Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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"Un exercice profitable ..."
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Véronique Duché-Gavet
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) « Un exercice profitable… » Véronique Duché-Gavet Le voyager me semble un exercice profitable Essais, III, 9 Si le voyage qu’effectua Montaigne de juin 1580 à novembre 1581 1 trouva des applications médicales ou thérapeutiques - son passage par des villes d’eaux comme Plombières ou Lucques en témoigne - il lui apporta surtout un enrichissement culturel et intellectuel : […] le voyager me semble un exercice profitable. L’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneues et nouvelles ; et je ne sçache point meilleure escolle, comme j’ay dict souvent, à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantasies et usances, et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. » (III, 9) En effet, si Montaigne entreprend de « visite[r] des pays estrangers » et parcourir la France, la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, c’est à la fois « pour en raporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer [sa] cervelle contre celle d’autruy. » (I, 26) Mais Montaigne ne néglige pas pour autant sa récente vocation littéraire : nouvel homo viator 2 , il emporte avec lui deux exemplaires de ses Essais fraîchement parus : l’un destiné au roi de France Henri III, l’autre au Pape Grégoire XIII. De même, à son retour, son bagage s’est enrichi d’un Journal de Voyage, qui restera toutefois à l’état manuscrit jusqu’en 1774, date de sa première édition 3 . Ainsi, selon la belle expression de Michel Bideaux, « Les livres appellent les voyages ; ceux-ci, à leur tour, fécondent les plumes qui, à l’occasion, 1 Montaigne précise lui-même, à la fin de son Journal, la durée de son voyage à travers l’Europe : « […] j’étois partis le 22 de Juin 1580 […]. Par-einsin avoit duré mon voyage 17 mois 8 jours » (éd. Fausta Garavini, Paris, Gallimard, 1983, Folio n° 1473, p. 369). 2 Sur les écrivains voyageurs, voir George Hugo Tucker, Homo Viator. Itineraries of Exile, Displacement and Writing in Renaissance Europe, Genève, Droz, 2003. 3 Par Querlon, Bartoli et Jamet. 4 Véronique Duché-Gavet mêlent l’imaginaire au vécu. » 4 Les hommes de la Renaissance peuvent concrétiser leur désir de voyager, nourri par une « humeur avide des choses nouvelles et inconnues » (III, 9) et conforté sans doute par les récentes découvertes et inventions. Nombreux sont les voyageurs qui se hasardent sur les chemins et sur les océans, à la découverte du vaste monde ; ils ne partent cependant pas sans munitions. Parmi celles-ci, des livres. D’un pays à l’autre Grands voyageurs, les diplomates emportent dans leur bagage des livres à offrir à leurs hôtes. L’Espagnol Diego de Valera par exemple 5 , alors au service du roi de Castille Jean II, accomplit en 1442 une mission diplomatique au Danemark, en Angleterre et en Bourgogne. Sans doute est-ce à cette occasion, ou lors de son second voyage en France, en 1444, qu’il fit connaître son petit traité Espejo de verdadera nobleza à la cour de Bourgogne, de même que le Triunfo de las Donas, de Juan Rodríguez del Padrón, un petit roman exploitant la matière sentimentale 6 . Comme Montaigne emportant ses Essais, l’écrivain trouve ici l’occasion de faire connaître ses œuvres et d’élargir son public. De même, les diplomates rapportent dans leur pays d’origine les livres qu’ils ont eu l’occasion de découvrir pendant leur séjour à l’étranger, même si ce dernier s’est révélé moins agréable que prévu. Ainsi de René Bertaut, seigneur de La Grise, secrétaire de l’évêque et diplomate Gabriel de Gramont, malmené par Charles Quint lors d’une mission accomplie de juillet 1527 à 1528. Jeté en prison pendant les quatre premiers mois de 1528, il eut néanmoins la possibilité de lire le Libro Aureo de Marco Aurelio d’Antonio de Guevara, qu’il se mit à traduire pour passer le temps : [pour] que j’occupasse le temps, me jettay aux livres que je peuz trouver […] entre lesquels le petit livre doré, lequel me tira tant de moy que tout le jour ne la plus grande partie de la nuict ne me suffisoient, tant pour le lire que pour l’escrire. 7 4 Voir ci-dessous, p. 77. 5 Diego de Valera (1412-1488) s’illustra à la fois dans la diplomatie et dans l’histoire littéraire. 6 Sur cette œuvre, voir F. Serrano, « La querelle des Femmes à la cour, entre la Castille et la Bourgogne, au XV e siècle : étude et édition critique du Triunfo de las donas/ Triumphe des dames de Juan Rodríguez del Padrón », thèse de doctorat, sous la dir. de V. Duché et C. Heusch, Lyon, ENS, 2011. 