Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Traduire d’une lanue à l’autre, traduire de prose en rime
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Irene Finotti
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime : De la Cárcel de amor à la Prison d’amour Irene Finotti Pendant ces dernières années plusieurs travaux 1 ont remis en valeur un mouvement qui au XVI e siècle a fait circuler en Europe les romans sentimentaux espagnols. Si le passage de ces textes en Italie a souvent constitué une étape fondamentale pour leur diffusion 2 , c’est en France que ces romans ont subi le plus grand nombre d’évolutions, en passant par des remaniements de différentes nature et origine. Nous avons montré ailleurs 3 la part d’originalité qui revient au Jugement d’amour par rapport à sa source directe (la version italienne, Historia de Isabella et Aurelio) et indirecte (l’espagnol, Grisel y Mirabella) ; on a pu également évaluer l’innovation opérée par le deuxième traducteur français de ce roman (Gilles Corrozet, Histoire d’Aurelio et d’Isabel), à la fois autonome et dépendant de ses deux modèles, la première traduction française et le texte italien 4 . La situation de La Prison d’amour, qui retiendra ici notre attention, est encore plus compliquée : la circulation du roman de Diego de San Pedro à travers des pays et des cultures qui n’étaient évidemment pas visés par son auteur ne comporte pas seulement des traductions de la langue d’origine, mais bien d’autres modifications significatives. 1 Véronique Duché-Gavet, Si du mont Pyrenée / N’eussent passé le haut fait…, Paris, Champion, 2008 ; Ead., « Le tristement de cueur que je sentoye… La novela sentimental et son adaptation en France », Regards sur la fiction sentimentale, Œuvres et Critiques, XXX, 1, 2005 ; Mathilde Thorel, ‘Langue translative’ et fiction sentimentale (1525-1540). Renouvellement générique et stylistique de la prose narrative, thèse de doctorat sous la dir. de M.-H. Prat et M. Huchon, Lyon III, 2006 ; Diego de San Pedro, La Prison d’amour (1552), éd. Véronique Duché-Gavet, Paris, Champion, 2007 ; Jean Beaufilz, Jugement d’amour, éd. Irene Finotti, Paris, Classiques Garnier, 2009. 2 Cf. Duché-Gavet, Si du mont Pyrenée…, op. cit., pp. 68-71 ; Irene Finotti, « Le Jugement d’amour (1529) et l’Histoire d’Aurelio et d’Isabel (1546) : un succès d’origine italienne pour un roman d’origine espagnole », Le Moyen Français, 66, 2010, pp. 47-59 ; et le répertoire de Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli (éds.), Les traductions de l’italien en français au XVI e siècle, Fasano - Paris, Schena - Hermann, 2009. 3 Jean Beaufilz, Jugement d’amour, éd. cit., pp. 112-144. 4 Ibidem, pp. 85-99. 38 Irene Finotti Nous nous concentrerons sur un aspect qui touche en quelque sorte à la charpente du roman, à savoir les variantes dans les lettres que les deux amants, protagonistes de l’histoire, échangent entre eux et avec d’autres personnages. Cela nous permettra de commencer à déceler certains rapports de dérivation entre les différents témoins du roman français, avec leurs imbrications et connexions souvent complexes : cette analyse représente l’étape préliminaire à l’édition critique de La Prison d’amour de François Dassy, que nous espérons pouvoir offrir un jour. De l’espagnol au français Dans la Cárcel de amor de Diego de San Pedro (1492) 5 , la relation de Leriano et Laureola commence, s’épanouit et s’achève à travers des lettres (au nombre de 7) livrées par un messager, le narrateur même. La communication entre Leriano et son rival en amour, Persio, passe aussi par deux épîtres, et c’est encore par ce moyen que Laureola demande la grâce au roi son père 6 . Du point de vue thématique donc, des lettres amoureuses alternent avec d’autres moins intimes 7 . Le roman, comme l’on sait, fut traduit en italien par Lelio Manfredi avant 1514 (date de la première édition du Carcer d’amore) 8 ; pour ce qui est 5 Imprimée à Seville, par Juan Pegnitzer de Nuremberg, Magnus Herbst, Thomas Glockner et Jacobo Cromberger (Madrid, Biblioteca Nacional, I-2134). Nous nous sommes servie de l’édition critique de Carmen Parrilla, Barcelona, Crítica, 1995. 