Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2011
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L'Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul
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2011
Justin Bisanswa
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi 1 de Ken Bugul 2 Justin Bisanswa La critique considère généralement l’œuvre romanesque de Ken Bugul comme une autobiographie 3 , brisant ainsi les frontières qui séparent le moi créateur du moi social, la vie consciente et la vie inconsciente, ou bien tout simplement la création et la vie, un être de papier et une personne. Pourtant, Barthes nous mettait en garde : « qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est. » (Barthes, 1966 : 26). Il est vrai, s’agissant des littératures africaines francophones, une certaine tradition critique fait coïncider l’ordre des signes avec l’ordre social. Pour Adrien Huannou, les trois premiers textes 4 de Ken Bugul, et même La Folie et la mort 5 forment une trilogie ou un quatuor autobiographique (p. 213) axé sur la problématique identitaire. Ainsi, le personnage féminin est en quête de son identité en vue de renouer avec ses sources et ses origines. Pourtant, 1 Ken Bugul, Mes Hommes à moi. Paris : Présence Africaine, 2008. 2 Je remercie le programme des Chaires de recherche du Canada et le Conseil de recherches en Sciences Humaines pour m’avoir accordé les moyens de réaliser cette recherche. 3 Adrien Huannou, « ‘Se tuer pour renaître’ : la question identitaire dans les romans de Ken Bugul », in Claude Filteau et Michel Beniamino (éds.), Mémoire et culture. Limoges : Presses Universitaires, 2006, p. 213-223 ; Susanne Gehrmann, « Désir de/ du Blanc dans l’écriture autobiographique de Ken Bugul », in Susanne Gehrmann et János Riesz (éds.), Le Blanc du Noir : Représentations de l’Europe et des Européens dans les littératures africaines. Münster : Lit Verlag, 2004, p. 181-194 ; Susanne Gehrmann, « La traversée du Moi dans l’écriture autobiographique francophone », Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, n o 1, 2006, p. 67-92 ; Alpha Noël Malonga, « ‘Migritude’, amour et identité : l’exemple de Calixthe Beyala et Ken Bugul », Cahiers d’Etudes Africaines, vol. 46, n o 1, 2006, p. 169-178 ; Catherine Mazauric, « Fictions de soi dans la maison de l’autre (Aminata Sow Fall, Ken Bugul, Fatou Diome) », Dalhousie French Studies, vol. 74-75, 2006, p. 237-252 ; Guy Ossito Midiohouan, « Ken Bugul : de l’autobiographie à la satire socio-politique », Notre Librairie, vol. 146, 2001, p. 26-28. 4 Le Baobab fou. Dakar : NEA, 1982 ; Cendres et braises. Paris : L’Harmattan, 1994 ; Riwan ou le chemin de sable. Paris : Présence Africaine, 2005. 5 Paris : Présence Africaine, 2000. 22 Justin Bisanswa Huannou signale bien, sans s’y attarder ni en mesurer les implications, le passage de « l’univers du roman dans celui du conte, puis dans un univers onirique » (2003 : 221). Pour d’autres 6 , le féminisme et la satire sociale sont la marque de fabrique de l’œuvre. Rangira Béa Gallimore confirme cette instrumentalisation d’un corpus rendu inséparable des lectures qui, d’un critique à l’autre, le prendront pour enjeu plus encore que pour objet. Elle articule sa recherche autour du « jeu du décentrement et de la problématique de l’universalité ». Tout en soulignant l’univers du conte dès les premières pages de Riwan, elle observe que Ken Bugul fait éclater la structure narrative linéaire de Balzac en multipliant les micro-récits et les voix narratives. Reprenant Mendy-Ongoundou, elle remarque que Bugul met en scène le « harem où elle a elle-même vécu quand elle était la vingt-huitième femme d’un marabout » (p. 194). Elle énonce que « par l’usage des procédés empruntés à la littérature orale, l’auteur a réussi à se détourner du centre éditorial français en se plongeant dans l’Afrique profonde pour y emprunter les éléments ancrés dans l’oralité » (p. 186). Rangira Gallimore interprète la mise en abyme du roman comme « l’écriture qui cède de plus en plus la place à la parole », alors qu’elle reconnaît au même moment « une référence au graphisme » (p. 189). Je crains que dans l’intention de faire du neuf le lecteur ne reconduise les stéréotypes de lecture, qu’il ne fasse passer sa sensibilité avant celle du texte (mais lui préexiste-t-elle ? ), la sécheresse d’une analyse géométrique (au lieu de communiquer l’ampleur d’une écriture), la répétition littérale (dans l’incapacité de réduire le symbolique), l’oubli (dans la conviction illusoire de couvrir une totalité). J’en conviens : l’interprète ne jette pas sur son objet un regard distant et clinique. Des risques le guettent dès que le texte l’implique comme lecteur, figeant l’énoncé alors qu’il devait le dévoiler dans son interaction qui lie tout produit de communication à son procès de signification. Mais ma parole va se déployer à la seule condition d’encourir tous ces écueils et du même coup faire droit au texte que j’analyserai. Je voudrais me pencher sur le septième roman de Ken Bugul, Mes Hommes à moi, dont l’œuvre est si fortement et communément confondue avec sa vie. Ses écrits autant que sa propre trajectoire se fondent dans une expérience limite du langage et de la vie. De la révolte absolue à l’errance silencieuse, de la fulgurance verbale aux effusions lyriques, elle est l’écrivain de toutes les ruptures. Le premier roman se situe, sur le plan de l’histoire, à 6 Immaculada Diaz Narbonna, « Une lecture à rebrousse-temps de l’œuvre de Ken Bugul : critique féministe, critique africaniste », Études françaises, vol. 37, n 0 2, 2001, p. 115-131 ; Karine Rabain, « La Langue caméléon : mimétisme et autres tactiques transminoritaires dans Le Baobab fou de Ken Bugul », in Martine Mathieu-Job (éd.), L’intertexte à l’œuvre dans les littératures francophones. