eJournals Oeuvres et Critiques 36/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2011
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Introduction

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Elisabeth Mudimbe-Boyi
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Introduction Elisabeth Mudimbe-Boyi Le poète achemine la connaissance du monde dans son épaisseur et sa durée, l’envers lumineux de l’histoire qui a l’homme pour seul témoin. Edouard Glissant, L’Art poétique Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels qu’il rapporte sont des faits passés pour la voix narrative qui s’adresse au lecteur : c’est ainsi qu’ils ressemblent à des événements passés et que la fiction ressemble à l’histoire. Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3 La décade 1990 a connu ce qui fut considéré comme une « crise de l’histoire » ce qui suscita un débat et des interrogations non seulement sur l’écriture de l’histoire, 1 mais aussi sur les rapports possibles entre l’Histoire et la littérature. Ce débat fut actualisé en France et aux Etats-Unis au sein d’une série d’ouvrages : Comment on écrit l’histoire de Paul Veyne, L’Ecriture de l’histoire de Michel de Certeau, Metahistory de Hayden White, Between History and Literature de Lionel Gossman, La Nouvelle histoire de Jacques Le Goff. 2 Ces travaux ont apporté une nouvelle vision et conception de l’historiographie, et la 1 Voir Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire. Paris : Belin, 1996 ; Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude. Paris : Albin Michel, 1998. 2 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie. Paris : Seuil, 1971 ; Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire. Paris : Gallimard, 1975 ; Hayden White, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1973 ; Lionel Gossman, Between History and Literature. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1990 ; Jacques Le Goff, La Nouvelle histoire. Paris : Editions Complexe, 2006 ; Chartier, Au bord de la falaise, op. cit.; Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire. Paris : Gallimard, 1974, 3 volumes ; Robert Canary et Henry Kozicki, Writing History : Literary Forms and Historical Understanding, Madison : The University of Wisconsin Press, 1978. La question a été posée également au sujet des textes de l’Antiquité : De Germania de Tacite appartient-il à l’Histoire romaine ou à la littérature latine ? Voir par exemple Leonard Schulze et Walter Wetzels, Literature and History. Lanham, MD : University Press of America, 1983. 4 Elisabeth Mudimbe-Boyi réflexion critique qu’ils véhiculaient a contribué à mettre en lumière une proximité et un rapprochement possibles entre l’Histoire et la littérature, et par là, une mise en rapport entre fiction et histoire. Ce qui a ouvert de nouvelles possibilités : lire la fiction comme Histoire et prendre conscience d’une certaine dimension de l’Histoire comme fiction. Les éléments qui fondent la mise en rapport des discours historique et littéraire sont d’une part, que l’Histoire et la littérature toutes deux procèdent à une mise en œuvre de narration par une pratique d’écriture, et donc une médiation du langage, 3 et que d’autre part, romanciers et historiens recourent aux mêmes procédés narratifs et aux mêmes figures de rhétorique et de procédés stylistiques pour donner une structure à leur narration (White 1973). Michel de Certeau souligne chez l’historien la double intervention de l’histoire et de l’écriture pour la constitution de la narration : l’historiographie (c’est-à-dire ‘histoire’ et ‘écriture’) porte inscrit dans son nom propre le paradoxe - et quasi l’oxymoron - de la mise en relation de deux termes antinomiques : le réel et le discours. (5) Pour Roland Barthes, « le fait historique est lié linguistiquement à un privilège d’être : on raconte ce qui a été, non ce qui n’a pas été […] ». 4 Des interventions récentes témoignent de l’intérêt toujours actuel que suscite encore la question d’une proximité entre l’histoire et la littérature. Jean Leduc 5 la rappelle en montrant que l’une comme l’autre, histoire et littérature présentent « une vision du passé toujours filtrée par le présent » 6 . Par ailleurs, la revue Littératures a consacré un numéro spécial intitulé Ecrire l’histoire à ce même sujet 7 . Le présent numéro de Œuvres et Critiques consacré aux « Ecrivains Africains 8 et Antillais : du roman comme Histoire », s’inscrit dans la suite de ce 3 Roland Barthes, « Le Discours de l’histoire », Poétique, 49 (1982) : 13-21. 4 Roland Barthes, « Le Discours de l’histoire », p. 18. 5 Jean Leduc, « Les Historiens français contemporains et la question de la vérité » : voir http : / / www.ihtp.cnrs.fr/ historiographie/ sites/ historiographie/ IMG/ pdf/ LES_ HISTORIENS_FRANCAIS_CONTEMPORAINS_ET_LA_QUESTION_DE_LA_VERITE. pdf, juillet 2009 : consulté le 23 Juin 2011. 