7 R. Bertaut, Epître liminaire, in A. de Guevara, L’Orloge des princes, Paris, Du Pré, 1540, f° a2v. « Un exercice profitable… » 5 De même on sait que l’emprisonnement de François 1 er à Madrid permit au roi de découvrir la série des Amadís de Gaula, qu’Herberay des Essarts, son « commissaire d’artillerie », rapporta dans ses bagages pour les traduire 8 . Les collectionneurs et bibliophiles quant à eux écument les régions qu’ils traversent. Ainsi Hernando Colón, le deuxième fils de Christophe Colomb 9 , humaniste et cosmographe, rapporta de ses voyages des centaines de livres. Il se rendit fréquemment dans tous les grands centres d’imprimerie européens (Anvers, Lyon, Nuremberg, Rome, Paris ou Venise), à la recherche de nouvelles acquisitions. À sa mort, en 1539, il possédait plus de 15 381 livres et plaquettes reliés en 12 119 volumes. Sa bibliothèque fut remise à la cathédrale de Séville, pour constituer le fonds des Archives Colombines. La circulation des récits n’est pas le fait des seuls particuliers, bien sûr. Les professionnels du livre jouent à cet égard un rôle primordial. Grâce aux foires qui permettent la diffusion des livres dans l’Europe entière, les libraires entretiennent de solides réseaux à l’étranger. Ainsi Barthélémy Buyer, l’un des premiers imprimeurs lyonnais, s’imposa sur le marché italien comme sur le marché espagnol 10 . Guillaume Rouillé fut aussi un grand promoteur du livre. Gendre de Domineco de Portonaris, après ses débuts chez l’éditeur vénitien Giolito de Ferrari, il réussit à former « un réseau de dépôts à lui reliés par cent fils » 11 . Les récits parfois circulent avant même d’être imprimés dans le pays où ils ont été composés. L’une des quatre éditions connues du Lazarillo de Tormes de 1554 fut imprimée à Anvers chez Martin Nucio 12 . Nombreux sont les livres en espagnol imprimés aux Pays-Bas, en Italie, en France et même en Angleterre. La Celestina par exemple fut imprimée dans sa version originale à Venise, Milan, Anvers, Lisbonne et Rouen. Les romans de chevalerie connaissent le même succès. Si Christophe Plantin 13 , nommé « architipógrafo de Rey » sous Philippe II, obtint le monopole de l’impression 8 Nicolas Herberay des Essarts traduisit les huit premiers livres d’Amadis de Gaule, entre 1540 et 1548. 9 Hernando Colón fut notamment le principal biographe de son père (Historia del Almirante don Cristóbal Colón). 10 Sur les premiers imprimeurs lyonnais, voir l’ouvrage essentiel de L. Febvre et Henri-Jean Martin, L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1971, pp. 175-179 [1 e éd. 1958]. 11 Noël Salomon, « Les éditions en langue espagnole d’un libraire lyonnais du XVI e siècle : Guillaume Rouille », Actes du 5 e Congrès national de littérature comparée, Lyon, 1962, p. 61. 12 Martin Nuyts (Nutius, ou Nucio) exerça à Anvers de 1540 à 1558. Il imprima plus d’une centaine d’œuvres espagnoles, notamment la Celestina, les Amadis, les œuvres de A. de Guevara ou de Cervantes. Figurent parmi elles de nombreuses premières éditions. 13 Christophe Plantin (1520-1589), l’éditeur de la fameuse Bible Polyglotte. 6 Véronique Duché-Gavet des livres liturgiques pour l’Espagne et les pays dépendant de la monarchie, il imprima dans son officine anversoise bon nombre d’ouvrages de fiction. Mais il veillait à la qualité des éditions, comme à celle de la langue employée, comme l’atteste l’épître adressée « A tous ceus qui font profession d’enseigner la langue françoise en la ville d’Anvers », figurant en tête du Premier livre d’Amadis de Gaule : […] pour aucunement vous être en aide, faisant le deu de mon art, je vous ai voulu imprimer les Livres d’Amadis de Gaule. […] Ce que j’ai fait, considerant en partie, la cherté desdits livres, & l’incommodité de toutes les formes équeles ils ont été imprimés jusqu’à présent, qui n’étoyent commodes pour l’étude de la jeunesse. […] Si doncques, Messieurs, vous voulés doresnavant proposer les bons aucteurs à ceus qui se retireront à vous pour aprendre le Françoys, & que je connoisse, par cela, mon labeur vous être agreable, je m’eforceray de vous imprimer la plus part des Histoires, qui sont, & seront bien & elegantement écrittes de nôtre tems : Et non seulement les feintes, mais aussi les véritables […]. 14 Les éditions bilingues (voire trilingues ou quadrilingues) favorisent la circulation des récits. Ainsi l’Historia de Aurelio y Isabel hija del Rey de Escocia fut publiée dans une édition trilingue français/ italien/ anglais à Londres 15 et en quatre langues (italien, espagnol, français et anglais) à Anvers 16 . Le Petit Traité de Arnalte et Lucenda circula en deux versions bilingues : français/ italien 17 et anglais/ italien 18 , destinées à favoriser l’apprentissage des langues. Mais la récente découverte du Nouveau Monde attise des ambitions plus grandes encore, avec la perspective d’un vaste marché encore vierge à approvisionner 19 . La famille Cromberger, établie à Séville depuis 1502, obtint du Vice-roi de la Nouvelle-Espagne, Antonio de Mendoza, un droit d’imprimer exclusif de dix ans au Mexique, où elle dépêcha Juan Pablos, un 14 Premier livre d’Amadis de Gaule, Anvers, Plantin, 1561. 15 Londres, Edward White, 1586. 16 Histoire d’Aurelio et d’Isabelle, nouvellement traduite en quatre langues : italien, espagnol, françois et anglois, Anvers, J. Steelsio, 1556. Ce roman de Juan de Flores était initialement intitulé Hystoria de Grisel y Mirabella. 17 Petit traité de Arnalte et Lucenda. Picciol trattato d’Arnalte & di Lucenda intitolato l’Amante mal trattato dalla sua amorosa, Lyon, Eustace Barricat, 1553. 18 The pretie and wittie Historie of Arnalt & Lucenda with certen Rules and Dialogues set foorth for the learner of th’ Italian tong, Londres, Thomas Purfoote, 1575. 