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p. 61-81. L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 23 la fracture qu’il opère, vers la fin des années 1970, c’est-à-dire au lendemain de mai 68, de l’émancipation de la femme, de tous les mouvements de libération, mais aussi des premières désillusions des indépendances africaines. Cette situation n’est pas sans danger. Le risque est tantôt d’isoler l’œuvre, tel un inexplicable météore, tantôt de la rabattre alternativement sur l’un ou l’autre des versants qu’elle sépare, alors que, comme je vais tenter de le montrer, elle constitue un trait d’union entre ces versants autant qu’une synthèse des tendances esthétiques qui polarisent son propre champ d’apparition. Grand est aussi le risque d’éclipser l’œuvre derrière son auteur, le texte derrière le mythe : Ken Bugul ou la révolte même, radicalisée, incorporée. Ken Bugul née alors que son père avait plus de quatre-vingt ans, Ken Bugul croulant dans une polygamie de plus d’une vingtaine de femmes auprès d’un vieux marabout, après une vie de prostitution en Europe, est une des images poignantes de notre écrivain. Ces images d’Épinal inversées ne sont pas sans vérité, mais leur vérité n’est pas complètement en elles. Entendons que ce ne sont pas seulement des icônes personnelles, en ce qu’elles résultent aussi de l’incorporation par un sujet singulier de certaines structures collectives radicalisées. Entendons également qu’elles comportent une part de mystification. La légende de Ken Bugul, répandue par elle-même, la fait apparaître comme un monstre et un épouvantail. Ce nimbe théologique mensonger doit être totalement dissipé. Ken Bugul nous prévient : « J’ai essayé de rêver mais la réalité m’en a empêchée. La réalité m’a toujours talonnée partout jusque dans les rêves » (2008 : 93), reprenant ce qu’elle avait écrit dans Le Baobab fou, son premier roman : « On pouvait rêver de sa vie, mais on ne pouvait rêver sa réalité. Le quotidien n’est constitué que par des instants » (1982 : 27). Ainsi, avant d’être des stigmates existentiels, s’il en est, la guigne de la jeune fille sans « petit ami », aux jambes longues, la fille aux « lèvres pulpeuses », « l’allumeuse », la « frigide sexuelle », la prostituée, la vingthuitième épouse d’un marabout, celle dont personne ne veut (de son nom de papier en wolof), sont des figures littéraires historiquement inscrites, de la même manière que la prostitution est acte d’affirmation esthétique avant d’être une pause anecdotique. C’est moins à distinguer entre ce qui tient d’une psychologie et d’une sociologie ou d’une histoire qu’à cerner par quels points de contact cette psychologie et cette sociologie se répondent qu’il faut s’attacher s’agissant de Ken Bugul. Son récit mêle épopée, légendes, mythes, histoire, rêves et expériences vécues (Barthes, 1977 : 29). 24 Justin Bisanswa 1 Une histoire fragmentaire et relative consubstantielle à la fiction Peut-on parler d’histoire dans un roman où le travail de l’écriture prend le temps en étau, et dont la visée du processus énonciatif est d’arracher rêves et expériences vécues à la labilité du souvenir ? Les informants (Barthes, 1968 : 16) temporels sont réduits au maximum : « ce matin-là », « Le matin », « et ce matin », « le jour de cette rencontre », « à cette époque », « C’était l’indépendance », « Nous étions dans les premières années d’indépendance », « Après la guerre », « durant la période coloniale », « Les colonisateurs étaient partis », « cette année-là », « Quelques années auparavant », « Dix ans après l’indépendance », « des années après l’indépendance », « la grande guerre de 1914-1918 », « jusqu’aux années de détournements massifs », « C’était la fin d’une matinée de printemps », etc. Le roman ne comporte qu’une seule date - 1947 - sur laquelle réfléchit la narratrice à partir de son exégèse sur sa naissance. Le présent de l’écriture modifie les expériences vécues dont il transforme l’image en allégorie. Ces informants, par leur imprécision et leur caractère vague, se présentent comme des stratégies qui dynamisent la relativisation par laquelle le narrataire est impliqué dans le récit. Ils suggèrent une atmosphère et dégagent l’essence onirique du texte qui les véhicule, là où la critique, paralysée par le commentaire de l’auteur, ne voit que l’autobiographie. S’ils contribuent à « enraciner la fiction dans le réel » (Barthes, 1966 : 17), ils fonctionnent comme un leurre, car ils opèrent au niveau du discours (ekphrasis) et non au niveau de l’histoire. Le récit y gagne en étrangeté et en merveilleux, la narratrice laissant baigner les déflagrations et les cataclysmes dans une ambiance crépusculaire qui accentue la révolte, l’angoisse et l’amertume à l’approche de ses soixante ans. Ainsi, la narratrice fait écran entre l’histoire et le narrataire par une rêverie des mots. La volonté de se confier et de se dire est étouffée dans son projet même, minant le geste effectif. Ce qui importe est la forte dose du hic et nunc de l’écriture. Seul vaut le halo qui s’en échappe pour donner vie à la dynamique du photo-montage et de la tresse. Sur des feuillets blancs, en de successives glissades, en d’incessantes biffures, essaimer des gloses, semer des bribes qui deviennent signes d’être : l’écriture devient cette espèce d’évanescence par échappées ou par coulées et qui se fixe en un agglomérat du moi. En définitive, il s’instaure noir sur blanc une écriture qui renvoie inéluctablement à la source, laquelle renvoie à l’écriture. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre la lutte avec le temps qui consiste à évacuer le temps - la lénition des repères temporels - qui se traduit par la primauté accordée au jeu dialogique entre les faits de l’énoncé sur les données matérielles et chiffrables de l’énonciation. Il faut vaincre le passé et le raviver de la fraîcheur du présent. Il faut que seul reste éternel le L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 25 présent de la saisie poétique du retour à ses origines pour que la narratrice vive aussi la joie de l’esquive dans l’atemporel. L’espace subit également le sort d’occultation, malgré l’abondance relative d’informants. L’espace onirique présente un décor global, tandis que l’espace autobiographique est meublé de toponymes et de vues d’ensemble qui ont très peu d’incidence sur le récit. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’énonciation qui importe : d’elle dépend l’agrandissement ou la réduction d’un espace, tout comme l’enchaînement chronologique ou fragmenté de l’axe temporel. En cela, les deux instances structurelles illustrent la même fonction : abolir les limites. Ainsi, le temps de l’histoire et le temps du récit fusionnent pour ne constituer qu’une seule temporalité valable : le présent de l’écriture. Mbada, Dakar, Poznan, comme Paris, New York, etc. se rejoignent dans la transcendance énonciative qui marque l’autobiographie, ce qui réalise sur un autre plan la fuite par le rêve, dans un monde où seule s’impose l’illusion de l’infini et de l’illimitable. Le narratif onirique et le narratif autobiographique, chacun dans sa spécificité, traduisent la volonté de refaire le temps et l’histoire. Le récit évolue ainsi par explosions successives et radiances diégétiques qui multiplient les micro-noyaux au destin imprévisible et variable. Il s’articule autour de deux versants qui circulent entre deux pôles : Paris (le bar Chez Max) et le Sénégal, ou alors comme synecdoque, l’Europe et l’Afrique. Le premier versant est une longue défocalisation qui permet d’introduire à la vie parisienne. L’écriture en réduit, de pan en pan, le rôle au prétexte, à une série d’anecdotes. Le second, né de l’une des anecdotes, est présenté comme une « histoire » ou « l’histoire d’une histoire », c’est-à-dire l’essentiel de la quête et présentant le premier comme prétexte. Il marque un long détour avant de se focaliser autour de la relation de sa trajectoire. Mais parti de celle-ci, le récit semble effacer ses arrières et aller au gré des embranchements qui mènent la diégèse vers un destin de rencontre avec d’autres surgissements qu’il aura fortuitement provoqués. Dans le premier versant, on distingue l’histoire des transformations des quartiers (Boulevard Voltaire, place Léon Blum, la Bastille, Saint-Germaindes-Prés qui « commença à chasser ses étudiants, ses artistes, ses intellectuels exilés », « l’autre côté du pont de Sully », etc.) « pris d’assaut » par « ceux et celles qui font l’événement » (p. 24), et « envahis » « par les gens à sous » (p. 25), le déplacement des populations démunies vers ce qui deviendra des banlieues (Oberkampf, Belleville, Ménilmontant), l’émergence des mouvements écologistes, verts, humanitaires, l’illusion de la solidarité, l’immigration en France, mais aussi l’histoire fragmentaire des mouvements sociaux et idéologiques, des guerres, dont la guerre au Vietnam, la quête de la paix et de l’harmonie entre les hommes. Néanmoins, les considérations qui traversent ce versant pèsent tellement sur le destin de la diégèse que 26 Justin Bisanswa l’on assiste à une véritable défocalisation. Pourtant, le récit commence par « ce matin-là », la manière la plus classique de Ken Bugul qui introduit l’impression d’un conte, d’une légende ou d’un mythe équivalent à « Il était une fois… ». Le vécu se localisera par dévoilement progressif et discontinu. Le deuxième versant corrélé au premier creuse en dedans du Sénégal qui fonctionne comme métonymie, et Mbada comme allégorie : c’est toute l’histoire coloniale, bien plus précisément la mémoire coloniale, et les mutations sociales qu’elle a entraînées. Deux temps donc en opposition, marqués par deux états d’âme différents : la plénitude ressentie lors du séjour en France (symbole de l’Occident), exprimée par les hyperboles « savourant le calme des premières heures », « confort », « me revigorait de sa chaleur diffuse », s’oppose au sentiment de vide ou de vacuité dans l’évocation du souvenir, comme le laissent lire les autres hyperboles (« profonde mélancolie », « amertume », « contradictions », « jeu d’ombres », « au bord du gouffre »). Le texte s’emploie donc à concilier l’extrêmement plein et le désespérément vide. Dès lors, la focalisation du récit s’en ressent. Dans un premier temps, le texte vire vers l’épanchement sentimental où sont opposés le passé frais - que l’usage du présent rend très proche - et le présent de la narratrice. L’élément défocalisateur devient le désespoir de ne pas pouvoir faire revivre l’un et l’autre versant, alors que le discours les fait pourtant resurgir. Du point de vue diégétique, la reprise, cinq fois, sur deux pages, du syntagme « ce matin », peut s’entendre comme l’impossibilité d’aller à autre chose qu’au point de départ. Pourtant, du point de vue discursif et rhétorique, le même fait est déjà marqué in praesentia de la plénitude, une sorte d’hymne à l’Afrique et à l’Europe, un témoignage où se perçoit déjà la communion profonde entre le je du texte et ses versants. Malgré la communion, c’est surtout « je » qui se met en exergue. Partie de « je », l’envolée lyrique atteint le paroxysme avec « me donnait des ailes avec lesquelles ma vie se transformait et je montais au ciel comme un poème de Pablo Neruda ». On y sent surtout l’extrême griserie de l’être devenu à la fois la sensation et le sentiment dilué dans le plaisir. Le je atteint le sublime. Mais dans ces espaces, la narratrice voit aussi l’histoire. Le regard porte sur les actes passés et sur le présent. À la fois donc circularité et enchantement, énumération et embranchements. Sur le plan discursif, ces défocalisations n’ajoutent rien à la diégèse, mais enrobent celle-ci d’une dose de lyrisme qui voile toute évocation de bonheur. Le discours y gagne en intensité verbale et lyrique, mais non en possibilité d’extension diégétique. Un métatexte prospectif accompagne ces circonvolutions : comment faire passer dans l’écriture d’ici maintenant toute la plénitude vécue hier là-bas ? Comment faire pour qu’écriture soit présence intense et palpable du hic et nunc ? La narratrice est présente dans le récit par intermittence et toujours