6 L’artifice épistolaire n’a rien d’original ; au contraire, il constitue l’un des traits constants de la novela sentimental en Espagne à partir d’environ 1440 (année de la composition du Siervo libre de amor de Juan Rodríguez del Padrón). Pour plus de détails sur ce sujet nous renvoyons à : Charles E. Kany, « The beginnings of the epistolary novel in France, Italy and Spain », Modern Philology, XXI, 1937, pp. 1-158 ; Françoise Vigier, « Fiction épistolaire et novela sentimental en Espagne aux XV e et XVI e siècles », Mélanges de la Casa Velazquez, XX, 1984, pp. 229-259. Plusieurs études portent sur le rôle et l’esthétique du « Proceso de cartas » dans la Cárcel de amor : Ivy A. Corfis, « The Dispositio of Diego de San Pedro’s Cárcel de amor », Iberoromania, XXI, 1985, pp. 32-47 ; Sol Miguel-Prendes, « Las cartas de la Cárcel de amor », Hispanóphila, CII, 1990, pp. 1-22 ; Véronique Duché-Gavet, « La plume du chagrin : les épîtres de Diego de San Pedro », La Rhétorique épistolaire sous l’Ancien Régime. De la théorie aux pratiques, éd. Claude La Charité (à paraître). Le roman français ne ressent pas moins que l’espagnol l’influence du genre épistolaire : cf. Laurent Versini, Le roman épistolaire, Paris, PUF, 1998. 7 Nous ne nous intéressons pas ici à l’épître dédicatoire, qui pose des problèmes différents que nous examinerons à part. 8 Faite à Venise par Zorzi di Rusconi (Venise, Biblioteca Nazionale Marciana, Misc. Var., T. CLXVI 2372). Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 39 de la technique de traduction, on constate, d’après l’éditrice moderne du texte italien, un preciso orientamento intellettuale che, nel rapporto col testo-modello, si esplicita nel criterio della sostanziale fedeltà, non però intesa nel senso di pedissequa traslitterazione, bensì indirizzata a un risultato globale qualitativamente molto apprezzabile 9 . Selon notre propre collation des morceaux qui nous intéressent - les dix lettres -, les variantes du texte italien sont tellement négligeables qu’on pourrait parler d’une véritable dévotion au modèle. Une tout autre approche, moins respectueuse du texte-source, caractérise la version de François Dassy, « translate[e] dudit ytalien en nostre vernacule et familiere langue françoise » 10 . Au cours de la transmission de La Prison d’amour, les dix lettres subissent des manipulations plus significatives 11 . La traduction française de La Prison d’amour selon le ms. P1 12 se démarque de la rédaction de Lelio Manfredi sur le plan du style, qui reflète les clichés de la prose française de la Renaissance et qui aboutit à un enrichissement, surtout lexical, s’opposant à de rares suppressions. Les couples coordonnés envahissent le texte : au total, dans la version française des épîtres on en relève environ soixante-dix de plus que dans la source italienne. Dans le même but d’ornementation et d’accumulation, souvent des adjectifs ou des adverbes précisent et modulent le texte ; parfois il s’agit de syntagmes plus articulés ou de très brèves propositions, sans que les modifications introduites touchent le sens. La syntaxe aussi s’enrichit par l’emploi de tours plus complexes. Ce n’est qu’exceptionnellement que Dassy abrège le texte italien, en général en supprimant un mot ou un syntagme qui, à eux seuls, n’arrivent évidemment pas à compenser les effets produits par des ajouts constants. En conclusion, au moins pour ce qui concerne les lettres, nous n’avons remarqué que quelques variantes formelles 13 . De la prose à la rime Élargissons maintenant notre champ d’analyse à tous les témoins de La Prison d’amour. Dans un laps temporel vraisemblablement très court ce 9 Càrcer d’amor. Carcer d’amore. Due traduzioni della ‘novela’ di Diego de San Pedro, éds Vincenzo Minervini - Maria Luisa Indini, Fasano, Schena, 1986, p. 139. 10 Lettre dédicatoire (Paris, BnF, nouv. acq. fr. 7552, f. 2v°). 11 Cf. infra. 12 Cf. infra. 13 Une analyse plus détaillée du style traductif fera l’objet d’une étude spécifique. 