Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Traduire des romans français en Angleterre au début du XVIe siècle: l’exemple de Valentin et Orson
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Madeleine Jeay
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle : l’exemple de Valentin et Orson Madeleine Jeay On connaît le rôle joué par William Caxton et Wynkyn de Worde, qui au début du XVI e siècle ont importé l’imprimerie en Angleterre, pour la diffusion en traduction anglaise de la littérature narrative en français. Il est vrai qu’on peut remonter au XIV e siècle pour la traduction de romans de chevalerie, avec celles du Roman de Brut de Wace et de Guillaume de Palerne ou avec Sir Gawayne and the Green Knight, adapté du Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Il faut aussi accorder toute l’importance qu’elle mérite à l’activité de traducteur de Chaucer, notamment à sa traduction du Roman de la Rose 1 . Ce qui est notable avec ces deux premiers imprimeurs est, d’une part, la quantité d’œuvres traduites, ce que permet la nouvelle technologie, et de l’autre ce que cela révèle de la situation linguistique en Angleterre en cette période charnière pour la reconnaissance du statut de l’anglais. Par ailleurs, leur activité de traduction, notamment de textes narratifs en français 2 , porte à s’interroger sur l’impact qu’elle a eu dans le développement des débuts de l’impression en Angleterre. On peut à cet égard conduire le même type d’observations que celles que Kathleen Garay a exposées à propos de la traduction des Évangiles des quenouilles publiée par Wynkyn de Worde sous le titre de The gospelles of dystaues 3 . On peut aussi s’inscrire dans le prolongement des travaux menés par Brenda Hosington sur l’histoire de la traduction 4 . Elle 1 Henri van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1991, p. 120-122 : on peut ajouter au XV e siècle les traductions de l’Epistre du dieu d’Amour de Christine de Pizan par Thomas Occleve (Letter of Cupid) et celle de La Belle dame sans merci d’Alain Chartier par Richard Ros. 2 Caxton traduit aussi du latin et du flamand. 3 Kathleen Garay, « Early English translations from the “the fayre langage of Frenche” : William Caxton, Wynkyn de Worde and the case of The gospelles of dystaues », dans Autour des quenouilles. La parole des femmes (1450-1600), sous la direction de Jean-François Courouau, Philippe Gardy et Jelle Koopmans, Turnhout, Brepols, 2010, p. 65-82. 4 Brenda M. Hosington, « The Englishing of the Comic Technique in Hue de Rotelande’s Ipomedon », dans Medieval Translators and their Craft, éd. Jeanette Beer, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1989, p. 247-263 et « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London and ‘Translatoure’ of Romance and Satire », dans Traduire 22 Madeleine Jeay invite à dépasser le cadre des études de détail pour travailler sur des œuvres entières, afin de rendre véritablement compte de ce que signifie traduire en Angleterre au début de l’ère moderne 5 . C’est ce que nous nous proposons de faire avec The hystory of the two valyaunte brethren Valentyne and Orson, sonnes vnto the Emperour of Grece, ouvrage d’abord publié par Wynkyn de Worde vers 1510, traduction par Henry Watson de Valentin et Orson. Le cadre limité d’un article oblige à poser des balises : les aspects mentionnés plus haut ne pourront qu’être évoqués et la comparaison entre les deux versions du roman, dans la langue originale et en anglais, sera elle-même circonscrite à la mise en perspective de deux états du texte. Dans la mesure où l’on ignore sur quelle édition française Watson a travaillé, peut-être une édition perdue dont la seule trace est la mention qu’en fait Brunet 6 , mon analyse mettra en parallèle le premier témoin connu du roman, l’incunable publié par Jacques Maillet à Lyon en 1489, et l’édition par Arthur Dickson de la traduction de Watson 7 . Cela se justifie d’autant plus qu’en l’absence d’une source certaine, Dickson s’est appuyé sur l’édition Maillet qui correspond en toute vraisemblance, sauf en un endroit, à l’original de Watson, en conjonction avec la quatrième édition, publiée par la veuve Trepperel et Jean Janot, à Paris entre 1511 et 1525 8 . Comme par ailleurs il n’est pas possible de recourir au texte publié par Wynkyn de Worde dont il ne reste que 4 folios, la version de la traduction utilisée par Dickson est la seconde édition due à William Copland et que Watson a signée au folio Aii r9 . Notre propos, en mettant en perspective l’incunable de 1489 et le texte offert par A. Dickson, est de préciser les observations déjà faites au sujet de la traduction afin de dégager de la comparaison à laquelle nous allons nous livrer, des indications sur la perspective narrative de chacun des deux textes. Il ne s’agira donc pas d’une analyse linguistique, mais de constater comment le texte a évolué, cela sur la totalité de l’œuvre 10 . au Moyen Âge. The Medieval Translator, éd. Jacqueline Jenkins et Olivier Bertrand, Turnhout, Brepols, 2007, p. 1-25. 5 Id., p. 25. 6 Jacques-Charles Brunet, Manuel du libraire, 5 e éd., Paris, 1864, t. V, col. 1035-1037 et Supplément, Paris, 1880, t. II, col. 830. 7 Arthur Dickson, Valentine and Orson : Translated from the French by Henry Watson, Londres, Early English Text Society, 1937. L’édition de Valentin et Orson par Shira Schwam-Baird vient de paraître à l’Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies alors que cet article est sous presse. 8 Sur ces détails, id., p. xvii-xviii : pour les quelques pages manquantes de l’édition Trepperel-Janot, Dickson a utilisé l’édition publiée à Paris par Jean Real pour Alain Lotrian entre 1538 et 1547. 