L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 27 métamorphosée, par estompement textuel. Il s’en dégage un besoin de saisie intense d’impression plurielle en laquelle se résorbe la somme de sensations et de sentiments générés par la séduction d’un paysage, d’un spectacle ou d’un être. D’un coup de verbe, révéler tout un univers. Cette volonté de re-création tue la diégèse, parce qu’elle porte à « multiplier la conscience ». C’est dans l’interstice des embranchements des micro-récits que surgissent des radiances historiques à partir de la date 1947, qui amènent des excursus ou des digressions sur sa naissance, sous prétexte d’exactitude : « Cette préoccupation de l’exactitude, j’étais la seule fille dans la famille à l’avoir. J’allais à l’école coloniale et l’exactitude était toujours requise » (p. 74). Soit donc la date 1947 comme entrée filée qui traverse le récit de bout en bout, ainsi qu’on peut le lire à travers le passage suivant : Tous recoupements faits, je suis, en réalité, née en 1947. Je ne veux pas revenir sur cette année, sur son importance pour les uns et pour les autres et pour diverses raisons, qui finissent par être les mêmes. Les bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane en ont parlé [ … ] 1947 fut une année déterminante dans l’histoire de l’humanité. Je voulais être née en 1947, parce que c’était une année capitale, une année essentielle avec la création de l’État d’Israël [ … ] J’avais un lien avec les Juifs que je n’arrivais toujours pas à m’expliquer. Je me sentais l’âme juive (p. 99). L’année 1947 fonctionne comme une polysyndète qui lie des événements n’ayant pas de relation apparente, manière d’exprimer une continuité autant que des différences et des ruptures. La syntaxe des événements aide à établir des liens de causalité. Leur saturation créée par la répétition des éléments produit un sens. Cette année 1947 marque une grande effervescence et un bouillonnement social : c’est la grève des cheminots à Dakar-Thiès-Niger, soit un signe de résistance contre le colonisateur et une revendication des droits que thématise le roman Les bouts de bois de Dieu. Tout cela dit les luttes et les conflits entre les groupes sociaux et l’émergence de groupes nouveaux. Le fait colonial s’insinue partout dans le roman sans jamais y être traité de front. Mais on peut dire dans quel esprit le roman l’investit. La naissance de Ken Bugul symbolise de grands bouleversements à travers le monde, qui l’ont précédée et qui vont conduire aux indépendances africaines. Le roman en reformule les traumatismes originels à travers les insurrections sanglantes. Le colonialisme n’en finit pas de dénier ces révolutions dans des tentatives restauratrices. Il n’en finit pas d’accomplir les promesses de ces tentatives dans l’instauration de ces indépendances. Diverses convulsions ont mené à cette indépendance, dont le « drame de Thiaroye » : À cette époque, durant la période coloniale, personne n’imaginait que les cheminots pouvaient tenir tête aux colons. Les colons étaient si sûrs d’eux et étaient dissuasifs. Quelques années auparavant, avec le drame 28 Justin Bisanswa de Thiaroye… vous avez vu « Thiaroye » un film de Sembène Ousmane ? [ … ] Le drame de Thiaroye était dans toutes les mémoires : des soldats, des tirailleurs ayant servi dans l’armée des Toubabs pour défendre la patrie, avaient été massacrés sans état d’âme, parce qu’ils réclamaient leur pécule. Les colons ne voulaient plus payer ce qui leur avait été promis. Les tirailleurs avaient insisté et, comme à leur habitude, les colons les avaient surpris et les avaient massacrés à la mitraillette et à l’artillerie lourde sur leurs propres terres (p. 72). Cette grève des cheminots avait surpris sa mère, enceinte, au cours de son voyage retour. Elle était partie rendre visite à sa propre mère qui vivait à une centaine de kilomètres de la maison conjugale, alors qu’elle devait rentrer pour son accouchement. Après sa venue au monde, faute de train, la narratrice ne pouvait pas être déclarée à Kerbeuleup où fonctionnait un bureau d’état civil, pour son acte de naissance. D’où, en l’absence de l’acte de naissance, l’existence de ce jugement supplétif établi dans un autre village, et le manque de fête d’anniversaire. L’ironie, mordante, est très subtile : comment un colonisateur qui a imposé le culte de l’exactitude aux colonisés ne pouvait-il pas se donner les moyens de sa politique ? Au détour de cette réflexion sur la date de naissance, la fiction hausse le ton et la folie du texte veut s’élever au bouillonnement et à l’effervescence de l’actualité de l’histoire. Deux mots utilisés dans le roman caractérisent la colonisation ou le fait colonial par la politique d’assimilation forte imposée aux colonisés, que nomment deux métatextes : la mise en scène, et le jeu, le jeu avec soi-même, dans le comportement, l’allure, l’attitude qu’incarnait et inculquait l’école coloniale. Puis, mêlant les temps, au gré du souvenir, la narratrice creuse du dedans la stratification de la société sénégalaise à travers les castes, la religion, la différence de statut et d’infrastructures entre les ressortissants des quatre communes du Sénégal et les autres, la discrimination coloniale dans les écoles (écoles pour filles de chefs et celles pour filles des quatre communes, écoles pour filles issues de l’indigénat et celles issues de l’histoire), la notion de temps en relation avec le fait colonial, le passage du système matriarcal au système patriarcal, la culture de plaire à un homme que la colonisation a apprise à la femme africaine, alors que, auparavant, c’était l’homme qui devait « prouver », la beauté des gares (de trains) à l’époque coloniale, la qualité de la formation de l’école coloniale, l’assimilation (à travers la métonymie de la « poupée » que la narratrice avait fabriquée et habillait comme elle voulait) imposée par la colonisation. Même éclectisme concernant la période postcoloniale, avec ses coopérants français dans les écoles, plusieurs années après l’indépendance, les