19 Voir à ce sujet l’étude pionnière de Irving A. Leonard, Books of the Brave : Being an Account of Books and of Men in the Spanish Conquest and Settlement of the Sixteenth-Century New World, intr. Rolena Adorno, Berckeley/ Los Angeles/ Oxford, University of California Press, 1992 [Cambridge (Mass.) Harvard University Press, 1949]. « Un exercice profitable… » 7 employé de confiance 20 . Ce dernier s’installa dans une maison que lui céda le premier évêque du Mexique, Juan de Zumárraga. Non contents d’imprimer au Mexique, les Cromberger s’assurèrent de surcroît le monopole de l’exportation vers les Indes. Le trafic des livres envoyés d’Espagne vers le Nouveau Monde à bord des navires signale l’intensité du phénomène. On sait par exemple qu’en 1584, Benito Boyer 21 , libraire de Medina del Campo, envoya 1300 livres à Mexico et 21 caisses de livres à Lima 22 . Les inventaires des libraires eux-mêmes témoignent de la circulation des récits. Ainsi de Cristóbal Hernández, qui mourut à Lima en 1619, laissant un fonds de 1763 ouvrages 23 . Si plus de la moitié de ce fonds (58,2%) comprend des ouvrages religieux, on dénombre toutefois quatre-vingt-dix-sept livres de fiction, parmi lesquels les romans de chevalerie se taillent une place de choix 24 . L’impact de ces ouvrages est considérable, et la réalité du Nouveau Monde va jusqu’à être appréhendée à l’aune de la fiction. Ainsi de l’actuelle Californie, qui doit vraisemblablement son nom à l’île qu’habitent les Amazones dans les Sergas de Esplandián 25 , cinquième volume des aventures d’Amadis. Ou encore de la découverte par Bernal Díaz del Castillo de Mexico, cité alors 20 Voir à ce sujet Griffin Clive, The Crombergers of Seville. The History of a Printing and Merchant Dynasty, Oxford University Press, 1989 ou D. Gresle-Pouligny, « De Séville à Mexico, une famille d’imprimeurs : les Cromberger (1504-1560) », Revue de la Bibliothèque Nationale de France, 1994, n o 4, pp. 30-38. 21 Voir à ce sujet Vicente Becares et Alejandro Luis Iglesias, La librería de Benito Boyer (Medina del Campo, 1592), Salamanca, Junta de Castilla y León, 1992. 22 Carlos Alberto González Sánchez, Los Mundos del libro. Medios de difusión de la cultura occidental en las Indias del Siglo XVl y XVII, Sevilla, Universidad de Sevilla/ Diputación de Sevilla, 1999, p. 80. Sur ce libraire, voir Vincente Bécares Botas, La libreria de Benito Boyer (Medina del Campo, 1592), Salamanca, Junta de Castilla y León, Consejería de Cultura y Turismo, 1992, coll. La Imprenta, libros y libreros, 1. 23 Voir l’inventaire dressé par Carlos Alberto González Sánchez, « Emigrantes y comercio de libros en el Virreinato del Perú », Biblios : Revista electrónica de bibliotecología, archivología y museología, n° 6, 2000. http : / / redalyc.uaemex.mx/ pdf/ 161/ 16106406.pdf 24 On compte ainsi 27 exemplaires de Florisel de Niquea, 12 Floranis de Castilla, 10 Palmerín de Oliva, 9 Amadís de Gaula, 9 Sergas de Esplandián, 8 Selidón de Iberia, 5 Lisuarte, 4 Amadís de Grecia, 4 Caballero de Asisio. On recense également 12 Orlando furioso de l’Arioste et 1 Orlando enamorado, 2 Araucana de Ercilla, et 2 Lusíadas de Camoens. 25 Voir notre article « Pour une poétique de l’eau dans le roman à la Renaissance », In Aqua Scribis - Le thème de l’eau dans la littérature, Gdansk, Wydawnictwo Univewersytetu Gdanskiego, 2005, pp. 25-32. 8 Véronique Duché-Gavet détenue par Moctezuma. Le soldat, aux ordres de Hernán Cortés, croit entrer de plain pied dans l’univers d’Amadis et vivre un rêve éveillé : Y desde que vimos tantas ciudades y villas pobladas en el agua, y en tierra firme otras grandes poblazones, y aquella calzada tan derecha y por nivel cómo iba a México, nos quedamos admirados, y decíamos que parecía a los cosas de encantamiento que cuentan en el libro de Amadís, por las grandes torres y cúes y edificios que tenían dentro en el agua, y todos de calicanto, y aun algunos de nuestros soldados decían que si aquello que veían, si era entre sueños […]. 26 À l’inverse, la réalité du Nouveau Monde ne tarde pas à faire irruption dans la fiction, avec sa cohorte de nouveaux personnages (« sauvages », « cannibales ») et ses nouveaux décors. Ainsi l’action du Vingt et troisiesme livre d’Amadis de Gaule prend d’abord place « en l’Inde incognuë », dans le royaume du Pérou, et introduit des personnages hauts en couleurs, comme la reine Indienne Zarzaparilla, ou Guacanarillo, le Duc de Cuscon 27 . En effet le héros Fulgoran, tel un conquistador, traverse l’Atlantique pour vivre de nouvelles aventures. Le narrateur prend toutefois soin de signaler la difficulté du voyage : [Fulgoran] eut envie de voir les autres regions plus loingtaines, & par le moyen de son Grifaleon, qui luy servoit & par mer & par terre d’oiseau, de cheval & de nef, il parvint finalement en l’Inde incognuë, là où il fut reçeu fort humainement par le Roy Attababliba, qui lors estoit Seigneur du riche Peru […]. Je ne reciteray icy les ardentes & extremes chaleurs que souffrit le Chevalier du Feu passant souz la Zone torride, tellement que peu s’en falut qu’il ne perit : ce que sans doute luy fut advenu, n’eut esté l’accoustumance qu’il avoit du feu dés sa première jeunesse, ayant esté tousjours nourry dans les cavernes de la montagne Etna, vulgairement appellee mont Gibel, proche de la montagne Vulcana. [f° Bij v°-Biij] Ces fictions qui se basent sur les nouvelles connaissances géographiques sont « des preuves tangibles de l’influence exercée par les écrits authentiques de la même époque », comme le rappelle Geoffroy Atkinson 28 . Le trafic des livres s’effectue parfois au mépris des lois. En effet, en Espagne une cédule royale datée du 4 avril 1531 interdit l’envoi aux Indes de « ces histoires vaines ou profanes que sont les Amadís et d’autres livres de 26 B. Díaz del Castillo, Historia verdadera de la conquista de la Nueva España, México, Pedro Robredo, 1939, tome 1, p. 308. 