eJournals Oeuvres et Critiques 36/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe

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Kasereka Kavwahirehi
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 1 Kasereka Kavwahirehi Le roman africain ne cesse de renvoyer à l’Histoire (politique, sociale et littéraire) dont il est le produit et qu’il essaie à son tour de produire en l’intégrant au plus intime de sa structure. De cette façon, à travers les procédés d’écriture, les pratiques langagières et les représentations idéologiques que ces derniers inscrivent, il procure une connaissance spécifique et inestimable de l’Histoire et contribue au dévoilement de sa vérité et de son sens. On connaît le mot de Karl Marx : l’histoire se joue deux fois, dont une dans l’imaginaire. Cet énoncé suggère un des apports spécifiques de la fiction à la saisie de l’Histoire. En effet, celle-ci ne peut s’identifier aux grands événements sans risquer d’être une anti-histoire des individus, en ce sens qu’elle ignorerait les traumatismes physiques et psychologiques vécus par ces derniers. Et les faits que l’historien professionnel considère comme mineurs peuvent être ceux qui marquent durablement l’imaginaire des individus, leur manière de relire le passé, de se situer dans le présent, d’anticiper sur ce qui risque d’arriver et, éventuellement, d’agir pour orienter le cours du monde. C’est bien souvent de ceux-là que le romancier africain, se posant dès lors comme le concurrent de l’historien professionnel, s’empare pour en sonder l’impact sur la collectivité ou les résidus dans l’inconscient. En ce sens, la fiction rend l’Histoire plus vivante et humanise le cours des choses. Enfin, si l’Histoire peut paraître se faire sous l’action des forces anonymes et toutes-puissantes, en dehors des individus concrets, il reste qu’« elle n’a aucune réalité en dehors des hommes qui en sont à la fois les sujets et les produits » 2 et qui ne peuvent accéder à leur propre vérité, à l’authenticité de leur existence que dans l’Histoire, en se laissant investir par ses sollicitations pour les investir à leur tour dans une action historique. C’est précisément à ce niveau que se situe l’analyse que nous ferons des romans de Mudimbe. Nous examinerons, en effet, la façon dont ils posent la question de l’interaction entre l’historique et l’existentiel. Comment faut-il comprendre 1 Je remercie la Fondation Alexander von Humboldt qui m’a donné les moyens nécessaires pour mener cette recherche à l’Université de Bayreuth (Allemagne). 2 Jean Ladrière, Vie sociale et destinée. Gembloux : Duculot, 1973, p. 9. 10 Kasereka Kavwahirehi l’insertion des individus dans l’Histoire ? Dans quelle mesure celle-ci est-elle habitée par un déterminisme spécifique, dans quelle mesure au contraire est-elle l’œuvre des libertés ? L’homme n’est-il que ce que l’Histoire fait de lui, son destin propre s’épuise-t-il dans la participation au destin collectif ? On examinera d’abord la manière dont les fictions de Mudimbe renvoient à l’Histoire, ensuite on verra comment l’Histoire atteint l’individu, s’intègre dans la structure de son comportement et de ses relations intersubjectives. On montrera que, pour le personnage mudimbien, le tout se joue dans la manière de reconnaître ou de ruser avec ce que Jean Ladrière entend par « l’appel de l’histoire ». On entend par là aussi bien discerner ce que les événements portaient en eux comme intentionnalité qu’apercevoir cette faille qu’il s’agit de combler en y introduisant la force de l’acte, et découvrir en soi-même des possibilités qui vont enfin trouver à se déployer ou non dans une histoire (personnelle) toujours - déjà inscrite dans l’histoire collective ou universelle. Celle-ci est en effet le lieu où le destin éthique de l’homme prend figure et s’achemine vers sa mise en œuvre réelle à travers des institutions, des formes de vie et des modèles culturels (Ladrière 10). Roman et Histoire La question de l’Histoire occupe