit., p. 237-261. 28 Ibid., VII, 2, p. 249. 29 Ibid., p. 243. Cf. Mascardi : « Due sorti di verisimile, per quanto a questo luogo appartiene, si possono considerare ; una che riguarda il falso, l’altra c’hà per oggetto il vero, e mi dichiaro. » (Dell’arte historica trattati cinque, Rome, G. Facciotti, 1636, II, 4, p. 151) ; « L’historico all’incontro il verisimile falso aborrisce […] adopra talhora il verisimile vero, mà come strumento da rinvenire la verità. […] Impercioche il poeta sempre richiede il verisimile falso […]. » (ibid., p. 153). 30 De l’histoire, IV, 4, éd. cit., p. 187. 31 Ibid., VII, 4, p. 262. 32 Ibid., VI, 1, respectivement p. 221-222 ; p. 221 ; p. 219. 33 Ibid., V, 1, p. 192-193. 34 Ibid., V, 2, p. 199. 35 Ibid., VI, 2, p. 226-228. 36 Ibid., IX, 1, p. 286-287. 37 Ibid., IX, 3, p. 294. Cf. Mascardi, Dell’arte historica, V, 8, 1, éd. cit., p. 600. 38 De l’histoire, IX, 3, éd. cit., p. 296. 96 Béatrice Guion lui est pas propre » 39 : Le Moyne adhère à la conception traditionnelle quant au « milieu, que l’historien doit tenir entre l’orateur et le poète » 40 . À ses yeux l’histoire n’est pas seulement une narration, mais aussi « une narration continue, qui a ses parties jointes et liées », ce qui la distingue « des annales, des journaux, des gazettes, et de semblables narrations, dont les parties sans attache, sans correspondance, et sans union, sont des amas de matériaux et non pas des édifices » 41 . Cette exigence porte aussi, plus spécifiquement, sur le style : ainsi Le Moyne condamne-t-il, après Mascardi, « une certaine diction coupée, ou rompue, qui est sans liaison et sans attache » 42 , qu’illustrent Pierre Mathieu et Malvezzi. Comme Strada et Mascardi en effet, dont il partage l’idéal stylistique 43 , il s’appuie sur Cicéron et Quintilien pour demander « que la diction historique aille rondement, d’un cours égal, et pareil à celui d’une rivière, qui roule sans arrêt et sans détour » 44 . Si Tite-Live parmi les Anciens, et les historiens de la Compagnie parmi les Modernes, répondent à cette exigence, Grotius, « le seul historien en forme, qui nous soit venu des pays du Nord », se voit reprocher d’« avoir voulu être plus Salluste que Salluste ; et plus Tacite que Tacite. » 45 Plus spécifiquement, Le Moyne, comme la plupart des théoriciens de l’ars historica, voit dans la pureté et la clarté des traits essentiels de la diction historique 46 . Ultime confirmation de la conception rhétorique qui préside à son traité, les qualités requises de l’historien relèvent avant tout de l’ingenium : « il est nécessaire d’être homme d’esprit » 47 , et de l’ethos : la « réputation d’homme de bien […] n’est pas moins nécessaire à l’historien qu’à l’orateur » 48 . S’il rappelle l’exigence d’impartialité 49 , il n’évoque qu’en passant la question des sources 50 , et sans poser celle du contrôle des témoignages. 39 Ibid., IX, 2, p. 290-291. 40 Ibid., IX, 4, p. 305. Voir Vossius, Ars historica, cap. XXVI, éd. cit., p. 132-133. 41 De l’histoire, II, 3, éd. cit., p. 77-78. 42 Ibid., IX, 6, p. 314. Voir Mascardi, Dell’arte historica, V, 8, 3, éd. cit., p. 619-622. Sur le refus du style coupé dans l’histoire, voir Jean Lafond, « L’esthétique du “dir moderno” : P. Matthieu et ses imitateurs » [1981], Lire, vivre où mènent les mots. De Rabelais aux formes brèves de la prose, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 85-98. 43 Voir M. Fumaroli, [1980] 1997, p. 190-202 (sur Strada) et p. 223-226 (sur Mascardi). L’un et l’autre se sont employés à réfuter Juste Lipse. 44 De l’histoire, IX, 6, éd. cit., p. 316. 45 Ibid., I, 2, p. 15 (nos italiques). 46 Ibid., IX, 5, p. 305-312. 47 Ibid., I, 5, p. 29. 48 Ibid., IV, 2, p. 179. 49 Ibid., III, 5, p. 131-132. 