9 Id., p. xviii-xix. Ces fragments et éditions sont accessibles sur EEBO (Early English Books Online). 10 L’original français occupe 278 folios et l’édition anglaise 327 pages. Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 23 Parmi toutes les œuvres narratives françaises traduites en anglais au début du XVI e siècle et qui auraient pu faire l’objet d’une semblable comparaison, Valentin et Orson présente un cas particulier, ce qui justifie qu’on s’y intéresse. En domaine anglais, il s’agit d’un texte qui n’a pas cessé d’être publié, les versions récentes s’adressant aux enfants. Jusqu’en 1919, note A. Dickson, il a connu 74 éditions, a servi de source à Spenser pour The Faerie Queene et à Bunyan pour le Pilgrim’s Progress et est encore mentionné par Scrooge dans une de ses visions de Noël parmi d’autres personnages de livres pour enfants tels que Ali Baba et Robinson Crusoe 11 . Le cheval de bois de l’enchanteur Pacolet qui vient en aide aux héros a servi d’inspiration à Cervantes pour Clavilenˇo qui devient l’instrument d’une mésaventure de Sancho Pança dans Don Quichotte 12 . Par ailleurs, dès le Moyen Âge et sa parution en incunable, l’œuvre a été diffusée dans la plupart des langues européennes. Elle serait issue d’une chanson de geste perdue du XIV e siècle, vraisemblablement intitulée Valentin et Sansnom si on se fie au texte allemand intitulé Valentin und Namenlos. Des versions en néerlandais, suédois, italien, espagnol et islandais ont été répertoriées 13 . En français, le texte se popularise et circule parmi les livrets de colportage de la Bibliothèque Bleue de Troyes 14 . À titre de réflexion sur la pratique de traduction en Angleterre au début du XVI e siècle, on dispose des remarques de William Caxton en prologue ou épilogue des œuvres qu’il a traduites puis imprimées 15 . Deux constantes s’en dégagent : l’affirmation qu’il s’efforce de rester près du texte et, sous les habituelles formules du topos de modestie déplorant sa rudesse et ses imperfections dans les deux langues, le témoignage d’une réelle insécurité linguistique. Même si le français est, au début du XVI e siècle, peu parlé en Angleterre en dehors des cercles de cour et de l’administration judiciaire, il existe encore un sentiment partagé d’une certaine inadéquation de l’anglais 16 . Caxton explique que son anglais, appris dans le Kent, est aussi rude 11 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. 119-134. 12 Albert Henry, « L’ascendance littéraire de Clavilenˇo », dans Automne : études de philologie, de linguistique et de stylistique, Gembloux, Duculot, 1977, p. 119-134. 13 On peut ajouter à cette liste de témoins la Mascarade d’Ourson et de Valentin gravée par Bruegel. 14 Helwi Blom, « Valentin et Orson et la Bibliothèque Bleue », dans L’épopée romane au Moyen Âge et aux temps modernes. Actes du XIV e Congrès International de la Société Rencesvals pour l’Étude des Épopées Romanes, Naples, 24-30 juillet 1997, éd. Salvatore Luongo, Naples, Fridericiana Editrice Universitaria, 2001, t. II, p. 611-625. 15 W.J.B. Crotch, The Prologues and Epilogues of William Caxton, Londres, Oxford University Press, 1928. 16 Douglas Gray, Later Medieval English Literature, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 124-127. 24 Madeleine Jeay qu’ailleurs et qu’il n’est jamais allé en France. Ses activités de marchand l’ont conduit dans les états du duché de Bourgogne, notamment à Bruges où il a fréquenté l’imprimeur Colard Mansion, si bien qu’il pratique aussi le néerlandais. C’est à la demande de la duchesse Marguerite qu’il traduit du « fayr language of frensche » le Recueyll of the Historyes of Troye en 1475 17 . Dans le prologue de 1490 de son adaptation de l’Énéide, ses remarques au sujet du choix de ses termes illustrent bien, au-delà du malaise qu’il y exprime, la conscience qu’il a de contribuer à la normalisation de la langue anglaise. Au reproche qu’on lui a fait d’utiliser des termes curieux et non les mots anciens et ordinaires compris de tous, il réplique que la lecture d’un vieux livre lui a permis de constater que la langue avait trop évolué pour qu’il la comprenne et que, dans sa rudesse, elle ressemblait à du néerlandais 18 . De la part d’Henry Watson, on n’a rien de plus que l’expression d’humilité traditionnelle lorsqu’il se présente comme simple d’entendement, « symple of understondynge », et met au compte de sa jeunesse les erreurs qu’il aurait pu commettre en traduisant à la requête de Wynkyn de Worde, la vie des valeureux Valentin et Orson, fils de l’Empereur de Grèce et neveux du roi Pépin de France 19 . Il est vrai qu’il s’agit de sa première traduction datée de 1503-1507, suivie de celle de la Nef des fous de Sébastien Brant puis, parmi les œuvres romanesques, de Ponthus et Sidoine (1511) et d’Olivier de Castille (1518) 20 . Dans leurs commentaires sur son travail A. Dickson et B. Hosington témoignent que tout en procédant à des ajustements, il reste fidèle au texte source 21 . L’observation la plus évidente concerne sa tendance à être moins prolixe que le roman français, pour utiliser le terme de Dickson 22 . Nous verrons l’impact sur la logique narrative et la tonalité du texte des nombreuses omissions et formulations plus condensées, abréviations qui n’affectent pas les événements eux-mêmes, mais que le critique évalue positivement. Il considère en effet que le fait d’éluder les longs discours, de ne pas transmettre les propos, mais d’en rapporter la substance, 17 W.J.B. Crotch, The Prologues and Epilogues of William Caxton, op. cit., p. 2. 