27 Le Vingt et troisiesme livre d’Amadis de Gaule, Paris, Claude Rigaud, 1615. 28 G. Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française, Genève, Droz, 1935. « Un exercice profitable… » 9 ce genre » 29 . La décision de Charles Quint fut confirmée par un décret daté de 1534, et des instructions à ce sujet données au Vice-roi Mendoza en 1536. Toutefois aucun châtiment n’était prévu pour punir les contrevenants ! Philippe II quant à lui exigea une plus grande vigilance sur ce point, au prétexte que ces lectures étaient dangereuses pour les Indiens, et pouvaient les détourner des Écritures 30 . Ces interdictions successives semblent cependant avoir été peu suivies d’effet. Trois cent soixante-et-un exemplaires de la première édition de El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha furent malgré tout distribués sur le continent américain 31 , marquant ainsi la troisième génération de récits à succès ayant franchi l’océan, après les romans de chevalerie, puis les romans picaresques 32 . On sait que deux libraires de Lima, Miguel Méndez et Juan de Sarria ont reçu, dès 1606, 72 exemplaires du Quichotte 33 . La puissance d’attraction des récits l’emporte donc parfois sur la volonté de censure exprimée par le pouvoir. D’une langue à l’autre Mais la circulation des récits peut s’opérer de façon « immatérielle » grâce à la traduction. En effet, la soif de voyage des hommes de la Renaissance coïncide avec l’essor des traductions en langue vernaculaire. Si l’apprentissage des langues étrangères est en net progrès comme en témoignent les éditions bilingues ou autres dictionnaires de Calepin 34 , facilitant ainsi les échanges - 29 « libros de romance de historias vanas o de profanidad, como son de Amadís, e otros de esta calidad porque es mal ejercicio para los Indios, e cosa en que no es bien que se ocupen ni lean ». 30 « Nos somos informados que de llevarse a esas partes los libros de Romanze de materias profanas y fábulas, así como los libros de Amadís y otros de esta calidad, de mentirosas historias, se siguen muchos inconvenientes ; porque los indios que supieren leer, dándose a ellos, dejarán los libros de Sancta y buena doctrina y, leyéndolos de mentirosas historias, deprenderán en ellos malas costumbres y vicios y demás desto, de que sepan que aquellos libros de historias vanas han sido compuestos sin haber pasado así, podría ser que perdiesen el autoridad y crédito de la Sagrada Escritura y otros libros de Doctores, creyendo, como gente no arraigada en la fe, que todos nuestros libros eran de una autoridad y manera… » (cédule datée du 13 septembre 1543). 31 Selon les recherches effectuées par Guillermo Lohmann Villena, « Los Libros Españoles en Indias », Arbor n° 6, nov. - déc. 1944, pp. 221-249. 32 Voir à ce sujet I.A. Leonard, Books of the Brave, op. cit., p. 264. 33 Irving A. Leonard, « Don Quixote and the book trade in Lima. 1606 », Hispanic Review, vol. VIII n° 4, October, 1940, pp. 294-295. 34 Le Dictionarium de l’érudit italien Ambrogio Calepino, bilingue lors de sa parution en 1502 (latin-grec), ira jusqu’à comporter un total de onze langues (latin, grec, 10 Véronique Duché-Gavet tout le monde ne parle pas le latin ! -, la traduction rend accessible les œuvres des humanistes comme les textes plus frivoles. Boccace est sans doute l’un des premiers auteurs en langue vernaculaire à avoir bénéficié d’une traduction 35 . Le Decameron fut traduit en français dès le début du XV e siècle par le clerc champenois Laurent de Premierfait, non à partir du texte original, mais à travers une traduction latine aujourd’hui perdue d’Antonio Neri d’Arezzo. 36 La centième nouvelle, l’histoire de Grisélidis, fut cependant empruntée à la version qu’en avait donnée vers 1384 Philippe de Mézières, « jadis [l’]especial ami » de « maistre Fransoys Patrac ». En effet, le De oboedientia et fide uxoria 37 , la version latine qu’en avait faite Pétrarque, avait déjà largement circulé dans l’Europe entière 38 et le « viel solitaire » des Célestins s’en était emparé. Deux petits romans de Boccace furent cependant traduits directement à partir du toscan à la cour de René d’Anjou 39 , entre 1450 et 1460, Filostrato 40 et Teseida 41 . Mais il fallut attendre 1535 pour la première traduction par Maurice Scève d’un roman en castillan, inspiré de l’Elegia di Madonna Fiammetta de Boccace, Grimalte y Gradissa 42 . Les fictions sentimentales espagnoles donnèrent alors sans doute l’impulsion à un mouvement de traduction des textes en langue vernaculaire qui se généralisa dans la seconde moitié du XVI e siècle 43 . italien, espagnol, français, allemand, hébreu, flamand, anglais, polonais et hongrois) en 1590. 35 Sur les textes de Boccace et leurs traductions en France, voir J. Balsamo, « Le Décaméron à la cour de François 1 er », op. cit. n° 7, nov. 1996, pp. 231-239. 