une place majeure dans l’œuvre romanesque de V.Y. Mudimbe. Il s’agit le plus souvent de l’histoire coloniale et des rébellions qui tentent d’instaurer un nouvel ordre politique et social. L’Histoire y est présente comme objet d’écriture et comme fond sur lequel se détachent, sans y parvenir complètement, les personnages qui se lancent dans des quêtes à la fois personnelles et collectives. Ainsi Entre les eaux 3 met en scène un prêtre africain qui a du mal à assumer l’Histoire coloniale et bourgeoise de son Église qui lui paraît en contradiction avec sa mission auprès des pauvres. C’est la perception de cette contradiction qui le poussera à rejoindre une rébellion d’obédience marxiste-léniniste afin d’affranchir Dieu et son Église des compromissions humaines, et de participer à l’instauration d’un nouvel ordre sociopolitique. Dans L’Écart 4 il est question d’un jeune universitaire qui veut décoloniser l’Histoire africaine. Dans les deux romans, les entreprises intellectuelles ou politiques dissimulent mal des 3 V.Y. Mudimbe, Entre les eaux : Dieu, un prêtre, la révolution. Paris : Présence Africaine, 1973. Dans le texte, chaque fois qu’il sera question de ce roman, on utilisera l’abréviation Ee suivie du numéro de la page. 4 V.Y. Mudimbe, L’Écart. Paris : Présence Africaine, 1979. Dans le texte, chaque fois qu’il sera question de ce roman, on utilisera l’abréviation E suivie du numéro de la page. H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 11 projets existentiels de restructuration de soi, de réparation ou de pansement des blessures coloniales. 5 Si l’histoire est l’objet de la quête de Nara, le héros de L’Écart, elle est aussi ce qui l’habite et qui, en faisant de lui un champ de bataille, le plonge dans le déséquilibre existentiel. Si, objectivement, la rébellion ou la colonisation ont déjà eu lieu, du point de vue subjectif, elles sont encore en devenir, au sens où elles subjuguent la conscience du personnage au point d’en faire un sujet désespérément en lutte de libération. « J’aimerais partir de zéro, reconstruire du tout au tout l’univers de ces peuples : décoloniser les connaissances établies sur eux, remettre à jour les généalogies nouvelles plus crédibles, et pouvoir avancer une interprétation plus attentive au milieu et à sa véritable histoire » (E 26-27). Ce projet, Nara ne le réalisera pas car il mourra de son mal-être figuré par le conflit acharné des mémoires (africaine et occidentale) qu’il n’arrive pas à réconcilier, c’est-à-dire, à engager dans une Histoire nouvelle, pacifiée, où elles s’épousent et se complètent. En fait, ici, le récit n’est pas la relation de l’événement, mais plus précisément cet événement même en train d’avoir lieu ; il est l’espace où celui-ci est appelé à s’accomplir, à trouver un sens dans la conscience de l’individu. Le fait historique, qui a déjà eu lieu objectivement, est encore en devenir, en quête d’achèvement, dans le vécu du sujet ou l’inconscient collectif. C’est dans la mesure où il trouve un sens pour l’individu, que le récit peut espérer, lui aussi, avoir une fin, ne serait-ce que provisoire. Dans le cas contraire, il est promis à l’inachèvement. Ce qui est bien le cas de L’Écart et d’Entre les eaux. En ce sens, la fiction indique que les situations historiques sur lesquelles les historiens travaillent sont presque toujours, du point de vue du vécu individuel ou collectif, mieux, du point de vue de l’Histoire humaine et de la destinée de l’homme, des événements inachevés. Comme le dit Jean Ladrière, « une situation historique n’est jamais enfermée dans sa seule effectivité. Elle est porteuse d’un destin qui la dépasse ; son sens, forcément partiel, est d’annoncer un sens vrai toujours à venir » (Ladrière 13). Le Bel immonde 6 met en scène une jeune femme qui, en voulant échapper au déterminisme clanique et à l’ordre social patriarcal comme moteurs de l’Histoire, a fui le village pour aller vivre en ville où elle nouera une liaison amoureuse avec un ministre. Du ressort du privé, cette liaison sera pourtant parasitée par ce à quoi Ya, la jeune femme, voulait échapper, à savoir le déterminisme clanique et l’ordre patriarcal de son côté d’une part et, d’autre 5 Emmanuel Chukwudi Eze, On Reason. Rationality in a World of Cultural Conflict and Racism. Durham and London : Duke University Press, 2008, p. 192. 