18 Id., p. 108. Il est conscient également de la variabilité selon les régions, car il ajoute que l’anglais parlé dans un comté est différent de celui parlé dans un autre. 19 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. 1. 20 Il semble qu’il ait rejoint l’atelier de Wynkyn de Worde après 1500. Il aurait aussi traduit les Évangiles des Quenouilles vers 1508 dont la traduction porte ses initiales. On rencontre dans Olivier de Castille, la même erreur que dans Valentin et Orson au sujet du « ne » explétif qu’il prend pour une négation : B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 12. 21 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. xix-xx et B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 5-8 : la traduction d’Olivier de Castille est la plus littérale de toutes. 22 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. xix. Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 25 permet de ne pas ralentir l’intrigue. Il apprécie que le traducteur ait atténué des aspects choquants de l’histoire, notamment tout ce qui concerne le personnage de l’enchanteur Pacolet. Comme B. Hosington le fait remarquer, une telle évaluation ne reflète pas nécessairement le goût du public contemporain pour qui la prolixité n’était pas un défaut, ni pourrait-on ajouter, les manifestations d’émotivité que permettent les discours et interventions directes des personnages 23 . De façon générale, cette tendance à raccourcir le texte correspond à ce que l’on observe pour les éditions qui populariseront des romans comme Valentin et Orson. C’est ce que l’on note dans la tradition française de la Bibliothèque Bleue de Troyes où l’on va bien au-delà de ce qu’on constate dans la traduction de Watson, avec l’élision de digressions, d’épisodes jugés superflus, la simplification de phrases dépouillées de leurs incises et relatives, la censure de ce qui pourrait choquer. On relève aussi la même volonté de produire un livre plus aéré et facile d’accès par la multiplication des chapitres identifiés par un titre ou un bref résumé 24 . Ainsi les 74 chapitres de l’incunable sont portés à 118 dans la traduction de Valentin et Orson, de taille plus courte et de longueur plus uniforme 25 . Un bref résumé du roman s’impose afin que les observations qui vont suivre sur la portée des interventions du traducteur ne soient pas trop ésotériques. La crise qui amorce le roman est l’échec de la tentative de séduction de Bellissant, sœur du roi Pépin et épouse d’Alexandre, l’Empereur de Grèce, par l’archevêque de Constantinople et l’accusation par ce dernier d’avoir été l’objet de ses avances. Il s’ensuit l’exil de Bellissant enceinte qui donnera naissance à deux garçons jumeaux dans une forêt près d’Orléans. L’un des nouveaux-nés sera enlevé par une ourse et nourri par elle, d’où son nom. Quant à l’autre, abandonné momentanément par sa mère à la poursuite de l’animal ravisseur, il sera trouvé par les hommes du roi Pépin qui l’élèvera. La longue série d’événements et d’aventures entrelacées a pour premier fil conducteur la sortie de la sauvagerie d’Orson que son frère est allé chercher dans la forêt pour que cessent les exactions commises par l’homme sauvage, son progressif apprivoisement et son accession à une pleine humanité. Les deux autres fils conducteurs intimement liés, sont la conversion des païens avec ses aléas et le regroupement des deux familles, celle de Pépin et celle d’Alexandre, avec la possibilité pour les deux frères de prendre épouse et de fonder leur propre famille. Ce dernier objectif est régulièrement contrecarré 23 B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 16. 24 Helwi Blom, « Valentin et Orson et la Bibliothèque Bleue », dans L’épopée romane au Moyen Âge et aux temps modernes, ouvr. cit., p. 613. 25 Le compte des chapitres est celui d’A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. xx. 26 Madeleine Jeay par les obstacles que dressent les jumeaux Hauffroy et Henry, fils illégitimes de Pépin victime d’une machination. On assiste alors à un renversement des données initiales : celui qui doit passer par une régression à l’animalité, c’est maintenant Valentin. En effet, au cours d’une bataille, il a tué son père sans le savoir et il doit subir une pénitence à la saint Alexis, de mendiant sous l’escalier du palais de son père. Il mourra saint. C’est donc à Orson que revient d’assurer le pouvoir et la descendance. Lorsque son épouse mourra, il finira lui aussi ses jours en saint ermite dans la forêt. La constatation qui s’impose concernant la version de Watson porte donc sur le fait que le traducteur a fortement abrégé le texte. En termes quantitatifs et pour avoir une idée de l’importance de ce phénomène d’abréviation, nous avons pu répertorier autour de 650 occurrences d’omissions et de suppressions. Le chiffre est à titre indicatif, destiné à signaler un ordre de grandeur et prend toute sa signification si on le compare à celui des ajouts de la traduction, à peine une centaine. Le contraste est d’autant plus significatif que tous ces ajouts consistent en additions mineures, alors qu’une bonne moitié des omissions ont pour effet une reformulation beaucoup plus synthétique ou de véritables coupes dans le texte, dont certaines, nous le verrons, assez conséquentes. Par ailleurs, la comparaison ne tient pas compte d’interventions ponctuelles qui accentuent la disparité. La moins significative porte sur la panoplie d’adjectifs qui qualifient les personnages de façon récurrente, leurs actions et les lieux où se déroule l’intrigue, nous y reviendrons. Une autre intervention ponctuelle qui va toujours dans le sens d’une réduction du texte, consiste à condenser des