40 Irene Finotti roman a joui en France d’un énorme succès, confirmé par le nombre des manuscrits et des éditions parvenus jusqu’à nous. Nous comptons à ce jour 11 manuscrits 14 : P1 : Paris, BnF, nouv. acq. fr. 7552. Il s’agit selon toute probabilité du manuscrit autographe de François Dassy. Son nom et celui de la dédicataire (Jacquette de Lansac, veuve d’Alexandre de Saint-Gelais, chamberlain de Louis XII) apparaissent en rouge dans un acrostiche de huit vers au dessous d’une modeste miniature représentant l’auteur qui offre un livre à une dame. P2 : Paris, BnF, fr. 24382. P3 : Paris, BnF, fr. 2150. Il porte le titre de Carcer d’amour 15 . Ce manuscrit pourrait avoir été réalisé pour Marguerite d’Angoulême, sœur de François I er , vers 1527 16 . Ch : Chantilly, Musée Condé, ms. 679. O : Oxford, Bodleian Library, ms. Rawl. D. 591. Manuscrit lacunaire, aux armoiries de Françoise d’Alençon, femme de Charles de Bourbon ; il est enrichi d’enluminures en style parisien des années 1520. G1 : Genève, Fondation Martin Bodmer, ms. 149. G2 : Genève, BGE - Bibliothèque de Genève, ms. fr. 186. N1 : New York, Hispanic Society of America, 706. N2 : New York, Hispanic Society of America, 705. A : Paris, Arsenal, ms. 3352. Manuscrit inachevé. B : Berkeley, University of California, BANC MS UCB 178. Texte raccourci à la fin. Bien que vieillie et dépassée sur certains points - notamment le nombre des manuscrits -, l’étude de Myra Dickman Orth contient quelques informations utiles sur l’origine et la datation des exemplaires qu’elle connaissait 17 . Puisque au début du XVI e siècle François Dassy était au service de Louise de Valentinois, fille de Cesare Borgia et de Charlotte d’Albret, il ne paraît pas 14 La recensio des témoins de La Prison, déjà mise à jour en 2007 par Véronique Duché-Gavet lors de son édition de la version bilingue du roman par Gilles Corrozet - tradition ultérieure que nous ne prenons pas en compte ici -, peut être aujourd’hui augmentée et précisée. 15 L’attribution de ses belles enluminures à Godefroy le Batave a été démentie par Myra Dickman Orth, « The Prison of Love : A Medieval Romance in the French Renaissance and its Illustration (B.N. MS fr. 2150) », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 46, 1983, pp. 211-221, 217-221. 16 Cf. ibidem. En outre, comme d’autres manuscrits ayant appartenu à la famille royale à l’époque de François I er , P3 a fait partie de la collection de Mazarin. Il correspond au n. 2006 de l’inventaire des manuscrits de la Bibliothèque Mazarine, passés à la Bibliothèque du Roi en 1668. 17 À l’époque de son article (ibidem), sept manuscrits seulement avaient été recensés : P1, P2, P3, Ch, O, G1, B. Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 41 étonnant que plusieurs manuscrits de La Prison aient été conçus pour des nobles de l’entourage de François I er , lié aux d’Albret par sa sœur Marguerite de Navarre et aux Borgia par sa femme Claude de France, belle-sœur du fils de Lucrezia Borgia. Orth fait aussi remonter tous les manuscrits à la période 1525-1528. Des éditions commencent à paraître dès 1525 et circulent donc au même moment que les manuscrits, lorsque Antoine Couteau imprime pour la première fois La Prison d’amour à Paris pour le libraire Galliot Du Pré ; il s’agit de l’exemplaire DuP1 : Paris, Arsenal, 8 B.L. 29578. L’année suivante déjà, une deuxième édition sort des mêmes presses pour le même libraire ; on en conserve 4 exemplaires, avec des variantes 18 dépendant de tirages successifs, que nous réunissons sous le sigle DuP2 : Paris, BnF, Rothschild, IV.5.7 Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Lm 875a Paris, BnF, RES Y 2 2350 Londres, BL, 33.f.1. Trois autres éditions 19 , remontant aux années immédiatement successives, ont été répertoriées ; elles reproduisent apparemment le texte de DuP2. Bon : Chantilly, Musée Condé, III-F-064. Vienne, ÖNB, 39.K.37. 21 mai 1527, Paris, [Antoine Bonnemere] Arn : Paris, BnF, RES Y 2 866 Grenoble, BM, F.7292. 11 avril 1528, Lyon, Olivier Arnoullet. Ser : Chantilly, Musée Condé, III-C-037. 