6 V.Y. Mudimbe, Le Bel immonde. Paris : Présence Africaine, 1976. Dans le texte, chaque fois qu’il sera question de ce roman, on utilisera l’abréviation Bi suivie du numéro de la page. 12 Kasereka Kavwahirehi part, la raison d’État du côté de son amant. En effet, au moment même où elle veut mettre fin à sa liaison avec le ministre, des émissaires de la rébellion dirigée par son père contre le gouvernement central lui intimeront l’ordre, au nom du « sacrement d’une commune origine en même temps que les mystères d’une parenté de sang » (Bi 57), d’user de sa relation avec le ministre pour lui soutirer des informations nécessaires à leur combat. Ce que fera Ya comme manière de reconnaître la dette généalogique dont parlait de Certeau. 7 Manifestement pris entre deux feux, celui du gouvernement central qui le tient à l’œil à cause de sa liaison avec une jeune femme qui appartient à une ethnie ennemie, et celui de la rébellion, le puissant ministre sera sacrifié, au cours d’une mission, à la raison d’État. Les trajectoires existentielles des deux protagonistes semblent, de prime abord, suggérer que l’État, comme moteur de l’Histoire universelle, l’emporte toujours sur l’individu et son droit à des choix personnels. Dit autrement, elles semblent indiquer que l’individu ne peut que s’abandonner à l’entraînement de l’Histoire dont la puissance annule tout ce qui pouvait lui apparaître comme appartenant à la sphère de ses pouvoirs. Cependant une analyse nuancée montre qu’« il y a une insertion possible de nos actes dans ce qui lui est le plus étranger, il y a une pénétration possible de notre vouloir dans ce qui apparemment le nie » (Ladrière 70). Enfin, bien que son titre annonce un roman qui pourrait être historique, le roman Shaba deux 8 n’est en rien un roman historique. La guerre de Shaba deux n’apparaît qu’à travers ce que Mère Marie-Gertrude en dit dans son journal personnel, c’est-à-dire, dans la mesure où elle a prise sur elle, sur son cheminement spirituel. Elle s’insinue métaphoriquement à travers la désintégration de Marie-Gertrude ; celle-ci apparaissant dès lors comme l’espace où a lieu un combat, bien évidemment, d’ordre spirituel. En somme, dans l’œuvre de Mudimbe, la guerre et la rébellion sont tout simplement stylisées. Comme le suggère Justin Bisanswa, dans les romans de Mudimbe, il s’agit « moins de dire le monde objectif que de donner à voir une conscience en train de percevoir ce monde et retirant de cette relation un savoir existentiel mais non moins pénétrant. Le sujet se fait ainsi miroir dans lequel le monde se réfracte de façon généralement fragmentée. Ce qui n’empêche pas Mudimbe de donner, à travers les expériences d’un prêtre catholique, une idée complète et juste de la vie sociopolitique au lendemain des indépendances africaines ». 9 Les grandes péripéties historiques (guerre, rébellion, colonisa- 7 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire. Paris : Gallimard, 1975, p. 229. 8 V.Y. Mudimbe, Shaba deux. Les carnets de Mère Marie-Gertrude. Paris : Présence Africaine, 1989. 9 Justin K. Bisanswa, Roman africain contemporain. Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme. Paris : Honoré Champion, 2009, p. 186. H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 13 tion, etc.) dans lesquelles les personnages sont pris ne sont évoquées que de manière allusive ou indirecte comme dirait Roland Barthes. 