magasins coloniaux, les Syriens et les Libanais restés après le départ des colonisateurs, l’entrée dans les études supérieures des filles issues de l’indigénat, la débaptisation par « un jeune homme sérère rencontré à Louis-Le- L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 29 Grand » 7 de l’avenue William-Ponty et sa rebaptisation en avenue Pompidou, la fin des écoles d’artisanat après Senghor, la dégradation des conditions d’hygiène à la résidence Claudel des filles de l’Université de Dakar, le choix des disciplines scientifiques entre filles issues des communes et filles issues de l’histoire, l’ambition têtue de la génération des femmes d’après les indépendances, la suppression des heures d’étude dans les lycées quelques années après l’indépendance, la lourdeur des formalités administratives héritées de la période coloniale, le relâchement des mœurs dans les relations garçons-filles, la banalisation de l’acte sexuel, la marchandisation des relations avec des filles, la dégradation des infrastructures, les détournements massifs, l’aliénation des anciens colonisés, l’exil des créateurs après Senghor qui avait beaucoup œuvré pour la promotion de la culture et des arts. C’est donc par bien des côtés que le roman de Ken Bugul scande et découpe l’histoire de plusieurs siècles. Il s’agit bien de l’histoire de l’humanité et de ses idéologies (dont les mirages du socialisme), de l’Afrique précoloniale à aujourd’hui, en passant par les deux guerres mondiales, les luttes pour l’indépendance en Afrique, la guerre du Vietnam, la Chine et le communisme, etc. Pourtant, Mes Hommes à moi traduit la poussée du moderne de bien des manières. Le moderne est dans cette ambiance de la musique qui dit les époques : le tango, le pachanga, Barbara Hendricks, le paso doble, le twist, le rock and roll, l’opéra, la musique classique, le RnB, le rap, la musique traditionnelle des Collines, du Mono, etc. Le moderne est encore dans la figuration du drame de l’aliénation coloniale (à travers la bière et le vin que consomment les intellectuels africains rencontrés dans le bar, selon que le colonisateur est belge ou français), dans la mise en scène du progrès technologique ou scientifique ou dans l’imposition aux pays pauvres des plans de réajustements structurels par les institutions financières internationales. Mais le moderne s’exprime de façon plus immédiate rien qu’à prendre en compte tout un éventail de conduites nouvelles qu’on observe depuis la colonisation, notamment la pression sociale de la mode, des modes, l’affleurement du nouveau (comme le mouvement hippie qui fascine la narratrice) par coquetterie ou snobisme. L’historien Alain Corbin a montré comment le XIX e siècle avait été « le grand siècle du linge » (1991 : 23-52). La narratrice dit combien la mode vestimentaire met au jour des pratiques qui vont transformer en profondeur l’existence des individus : « Désormais, nous nous habillions en pantalon, chemises à fleurs. Nous portions des jupes courtes, des pantalons et de hauts en jersey ou en coton. Je jouais à la fille émancipée » (p. 156). Elle portait des chaussures de chez Salamander et 7 Le nom de Senghor n’est pas cité dans le roman, ni d’aucun autre politicien, sauf celui de Blaise Diagne. 30 Justin Bisanswa un sac à main Longchamp. Ces modes sont les indices de nouveaux styles de vie qui affectent le paraître, ce que la narratrice appelle le jeu avec soi-même ou la « mise en scène » de soi : habillement, gestuelle, circulation au sein de l’espace social, décoration d’intérieur comme la caricature grotesque au sujet du salon que l’Africain utilisait surtout pour recevoir le visiteur, avant de retourner dans la cour. Le roman insinue combien ce paraître détermine la vie des sociétés modernes (et à quel prix), imprègne les esprits et informe les corps : « Ce fut ma rencontre avec la marijuana et le mouvement hippie qui me fit changer de manière de m’habiller. Je commençai alors à porter des jupes longues en coton indien. Mes tenues m’enveloppaient et je m’y sentais à l’aise. J’avais l’impression de me régénérer dans une nouvelle dynamique » (p. 203). En fait, Ken Bugul est attentive aux changements des mœurs, à la modification du paysage social qu’introduisent les modes. Ainsi, quand la critique voit le retour aux sources dans ce qu’elle considère comme une autobiographie de Ken Bugul, elle ne prend pas en compte la mise en scène de nouveaux comportements de la narratrice ni ne voit assez que l’œuvre est aussi grand roman du linge, de l’habillement, de l’air du temps, et qu’à ce titre, elle est riche de tout un « décor mythique ». De la même façon, si dans Riwan ou La Folie et la mort, la critique reconnaît avant tout une belle histoire d’amours subversives (qui promeut la polygamie) après des années de traversée du désert en Europe, elle néglige le fait que le même récit raconte une expérience novatrice de la vie des Serigne assortie de toute une culture sociale inédite, avec flirt, libre allure, classements contestés, révolte contre des mariages arrangés, relations adultérines, etc. C’est la vie de Dakar, à la Cité (universitaire) Claudel, qui a révolutionné Ken Bugul. Ces nouvelles configurations thématiques pointent du doigt la naissance d’une société de consommation, et font de la narratrice de Ken Bugul une femme qui perd, en même temps ses passions malencontreuses, son goût kitsch pour les objets de série. Mes Hommes à moi décrit cette mondialisation exacerbée qui se traduit par la délocalisation des industries de linge en Chine. Si la critique voit dans Rue Félix-Faure (2005) un roman d’énigme mettant en scène le charlatanisme des marabouts, que ne perçoit-elle pas dans un type de pratiques policières l’avènement d’une socialité qui est à la fois de surveillance et d’assistance (rappelant Surveiller et punir de Foucault). En toutes ces occurrences et en d’autres, Mes Hommes à moi se fait discrète allégorie de mutations sociales qui confirment, mieux que tout autre matériau, l’histoire