50 Ibid., I, 6, p. 39 ; III, 3, p. 111 ; III, 5, p. 126. « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 97 Historia magistra vitæ : l’édification morale et religieuse En accord avec la tradition des artes historicæ, Le Moyne assigne une finalité édifiante à l’histoire, promue « directrice des mœurs, et […] maîtresse de la vie », selon la formule de Cicéron 51 . La confiance dans son pouvoir éducatif est sous-tendue par une conception cyclique du temps : l’Histoire fournit des préservatifs contre le mal à venir ; de quelque côté qu’il puisse venir : et puisque selon le mot du Sage, il ne se fait rien qui n’ait été fait : le lecteur avisé et judicieux y apprendra à deviner le futur par le passé ; et à régler les choses qui seront à faire, par celles qui se sont faites. 52 Parce qu’elle repose sur des exemples concrets, l’histoire est jugée mieux adaptée aux jeunes esprits que l’enseignement abstrait de la philosophie : La science va par des définitions, des divisions, des discours guindés et tendus, des axiomes universels et des syllogismes en forme, qui sont toutes voies abstraites, hors de vue, éloignées des chemins ouverts aux sens et à l’imagination. L’histoire au contraire, sans s’élever à l’universel et à l’idée ; sans s’éloigner du singulier et du sensible, va comme de plainpied par les exemples, qui mènent tout droit et sans détour, à la pratique et à l’usage. 53 Les exemples en effet « persuadent avecque plus de force, que ne font les arguments » 54 . C’est pourquoi Polybe et Tite-Live leur en apprendront davantage, et les mèneront plus loin en un jour, que tous les interprètes de Platon et d’Aristote, et tous les disciples de Zénon et de Cléanthe, ne sauraient faire en tout un mois. Et deux ou trois exemples de continence pareils à ceux de Joseph prisonnier, de Scipion victorieux, de Spurina défiguré, les persuaderont mieux du mérite et du prix de la continence, que tout ce qui s’en est jamais dit, et dans l’Académie et dans le Lycée. 55 Le Moyne considère que l’histoire instruit « aussi bien par les mauvais exemples que par les bons » 56 : l’argument, éprouvé, se trouvait dans le prologue de Tite-Live 57 . Il invite aussi à ne « pas oublier la remarque de 51 Ibid., I, 7, p. 42. Voir Cicéron, De oratore, II, 9, 36. 52 De l’histoire, I, 10, éd. cit., p. 65-66. 53 Ibid., I, 9, p. 54-55. 54 Ibid., III, 9, p. 157. 55 Ibid., I, 9, p. 56-57. 56 Ibid., I, 7, p. 45. 57 Histoire romaine, Préface, 10. 98 Béatrice Guion Tacite, qui dit, que l’histoire ne laisserait pas d’être de grand usage dans le monde, quand elle ne ferait que montrer le fouet aux tyrans ; et les avertir des châtiments qu’elle leur prépare » 58 . Très classiquement en effet, il voit dans l’histoire une leçon à l’adresse des Grands : « Mais qu’on ne croie pas que l’histoire soit seulement la conseillère des rois et des princes : elle est encore leur juge » 59 . Elle doit aussi instruire les particuliers, c’est pourquoi Le Moyne enjoint à l’historien de s’abstenir de toute sorte de relations scandaleuses, comme seraient celles, qui ne serviraient qu’à faire perdre aux peuples, le respect qu’ils doivent à leurs prélats et à leurs princes ; à décrier la hiérarchie de l’Église et le gouvernement politique ; et à donner cours aux hérésies et aux révoltes, aux schismes de religion et d’État. 60 Il appelle de même à taire les « débauches scandaleuses » 61 : la finalité édifiante l’emporte sur l’exigence de vérité. Il serait aisé d’ironiser sur la casuistique qui, tout en reprenant l’injonction cicéronienne de ne « rien dire de faux » et de « ne rien taire de vrai » 62 , justifie silences et omissions. Il y plus, néanmoins : Le Moyne manifeste un souci tout chrétien du scandale. Ainsi engage-t-il l’historien à se garder de la calomnie, de la médisance et de l’effronterie 63 , et à tenir compte « soit de la réputation de ceux qu’il blâme témérairement ; soit de la conscience de ceux à qui il donne lieu de scandale et de jugement téméraire » 64 . Il relève que « si une médisance faite d’un particulier à un particulier, est un péché contre les lois de la charité et de la justice », elle est, a fortiori, défendue à « l’historien, qui est personne publique » 65 . En cela, il se situe dans la droite ligne de Strada, qui non seulement proscrivait la représentation des actions honteuses au nom de la finalité morale de l’histoire 66 , mais refusait d’accorder à l’historien la licence de raconter les turpitudes d’autrui, faisant valoir que même dans des conversations privées « il n’est pas permis de diffamer ouvertement un mort, et de divulguer une ignominie assez peu connue » 67 . 