1533, Paris, [Pierre Sergent] Une collation des lettres dans les 13 témoins examinés 20 montre qu’après l’effort initial de traduction du toscan au français par François Dassy, à un certain point de la transmission une main expérimentée a ‘traduit’ de prose en rime toutes les épîtres du roman. Ni la source espagnole, ni le texte italien n’avaient osé une telle opération. En effet, si l’insertion de morceaux poétiques dans les novelas sentimentales espagnoles n’a rien de surprenant - d’ailleurs, Diego de San Pedro et Nicolas Nuñez étaient connus aussi comme poètes -, dans le cas de notre roman l’initiative est seulement française. Du reste, en France aussi des 18 À remarquer surtout que l’exemplaire dans la collection Rothschild et celui de Wolfenbüttel portent une datation fautive dans le colophon (6 mars 1525 au lieu de 1526). 19 Pour l’instant, nous n’avons pas pu examiner dans le détail ces éditions. 20 P1, P2, P3, Ch, O, G1, G2, N1, N2, A, B, DuP1, DuP2. 42 Irene Finotti pièces de formes très variées s’insèrent à la même époque dans la Déplourable fin de Flamete, la Penitence d’amour, le Débat des deux gentilshommes, la Complainte que fait un Amant, ainsi que dans le Petit Traité de Arnalte et Lucenda, traduction du roman de Diego de San Pedro 21 . C’est sur le passage des lettres de prose en rime que nous voulons nous arrêter, en raison aussi du fait qu’il a connu plusieurs stades dont nous essayerons de retracer les grandes lignes. Le processus semble avoir connu quatre phases : - Lettres en prose (mss. P1, P2, O, G1, G2, A, B). - Version en rime (mss. P3, N2, Ch et édition DuP1). - Épîtres en prose suivies de la rédaction en vers (N1). - Sept lettres en prose et trois en vers (DuP2). Pour une première collation Deux constatations nous permettent de croire que la rédaction originale de La Prison d’amour contenait les épîtres en prose : d’une part, P1 est un autographe du traducteur François Dassy ; deuxièmement, la source italienne ne présente qu’une rédaction en prose. Aucun des copistes transmettant la prose - nous ne considérons pas en ce moment N1 - n’a eu l’audace de s’éloigner significativement du texte de Dassy. Les transformations introduites par P2, O, G1, G2, A et B correspondent en général à des variantes lexicales, des additions/ suppressions de pronoms sujet, des variations des temps verbaux, de petites suppressions, des inversions, à l’introduction ou à l’amendement de fautes 22 . La question devient beaucoup plus complexe quand on essaie de déterminer l’origine de la rédaction versifiée 23 . La conjecture la plus simple attend pour l’instant une confirmation : on serait amené à penser que N1, transmettant les lettres en prose suivies de celles en vers, constitue le trait d’union entre les deux rédactions. En effet, dans ce manuscrit, beaucoup moins soigné que la plupart des autres, sans enluminures ni ornements d’aucun genre, copié dans une graphie petite et nullement élégante, la ‘mise en rime’ suit immédiatement la rédaction en prose comme dans un exercice de traduction. Ce qui n’est pas à négliger dans notre perspective ce sont les rubriques des missives ; par exemple, la Lettre de Leriano a Laureolle est immédiatement suivie de Ladicte lettre traduite 21 Cf. Duché-Gavet, Si du mont Pyrenée…, op. cit., p. 231. 22 Il est pourtant risqué d’essayer d’établir des parentés uniquement sur la base de la collation des lettres. 23 Une succession de décasyllabes à rime plate. Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 43 en ryme 24 : le copiste/ remanieur ne se limite pas à juxtaposer les deux versions ; il souligne que la lettre en vers n’est qu’une ‘réplication’ de celle en prose, mais surtout, en parlant de ‘traduction en rime’, il établit un rapport de dérivation. Mais pourquoi N1 s’engage-t-il dans ce type d’opération ? Et surtout, est-ce vraiment le copiste de ce manuscrit qui prend l’initiative de translater les lettres ? Dans ce cas N1 ne pourrait-il pas avoir été conçu comme une sorte de brouillon, pour aboutir enfin à une rédaction ‘en vers’ à confier à un manuscrit de luxe ? Contre cette hypothèse on doit opposer les nombreuses lacunes d’un ou plusieurs