6 Enzo Traverso, Le Passé, modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique. Paris : La Fabrique Editions, 2005, 20 : cité par Jean Leduc in « Les Historiens français… », op. cit., p. 7). 7 Littératures 159, 3, 2010. Voir aussi La Revue des Deux Mondes, Décembre 2006. 8 Le terme « francophone » dans « écrivains francophones » ou « littérature(s) francophone(s) » est, comme on le sait, assez problématique : voir, entre autres, Elisabeth Mudimbe-Boyi (direction), Empire Lost : France and Its Other Worlds. Lanham, MD : Lexington Books, 2009, introduction, xi-xxiii ; Françoise Lionnet, « Universalisms and Francophonies », International Journal of Francophone Studies 12, 2 & 3 (2009) : 203-221 ; Alain Mabanckou, « La Francophonie, oui…, le ghetto, Introduction 5 débat, des interrogations et des intérêts qu’il avait suscités. La thématique générale du numéro pourrait s’expliciter en trois interrogations majeures : comment le discours romanesque africain et antillais prend-il en charge l’Histoire ? Comment ce roman structure-t-il les faits, et par quels moyens stylistiques et narratifs rend-il compte de l’Histoire de l’Afrique ou des Antilles ? En d’autres termes : de quelle connaissance de l’Histoire le roman est-il porteur ? Similarité ou rapprochement ne signifie pas qu’il faille pour autant substituer le roman à l’Histoire, ou l’Histoire au roman. S’il est reconnu une proximité ou des similitudes entre le roman et l’Histoire, s’il existe un « pacte de lecture » entre auteur et lecteur comme le suggère Leduc (Leduc 7), il n’en demeure pas moins que les projets de l’historien et du romancier s’avèrent distincts par certains aspects. Dans le roman, « la visée de fidélité » et le « projet de vérité » dont parle Paul Ricœur 9 ne sont pas des enjeux, et la notion de réalité s’estompe au profit de l’imaginaire, ou d’une représentation de « l’effet de réel » 10 , plutôt que de la réalité. Dans la fiction romanesque, ne figurent pas nécessairement une chronologie ou des repères chronologiques précis, des lieux matériels réels identifiables, ou encore des personnages historiques ayant réellement vécu. Le discours de la fiction romanesque surgit de l’imaginaire de l’écrivain et n’a de prétention à la vérité que dans ce que Aragon qualifiait de « mentir vrai ». non ! » Le Monde, 19, 2006 ; Michel Le Bris et alii, « Pour une ‘littérature-monde’ en français », Le Monde des livres, 16 Mars, 2007. Par ailleurs, dans le terme « africain », j’inclus indistinctement l’Afrique au Sud et au Nord du Sahara que l’on a tendance à exclure de l’Afrique pour désigner les auteurs comme des « écrivains maghrébins ». J’ai choisi de ne pas considérer le Sahara comme une ligne de séparation. Malgré une certaine différence dans les structures politiques (protectorat au Maroc, colonie de peuplement en Algérie), l’Afrique au Nord et au Sud du Sahara a été soumise à une même colonisation et à la même politique d’assimilation linguistique et culturelle qui, dans le contexte d’une littérature en langue française, permet de les réunir. En ce qui concerne la séparation Afrique Nord et Sud, voir Elisabeth Mudimbe-Boyi (direction), Remembering Africa. Portsmouth : Heinemann, 2002, Introduction, xiii-xix. Rappelons que c’est bien Ifrikya qui autrefois désignait cette région d’Afrique du Nord recouvrant la Tunisie orientale et la région tripolitaine, qui a donné son nom, devenu Afrique, à l’ensemble du continent africain. 9 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil, 2000, p. 646. Voir aussi du même auteur Histoire et vérité. Paris : Seuil, 1955 ; Jacques Le Goff, Histoire et mémoire. Paris : Gallimard, 1988. 10 Roland Barthes et alii, Littérature et réalité. Paris : Seuil, 1982, p. 81-90. D’ailleurs, Barthes adresse une même critique au romancier (Balzac) et à l’historien (Michelet) pour souligner l’illusion du réalisme ou de la réalité et de l’objectivité historiques. Voir Roland Barthes, Degré zéro de l’écriture. Paris : Seuil, 1953. 6 Elisabeth Mudimbe-Boyi Comme pour la littérature en général, le roman est siège de savoirs multiples et il peut dès lors se constituer aussi comme source de connaissance historique et participer à l’écriture ou à une re-écriture de l’Histoire. Cette préoccupation se retrouve dans les études dites postcoloniales, et elle revient de manière lancinante dans les essais et les romans d’Edouard Glissant 11 . Pour ce dernier, il est du devoir de l’écrivain antillais de reconstituer l’Histoire de l’espace antillais : histoire qui serait ainsi une histoire alternative (« histoire à faire ») à celle officielle ou/ et dominante (histoire « subie »), construite à partir du lieu d’énonciation du pouvoir. Si les contributions