10 Comment l’historique a prise sur l’existentiel Nous l’avons déjà suggéré, l’Histoire se donne d’abord à saisir comme un cours du monde ayant ses lois propres et s’imposant à nous de façon inexorable. « Elle est cette masse d’événements et de figures, aux contours enchevêtrés et au contenu parfois impénétrable, devant laquelle nous sommes jetés sans recours et dont la puissance annule tout ce qui pouvait apparaître comme appartenant à la sphère de nos pouvoirs » (Ladrière 70). Tel est bien le cas de Pierre Landu dans Entre les eaux. Il a été très tôt dans son enfance entraîné par la dynamique de l’Histoire coloniale qui ne lui laissera presque jamais le temps de se reprendre efficacement. En effet toutes ses tentatives pour se reprendre sont comme piégées par ce contre quoi il veut prendre la revanche pour tenter « d’être maître de [ses] insomnies » (Ee 13). Il a beau prétendre s’engager dans la rébellion pour laver son Eglise des compromissions bourgeoises, Landu est marqué sinon dominé, jusque dans le maquis, par l’esprit bourgeois qui lui a été inoculé par ses formateurs au petit séminaire. La force de l’histoire dans laquelle son éducation l’a intégré le contraint ainsi à se construire dans le mensonge, plus précisément, la mauvaise foi, attitude qui relève, selon Jean-Paul Sartre, de la situation où « celui à qui l’on ment et celui qui ment sont une seule et même personne ». 11 Landu le suggère assez clairement vers la fin du roman. Tout ce qu’il montre comme sensibilité au sort des pauvres n’est qu’un montage pour donner mauvaise conscience aux autres prêtres. « Les pauvres, avoue-t-il, je les ai aimés et compris uniquement dans les beaux écrits des révolutionnaires. C’était déjà beaucoup. Il me fallait au moins cette logique pour vivre sans honte. […] Je me mentais » (Ee 175). Pierre Landu identifie l’école missionnaire ou coloniale comme le lieu par excellence de son assujettissement au projet de l’Europe bourgeoise et chrétienne en Afrique. En un mot, l’école missionnaire, qui avait pour mission de réaliser ce que Jack Goody 12 appelle « the domestication of the savage mind », l’a transformé en un « corps docile » 13 , tout soumis aux principes de la raison coloniale dont il n’est plus qu’un monument vivant. 10 Roland Barthes, Leçon. Paris : Seuil, 1978, p. 18. 11 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris : Gallimard, 1948, p. 87. 12 Jack Goody, The Domestication of the Savage Mind. Cambridge : Cambridge UP, 1977. 13 Michel Foucault, Surveiller et punir. Paris : Gallimard, 1975, p. 162. 14 Kasereka Kavwahirehi Pierre Landu le souligne dans un passage qui suggère jusqu’où le projet colonial l’a modelé au point que toute tentative de rébellion semble vouée à l’échec : « Ma mission aujourd’hui est de nier, par ma présence ici, la responsabilité de Dieu dans la colonisation comme dans l’exploitation. Le premier obstacle, c’est moi-même avec mes mots pieux, mécaniques, obligatoires, ma formation occidentale et les apparences de mise. Je pue une tradition. Jusque dans ma démarche. J’ai été trop loin. Oui, mais dans quel sens » (Ee 23-24). Et le père Supérieur en était bien conscient car pour le dissuader de rejoindre le maquis, il lui recommandera de se rappeler l’Histoire du christianisme occidental dont il est le produit (Ee 24-25). En fait, pour Landu, l’Eglise et l’école sont non seulement des produits de l’Histoire européenne qui en rendent possible la reproduction en Afrique, mais aussi des modalités concrètes à travers lesquelles l’Histoire, qui se nourrit de ses propres fruits, atteint l’individu. Dans L’Écart, l’école est aussi une des modalités majeures par lesquelles l’Histoire coloniale a prise sur et structure l’existence de Nara, le héros. Il le suggère en ces termes : Les maîtres, à l’école, m’ont coupé les ailes : je me devais de répéter par cœur des phrases, tous les jours d’une interminable enfance. Mon ardoise sur les genoux, en moi la solitude des savanes, je dessinai, une année après l’autre, les vagues successives d’une parole. Les mages ne me mettaient même pas en confiance : il y avait d’abord la langue, le français… Un désarroi dans lequel inscrire mes angoisses… (E 