dans son sens du moderne. C’est à cette corrélation entre une histoire et son énonciation (qu’on peut appeler tresse) qu’il faudra s’attacher à présent. On a eu l’impression, chemin faisant, que la deuxième instance prenait le dessus sur la première. Le phénomène d’écriture, chez Ken Bugul, en tant que récit, est consécutif à ce sentiment d’amertume (c’est-à-dire de manque) qu’elle L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 31 exprime dès les premières pages de Mes Hommes à moi en parlant du jeu avec elle-même. 2 Le roman par surprise Dans Mes Hommes à moi, les arrêts, qui sont inclus dans le même projet narratif, englobent deux modes expressifs ou les fusionnent : tel est le cas du commentaire du rêve qu’on ne peut pas dissocier de son exégèse parce que c’est le vécu qui donne consistance et signification au rêve. En plus, le commentaire politique est impliqué dans la quête de la reconstitution des impressions sur le passé. Cette variabilité modale se traduit, sur la ligne du récit, par le surgissement, de manière incidente, des accidents discursifs et ouvre chaque fois le récit à un mode énonciatif différent. Le mode permanent est narratif, mais il est marqué par des surgissements des modes poétique, métatextuel, politique ou aphoristique. Viennent s’accrocher à ce mode les monologues, les poèmes en prose, les répétitions. Le récit est toujours doublé d’un autre type de discours qui peut lui être parallèle. Tel est le cas du métatexte, que j’appellerai autométatexte (Genette, 1982 : 10 passim), voulant donner une extension plus ample à ce que Philippe Lejeune a appelé « histoire de l’enquête » (1975 : 269), dans le cas de l’autobiographie. L’intervention du métatexte de l’auteur se réalise par la mise en abyme (Dällenbach, 1977) d’un récit second que la narratrice appelle son « histoire » ou « l’histoire de l’histoire ». La variabilité modale a comme corollaire la multiplicité de perspectives architextuelles (Genette, 1979). Le récit fait du délai (Barthes, 1971) un mode à la fois d’ouverture et de fermeture, exposant chaque ouverture à un risque angoissant quant au destin du mode narratif. Le discours autométatextuel a une fréquence tellement élevée qu’il concurrence en prédominance le discours du récit (Genette, 1983). De même, à certains moments, l’exégèse du rêve est un risque pour la survie de la diégèse, tant il est vrai que la narratrice « oublie » le récit pour la quête du rêve alors que le projet porte sur le vécu (« A travers les lectures et les magazines, je me fabriquais un personnage fictif. Je me créais mes propres romances », p. 89). Il en est de même des commentaires politiques, mais la relation entre ceux-ci et le vécu est si forte que le risque est moins préjudiciable. Le délai est simplement suspensif, mais, au bout, le récit vire vers autre chose que le noyau de départ. Le poème en prose est lié au récit par la soudure énonciative (« En ce début d’après-midi, était donc arrivée la dame, une petite dame soignée », p. 80), son amplitude en fait une faille de taille sur le changement de ton, malgré la permanence de la prose : les métaphores qui s’accumulent en passant d’un élan phrastique à un autre finissent par instaurer une espèce 32 Justin Bisanswa d’envolée médiatique ou lyrique. Lilyan Kesteloot a remarqué avec justesse cette « écriture de courtes phrases, rythmée par le souffle, comme la parole du griot épique ; à chaque respiration, elle va à la ligne, aérant ainsi son texte et le rendant lisible, malgré ses interruptions, et ses répétitions. Un style < litanique > qui parfois débouche sur un poème ou une chanson. Mais qui le plus souvent suit le cours de la pensée, ses détours, ses méandres, ses reprises ; un style qui ramène du puits profond de l’inconscient les souvenirs anciens, épars » 8 . C’est donc avec un semblant de naturel que, dans Mes hommes à moi, la narratrice passe de l’histoire du récit à l’enquête sur celui-ci (métatexte). C’est avec le même comportement qu’elle y débouche sur la paralepse politique (Groupe µ, 1972). La multiplicité des modes a pour signes la discontinuité et la fragmentation accusées par les arrêts de variations. Au début du récit, on remarque la substitution de je à elle (Barthes, 1975 ; Benveniste, 1966). L’emploi de la première personne a une fonction autobiographique, celui de la troisième personne une fonction fantasmatique. La modalité du roman est au moins bipolaire : le discours poétique - qu’il soit poème ou qu’il fasse du rêve ou d’un fantasme sur le vécu la source de poésie - et le discours autobiographique, d’abord dans une perspective de géographie intime, puis par les séries de péripéties d’allure initiatique auxquelles se substituent les tableaux anecdotiques de toute l’autobiographie. La bivalence est la relation architextuelle fondamentale de l’œuvre et du roman de Ken Bugul. Il est ainsi un être impressionniste de la narratrice de Ken Bugul. Être d’une esthétique et d’un mode de perception. Être, par extension, d’un comportement symbolique qui retentit sur le déroulement même du récit. Elle est ce personnage qui exerce d’emblée un étrange pouvoir sur le roman, qui est de contrarier sa logique narrative, parlant d’elle-même tantôt à la première personne, tantôt à la troisième. Dès l’ouverture du roman, Marie- Madeleine, comme l’appelle son frère, avoue son attrait pour la musique et le tango, le paso doble. Elle évoque le problème de sa sexualité, plus précisément de sa frigidité physique et mentale. Lui revient le souvenir des personnes rencontrées dans le bar « Chez Max ». Elle commence à raconter le quotidien de ces êtres marginaux et dresse leurs portraits. Elle confesse même : « Je dessinais bien aussi. Surtout les portraits. J’étais vraiment douée » (p. 97). Elle se sent fascinée par des habitués du bar, chacun avec son « histoire » : Max, le serveur, Monsieur Pierre, Madame et Monsieur Jourdan qui jouaient toujours aux cartes, Madame Michèle plongée dans ses carnets où elle écrit, à qui la narratrice voudrait raconter ce qu’elle appelle « mon histoire ». 