rassemblées dans ce numéro ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble de la production romanesque en Afrique et aux Antilles, elles en illustrent cependant la diversité et la richesse, ainsi que la variété des approches possibles. Les auteurs de ces contributions ont privilégié la dimension de l’Histoire dans le roman, ou le roman comme Histoire. Il s’agit de l’Histoire à la fois comme trace (Cailler, Kassab, Bekkat, Mortimer) et comme expérience (Bisanswa, Kavwahirehi, Cailler) ; de l’Histoire du passé, mais aussi de l’« histoire immédiate » ou « histoire du temps présent » 12 (Bisanswa, Prabhu, Harrison, Kavwahirehi, Mortimer). Sont représentées dans les romans, l’Histoire collective (Kassab, Cailler, Bekkat, Mortimer, Prabhu) ou des histoires individuelles (Harrison, Bisanswa), mais qui, en réalité, vont bien au-delà d’une perspective individuelle et viennent s’inscrire dans l’Histoire collective récente ou ancienne, livrée en fragments ou « en morceaux ». Certains des romans analysés se situent entre énonciation et dénonciation, ou encore, entre Histoire et mémoire (Bekkat, Cailler, Kassab, Bisanswa, Mortimer). D’autres traduisent l’évolution des mentalités, une transformation des imaginaires et des épistémologies, des espaces sociaux et des mœurs 13 (Kavwahirehi, Bisanswa, Prabhu), ou évoquent le rapport entre Histoire, fiction romanesque et autobiographie (Bisanswa, 11 Voir Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue : Edouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise. Tübingen : G. Narr, 1988. 12 Voir Jean Leduc : http : / / www.ihtp.cnrs.fr/ historiographie/ sites/ historiographie/ IMG/ pdf/ Jean_Leduc_Histoire_du_temps_present.pdf : consulté le 25 Juin 2011. Benoît Verhaegen a été le premier à utiliser l’expression d’« histoire immédiate » dans ses travaux sur le Congo. Voir Benoît Verhaegen, Introduction à l’histoire immédiate. Essai de méthodologie qualitative. Gembloux : Duculot, 1974 ; Jean Tshonda Omasombo, Le Zaïre à l’épreuve de l’histoire immédiate. Hommage à Benoît Verhaegen, Paris : Karthala, 1993. 13 Ces faits étaient jusque-là considérés comme « non événementiel » ainsi que l’affirme Paul Veyne dans Comment on écrit l’histoire, op. cit., 31 : « non-événementiel, ce sont des événements non encore salués comme tels : histoire des terroirs, des mentalités, de la folie ou de la recherche de la sécurité à travers les âges. On appellera donc non-événementiel l’historicité dont nous n’avons pas conscience comme telle ». Introduction 7 Harrison). Revoir ou re-écrire l’Histoire, c’est en révéler les omissions ou les distortions, c’est dévoiler les histoires oubliées ou occultées, et ce faisant, corriger les versions officielles du discours dominant (Bekkat), ou le critiquer par le biais d’un déplacement par inversion du lieu d’énonciation (Prabhu). Les genres tels que l’épopée, les généalogies ou les mythes ont été reconnus comme des récits porteurs d’Histoire. De manière triviale, l’on pourrait dire que les romans ne racontent que des histoires. Cependant, au-delà des récits, de leur insertion dans la synchronie ou la diachronie, au-delà de la narration linéaire ou fragmentée, il y a dans le cas du roman africain ou antillais, l’intention et la volonté de l’écrivain de dire et d’écrire une Histoire. C’est par des récits fragmentés, par des souvenirs d’une mémoire intermittente, par des éléments biographiques et autobiographiques, que l’écrivain Georges Perec, par exemple, a pu dire et écrire son histoire personnelle, et par delà, rappeler une portion de l’Histoire du peuple juif, partie de ce que, au début du roman Perec désigne comme « une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache ». 14 Avec son roman, W, ou le souvenir d’enfance, Perec illustre le projet de cet autre écrivain, Edouard Glissant, et son engagement littéraire pour la promotion d’une écriture de l’Histoire, convaincu qu’il est que - je paraphrase - c’est de la somme des histoires que surgit l’Histoire. Glissant met ainsi en relation l’Histoire, en tant que passé révolu, avec les énoncés que sont les histoires des romans. Pour Justin Bisanswa, il le résume dans sa contribution à ce volume : « le temps de l’histoire et le temps du récit fusionnent pour ne constituer qu’une seule temporalité valable : le présent de l’écriture ». L’affirmation de Glissant, d’une part, invite sans doute à une manière de relativiser la frontière rigide établie autrefois entre l’Histoire et la fiction romanesque ; d’autre part, elle légitime ces autres manières et démarches créatrices d’histoires alternatives qui sont à inclure dans l’Histoire avec un grand ‘H’, parce que, en fin de compte, elles instituent le roman aussi comme Histoire. 14 Georges Perec, W, ou le souvenir d’enfance. Paris : Denoël, 1975.