30-31) En ce passage apparaît une autre modalité par laquelle l’Histoire coloniale a prise sur les individus : la langue française. L’institution d’une langue coloniale comme langue d’enseignement et, donc, de savoir, signifie la marginalisation de la langue maternelle et, par là même, des savoirs, des pratiques sociales, culturelles, bref, de toutes les dimensions par lesquelles se révèle l’histoire locale. Celle-ci est tout simplement condamnée au silence. Ce qui, comme ne cessent de le suggérer Pierre Landu et Nara, crée des crises identitaires qui rendent les individus inaptes à l’action historique et étrangers à leur milieu : Le soleil alentour, les ruelles pourries de mon quartier, les miroirs faussés des récits, le soir autour du feu, devenaient d’une année à l’autre, des chemins interdits. Mes fièvres, comme mes effrois, s’étaient peu à peu dénoués. Je les reléguais au fin fond de ma conscience. Je devais devenir le fils d’un savoir nouveau (E 31). Il faut souligner ici le fait que ce refoulement de sa propre histoire au fin fond de sa conscience reproduit le refus de reconnaître la mort de son père sur le chantier maritime comme un événement important. Au Dr Sano chez qui il va en analyse, il se contente de dire : « En tout cas, mon père mort, H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 15 je ne l’ai pas vu : dans son lit, c’était un gros rat que j’ai aperçu avant de m’enfuir… Vous comprenez, Dr Sano ? » (E 30). Se trouve ainsi bloquée toute possibilité de décrypter le sens de la mort de son père dans sa propre existence. Il s’agit d’un non-événement ou d’un événement qui va dans le sens de son désir de s’intégrer dans l’Histoire nouvelle. Le père qui le rattachait au monde africain une fois mort, il ne lui reste plus qu’à cultiver l’affiliation occidentale pour devenir le fils d’un savoir nouveau. Aussi sera-t-il pendant longtemps sourd aux appels de l’histoire de son peuple. Mais, on ne renie pas impunément son père. Son odeur nous poursuit, rappelant la dette généalogique qui est constitutive de notre être. La prise de conscience des impostures de l’Histoire comme discipline scientifique et de la violence symbolique exercée par l’entreprise coloniale éveillera en lui le désir de décoloniser l’histoire de son peuple. Mais le caractère scientifique donné à son projet cache mal sa nature existentielle. Au fond, c’est parce qu’il est ébranlé, parce qu’il est en crise au plus profond de lui-même qu’il évoque l’histoire. « Doutant de soi-même, il veut ressaisir son propre sens en ressaisissant le sens de l’histoire en amont de sa conscience ». 14 En vérité, les recherches de Nara visent à déterrer une histoire mise sous terre par la science coloniale, pour en décrypter le sens ou en saisir le message qui lui permettra d’ouvrir la voie du dépassement vers l’avenir du passé de son peuple. Il le suggère explicitement : « Et puis, il y avait eu ce long séjour chez les toubabs […] Une ferveur me maintenait : percer les arcanes des lieux de la science, afin de remuer un jour cette terre apparemment ferme. Cette volonté me montra des fissures. Je présageai, en de longues nuits solitaires, d’autres aubes… Je me réconciliai presque avec mon passé. Il avait la forme d’un cimetière immense » (E 31). On comprend alors pourquoi, juste après ce passage, vient une séquence qui évoque l’enterrement de son père (E 31). Dans le même sens, il faut aussi signaler le fait qu’après la formulation de son projet de décoloniser les connaissances établies sur son peuple, de remettre à jour des généalogies nouvelles et plus crédibles - parmi lesquelles il faut bien mentionner la sienne propre -, le premier objet de recherche qu’il investit concerne les « funérailles du Nyimi » (E 27). Cet arrêt sur des scènes d’enterrement qui intervient au moment d’une tentative de reprise de soi est d’une grande signification dans une méditation sur l’histoire telle que vécue par un sujet postcolonial. En effet, la scène d’enterrement est le lieu d’un rite qui a pour visée de donner sens à la perte en l’intégrant dans le mouvement même de l’histoire. Le rite funéraire est un ultime moment d’affirmation de la vie. En ce sens, dans la trajectoire de Nara, le retour à la scène d’enterrement de son père peut se lire comme une manière d’aller à la rencontre de l’appel de l’histoire qui lui est adressé et, par là même, à la ren- 14 Paul Ricœur, Histoire et vérité. Paris : Seuil, 1955, p. 37. 