36 Sur les traductions françaises du Decameron, voir Nora Vogel-Viet, Du Decameron de Boccace au Cameron d’Antoine Vérard : les mutations de la nouvelle au début de la Renaissance française, thèse de doctorat sous la dir. de M. Huchon, Paris IV, 2009. 37 Il s’agit de la dix-septième lettre des Seniles, datée du 6 e jour avant les Ides de juin 1374, dans laquelle Pétrarque traduit en latin la centième nouvelle du Decameron de Boccace. Voir à ce sujet notre article « La diffusion de L’Histoire de Griselda en France (XIV e -XVI e siècles) », The Medieval Translator - Traduire au Moyen Age, éd. J. Jenkins et O. Bertrand, Turnhout, Brepols, 2007, pp. 193-205. 38 À ce sujet, voir par exemple R. Morabito, « La diffusione della storia di Griselda dal XIV al XX secolo », Studi sul Boccaccio, XII, 1988, pp. 236-285. 39 Voir à ce sujet G. Bianciotto, « La cour de René d’Anjou et les premières traductions d’œuvres italiennes en France », Traduction et adaptation en France à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, éd. Ch. Brucker, Paris, Champion, 1997, pp. 187-203. 40 La traduction du Filostrato, sous le titre Roman de Troyle, fut l’œuvre de Louis de Beauvau, chevalier du roi René. 41 La traduction de la Teseida, œuvre d’un anonyme, est intitulée Livre de Theseo. 42 La deplourable fin de Flamete, Elegante invention de Jean de Flores espaignol, traduicte en Langue Françoyse, Lyon, F. Juste, 1535. 43 Sur la traduction des novelas sentimentales espagnoles, voir V. Duché-Gavet, « Si du mont Pyrenée/ N’eussent passé le haut fais …. ». Les romans sentimentaux traduits de l’espagnol en France au XVI e siècle, Paris, Champion, 2008. « Un exercice profitable… » 11 Sans doute l’imprimerie joua-t-elle un grand rôle dans la circulation des récits, comme le souligne Madeleine Jeay dans l’article qui suit 44 . En effet, elle favorisa l’activité de traduction, tout en œuvrant pour les langues vernaculaires. Valentin et Ourson, adaptation romancée d’une chanson de geste perdue, constitue à cet égard un cas exemplaire. Diffusé dans la plupart des langues européennes dès le Moyen Âge, ce récit, qui fait voyager ses protagonistes de la Grèce à la Beauce, ou de Rome à Jérusalem, voyagea à son tour à travers d’autres œuvres, comme The Faerie Queene ou Don Quichotte. Madeleine Jeay examine les transformations opérées sur le texte français par le traducteur anglais Henry Watson pour aboutir à un texte plus court, presque condensé, au risque toutefois d’une entorse à la logique du récit. Le choix d’« éliminer ce qui peut ralentir la progression de l’histoire », témoigne d’un changement dans les goûts du lecteur : l’accent se porte maintenant sur le récit, au détriment de l’émotion. On remarquera que les circuits empruntés par les traductions sont très divers et surprenants parfois. Le recours au texte original n’est guère systématique, et, comme ce fut le cas pour le Decameron, les traductions sont souvent de seconde main, transitant par la langue humaniste qu’est le latin. Ainsi l’œuvre satirique de Sebastian Brant 45 , Das Narrenschiff, connut un tel succès lors de sa publication à Bâle, durant le Carnaval 1494, qu’elle fit l’objet d’une traduction versifiée en latin par l’humaniste Jacob Locher, la Stultifera navis, dès 1497. Cette dernière suscita à son tour d’autres traductions en langue vernaculaire : trois versions françaises entre 1498 et 1500, puis deux versions anglaises quelques années plus tard en 1509. L’Italie a constitué une étape fondamentale pour la diffusion des romans sentimentaux espagnols, comme le rappelle Irene Finotti dans l’article qui suit 46 . Ainsi La Prison d’amour, qui relate les amours malheureuses de Leriano pour la belle Lauréole, fut diffusée en France à la faveur des guerres d’Italie. François Dassy, le traducteur, explique dans une épître dédicatoire qu’il a découvert l’œuvre de San Pedro dans sa version italienne, alors qu’il accompagnait François 1 er lors de sa première expédition : […] ce petit livret jadis converty de langue castillane et espaignolle et Tusquan florentin par ung ferraroys mon bon et singulier amy. Des mains duquel en ce premier voyage que le treschrestien roy Francois premier De 44 M. Jeay, « Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle. L’exemple de Valentin et Orson », p. 21-35. 45 Voir à ce sujet Anne-Laure Metzger-Rambach, « Le texte emprunté ». Étude comparée du Narrenschiff de Sebastian Brant et de ses adaptations (1494-1509), Études et essais sur la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2008. 46 I. Finotti, « Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime. De la Cárcel de amor à la Prison d’amour », p. 37-49. 