8 Lilyan Kesteloot, « Ken Bugul, De l’autre côté du regard, Paris, Serpent à plumes, 2003 », Ethiopiques, n o 74, 1 er semestre 2005. L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 33 Madame Michèle, son double, ne s’y intéresse pas, et la narratrice débite sous la forme d’un monologue intérieur et de rêve, son histoire, en compagnie d’un autre habitué du bar, « l’homme à la veste de cuir », Gérard. Si ce ne sont jamais vraiment de personnages libres, certains pourtant semblent plus que d’autres déjouer la mainmise de l’auteur sur son texte. La narratrice est de ceux-là. Aussi projette-t-elle sur l’ensemble du roman, dès qu’elle commence à raconter son histoire, un certain halo de liberté. Elle incarne de plus une certaine autonomie, alors même qu’elle peut passer pour un être enchaîné à son vice. Cette autonomie provient du mode de composition du roman, mais elle se renforce de tout ce qui caractérise le personnage. Son effet majeur sera de compromettre la structure déterministe qui préside à toute narration romanesque. Certes, depuis ses premiers romans, surtout à partir de Riwan ou le chemin de sable, Ken Bugul a pris ce déterminisme avec plus de liberté. Elle ne s’en est jamais tenue à un ordre narratif rigoureux, usant librement de la digression et préférant mêler les causalités contraignantes du récit avec les libertés de l’essai. On sait en plus qu’elle a fréquemment usé d’effets de surprise - comme ceux connus sous le nom d’inversions grâce à Barthes (1984 : 327-332 et 333-346) analysant Proust et qui, jouant de la méprise sur l’identité véritable de certains personnages, introduisent un trouble ironique dans le sérieux de la représentation. 9 Il faut cependant attendre l’entrée en scène de la narratrice de Mes Hommes à moi, plus précisément quand elle commence à raconter son « histoire » pour que pareilles libertés se généralisent, jusqu’à faire que le fil narratif se distende complètement. Tout cela rejoint l’adhésion éperdue de l’héroïne à l’actuel et à l’immédiat. Puisqu’elle inaugure en texte un rapport au monde qui déjoue la part la plus instituée des pratiques sociales, elle est aussi celle dont une narration bien ordonnée ne peut plus exactement contenir le destin. « La pénombre, l’interdit, ce côté furtif des choses dérobées aux normes et aux règles établies, m’étaient apparues comme des facteurs qui favorisaient mon relâchement » (p. 34), avoue-t-elle. Cette paria brise la chape : la mort même de Mom Dioum dans La Folie et la mort est légèreté. Elle n’est pas tributaire davantage de l’hérédité de familles castées (ce qu’elle semble regretter) ou du besoin bourgeois de conquête et de pouvoir, alors qu’elle est imbue de cette référence dans ses actes. Le plan de vie qu’on lui a deviné (un mariage arrangé avec un homme riche de Mbada) n’a pas fonctionné, et l’écrivain le veut beaucoup plus fluctuant. Rien d’étonnant à ce que la narration du quotidien de ces marginaux et l’histoire de la narratrice soient racontées sous forme d’un flux et reflux qui mêlent les espaces, fusionnent les temps 9 Roland Barthes, « Une idée de recherche », dans Tzvetan Todorov, Gérard Genette (éds.), Recherche de Proust. Paris : Seuil, 1980 (Points Essais), p. 34-39. 34 Justin Bisanswa (présent, passé et futur), avec retour périodique de certains leitmotivs (l’âge avancé et la cécité de son père, le départ de sa mère, la métamorphose de certains quartiers de Paris, l’évolution de mœurs depuis la colonisation française, l’homosexualité, etc.) comme si temps et espace avaient cessé d’être des catégories stables. Rien d’étonnant à ce que le personnage soit toujours là sans y être. Le récit Mes Hommes à moi renforcera davantage la modernité fractionnée de son personnage en sélectionnant les fragments de souvenirs comme s’il s’agissait d’une suite de photographies déposées en sa mémoire et disséminant l’image du personnage à travers les autres personnages : Moi aussi, j’ai mon histoire que j’ai essayé de travestir. J’ai essayé de forcer le destin. J’ai essayé de camoufler mon histoire comme un caméléon en vivant les histoires des autres ou en faisant d’autres histoires. (p. 245-246) Oui, Marie-Madeleine l’instantanée est photographique. Elle avoue qu’elle aime les paysages, et le roman traduit son paysage intérieur (qu’elle appelle « jardin intérieur ») dans une sorte de correspondance entre les sons, les couleurs, les choses (« J’étais déjà attirée par les paysages pour la contemplation », p. 155), ce qu’elle appelle la « contingence des êtres avec les choses » (p. 132). Bref, avec elle et profitant de ses propriétés mobiles, la romancière met l’accent sur une contingence dont elle avait déjà tâté le terrain mais dont elle assure ici l’expansion tous azimuts. Cette contingence s’origine dans le processus d’indexation (Barthes, 1968 : 17) que je viens de mettre au jour. Elle tient à la manière analogique et quasiment spéculaire (Dällenbach, 1977) par laquelle la narratrice se définit. Son « histoire » - qu’elle raconte - est la mise en abyme de tout le roman. La jeune femme tient du caméléon : elle se colore différemment au gré de ses rencontres et de ses découvertes. Elle quitte les hommes (ou prend sa revanche sur eux, comme elle dit) après les avoir séduits. Sa devise : prendre sans être prise (p. 136). Mais, dans la foulée, elle va subvertir les séries qu’elle connote de la sorte. Ainsi, elle nous apprend que l’époque où l’on mariait les filles par arrangement est révolue. Que le mariage par calculs et stratégies matérielles a fait son temps, et que le succès scolaire ne suffit pas à une fille pour trouver un prétendant. Que, face à la recherche hystérique de la distinction et du prestige, il en est une autre, soucieuse de chemin de traverse. Que l’identité n’est plus un repli sur soi ou sur sa communauté, mais de public élargi. Et tout cela mis ensemble, on voit s’ébaucher autour d’elle un espace social inédit qui, d’être atypique et