58 De l’histoire, I, 7, éd. cit., p. 46-47. Voir Tacite, Annales, III, 65, 1. 59 De l’histoire, I, 7, éd. cit., p. 45-46. 60 Ibid., III, 10, p. 165. 61 Ibid., III, 2, p. 102. 62 Ibid., p. 101. Voir Cicéron, De oratore, II, 15, 62. 63 De l’histoire, III, 10, éd. cit., p. 161. 64 Ibid., p. 162. 65 Ibid., III, 9, p. 156. 66 Prolusiones academicæ, II, 2, Rome : J. Mascardus, 1617, p. 225. 67 « neque enim istam impunitatem historici de alijs fœdissima quæque narrantis ferre unquam æquo animi potui. Quid enim ? non licet mihi privatis in sermonibus in hominem vita jam functum palam obloqui, ejusq. occultius aliquanto flagitium evulgare […]. » (ibid., p. 226). « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 99 Il s’agit, là encore, d’un lieu commun éprouvé : Fox Morcillo formulait la même exigence dans son De historiæ institutione liber paru en 1557 68 . Le Moyne recommande enfin d’« éviter avec soin » la malignité et les « interprétations malicieuses » 69 - l’expression, à elle seule, désigne la cible : Mascardi avait reproché à Tacite des « malitiose interpretationi », dont il jugeait que Strada avait fait justice 70 . En citant les noms de Salluste et de Tacite comme auteurs « particulièrement accusés de ce défaut », en signalant que le second « a encore aujourd’hui ce malheur par-dessus Salluste, que les esprits les plus fertiles en sinistres interprétations, et en commentaires malicieux, le reconnaissent pour leur maître » 71 , Le Moyne fait, une fois encore, écho à ses maîtres romains - il se montre toutefois plus modéré qu’eux, n’hésitant pas à reconnaître des beautés dans Tacite. C’est à Suétone qu’il réserve la réprobation la plus forte : « Y a-t-il une plus infâme école de vice, un lieu de scandale plus vilain, et plus dangereux, que l’Histoire des douze Césars, comme Suétone l’a écrite ? » 72 Des choses grandes et publiques : pour une histoire politique En assignant comme matière propre à l’histoire les choses « grandes et publiques », Le Moyne reprend la définition la plus traditionnelle : pour Cicéron l’histoire traite de « choses grandes et dignes de mémoire » 73 , pour Ammien Marcellin « d’ordinaire [elle] parcourt les lignes de faîte des événements et n’enquête pas par le menu sur les questions secondaires » 74 . Si les choses « publiques » distinguent l’histoire « des Mémoires et des journaux, où il entre du privé et du domestique » 75 , c’est aussi au nom d’une préoc- 68 « Etenim si vel dum loquimur quotidiano sermone, decoram honestatem servare oportet, ne quod placebat Stoicis ac Cynicis, suis quæque nominibus dicatur : multò id certè magis in historia fieri decet, in qua non modò facta, dictaque considerantur, sed etiam verba, oratioque ipsa. » (De historiæ institutione liber [1557], [dans] Io. Bodini Methodus historica, duodecim ejusdem argumenti Scriptorum, tam veterum quàm recentiorum, commentariis adaucta, Bâle, P. Perna, 1576, p. 762). 69 De l’histoire, IV, 2, éd. cit., p. 177 et p. 178. 70 « […] Tacito, le cui malitiose interpretationi raccolte, e con evidenza rifiutate dal P. Famiano Strada, huomo eloquentissimo […]. » (Dell’arte historica, III, 5, éd. cit., p. 318). Voir Strada, Prolusiones academicæ, I, 2, éd. cit., p. 61-62, et II, 2, p. 239. 71 De l’histoire, IV, 2, éd. cit., p. 178. 72 Ibid., III, 9, p. 154. Voir aussi III, 10, p. 167. 73 « in rebus magnis memoriaque dignis historiam versari » (De oratore, II, 15, 63). 74 « præceptis historiæ […] discurrere per negotiorum celsitudines adsuetæ, non humilium minutias indagare causarum » (Histoire, XXVI, 1, 1, trad. CUF). 75 De l’histoire, II, 3, éd. cit., p. 79. 