12 Véronique Duché-Gavet ce nom mon souverain seigneur a fait en lombardie pour la conqueste de son estat ultramontain ay recouvert. Et voyant que D’assez belles matieres traictoit mesmes pour jeunes dames l’ay entreprins mettre et translater dudit ytalien en nostre vernacule et familiere langue francoise […]. Irene Finotti étudie les quelques modifications apportées au roman de Diego de San Pedro, notamment dans le cadre de l’échange épistolaire qui rythme le texte. Les sept lettres que s’échangent les deux amants sont ainsi passées au crible, ce qui permet de reconstituer les rapports de dérivation entre les différents témoins du texte, du manuscrit à l’imprimé. Le passage de la prose au vers est à cet égard particulièrement remarquable. Le Grisel y Mirabella de Juan de Flores connut encore un tel traitement, passant par l’italien avant d’être adapté en français 47 . Mais la France s’avèrera par la suite être une véritable plaque tournante de la traduction. Ainsi le Tractado de amores de Arnalte y Lucenda passa d’Espagne en France, pour être traduit en 1539 par Nicolas Herberay des Essarts. Mais le Petit traité de Arnalte et Lucenda circula à son tour en Angleterre, en Italie, en Flandre et en Allemagne, où il constitua la source des différentes traductions en langue vulgaire. L’Histoire d’Aurelio et Isabelle connut également une carrière européenne et fut traduite en allemand à partir du français (1630, Wolffgang Endter, Nuremberg), et en polonais à partir de l’italien (1548, Stanislas Szarffenberg, Cracovie) 48 . Mais parfois le lecteur est conduit sur de fausses pistes. Ainsi les livres 22 à 24 d’Amadis de Gaule, publiés en français en 1615, affichent dès le titre leur origine castillane, gage d’authenticité amadisienne : « faict[s] d’Espagnol Francçois ». Or il n’existe pas de version originale espagnole de ces textes ! Il s’agit en réalité de la traduction de trois volumes allemands, reprenant euxmêmes le fil narratif déroulé par l’Italien Mambrino Roseo dans les sept livres de son Sferamundi. Quant aux premiers livres espagnols d’Amadís de Gaula, ils feignent une trajectoire du texte allant de la Grèce à l’Espagne. Ainsi le livre V aurait été traduit en castillan par Montalvo, à partir d’un manuscrit trouvé dans un tombeau à Constantinople et rédigé en grec par maistre Helisabet, l’un des protagonistes du roman. D’autres volumes d’Amadís offrent des transferts linguistiques tout aussi fabuleux (au sens premier du terme) : le livre VI est prétendument traduit du toscan, le livre VII aurait été trouvé à Londres, le livre VIII serait traduit du grec et du toscan, enfin le livre XI 47 Le Jugement d’amour, Paris, Jérôme Denis, [1529]. Voir l’édition de ce texte procurée par Irene Finotti (Paris, Garnier, 2009). 48 Voir à ce sujet V. Duché, « L’amant bien traité des traducteurs », Actes de la journée d’étude « Traduction et littérature européenne (1450-1559) », Paris IV, 14 juin 2008, réunis par M. Thorel et N. Viet, à paraître. « Un exercice profitable… » 13 aurait été rédigé en grec par Galersis. Ces origines (même fictives) attestent l’ambition européenne, voire universelle, du roman de chevalerie. D’un texte à l’autre Mais la circulation des récits ne s’effectue pas sans risque. Comme tout voyageur, le récit court le danger d’être blessé, estropié, voire de disparaître corps et biens. Si les textes d’Érasme circulent en Europe, bravant la censure catholique et leur mise à l’Index, c’est sous le manteau, et de façon anonyme, mettant en péril la prédiction de l’humaniste John Colet : « Nomen Erasmi nunquam peribit : sed glorias dabis nomen tuum sempiternae » 49 . Aussi lorsque Nicolas Denisot, usant lui-même du pseudonyme de Théodose Valentinian, insère au cœur de son roman L’amant resuscité de la mort d’amour une traduction du Naufragium, paru dans la troisième édition reconnue des Colloquia Familiaria, datée du mois d’août 1523, il prend soin de dissimuler son emprunt 50 . C’est que le Naufrage dénonce avec vigueur, et non sans ironie, la superstition et le culte des saints. Aussi a-t-il semblé plus prudent d’omettre le nom d’Érasme, « mal sentant de la foi ». On sera sensible au fait que le roman de Denisot, dont le narrateur est « espris d’un desir incroyable, de connoistre les hommes à luy inconnuz, et d’aprendre leurs moeurs et façons de vivre » 51 , vante les mérites du voyage pour former la jeunesse ! Cependant Hélisenne de Crenne semble la spécialiste de ces textes orphelins, privés de leur auteur. Ainsi des Angoysses douloureuses qui procèdent d’amour, œuvre qui se fonde sur la pratique du centon. Le texte s’avère être un « cas extrême de montage citationnel » 52 , dont l’incohérence a été maintes fois soulignée par la critique, la composition en trois parties juxtaposant récit personnel et sentimental, récit d’aventures chevaleresques et exempla. Christine de Buzon, à la suite de Paule Demats, utilise l’expression « marqueterie » pour décrire l’utilisation des sources de l’ouvrage 53 . La critique a identifié les cinq sources essentielles pillées par la mystérieuse 49 Lettre de John Colet à Erasme, datée du 13 octobre 1516, in Samuel Knight, The Life of Dr John Colet, Dean of St Paul’s, 1724, p. 270. 50 Le nom d’Érasme n’est pourtant pas absent de L’amant resuscité de la mort d’amour. Il apparaît à trois reprises dans l’œuvre, cité en manchette, mais pour des emprunts aux Adages. 51 Théodose Valentinian [Nicolas Denisot], L’amant resuscité de la mort d’amour, éd. V. Duché-Gavet, Genève, Droz, 1998, p. 66. 52 Luce Guillerm, Sujet de l’écriture et traduction autour de 1540, Atelier National de reproduction des thèses, Lille III, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1988, p. 326. 53 Hélisenne de Crenne, Les Angoysses douloureuses qui procèdent d’amour, éd. Ch. de Buzon, Paris, Champion, 1997, pp. 31-32. 