énumérations, ceci dans une vingtaine de cas. Parmi ceux-ci, on peut mentionner l’énumération des pays traversés par Pépin pour se rendre au secours de Rome assiégée par les sarrasins et celle des barons qui l’un après l’autre, déclarent vouloir s’engager à le suivre en pèlerinage à Jérusalem ou encore la litanie des qualités de Valentin égrenée par Esclarmonde qui le croit mort, évidemment abrégée dans la traduction 26 . Une autre stratégie récurrente est, dans une quarantaine de cas, l’usage de pronoms pour remplacer des termes 27 . Dans ce type d’incident à portée limitée, le plus intéressant est celui qui affecte l’usage des doublets, systématique dans le texte français au point de constituer un tic d’écriture. S’il est vrai que le traducteur en garde un bon nombre, il en élimine 1580, si notre compte est bon, chiffre que l’on peut opposer à celui de ceux qu’il a ajoutés, à peine plus d’une soixantaine. 26 Valentine and Orson, ouvr. cit., p. 56, 266 et 320 ; Valentin et Orson, f. Ciii v , Oiiii r et Riiii v . 27 On ne constate qu’une seule occurrence où cet usage du pronom entraîne une ambiguïté : le nom de Valentin a été remplacé de telle façon qu’on ne sait plus s’il s’agit de lui ou de son frère (Valentine and Orson, p. 72 ; Valentin et Orson, f. Dii r ). Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 27 Avant d’entrer dans le détail des omissions qui ont un impact sur le texte, examinons les autres types d’intervention et d’abord celles qui ont été signalées par A. Dickson et B. Hosington 28 . Nous reviendrons sur la transposition dans une quinzaine d’occurrences, du discours direct en discours indirect, car elle affecte la tonalité du texte. Une erreur commise par Watson, celle de ne pas comprendre le « ne » explétif et de le traduire par une négation, fait office de signature car répétée dans King Ponthus et Oliver of Castylle, elle permet de lui attribuer ces deux traductions anonymes 29 . Une autre constante est de traduire « entendre » par « understand ». À ces deux occurrences et à la faute de lecture qui transforme une fuite, « le pays deguerpy », en « lande of Guerpe », on peut ajouter près d’une vingtaine d’autres erreurs 30 . Quelques-unes semblent aussi provenir d’une mauvaise lecture : le port où arrive Valentin compris comme une porte, subitement traduit par subtilement, emprisonner par empoisonner, premièrement par pauvrement 31 . On peut ajouter des passages où l’incompréhension semble porter non sur la lecture mais sur le sens. À la rencontre de l’homme sauvage, c’est le cheval qui manifeste sa peur à sa vue et non Valentin comme l’indique le traducteur, ce qui serait incompatible avec sa vaillance 32 . On observe le même type d’entorse à la logique du récit avec la remarque que les traîtres, Hauffroy et Henry, affrontent Orson pour faire leur devoir ou que la tête d’airain magique censée révéler leur identité aux jumeaux donne des réponses à tout le monde 33 . Une erreur semble émaner de l’inconscient du traducteur, le cri de « saint Georges » qui lui échappe, au lieu de celui de « Montjoie » que l’on attend de la part du roi de France et de son 28 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. xix-xx et B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 12 et 17. 29 B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 12. Quatre exemples : 16/ Avii r, 40/ Bv r, 20/ Aviii r et 24/ Bi r. 30 Valentine and Orson, p. 315 ; Valentin et Orson, f. Rii v . 31 Valentine and Orson, p. 239, 214, 301 et 269 ; Valentin et Orson, f. Mviii r , Lv v , Qiiii r et Ov v . Un autre exemple : « hors » de la ville traduit par « without » (Valentine and Orson, p. 221 ; Valentin et Orson, f. Lviii v ). Une série d’incidents dans ce passage laissent supposer un saut dans la lecture : Valentin qui rompt le harnais du dragon qu’il combat et lui déchire la peau de ses ongles devient l’équivalent de « il déchire le harnais avec ses ongles ». Peu d’erreurs grammaticales : l’emploi du pronom masculin pour désigner l’ourse, rectifié dans l’occurrence suivante, et le singulier utilisé pour désigner les ennemis auxquels s’affronte Valentin (Valentine and Orson, p. 37 et 86 ; Valentin et Orson, f. Biiii r et Dviii r ). 32 Valentine and Orson, p. 67 ; Valentin et Orson, f. Cviii r . 33 Valentine and Orson, p. 213 et 140 ; Valentin et Orson, f. Lv v et Gvi r . On peut ajouter le terme « honneur » utilisé pour Rosemonde, la fille d’un roi sarrasin, alors qu’il s’agit de déshonneur (Valentine and Orson, p. 227 ; Valentin et Orson, f. Miii r ) et une erreur sur le nombre de chevaux (id., ibid.). 28 Madeleine Jeay armée 34 . Somme toute, à cette mince récolte d’incidents qui ont échappé à la vigilance du traducteur, on peut conclure au sérieux de son travail et considérer que ses interventions découlent véritablement d’un point de vue sur le texte, de l’orientation qu’il a souhaité lui conférer. Parmi ses interventions et garantes de ce sérieux, notons des corrections apportées au texte, peu nombreuses elles aussi, ce qui témoigne de la qualité de celui-ci, d’autant plus que la plupart sont matière à interprétation. La quasi absence d’erreurs grammaticales à rectifier - un accord à faire, une forme négative à préciser, l’ajout d’une préposition qui manque - est frappante 35 . La vingtaine des autres révisions portent sur le choix d’un terme qui semble plus approprié : préciser que le roi sarrasin Trompart a enlevé Esclarmonde pour sa beauté et non pour sa bonté, corriger « fortunee » en infortunée, comme le sens l’exige ou remplacer la formule clichée « à grant puissance » lorsque le roi de Bretagne rassemble son armée, par la précision