100 Béatrice Guion cupation morale que Le Moyne demande à l’historien de séparer « le secret d’avecque le public » 76 : il lui est défendu de faire le curieux chez autrui : d’entrer dans les cabinets, de lever les voiles, de tirer les rideaux, qui cachent le secret des familles […]. Qu’il apprenne donc, que les choses secrètes n’entrent point dans l’étendue de son droit : qu’elles sont à son égard, comme si elles n’étaient point […]. 77 Tout en faisant « du privé et du domestique ; et quelquefois même de la bagatelle et du badinage » 78 le domaine propre des Mémoires, Le Moyne refuse aussi vigoureusement les bagatelles dans ces derniers que dans l’histoire : Et pour une gazette de bagatelles, de la cour de Henri III, je vous envoie une Histoire sérieuse et agréable, où il y a de quoi s’instruire et de quoi se divertir. Votre auteur du temps de la Ligue, a cru peut-être, que la postérité se soucierait fort, de savoir comme le duc de Guise était à cheval ; et le duc de Joyeuse à la danse : de quelle couleur s’habillait Le Guast ; et de quelle étoffe Maugiron : comme le duc d’Alençon était avec la reine Marguerite, et le roi de Navarre avec ses maîtresses. Toutes ces choses, et beaucoup d’autres pareilles, dont vos Mémoires sont remplis, ne méritaient pas d’être sues ; et encore moins méritaient-elles d’être écrites. 79 En condamnant tant les bagatelles que « les relations d’amour, et les gazettes de galanterie » 80 , Le Moyne récuse les Mémoires de cour, au moment où ceux-ci tendent à supplanter les Mémoires d’épée et les Mémoires politiques 81 . L’invitation à se souvenir « que ce sont les obligations, et non pas les indulgences, qui distinguent le prince d’avecque le particulier » 82 va dans le même sens, tout comme la protestation contre la place accordée à l’amour : « le premier César ne se fit pas maître de l’Empire, dans le cabinet de Cléopâtre » 83 . Par là, Le Moyne réagit contre la tendance (la tentation) contemporaine de considérer « les Grands, par ce qu’ils ont de plus per- 76 Ibid., III, 10, p. 161. 77 Ibid., p. 163-164. 78 Ibid., II, 3, p. 79. 79 D’Estrées, Mémoires d’Estat, « Lettre écrite à une Personne de qualité », éd. cit., f. -4 v°--5 r°. Cf. De l’histoire, III, 6, éd. cit., p. 136-138. 80 D’Estrées, Mémoires d’Estat, « Lettre écrite à une Personne de qualité », éd. cit., f. -6 r°. 81 Voir Frédéric Charbonneau, Les Silences de l’histoire. Les Mémoires français du XVII e siècle, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2000, p. 69. 82 De l’histoire, III, 8, éd. cit., p. 152. 83 Ibid. « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 101 sonnel et de plus séparé de leur qualité, par les illusions de leurs esprits et les faiblesses de leur cœur, par le détail de leur intérieur, leur vie secrète et domestique, qui sont toutes choses qui leur sont communes avec les autres hommes » 84 : cette exhortation de Saint-Réal a, dans le dernier tiers du siècle, abondamment été mise en pratique, par les mémorialistes, par Varillas, par les auteurs d’histoires secrètes. Toutefois ce qui peut apparaître comme une nouvelle doxa laisse sa marque dans le traité de Le Moyne. Ainsi reconnaît-il l’importance des petites causes : Il en arrive presque toujours de même dans les mouvements des États : on s’y figure de grandes machines et de grandes roues, et il n’y a qu’une planche et un bout de corde : c’est un dépit, un caprice, une amourette qui ébranle ces grands corps, et les met hors de leur assiette. 85 Lui-même reprend l’exemple, déjà topique, de l’expédition anglaise à l’île de Ré en 1627, qu’il présente comme une « guerre de pure galanterie, entreprise sur les imaginations amoureuses » 86 de Buckingham. Enfin, Le Moyne invite à faire prévaloir l’histoire politique sur l’histoire militaire. Affirmant « [q]ue les actions militaires ne sont pas la principale matière de l’Histoire », il s’en prend aux historiens qui ne trouvant rien de grand que les actions de la guerre, sont toujours, ou dans une ville assiégée, ou dans un camp qui assiège : ne parlent que de combats et d’attaques ; que de fourneaux et de mines : ne font ouïr que des bombes et des canons : comme s’ils n’avaient à instruire que des soldats des gardes et des mousquetaires. 