16 Kasereka Kavwahirehi contre avec sa vérité. Le contexte du décès et de l’enterrement du père revêt le statut d’un ensemble de signes dont il a à recueillir le sens à investir dans une action historique en laquelle se réalisera le dépassement, vers l’avenir, du passé commun à sa famille et à son peuple. En somme, Nara est sur la voie des conditions d’une action historique efficace dont la plus importante est l’assomption d’un certain passé. C’est parce que nous sommes capables de rendre vie en nous à un certain passé historique, objectivé dans des paroles, des institutions, des œuvres, des événements, des sentiments et des pressentiments collectifs que nous nous rendons capables de porter dans nos propres anticipations le futur d’un temps qui n’est pas strictement le nôtre. En reprenant à notre propre compte le passé historique, qui est aussi d’abord pour nous celui des autres, nous nous ouvrons, dans notre propre futur, au futur de l’histoire, qui deviendra, par la vertu des actes, celui des autres (Ladrière 73). La volonté de transformation de Nara ne peut trouver la voie de l’histoire, de l’action historique, qu’à condition de reconnaître ses dettes généalogiques et de s’ouvrir à ce qui est proposé par les événements, par le système des signes sur lesquels il doit agir, ces derniers étant le moyen par lequel les volontés (passées, présentes et futures) communiquent. On ne peut agir sur un monde dont on s’est soustrait pour vivre dans un monde imaginaire, coupé du donné historique. Malheureusement, Nara sera incapable d’aller jusqu’au bout. Au lieu de la voie de la grandeur qui consiste à « soutenir dans toute sa rigueur l’extrémité du péril où [nous] jette l’appel qui [nous] est adressé », il a choisi celle de la mauvaise foi qui consiste à ruser avec l’appel, à « l’esquiver sans prendre résolument le prix de le refuser » (Ladrière 72). Ainsi, au moment même où il veut « remettre à jour des généalogies nouvelles » et « avancer une interprétation plus attentive au milieu et à sa véritable histoire », Nara se surprend hésitant. Il a même envie de se moquer de son projet. « Je me dis terrorisé par je ne sais quoi, que je risquerais peut-être, au sortir d’un éclat de dire, de me trouver en face des masques grimaçants d’esclaves kouba enterrés vivants à la mort du Nyimi » (E 27). Le problème de Nara est d’être devenu incapable de partager les valeurs du milieu dont il veut déterrer l’histoire pour lui donner sa voix authentique. Il utilisera même des expressions (« barbarie des funérailles ») qui signalent son affiliation à la raison coloniale. Il faudra la colère d’Aminata, la femme qui le loge, pour se reprendre et retrouver une certaine sympathie (E 28). Par ailleurs, on ne devrait pas oublier l’emprise sur Nara du traumatisme vécu à l’âge de six ans suite à une punition injuste lui infligée par sa mère. Ce traumatisme qu’il est incapable de surmonter et qui structure ses rapports intersubjectifs l’a plongé dans un décrochage du réel historique. Ce bref dialogue avec son analyste en témoigne : « Dr Sano, l’angoisse souffle… Oui, exactement comme le vent. L’étreinte de la nuit vous la fait vivre… - Vous H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 17 devriez avoir surmonté cela… - Surmonter la nuit … Comment ? Dites-moi et je vous promets de suivre vos conseils textuellement » (E 150). Nara est tellement possédé par ce drame lié à l’histoire familiale qu’il a perdu tout contact avec le réel concret et le mouvement de l’histoire. Enfermé dans