vers : si la traduction en rime n’est pas à attribuer à N1, celui constituerait alors une copie contaminée, dans la mesure où le texte en prose et les épîtres en vers pourraient venir de deux sources différentes. On ne peut pas exclure non plus que la contamination se soit produite plus haut dans le stemma, dans un exemplaire perdu. De toute façon, seule une collation complète du roman pourra peut-être résoudre l’énigme de la première rédaction en rime. À l’état actuel, et dans les limites de cet article, l’examen de quelques lieux significatifs nous permettra au moins d’avancer des hypothèses de regroupements. En effet, deux familles se dessinent à l’intérieur de l’ensemble transmettant la rédaction versifiée. Des fautes et des variantes communes réunissent N1 et N2 d’un côté, P3, Ch et DuP1 de l’autre. En considérant ces mêmes variantes, nous avons essayé de comprendre laquelle des deux rédactions est la plus proche de la source en prose. Nous reproduisons ici le début de la première lettre de Leriano à Laureolle dans les versions en prose de P1 et en vers de N1 et de P3. Les leçons isolant les deux familles représentées par N1 et P3 sont soulignées, tandis que les deux seules variantes significatives entre la prose et les vers sont en italiques 25 . P1 en prose (François Dassy) Si telles raisons avoye pour te escripre que j’ay pour te aymer, sans timeur ni crainte m’enhardiroye le faire, mais au penser et sçavoir que t’escrips la plus part de mon sens se tourbe et se pert mon entendement et memoire. Et pour ceste cause, premierement que mettre la main et plume en oeuvre, me trouvay en grandes confusions et pensemens : ma foy me disoit que 24 D’autres exemples : Lectres de Leriano a Laureolle/ Seconde lectre traduicte en rime de Leriano a Laureolle ; Lectres de Loreolle a Leriano/ Autre lectre de Laureolle a Leriano traduicte en rime ; Lectres de Perseo a Leriano/ Lectre de Perseo a Leriano traduicte en rime ; Responce de Leriano/ Responce de Leriano a Perseo traduicte en rime… 25 Dans les citations, je distingue i/ j et u/ v, résous les abréviations, modernise la ponctuation ainsi que l’usage des majuscules ; j’introduis la cédille et l’accent aigu sur e tonique final. 44 Irene Finotti osasse hardiment, et ta grandesse au contraire me disoit que je craignisse et doubtasse. En l’un trouvoye esperance et en l’autre desperation. En la fin deliberay cecy, mais malheur a moy qui commançay de bonne heure a me douloir et tarde trop a me plaindre. Pour ce que en tel temps suis venu que, si aucune grace t’avoys merité [sic], n’ay en moy chose visve pour la sentir, si non ma foy seulle. Le cueur est sans force, l’arme sans pouoir et le sens sans memoire. Toutesfoys, si tant de mercy te plaisoit me faire que a ceste presente me voulusses faire responce, la foy avec tel bien pourroit souffire pour restituer les autres parties par toy amorties et destruictes. Trop me repute coulpable te demandant guerdon sans t’avoir faict service […] (f. 20r°/ v°). 26 N1 (N2) P3 (Ch, A) Si cause telle avoye de t’escripre Si raison telle avoye de t’escripre Qu’ay pour t’aimer, sans nulle craincte ou ire Qu’a [sic] de t’aymer, sans nulle craincte ou ire Auroye assez ardiesse a ce faire ; De bien le faire auroye hardiesse ; Mais au sçavoir que t’escriptz, en l’affaire 26 Mais en pensant qu’escry pour toy sans cesse Mon sens se trouble et pers l’entendement. Mon sens se trouble et perdz l’entendement. Pour ceste cause, aures premierement Pour ceste cause, ores premierement Que comançasse et que ma plume prandre, Que commançasse et que ma plume prande, Je me trouvay en confussion grande : Je me trouvay en confusion grande : La mienne foy me disoyt que je osasse, La mienne foy me disoit que j’osasse, Et ta grandeur me disoyt que doubtasse ; Et ta grandeur me disoit que doubtasse ; En l’une assez je trouvoye esperance, En l’une assez je trouvay esperance, Et l’autre aprés toute desesperance, En l’autre aprés toute desesperance, Et en la fin deliberay cecy. Et en la fin deliberay cecy. Mays mal a moy que commançay ainsi Mais mal a moy que commençay ainsi 26 Auroye… l’affaire : il s’agit d’un lieu problématique ; N2 donne une variante évidemment fautive et contaminée (De bien le faire auroye hardiesse/ La hardiesse auroye de le faire/ Regardant que escripz par toy sans cesse/ Mais au scavoir que tescriptz en cest affaire) ne correspondant ni à N1 ni au groupe P3/ Ch/ A. Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 45 Trop de bonne heure a souffrir sans me faindre, Trop de bonne heure a souffrir sans me faindre, Et tard de moy lamenter et me plaindre ; Et tard de moy lamenter et me plaindre, <…> Pource que suys a ung tel temps venu <…> Que, si loyer de toy aulcun congneu <…> Je meritoys, n’est chose vifve en moy <…> Pour la sentir sinon la mienne foy. Le cueur demeure et est sans force aulcune, Le cueur demeure et est sans force aulcune, Mon ame aussi sans puissance nesune, Mon ame aussi sans puissance nesune, Et sans memoyre est le mien jugement. Et sans memoire est le mien jugement. Pour quoy, si grace ou tant d’alegement Par quoy si grace et tant d’aleigement Me voulloys faire en ce qu’a ces propos Me vouloys faire en ce qu’a ces propos Te pleust respondre, ores pour mon repos Te pleust respondre, ores pour mon repos La foy pourroye [sic] souffrir avec tel bien La foy pourroit suffire avec tel bien Pour restablir les autres pars tresbien Pour restaurer les aultres partz tresbien Qu’as tant destruictz. Beaulcoup je m’encoulpe en ce Qu’as tant destruictz. Je m’encoulpe trop certes Te demander aulcune recompence De demander a toy quelques dessertes Sans t’avoir faict service a mon devoir […] (ff. 55-56). Sans t’avoir fait service a mon devoir […] (f. 19v.) Une collation si partielle n’amène certainement pas à des conclusions sûres : P3, Ch et DuP1 semblent être plus fidèles à la prose (et encore sur des bases instables), mais nous ne pouvons pas exclure que les deux familles dérivent séparément d’une même source en vers non conservée. Il faut de toute façon relever un aspect matériel de P3 : non seulement la graphie des épîtres en vers apparaît plus proche d’une écriture humaniste et l’encre plus claire que dans le reste du texte, mais encore, toutes les lettres versifiées, ainsi que les chapitres qui les suivent, commencent dans une 46 Irene Finotti nouvelle page, ce qui laisse deviner que des espaces blancs avaient été prévus pour l’insertion des vers. Si donc les lettres ont été copiées après la transcription des parties en prose, ne pourrait-on pas supposer que ce manuscrit est bien le premier dans lequel s’opère la réécriture en vers ? Cependant, au sein du groupe P3/ Ch/ DuP1, Ch se démarque des deux autres témoins par des leçons singulières, mais que nous n’osons pas traiter d’innovations. Est-ce Ch qui recompose presque entièrement les vers des épîtres 5, 8, 9 et 10 ou bien est-ce la sous-famille P3/ DuP1 (en accord dans ce cas avec N1 et N2) ? Un extrait de la lettre de Leriano à Perseo peut aider à mesurer le travail de réécriture mis en œuvre par un de ces copistes 27 . Ch P3 (DuP1) O Perseus, certes mon infortune O Perseus, la malheureté mienne Plusgrand seroit que ta faulce importune Plusgrand seroit que la malice tienne, Et maulvaisté, si la coulpe et le vice, Si celle coulpe ores, que tu me imputes Qu’ainsi a tort me imputes par malice, Par maulvaistié et par lectres disputes, Ne te donnoit peines dont fault que herites Ne te donnoit la peyne ou fault que herites Que par justice et a droict tu merites. Que par justice et a droit tu merites. Si aussi bon et saige eusses esté Si saige autant feusses comme meschant, Comme maulvais, pour avoir evité Pour tel peril fuyr estre taschant, Ung tel peril, premier debvoys sçavoir Premier debvoys la mienne intention L’intention de moy et bien la veoir. Sçavoir au vray qu’en telle invention Mais ad ce que hor de toy je puys congnoistre. Juger mes faictz. Mais ad ce qu’a present Plus cure as eu de ressembler bon estre Congnoys de toy, plus cure euz toy taisant Par fiction que de l’estre en effect. De sembler bon que de l’estre en effect. Moy te tenant certain amy parfaict, Moy te tenant certain amy parfaict, Avecques toy seurs je communicquaye Communiquoye a toy toutes mes choses, 27 Dans ce cas, l’italique souligne les leçons communes. Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 47 Tot mon affaire au mieulx comme uny que aye [sic] ; Mais a cela que veoy que te disposes, Et toutesvoyes suyvant nostre aliance, En ta vertu me fioys comme bon, En ta vertu j’avoys toute fiance, Et tu usas de ta condition (ff. 39n). Et tu usoys de ta condition (f. E1r°). La parenté entre les deux familles (Ch et P3/ DuP1) est évidente même dans ces parties révisées : les quelques vers ou mots communs le prouvent. Toutefois, on ne peut pas exclure que le remanieur connaisse aussi la prose et qu’il s’en serve dans son travail. Les raisons de cette réécriture demeurent obscures : initiative personnelle ? Un modèle peu lisible ? Reste à aborder la dernière étape de la manipulation des épîtres de La Prison d’amour, celle qui concerne les éditions imprimées à partir de 1526. Bon, Arn et Ser semblent ne pas poser de problèmes puisqu’ils proposent le même texte que DuP2. C’est en effet ce dernier qui s’impose à notre attention. Il surprend d’abord à cause de sa composition hybride : 7 lettres en prose - les premières - et 3 (l’invocation de Laureolle à son père et l’ultime échange entre les protagonistes) en rime, selon une logique qui nous échappe. Ce choix est d’autant plus surprenant que l’imprimeur (Antoine Couteau) et l’éditeur (Galliot Du Pré) de DuP2 sont également ceux de DuP1, publiant sous la protection du même privilège de la durée de deux ans. Encore une fois nous comptons sur la collation complète pour comprendre comment Galliot Du Pré a travaillé, s’il possédait ou connaissait des manuscrits ; enfin, pourquoi à un an d’écart seulement il a donné deux éditions distinctes dans le texte et composées avec des matériels différents. Conclusions Ce travail, qui ne prétendait nullement être exhaustif, a permis de débrouiller les premiers gros nœuds du réseau de relations qui s’observent entre les témoins de La Prison d’amour. Comme nous l’avons souligné plusieurs fois, si on aboutit à des conclusions définitives, ce sera seulement après une collation totale et détaillée du roman dans tous les témoins connus. À ce moment-là, il sera intéressant d’analyser les techniques stylistiques que le passage de la prose à la rime, moins fréquent que la transformation inverse, implique. Les données que nous avons recueillies nous permettent de conclure en avançant deux hypothèses : le roman de François Dassy, comme l’original espagnol, a été tellement bien accueilli par le public français que des remanieurs - copistes, éditeurs - l’ont exploité selon leurs envies, goûts, 48 Irene Finotti nécessités. Nous ne sommes pas moins séduite par la possibilité que ces renouvellements au sein des épîtres de La Prison représentent des étapes successives d’un travail mené par le même François Dassy. Sigle Localisation éd. Lettres en prose Lettres en vers 7 lettres en prose + 3 lettres en vers P1 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 7552 ms. autographe X P2 Paris, BnF, fr. 24382 X P3 Paris, BnF, fr. 2150 X Ch Chantilly, Musée Condé, ms. 679 X O Oxford, Bodleian Library, ms. Rawl. D. 591 X G1 Genève, Fondation Martin Bodmer, ms. 149 X G2 Genève, BGE - Bibliothèque de Genève, ms. fr. 186 X N1 New York, Hispanic Society of America, 706 X X N2 New York, Hispanic Society of America, 705 X A Paris, Arsenal, ms. 3352 X B Berkeley, University of California, BANC MS UCB 178 DuP1 Paris, Arsenal, 8 B.L. 29578 éd. 1525, Paris, Antoine Couteau pour Galliot Du Pré X Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 49 DuP2 Paris, BnF, Rothschild, IV.5.7 ; Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Lm 875a ; Paris, BnF, RES Y 2 2350 ; Londres, BL, 33.f.1 éd. 1526, Paris, Antoine Couteau pour Galliot Du Pré X Bon Chantilly, Musée Condé, III-F-064 ; Vienne, ÖNB, 39.K.37 éd. 1527, Paris, [Antoine Bonnemere] X Arn Paris, BnF, RES Y 2 866 ; Grenoble, BM, F.7292 éd. 1528, Lyon, Olivier Arnoullet X Ser Chantilly, Musée Condé, III-C-037 éd. 1533, Paris, [Pierre Sergent] X