87 L’histoire s’adresse aussi aux ministres, aux magistrats, aux financiers, plus largement aux gens de robe : aussi « les sièges, les assauts, les batailles, ne sont pas ses plus utiles leçons » 88 . Le « propre lieu » de l’historien, c’est le cabinet : « l’explication des conseils, le dénouement des intrigues, la découverte des cabales, sont plus de son fait que les désolations, que les embrasements et les massacres » 89 . Mais c’est surtout aux princes et à ses conseillers qu’est destinée l’histoire, pour enseigner aux premiers « l’art de régner », et aux seconds « l’art de servir » : c’est pourquoi elle doit « développer les raisons d’État et les secrets du gouvernement ; ce qui se fait en démêlant les motifs 84 Saint-Réal, De l’usage de l’histoire [1671], R. Démoris et Chr. Meurillon (éds), [s.l.], Gerl 17/ 18, 2000 [1980], Discours VI, p. 54-55. 85 De l’histoire, III, 3, éd. cit., p. 113. 86 Ibid. 87 Ibid., III, 7, p. 139-140. 88 Ibid., p. 140. 89 Ibid., p. 140-141. 102 Béatrice Guion et les prétextes des affaires » 90 . Le jésuite Le Moyne apparaît ici étrangement proche du libertin Gabriel Naudé, et plus généralement des tacitistes, qui appelaient au dévoilement des arcana imperii, alors même que les jésuites ont vivement combattu le tacitisme. Si l’ambivalence était déjà présente chez Strada qui, tout en condamnant sans appel Tacite dans ses Prolusiones academicæ, se faisait fort à l’ouverture de sa Guerre de Flandre d’avoir acquis grâce à ses sources une « connaissance intime des conseils et des secrets » 91 , c’est Mascardi que suit ici Le Moyne : critiquant les historiens qui mettent tout leur esprit et toute leur éloquence au récit des batailles sans rien dire des affaires, celui-ci appelait à privilégier l’élucidation des conseils d’état, qui enseignent « la doctrine du gouvernement, et les secrets du principat » 92 . La teneur des exemples comme les auctoritates sollicitées à chaque page du traité De l’histoire, ainsi que le recours constant à la citation d’autorité, sont révélateurs de l’ancrage dans la tradition de l’ars historica. Au-delà des références explicites, Le Moyne emprunte beaucoup aux traités de Strada et de Mascardi, dont il partage tant la conception de l’histoire que l’idéal stylistique : on retrouvera les mêmes exigences, puisées aux mêmes sources, dans les Instructions pour l’histoire que le père Rapin publiera quelques années plus tard, en 1677. Que cette conception rhétorique soit encore prégnante, en témoigne le fait que Richelet en 1680 reprenne à l’article « Histoire » de son Dictionnaire la définition de Le Moyne : « C’est une narration continuée de choses vraies, grandes, et publiques… ». Elle est toutefois contestée par ceux qui, dans le double sillage des traités de Patrizi et de Bodin, et des réalisations de l’histoire érudite, entreprennent d’élaborer une méthodologie critique de la connaissance historique : ainsi Pierre Bayle dans ses Pensées diverses sur la comète dénonce-t-il dans la position de Le Moyne une collusion entre l’histoire et la fable qui met en péril tant la crédibilité que la nature propre de la première. 90 Ibid., p. 141. 91 « intima consiliorum arcanorumque cognitio » (De bello Belgico decas prima, Rome, H. Scheus et L. Grignani, 1637, p. 5). Voir G. Ferreyrolles, art. cité. 92 « Coloro, che scrivono historia, per lo più, nel racconto delle guerre si stancano, e con tutto le sforzo dell’ingegno, e dell’ eloquenza, in descriver le battaglie, gli assedij, gli assalti, et gli apparati militari consumano : ma del negotio parte alcuna non toccano : ed’io stimo, che molto impropria sia cotal industria à chi scrive, e poco profittevole à chi legge. […] così più di proposito spiegar si debbono i consigli di stato : perche in quelli la sola notitia del fatto, e qualche avvertimento per un soldato si contiene ; in questi la dottrina del reggimento del mondo, e gli arcani del principato s’insegnano. » (Dell’arte historica, I, 4, éd. cit., p. 78-79).