plus logique dans le contexte qu’il le fait en grande hâte 36 . On le voit, il s’agit bien de la part de Watson d’interpréter le texte, d’en faire une lecture précise. Les très nombreuses variantes de détail sont sans doute intéressantes dans une perspective microscopique, mais elles ne peuvent être toutes considérées dans l’étude d’un texte aussi long. On peut négliger, car elles sont sans véritable portée, toutes celles, fréquentes, qui affectent la façon dont les personnages sont désignés, accompagnés ou pas d’adjectifs les caractérisant : le bon roi Pépin, les nobles chevaliers, le vaillant chevalier Valentin, etc. L’essentiel des adjectifs ajoutés ou supprimés dans la traduction appartient d’ailleurs à cette catégorie, comme de qualifier le traître de faux, le coursier de rapide, Bellissant de noble ou gracieuse, l’archevêque de traître et faux 37 . On peut noter que le traducteur a tendance à accompagner de façon plus généreuse que le texte, les noms des héros de caractérisations flatteuses ou au contraire injurieuses. Ce type de variante concerne assez souvent des adverbes tels que rapidement ou tendrement qui accompagnent les pleurs versés lorsque arrive un incident douloureux. 34 Valentine and Orson, p. 288 ; Valentin et Orson, f. Pvi r . Noter par ailleurs l’occurrence où Valentin crie : « Montjoye, vive Grece », cri noté tel quel dans le texte (Valentine and Orson, p. 308 ; Valentin et Orson, f. Qvii r ). 35 Valentine and Orson, p. 12, 136, 68 et 294 ; Valentin et Orson, f. Av v , Giiii v , Cviii r et Qi r . 36 Valentine and Orson, p. 188, 326 et 297 ; Valentin et Orson, f. Kii v , Rvii v et Qii r . Dans le contexte où un chevalier s’adresse à une jeune fille, remplacer le doublet stéréotypé « force et puissance » par « grace et puissance » témoigne de cette lecture attentive (Valentine and Orson, p. 271 ; Valentin et Orson, f. Ovi r ). 37 Noter aussi, à propos de Jésus, que la mention peut être faite dans le texte ou dans la traduction qu’il a souffert la Passion pour nous ; son invocation peut ou pas être accompagnée de celle à la Vierge ou de la mention qu’il est tout puissant. Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 29 Quelques variantes de détail affectent le sens et peuvent valoir la peine qu’on s’y arrête pour une analyse attentive de passages précis. Certaines viennent de l’impossibilité de rendre compte en anglais d’un effet qui n’est possible qu’en français. Ainsi l’omission du mot « chaussure » dans la liste des bienfaits qu’Orson recevra de Valentin, tient peut-être au fait que l’effet stylistique de l’assonance avec celui qui précède, « vesture », ne peut être maintenu en anglais : le terme est remplacé par une formulation générique désignant tout ce qui convient pour vêtir un homme 38 . Appartiennent à cette catégorie, les expressions idiomatiques et les proverbes. Tantôt le proverbe est tout simplement omis 39 , tantôt un équivalent est proposé, par exemple lorsque « necessité fait souvent mauvais marché prendre » devient « necessyte maketh oftentymes a man sell good chepe » 40 . Un cas intéressant est la façon dont Watson contourne l’expression « à l’avantage » pour évoquer la rapidité de l’archevêque à la poursuite de Bellissant. Il « frappe des espérons car il estoit monté à l’avantage » : la traduction le montre qui la suit sur un coursier rapide car c’est l’un des meilleurs de tout Constantinople 41 . D’autres variantes, encore une fois, attestent l’attention portée au texte dans ses détails, ainsi parler de la sainte foi chrétienne comme de « notre » sainte foi, d’ajouter for ever à l’indication que Bellissant sera déshonorée par les avances de l’archevêque ou d’utiliser des pronoms masculins et non féminins dans l’épisode où l’enchanteur Pacolet se déguise en femme 42 . Même si la caractéristique de la traduction est la tendance à l’abréviation, on note un certain nombre d’additions, peu nombreuses toutefois, environ une cinquantaine. Certaines, ponctuelles, n’affectent pas le récit lui-même : ajouter par exemple que l’ourse s’enfuit aussi vite qu’elle peut, qu’Orson entre dans la salle avant de mentionner qu’il se présente au roi, que Valentin remercie Dieu, après avoir indiqué qu’il se recommande à lui ou faire suivre le cri des Français, Montjoie, de « Saint-Denis » 43 . On constate que certaines d’entre elles découlent de la volonté de rendre plus évidente la logique des événements, ainsi la précision que la dame mise à la place de Bellissant dans le lit du roi Pépin et qui donna naissance à Hauffroy et Henry, lui ressem- 38 Valentine and Orson, p. 69 ; Valentin et Orson, f. Di r . 39 Quelques cas : « Il a bon cheval qui tous les autres passe » (Valentine and Orson, p. 296 ; Valentin et Orson, f. Qii r ) ; « il eut de tel pain souppé » : omis, de même que « avoir la colee » (Valentine and Orson, p. 288 ; Valentin et Orson, f. Pvi r ). 40 Valentine and Orson, p. 149 ; Valentin et Orson, f. Hii r . 41 Valentine and Orson, p. 26 ; Valentin et Orson, f. Bi v . 42 Valentine and Orson, p. 44, 15 et 191 ; Valentin et Orson, f. Bvi v , Avi v et Kiii v . Une autre intervention du même ordre, l’addition que c’était la coutume de la ville, à propos du dragon qui dévorait ceux qui lui étaient donnés comme tribut (Valentine and Orson, p. 220 ; Valentin et Orson, f. Lviii r ). 43 Valentine and Orson, p. 34, 74, 88 ; Valentin et Orson, f. Bii v , Dii v , Dviii v . 