son imaginaire traumatique, il n’arrivera jamais à avoir accès à la symbolique qui entoure la mort de son père, laquelle l’investit de la mission de donner un futur à son œuvre. De là une question qu’on peut se poser : comment quelqu’un qui est incapable d’assumer l’histoire personnelle ou familiale pouvait-il prétendre écrire l’Histoire d’un peuple ? Ne projettera-t-il pas sur cette histoire sa propre misère comme cela apparaît dans ses relations intersubjectives avec Aminata, qu’il perçoit à travers le prisme de sa mère imposante (E 52-53, 57-58), et Isabelle, qui apparaît comme l’incarnation de l’Europe civilisatrice (E 34, 37,117) ? L’abbé Landu a le même problème que Nara : il n’assume plus le symbolisme de son peuple. Il est pratiquement devenu étranger à sa culture d’origine. Cela se voit clairement aux funérailles de son père qu’il vit comme un étranger, affligé par la barbarie du symbolisme et des rites. Le sentiment de Landu lors de la cérémonie des funérailles de son père est éloquent : J’étais avec eux, mal à l’aise, dans ma peau de prêtre assistant à des funérailles selon des rites fétichistes ; malheureux dans la honte de l’assimilé obligé à s’astreindre à ce qui n’était pour lui que trompe-l’œil, sans profondeur et malheureusement sans dignité. […] Le rite de la procession des ancêtres qui se répétait toutes les trente minutes environ, je l’ignorais honteusement, regrettant de ne point me sentir de la taille d’un Saint Colomban ou d’un Saint Boniface qui n’aurait pas craint de faire un scandale (Ee 62). En se posant comme étranger aux pratiques rituelles et au symbolisme entourant la mort de son père, Landu ne peut ni recueillir le sens dont cet événement est porteur ni apercevoir cette faille qu’il lui faudrait combler en venant y introduire la force de l’acte. Il ne remplit pas l’exigence fondamentale de l’acte historique efficace. Assumant mal l’histoire de son Eglise et étranger à ce qui fait l’âme de l’histoire de son peuple, il vit dans un monde à part, imaginaire. Comme le chef du maquis le perçut, Landu n’est qu’un exalté (Ee 56). La figure du père et la voie du futur Si ces deux héros de Mudimbe peuvent nous pousser à dire que l’Histoire « n’est pas le lieu de la félicité » 15 , que l’homme est souvent la victime 15 G.W.F. Hegel, Philosophie de l’histoire. Traduction française par Kostas Papaioannou. Paris : UGE, 1965, p. 116. 18 Kasereka Kavwahirehi innocente de la ruse de l’Histoire, il convient, cependant, de dire que Le Bel immonde relativise la loi de l’implacabilité ou de la ruse de l’Histoire comprise comme cours du monde qui a ses lois propres et qui s’impose à nous de manière inexorable. En effet, ce roman met en scène un personnage qui a réussi là où Nara et Landu ont échoué en conciliant son désir personnel avec le destin collectif. Le Bel immonde met en scène une jeune femme, nommée Ya, qui, après avoir terminé ses études secondaires, a décidé d’aller en ville pour continuer ses études et échapper à l’ordre patriarcal. La décision a ici une valeur importante. Elle signifie clairement le choix d’une certaine modernité, produit de l’histoire coloniale, contre l’ordre du monde dont sa famille est le garant. De la même manière que l’école était la modalité concrète par laquelle l’Histoire coloniale avait eu prise sur la vie de Nara et Landu, de même l’école et la ville retentiront dans l’existence de Ya et contribueront à donner à celle-ci les formes par l’intermédiaire desquelles elle se vit et en lesquelles s’incarnent pour elle les possibilités à partir desquelles elle se construit. Ainsi, séduite par la liberté qu’offre la ville, Ya renoncera aux études pour devenir une Belle de nuit. Cependant, tout en étant en ville, elle est restée sensible à la symbolique de sa tribu et aux sollicitations de l’histoire de son peuple. Elle n’a pas oublié le « malheur généalogique », celui-là qui nous fait naître et grandir quelque part et nous inscrit, que nous le voulions ou non, dans une lignée qu’il ne nous est possible, ni de choisir, ni, vraiment, de légitimer, et dont il n’est pas possible de nous séparer. 