14 Véronique Duché-Gavet Hélisenne : les Illustrations de Gaule de Jean Lemaire de Belges, le Grand Olympe des hystoires poetiques (adaptation des Metamorphoses d’Ovide), Jehan de Saintré d’Antoine de La Sale, la Complainte des tristes amours de Flamette de Boccace, et Le Peregrin de J. Caviceo, auxquelles s’ajoute la Conqueste de Trebisonde 54 . S’ils témoignent de la réception contemporaine des ouvrages de fiction, ces emprunts non assumés pointent le rôle qu’ont pu jouer les libraires du Palais dans la composition de l’ouvrage. En effet, selon Anne Réach, ce roman répondrait « davantage à des exigences éditoriales, qu’à un réel projet d’auteur » : sorte de « canular éditorial », les Angoysses douloureuses auraient été montées de toutes pièces dans le but de plaire à un lecteur « en mal de prose sentimentale » et d’assurer la « possibilité d’un best seller » 55 . D’un genre à l’autre Mais les récits qui circulent, qu’ils soient orphelins ou marqués du sceau de leur géniteur, ne sont pas pour autant scrupuleusement respectés. Si la Penitence d’amour se présente comme la transcription d’un récit fait « le douxiesme de novembre M.CCCCC.XXX. » par « un gentilhomme Italien » rencontré par l’auteur « retournant d’ung voyage Dytalie », ce roman pourtant ne doit rien à l’oralité 56 . Certes, René Bertaut 57 affirme, dans l’épître liminaire adressée « A la Dame pour laquelle a esté escript ceste hystoire », restituer « ceste hystoire du plus pres quelle [lui] fut racomptee selon les propos du Gentilhomme qui representoit les gestes de l’ung & de l’aultre [personnage] merveilleusement en honneste contenance » 58 . Mais son œuvre se nourrit des lectures faites en Espagne. En effet, Bertaut n’utilise pas moins de cinq novelas pour créer la sienne propre : la Penitencia de amor de Pedro Manuel Ximénez de Urrea, à laquelle il emprunte le titre et le début de la fable, en prenant soin de « franciser » le nom des personnages, pour leur donner un vernis médiéval et antique à la fois 59 ; le Tractado de Arnalte y Lucenda de Diego de San Pedro, dont il reprend le principe de la cornice 54 Voir à ce sujet Mathilde Thorel, ‹Langue translative› et fiction sentimentale (1525-1540) : Renouvellement générique et stylistique de la prose narrative, Thèse dactylographiée, Lyon III, 2006. 55 A. Réach Ngô, La mise en livre des narrations de la Renaissance : Écriture éditoriale et herméneutique de l’imprimé, Thèse de doctorat sous la dir. de M. Huchon, Paris IV, 2005, p. 532. 56 La Penitence d’amour, Lyon, Denis de Harsy, 1537. 57 Sur René Bertaut, voir supra p. 4. 58 f° aiij v°. 59 Lancelot, parfait chevalier, séduit la belle Lucresse. Découverts par le père de la jeune fille, les amants se voient infliger une lourde pénitence. « Un exercice profitable… » 15 encadrant l’histoire racontée par un personnage de rencontre 60 ; le Grisel y Mirabella de Juan de Flores, dont il mentionne explicitement « la dispute de Torcilles et Brisades », son objet, et le « grief Jugement qui avoit esté donné contre un gentilhomme à tort et contre raison » en application d’une loi injuste 61 ; la Question de amor fournit le cadre courtisan, avec notamment les passages décrivant les réjouissances lors du mariage des amants, les costumes et les nombreuses « inventions » qui les ornent ; la prison de la Cárcel de amor de San Pedro sert de modèle à la « chartre » dans laquelle les amants sont enfermés pour leur punition ; enfin la description allégorique de la sépulture de l’héroïne reprend sans doute celle que Juan de Flores a écrite pour Fiammette dans son Grimalte y Gradissa. On remarquera pour terminer que le dénouement tragique est semblable à celui de la Quexa y aviso de Juan de Segura 62 : la jeune héroïne disparaît après une courte période de bonheur, et le désespoir envahit l’amant, qui se résigne à attendre la mort. Bref, la Penitence d’amour de Bertaut de La Grise mêle en un ensemble cohérent la quasi totalité du corpus sentimental espagnol contemporain. Y circulent non seulement les œuvres, mais également les genres, puisque se mêlent célestinesque et novela sentimental, comédie humanistique et roman, discours et méditation religieuse. Mais la Penitence d’amour n’a elle-même guère circulé, et son voyage s’est rapidement arrêté en France 63 . Parfois la circulation des genres s’effectue au sein même de l’œuvre, comme le montre Roxanne Roy dans l’article qui suit, à l’exemple d’un roman de Jean de Préchac, L’illustre Parisienne 64 . La dimension dramaturgique de cette « nouvelle petit roman » est toutefois ambiguë. La responsabilité de la réception échoit en effet au lecteur - et, dans un procédé de mise en abyme, au personnage lui-même spectateur - : selon que le lecteur/ personnage croit ou non à ce qu’on lui présente, le texte devient soit une comédie, soit une tragédie. Mais c’est dans l’écriture viatique que s’exacerbe la circulation des genres, comme le montre Sylvie Requemora dans l’article à suivre 65 . Qualifié de « métoyen » - c’est-à-dire situé entre histoire et roman - par François Bertaud, selon qui les voyages « ne traitent que les aventures des particuliers, 60 Il n’y a cependant pas d’épilogue qui revienne à la situation initiale. 61 Bertaut « corrige » ainsi le roman de Juan de Flores, en proposant un jugement plus clément : les amants ne sont pas punis de mort, mais doivent faire une pénitence de sept années. 62 L’édition princeps du Proceso de cartas de Juan de Segura date pourtant de 1548. 