30 Madeleine Jeay blait beaucoup ou que l’empereur de Grèce fait des cadeaux à l’archevêque plus qu’à nul autre, ce qui attire l’attention sur leur lien privilégié, source de la crise qui va suivre 44 . Quelques additions sont pertinentes par rapport aux données culturelles, par exemple ajouter que la réponse positive de Fezonne à son mariage avec Orson réjouit non seulement le duc son père, mais aussi tous ceux qui sont présents 45 . La note est appropriée dans un contexte culturel où la publicité du mariage est une donnée fondamentale. Ajouter au moment de l’union, qu’ils seront loyaux époux jusqu’à la fin de leur vie, va dans le même sens de la rectitude cérémonielle. Apporter la précision que Valentin offre à la sarrasine Esclarmonde de l’épouser après sa conversion n’est pas non plus anodin dans la logique narrative et culturelle du récit de croisade qui caractérise en grande partie Valentin et Orson 46 . L’essentiel des interventions aboutit, on y a insisté, à un texte plus court et surtout plus condensé à la suite d’omissions mais surtout de la formulation plus synthétique de certains passages où se manifeste la façon dont le traducteur a travaillé. Même si notre propos n’est pas de juger de la qualité d’un texte par rapport à l’autre, mais de mettre à jour l’esprit dans lequel ont été effectuées ces interventions, il faut admettre que si quelques élisions permettent d’éviter des redondances 47 , d’autres ont pour effet de nuire à la logique du récit. On peut en relever une dizaine, sur la cinquantaine de celles qui sont mineures et portent sur des détails. Lorsque Orson indique à Valentin qu’il veut combattre le Vert Chevalier qui a mis au défi tout adversaire de s’opposer à son mariage avec Fezonne, l’indication qu’il est amoureux d’elle n’est pas reprise 48 . Dans le même épisode, la précision est omise que Valentin qui s’était engagé à affronter le Vert Chevalier, fait revêtir ses armes à Orson afin qu’il ne soit pas reconnu 49 . Enfin, à la suite du combat, alors que Valentin part trouver Esclarmonde, la sœur de son adversaire par qui lui sera révélé le secret de son origine, la traduction omet d’indiquer que l’anneau qu’il a donné à Valentin doit lui être présenté comme enseigne de sa part 50 . 44 Valentine and Orson, p. 11, 14 ; Valentin et Orson, f. Av r , Av v . Ajouter que Blandimain, l’écuyer de Bellissant, l’étend sous un arbre alors qu’en fuite dans la forêt, elle prête à accoucher, est plus logique dans la suite du récit (Valentine and Orson, p. 33 ; Valentin et Orson, f. Bii v ). 45 Valentine and Orson, p. 119 ; Valentin et Orson, f. Fv v . 46 Valentine and Orson, p. 141 ; Valentin et Orson, f. Gvi v . 47 Deux exemples caractéristiques : supprimer la précision redondante « obscure qui estoit sans clarté » et que Valentin, pour se rendre à Rome, monte à cheval et se met en chemin (Valentine and Orson, p. 38, 312 ; Valentin et Orson, f. Biiii r , Ri r ). 48 Valentine and Orson, p. 97 ; Valentin et Orson, f. Eiiii v . 49 Valentine and Orson, p. 113 ; Valentin et Orson, f. Fiii r . 50 Valentine and Orson, p. 122 ; Valentin et Orson, f. Fvi v . Parmi les exemples qu’on ne peut mentionner tous, l’omission de noter que le vin présenté au roi par Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 31 À la fin du roman, alors qu’un chevalier a fait évader Charlot, le fils du roi Pépin, retenu à la cour par les traîtres Hauffroy et Henry, la traduction ne reprend pas l’idée que ceux qui sont envoyés à leur recherche ne les ont pas trouvés parce qu’ils n’avaient pas envie de les prendre et sont allés chercher « a revers du chemin » 51 . Comme nous l’observerons dans l’analyse des procédés de condensation des passages formulés de façon plus synthétique, l’élision d’un détail peut avoir un impact sur l’intensité émotionnelle du texte, par exemple celui de préciser qu’Orson, l’homme sauvage, qui attaque Valentin avec ses ongles, le griffe « jusques à la chair nue » 52 . Parmi ces procédés, nous avons déjà noté la suppression de termes dans une énumération et l’usage d’un pronom pour remplacer un substantif 53 . Voici un exemple qui montre comment le traducteur procède pour condenser un passage, l’arrivée de Pépin à la cour de Constantinople où il pense retrouver sa sœur Bellissant exilée à cause de la fausse accusation de l’archevêque. La culpabilité de ce dernier avait été prouvée à la suite du duel judiciaire avec un marchand témoin de la violence qu’il lui avait infligée 54 . On note la condensation de doublets et la suppression d’adjectifs, mais surtout des omissions : la précision du roi qu’il n’a pas eu de nouvelles d’elle depuis vingt ans, son insistance sur le désir qu’il a de la voir, énoncée au discours direct et, lors du récit de la joute destinée à prouver l’innocence de Bellissant, le consentement de celle-ci à mourir honteusement si son champion échoue, puis la confession de l’archevêque vaincu, le départ en exil de la reine et les sentiments d’amour que son frère lui porte. En fait, on se rend compte que le traducteur évite de répéter des événements qui ont fait l’objet des épisodes précédents, alors que ce type de remémoration est dans le récit médiéval, une procédure narrative courante. C’est ainsi que deux récits sous forme d’analepse sont supprimés : le long exposé par Valentin qui se présente avec son frère à la cour de leur père, des incidents de sa vie depuis qu’il a été trouvé dans la forêt par le roi Pépin et, lorsque Bellissant retourne Rosemonde s’est troublé lorsqu’il a fait le signe de la croix, indication qu’il avait été empoisonné, ou que l’empereur de Grèce et les siens plient leurs bannières et étendards pour mieux ressembler à des sarrasins, détail qui prépare l’épisode où Valentin tue son père parce qu’il ne le reconnaît pas (Valentine and Orson, p. 226, 305 ; Valentin et Orson, f. Mii v , Qvi r ). 51 Valentine and Orson, p. 302 ; Valentin et Orson, f. Qiiii v . 