16 Ainsi, lorsque des émissaires de la rébellion que dirigeait son père viendront lui annoncer l’assassinat de ce dernier et lui demander sa contribution à leur lutte en mémoire de son père et au nom du sacrement d’une commune origine et des mystères d’une parenté de sang, la Belle de nuit ne s’évadera pas. Tout en reconnaissant avoir basculé dans un autre univers, elle tentera de réconcilier son désir d’une vie de liberté avec les exigences d’un combat commun pour changer le cours de l’Histoire. La scène de la rencontre entre Ya et l’émissaire de la rébellion est instructive (Bi 53-57). Elle ressemble à une plongée dans l’histoire de son peuple pour y trouver la force nécessaire à l’action. A son arrivée, l’émissaire salue Ya et son amie en leur signifiant leur appartenance à la même tribu. Ensuite, il commence à rappeler à Ya qu’elle est de la descendance des M’pfumu, à lui parler du sens du combat du père, des valeurs pour lesquelles il a donné sa vie, de la dignité et du sens de l’honneur qui caractérisent son peuple. En écoutant l’émissaire raconter l’histoire de son peuple, Ya revoit sa jeunesse. Elle partage l’angoisse de son peuple qui voit sa terre devenir un objet 16 Achille Mbembe, « Écrire l’Afrique à partir d’une faille ». Politique Africaine 51 (1993) : p. 87. H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 19 soumis aux hypocrisies du Capital, donnant ainsi l’occasion à la violence d’éclater. Monte en elle le désir de vouloir être du drame des siens et de se laisser envelopper (57). La scène se termine par sa promesse de jouer le rôle d’espion en signe de communion avec son peuple. Ya continuera ainsi, sans déchirement, son projet de vie en ville mais en parfaite communion avec le combat mené par ceux qui sont au village. On dirait une belle réconciliation du destin (la Loi du sang) et de la liberté. En fait, son engagement a véritablement « la valeur éthique des soins donnés à ses morts, de la reconnaissance de l’historicité de sa propre particularité ». 17 En fin de compte, ce que cette scène de la fable révèle, c’est que, contrairement à ce que Landu et Nara pouvaient penser, « ni la parole créatrice ni l’action génératrice d’un cours nouveau des choses ne viennent de notre propre fonds ; elles sont plutôt comme le retentissement en nous de la parole originaire de la vérité et de la suscitation originaire du sens » (Vie sociale et destinée 77). Comme le disait Ladrière, dans la dynamique historique, « le moment de l’acte, c’est le moment qui articule le temps privé au temps de l’histoire, c’est le point où se noue, dans l’intersubjectivité, le passé collectif réassumé dans un destin individuel à une anticipation privée qui va se projeter en destin collectif » (Ladrière 74). Ceci signifie que ce que le vouloir de l’individu rencontre dans l’action historique n’est jamais l’indétermination d’une matière préexistante ou la simple inertie de l’élément naturel, mais plutôt d’autres volontés que l’individu doit assumer « en les transformant dans la substance de [son] propre vouloir ». La manière dont nous rendons vie « à des intentionnalités qui sont venues se déposer dans les institutions et dans les événements » et « restructurons en nous les intentionnalités […] ainsi réassumées » détermine notre capacité de proposer à d’autres vouloirs des nouveaux projets et par là même « le dépassement vers l’avenir du passé qui nous est commun » (Ladrière 74). C’est ainsi que s’assume activement la dette généalogique à entendre au sens de « la mémoire vivante que je dois à mes ancêtres et [du] monde possible que je dois à mes descendants ». 18 17 Fabien Eboussi Boulaga, Christianisme sans fétiche. Révélation et domination. Paris : Présence Africaine, 1981, p. 10. 18 Olivier Abel, « Ricœur et la question tragique ». Études théologiques et religieuses 68.3 (1993) : 367.