63 On ne compte qu’une seule édition de cette œuvre (Lyon, Denis de Harsy). 64 R. Roy, « Le fantôme de Samuel dans L’illustre parisienne : vers une critique de l’illusion comique », p. 53-66. 65 S. Requemora, « La circulation des genres dans l’écriture viatique : la ‹littérature› des voyages ou le nomadisme générique, le cas de Marc Lescarbot », p. 67-74. 16 Véronique Duché-Gavet comme les romans, mais avec autant de vérité et plus d’exactitude encore que les histoires » 66 , le récit de voyage intègre et digère bon nombre de genres littéraires. Selon Sylvie Requemora, « La réflexion sur la circulation générique mène […] à repenser le concept de « littérature » comme un concept mouvant et créatif, s’enrichissant et se métamorphosant à partir de la circulation des genres. » Cette circulation générique est examinée à partir de l’œuvre de Marc Lescarbot, qui offre de lui, à travers ses œuvres, une sorte d’« autoportrait en barde nomade ». La dimension politique Mais il arrive aussi que les textes ne circulent pas : interdiction est faite de les divulguer. Si les ouvrages de fiction ont pu faire fi des cédules espagnoles, il n’en est pas de même pour des récits à teneur plus politique, condamnés parfois à rester sous le boisseau. Toutefois le temps - et les changements de politique - vient à bout des résistances, et les récits reprennent la route, malgré qu’on en ait. Michel Bideaux, dans l’article qui suit 67 , examine la réception entravée des œuvres du grand navigateur Jacques Cartier, chargé par François 1 er d’implanter une « Nouvelle France » au-delà de Terre-Neuve. En effet, ces récits de voyages n’avaient pas vocation à être diffusés et devaient rester confidentiels pour ne pas éveiller l’intérêt hostile des royaumes ibériques. Michel Bideaux retrace l’histoire de ces relations, depuis leur mise au secret jusqu’à leur édition parisienne en 1545 et leur insertion partielle dans les Navigationi et viaggi de Ramusio. Il faudra attendre 1580 puis 1600 pour disposer de l’ensemble du corpus, mis au service toutefois d’une politique résolue d’expansion coloniale que n’avait pas soutenue l’auteur premier. Reprenant plus en détail les relations de Cartier, Claude La Charité, dans l’article à suivre 68 , montre comment la fiction littéraire s’empare de ces récits de voyage pour « dresser le bilan de l’aventure coloniale française ». S’attachant aux tribulations d’un couple exilé par Roberval en route vers le Canada, anecdote que rapportent François de Belleforest comme André 66 François Bertaud, Journal du voyage d’Espagne, Paris, Denys Thierry, 1699, p. IV. Voir à ce sujet S. Requemora, « Du roman au récit, du récit au roman : le voyage comme genre métoyen au XVII e siècle, de Du Périer à Regnard », Roman et récit de voyage, éd. M.-C. Gomez-Guéraud et Ph. Antoine Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Imago mundi, 2001, pp. 25-36. 67 M. Bideaux, « Les récits de Cartier : une réception entravée », p. 77-89. 68 Cl. La Charité, « Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier et les réponses de la nouvelle 67 de L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre », p. 91-109. « Un exercice profitable… » 17 Thevet, Claude La Charité examine la nouvelle 67 de l’Heptaméron pour en faire une quadruple exégèse 69 . Il montre ainsi le gauchissement de l’œuvre de Cartier, d’un plaidoyer pour la relance de la colonisation vers un bilan de la colonisation sous François 1 er . Enfin les fictions ne sont pas les seuls récits à circuler. Frank Greiner, pour sa part 70 , s’intéresse aux fausses rumeurs et autres extravagances romanesques. Ainsi de cette mystérieuse fraternité Rose-Croix, « jeu ou imposture » qui passionna l’Europe entière à l’aube du XVII e siècle. Frank Greiner dissèque la légende rosicrucienne, de sa naissance outre Rhin à sa diabolisation lors d’une nouvelle « affaire des placards », puis à sa démystification. Des placards aux libelles, de l’Allemagne à la France, ces récits chimériques circulent, enflammant les esprits. Frank Greiner montre la dette de ces pamphlétaires envers les romanciers baroques, fascinés par les thèmes faustiens du pacte avec le Diable ou des sociétés occultes, et démonte la construction d’une mythologie ésotérique qui hante encore le monde contemporain. Ainsi, semblables au « petit livre » d’Ovide, les récits de la Renaissance comme ceux du XVII e siècle quittent leur « père » pour se rendre « à la ville » 71 . Mais ce voyage, qu’il s’effectue en Europe ou vers la Nouvelle France, bien que « profitable » n’est pas sans péril : déformation, imitation, distorsion, voire oubli les guettent. Les traces de maltraitance sont paradoxalement autant de gages du succès, et signes d’un voyage réussi, comme le démontre ce présent ouvrage. Conçu à la manière d’un triptyque, il aborde la circulation des récits sous trois angles, linguistique, générique et politique et montre que la « mondialisation » culturelle est déjà en marche à l’aube des temps modernes. 69 Le sommaire de Cl. Gruget porte « Extreme amour et austérité de femme en terre estrange ». 70 F. Greiner, « Échos français de l’affaire Rose-Croix : rumeurs et roman », p. 111-122. 71 « Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in urbem […] » (Ovide, Tristia, I, 1).