52 Valentine and Orson, p. 69 ; Valentin et Orson, f. Cviii v . 53 On observe l’usage d’un pronom dans une quarantaine de cas, une seule occurrence prêtant à ambiguïté, lorsque le remplacement du nom de Valentin par un pronom a pour effet qu’on ne sait plus s’il s’agit de lui ou de son frère (Valentine and Orson, p. 72 ; Valentin et Orson, f. Dii r ). 54 Valentine and Orson, p. 123 ; Valentin et Orson, f. Fvii r . 32 Madeleine Jeay enfin à Constantinople, le rappel par l’empereur de ce qu’elle a souffert en exil et de sa disculpation par le marchand 55 . Les éléments du récit qui donnent lieu de façon assez systématique à des formulations plus brèves par la suppression de détails, sont les descriptions et les scènes de bataille ou de festivités, comme dans le cas de l’entrée victorieuse des chrétiens à Constantinople 56 . Pour les descriptions, je citerai deux exemples qui contrastent, car ils portent sur la façon d’être habillé, avec la complaisance à décrire du roman courtois. Lorsque Pépin, déguisé en valet, entre au service du roi de Syrie, la traduction se contente d’indiquer qu’il est pauvrement habillé au lieu de reprendre la description de ses pauvres vêtements, de même qu’elle élude celle de la riche robe offerte par Valentin à sa fiancée Esclarmonde 57 . On constate cette pratique dès le premier assaut de Valentin, celui qui le confronte à son frère qui n’est encore que l’homme sauvage : de nombreux détails sont supprimés dans la description de son écu et dans le compte-rendu de l’assaut 58 . Lors d’une confrontation entre le Vert Chevalier et des sarrasins, toute une colonne de texte racontant les incidents de l’affrontement, l’intervention du roi et la bataille généralisée des deux armées, est remplacée par un récit condensé en six lignes 59 . Dans un épisode de combat devant Constantinople, les effets rhétoriques sont atténués avec la suppression d’adjectifs pour souligner la déconfiture des ennemis ou d’hyperboles courantes dans ce type de péripétie, comme de dire que toute la terre était couverte d’hommes en armes et que le nombre de morts atteint plus de cinquante mille 60 . Ce parti pris d’atténuation s’observe aussi dans l’éloge de sa beauté que Valentin fait à Fezonne, dans la démonstration d’affectivité de l’empereur apprenant l’innocence de Bellissant ou dans le discours que le calife fait devant les rois sarrasins Brandiffer et Lucar pour les inciter à faire la paix avec le roi d’Inde afin de s’allier contre les chrétiens 61 . C’est au même effet d’atténuation qu’aboutit l’intervention du traducteur sur les passages qui transmettent le discours d’un personnage. Plusieurs, nous l’avons vu, sont transposés au discours indirect, ce qui affaiblit leur portée émotive, ou abrégés de telle façon que cela produit le même résultat. Le gommage des effets d’émotivité peut être ponctuel, comme dans l’expression de douleur de Bellissant après son exil, évacuée dans la traduction 55 Valentine and Orson, p. 171, 20 ; Valentin et Orson, f. Iiii v , Kviii v . 56 Valentine and Orson, p. 203 ; Valentin et Orson, f. Li r . 57 Valentine and Orson, p. 274, 296 ; Valentin et Orson, f. Ovi v , Qi v . 58 Valentine and Orson, p. 61, 69 ; Valentin et Orson, f. Cv r , Cviii v . 59 Valentine and Orson, p. 131 ; Valentin et Orson, f. Gii r et v . 60 Valentine and Orson, p. 199 ; Valentin et Orson, f. Kvii v . Autres exemples lors de la victoire de Pépin devant la forteresse d’Angorie (Valentine and Orson, p. 87, 257 ; Valentin et Orson, f. Dviii r , Nviii r ). 61 Valentine and Orson, p. 100, 52, 268 ; Valentin et Orson, f. Evi r , Ci v , Ov r . Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 33 qui se contente de mentionner qu’elle fut bannie de l’empire de Constantinople 62 . On observe la même retenue lorsque Pépin se désole des malheurs des chrétiens assiégés à Rome ou, au départ de Valentin pour combattre l’homme sauvage, dans son échange avec son écuyer à qui il demande de ne pas le suivre, avec les larmes de ce dernier, ou bien encore, dans l’expression générale de douleur à la nouvelle de la perte d’Esclarmonde 63 . Les marques d’emphases sont éludées : dans l’accueil par le duc Savary d’Orson, vainqueur du Vert Chevalier, dans la tirade, largement tronquée, de Blandimain, l’écuyer de Bellissant, à Pépin où il l’exhorte, comme le roi le plus puissant de la chrétienté, à venger sa sœur qui a été accusée à tort par l’empereur de Grèce, dans l’omission de la deuxième partie de l’exhortation d’Orson à Valentin, que beaucoup sont morts au combat, qui ne seront pas pleurés 64 . Deux tirades omises par le traducteur sont remarquables dans la mesure où, tout en confirmant le parti pris de condensation, notamment lorsqu’il s’agit de discours directs, elles ont un impact sur le récit. Elles se situent toutes deux au moment où le roi Pépin part en pèlerinage à Jérusalem. La première est sa longue exhortation à ses troupes au moment du départ, qui semble nécessaire pour les stimuler à entreprendre le voyage. La seconde est, dans l’échange entre le roi et ses deux fils, Hauffroy et Henry, qui vont le trahir, la suppression des promesses qu’il leur fait et, en aparté, l’engagement du traître Hauffroy qu’il fera tout pour s’emparer du royaume de France 65 . Par la suite, dans la discussion entre ce dernier et le roi sarrasin Brandiffer pour fomenter la trahison, de nombreux détails sont omis dans leurs propos 66 . On terminera la revue des omissions et stratégies d’abréviation du texte par la séquence finale, largement tronquée. Cela commence par l’élision du plaidoyer de Bellissant à l’intention d’Esclarmonde afin qu’elle obéisse aux instructions des lettres qui ont été apportées de la part d’Orson et du Chevalier Vert, mais qui sont en réalité des faux forgés par le roi de Hongrie qui veut épouser la jeune femme : elles annoncent que son époux Valentin est mort et qu’elle doit se remarier 67 . Puis la suppression, dans la réponse d’Esclarmonde, que si elle finit par consentir, c’est pour complaire à Orson et au Vert Chevalier. Par la suite, le dénouement de cette crise est élagué de bien des détails dont certains utiles à la logique narrative : les instructions de l’ange qui apparaît à Valentin afin de lui permettre de rétablir la vérité au sujet de sa prétendue mort, lui demandant de revêtir les vêtements de 62 Valentine and Orson, p. 32 ; Valentin et Orson, f. Bii r . 63 Valentine and Orson, p. 56, 67, 201 ; Valentin et Orson, f. Ciii v , Cvii v , Kviii v . 64 Valentine and Orson, p. 117, 122, 309 ; Valentin et Orson, f. Fiiii v , Fvi v , Qvii v . 65 Valentine and Orson, p. 266 ; Valentin et Orson, f. Oiiii r . 66 Valentine and Orson, p. 270 ; Valentin et Orson, f. Ov v . 67 Valentine and Orson, p. 320 ; Valentin et Orson, f. Rv r . 34 Madeleine Jeay pèlerin, bourdon et écharpe, donnés par un autre ange qu’il rencontrera hors de la ville, puis de retourner au palais ainsi déguisé. La traduction supprime ensuite des données sur les enfants d’Orson qu’il a confiés au Vert Chevalier afin de terminer sa vie en ermite : qu’ils ont été bien instruits, ont bien gouverné leurs royaumes et terres qui sont énumérés, ont été aimés de leurs sujets et que cela est raconté dans les chroniques. Cette résolution finale du roman omet également l’intervention de clôture du narrateur disant qu’il n’en sait pas plus et qu’il prie celui qui a souffert la passion de donner la gloire éternelle à ceux qui écouteront ce livre. Le traducteur mentionne seulement que les fils d’Orson ont fini leurs jours glorieusement et sont entrés dans la gloire éternelle à laquelle nous convie celui qui est mort sur la croix 68 . La suppression de cette dernière intervention du narrateur est conforme à ce qu’on peut observer dans l’ensemble de la traduction, où sont presque systématiquement coupés les transitions de régie, les ponctuations de conteur du type en « celuy temps que je vous compte » 69 , les commentaires sur l’action. Deux exemples illustrent la position du traducteur face à ce type de formule. Le premier clôt la noce de Fezonne et d’Orson, où la cheville « le racompter seroit chose moult longue », est remplacée par une précision qui s’intègre au récit, l’idée qu’il n’y en eut jamais une semblable dans la ville 70 . Le second montre la répugnance de Watson à laisser se manifester la voix propre du narrateur : l’intervention de régie à la première personne, « comme devant j’ay mention fait », est traduite par une forme impersonnelle », « as sayd is » 71 . L’analyse des changements apportés par le traducteur se terminera avec ceux qui concernent les épisodes où figure l’enchanteur Pacolet et ses pouvoirs magiques, eux aussi fortement atténués, ainsi que l’avait constaté Arthur Dickson. La tendance à condenser le texte s’y manifeste, par de nombreuses omissions, plus fréquentes, plus denses que dans le reste de la traduction, notamment dans les passages où il dialogue au discours direct avec un autre personnage. C’est le cas par exemple de l’échange avec Esclarmonde, la fiancée de Valentin, à la suite de sa trahison par Ferragu, qu’il n’a pas été capable de prévenir 72 . À deux reprises, on observe la condensation d’une séquence narrative dans laquelle il est impliqué. La première se situe au moment où Pacolet se fait passer pour le « dieu Mahomet » afin de tromper le roi d’Inde et s’emparer de lui ; la seconde peu après, lorsque Hauf- 68 Valentine and Orson, p. 327 ; Valentin et Orson, f. Rvii r . 69 Valentine and Orson, p. 255 ; Valentin et Orson, f. Mii r . 70 Valentine and Orson, p. 167 ; Valentin et Orson, f. Ii v . 71 Valentine and Orson, p. 233 ; Valentin et Orson, f. Mv r . 72 Valentine and Orson, p. 150 ; Valentin et Orson, f. Hii v . Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 35 froy rejoint l’empereur de Grèce et le Vert Chevalier dans la prison où ils sont détenus, puis la tentative de Valentin et de Pacolet pour pénétrer dans le château et les délivrer 73 . De toute évidence les manifestations du pouvoir de l’enchanteur dérangent Henri Watson, comme elles ont fini par perturber Valentin à qui il avait transmis son livre d’art magique. À l’issue de ce trop rapide examen du travail du traducteur, on constate que la traduction témoigne d’un changement de paradigme dans les procédés narratifs, qui conduit nombre de décisions prises. L’accent est mis sur le récit lui-même, la succession des aventures, au détriment des aspects auxquels pouvait se complaire le roman chevaleresque, descriptions, batailles, discours. Ce changement dénote certainement une modification des attentes du lecteur moins attaché à la tonalité affective du texte et de ce fait moins porté à se sentir impliqué dans une interaction avec le narrateur. D’où d’une part, l’atténuation des marqueurs d’ordre rhétorique désormais considérés comme des longueurs et de l’autre, la tendance à supprimer les remarques ou adresses au lecteur, qu’elles soient de régie ou pour jalonner la lecture. C’est dans cette mutation du goût que s’inscrit Arthur Dickson lui-même, comme on peut le constater à son évaluation positive des efforts d’Henri Watson pour éliminer ce qui peut ralentir la progression de l’histoire. 73 Valentine and Orson, p. 263 à 265 ; 272-273 ; Valentin et Orson, f. Oii v à Ovi r ; Ovi v - Ovii r .