atopique, ouvre à tous les possibles. Aux manifestations d’une contingence, celle qui signe ses romans du pseudonyme Ken Bugul a donné les formes les plus variées. Mais presque à tout coup, voulant briser avec la nécessité dans ce qu’elle a de plus visible, elle choisit de conjuguer l’anodin avec l’inédit. On sait combien existe chez elle la tentation de s’égarer dans le détail et de glisser parfois à l’insignifiance L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 35 (Bisanswa, 2009, 2010). Elle est bien de ces écrivains qui ont entraîné le roman vers sa dilution. Mais elle finit toujours par se reprendre et éviter l’écueil de l’égarement dans le rien, en rehaussant l’anodin d’une note d’imprévu, comme faire l’amour furtivement, sans remords, un matin de week-end en Normandie avec un homme du groupe qui y était allé avec sa fiancée américaine. Chez elle, le fait de peu est saisi dans son étrangeté et arraché à la banalité pour accéder de la sorte à un événementiel tout à fait spécifique : Je m’étais arrangée avec des fantasmes sexuels, que j’avais accrochés comme des grelots quelque part dans ma mémoire, pour rendre ce moment agréable [ … ] Je m’étais offerte à lui et cela m’excitait. C’étaient des instants intenses arrachés à la vie avec en toile de fond, un sentiment que j’ignorais jusqu’alors. (p. 33-34) Dès ce moment, le surprenant peut emprunter deux voies : soit il porte le contingent à l’incandescence du poétique, soit, et plus souvent, il le ramène à une nécessité sournoise, celle d’un sens caché, d’un inconscient. Tout Ken Bugul est là, en un sens. Elle coïncide avec la multiplication des petites ruptures « scandaleuses ». Un élément anecdotique se glisse : incongru, il est scruté, déplié - dilatation momentanée du texte - puis la boucle se referme. Ainsi l’extraordinaire se trouve prélevé sur le quotidien le plus routinier et le marginal, c’est-à-dire sur des micro-sociétés. Instantané, pulsion, flirt, hors de toute morale. La narratrice ou la gloire d’une contingence, entre Sodome et Gomorrhe. Ces petits éclats sont comme des sautes d’humeur du texte. Songeons aux insolences paradoxales de la narratrice, aux foucades provocatrices des jeunes vers les années 1970 dans le contexte des mouvements d’émancipation (« Nous lisions Kerouac et voyagions sur les routes du monde. Les années soixante-dix furent des années spirituelles », écrit-elle, p. 203-204). La trame romanesque est criblée de leurs écarts. Le personnage n’a jamais été avare de fantaisies et de caprices, telle cette envie compulsive et drôle d’approcher les hommes, de vivre avec deux hommes dans sa vie, d’aimer une femme. Il faut que tous soient dans sa stricte orbite avant que de se faire la complice de purs avènements qui subvertissent le cours normal du récit. Soit cet exemple subtil et simple à la fois de détournement du texte et de surgissement de l’inopiné. Nous sommes toujours chez Max. Y survient une dame qui n’est que le double de l’héroïne : Il [ Monsieur Pierre ] revenait encore sur l’utilité du guide, du maître mais je ne l’écoutais plus, car mon regard était attiré par l’entrée d’une dame que j’avais déjà vue Chez Max. Cette dame faisait partie des personnages qui m’intéressaient jusqu’à l’obsession. C’était le début de l’après-midi. Il y avait moins de monde pour les plats du jour qui avaient été servis 36 Justin Bisanswa sur un rythme qu’on ne percevait que par le bruit des assiettes et les commandes criées à haute voix. (p. 79-80) Esquisse exquise. Effet de réel si l’on veut. Et pourtant même pas, car il n’a ni tenant ni aboutissant. Cette femme est, en texte, comme un don pur de l’imagination et des mots, comme une fantasmagorie, notes comprises. D’un autre côté, et après avoir ainsi coupé la fugace image de toute nécessité, le passage invite d’emblée à sa remotivation en permettant que sautent à l’esprit les similitudes entre Madame Michèle et l’héroïne. Attirance, rivalité, instinct de domination, tout cela couve. Mais, par un utile trait d’ironie, Ken Bugul renvoie le destin au hasard et l’éventuelle nécessité au contingent : Peut-être était-elle professeur à la Sorbonne ? Elle faisait bien professeur à la Sorbonne. Elle avait bien la tête à cela. Peut-être qu’elle était écrivain, romancière, non, poétesse. [ … ] Tandis que je revenais au zinc, Madame Michèle leva la tête et regarda vers le haut, comme si elle cherchait à attraper des pensées qui s’envolaient. Je m’arrêtais devant elle et elle me regarda avec un sourire, comme pour témoigner d’une solidarité, d’un respect, d’une tolérance à l’égard d’une étrangère. Je rencontrai souvent ce sourire des gens qui se voulaient différents des racistes et autres xénophobes bon marché. [ … ] Les cheveux qui s’en échappaient étaient courts, bouclés, d’un blond brillant à l’air soyeux. Il fallait que je puisse mieux connaître Madame Michèle pour lui parler. J’avais besoin d’elle pour lui parler de moi, des hommes, des femmes, de la vie, de l’amour, de la souffrance, de la mort [ … ] Je voulais lui parler de l’histoire de ma vie. Peut-être pourrait-elle en faire un recueil de poèmes ? Ce serait bien. Et j’aurais commencé ainsi le début de l’histoire. (p. 83-84, p. 86, p. 87) On retiendra aussi de la courte séquence que, du Baobab fou à Mes Hommes à moi, il n’est chez Ken Bugul, d’événement qui ne soit pris dans la boucle d’un désir (Kristeva, 1994), comme de ce qui, toujours, revient. Sortie de nulle part, renvoyée aussitôt au néant, Madame Michèle est comme un hapax textuel. De ces « hapax », il en est d’autres, mais bien moins purs en ce qu’ils touchent aux relations amoureuses des héros. Saisissant, l’effet de surprise ou de décalage repose cette fois sur l’effleurement quasi violent d’un implicite du roman. Surprise déjà lorsque l’héroïne qui s’est mise en défaut part en voiture avec un amant, pendant que celui à qui elle a fait dire qu’elle était sortie l’attend à bord de sa voiture, dans un coin. Surprise lorsque, inopinément et même impunément, l’héroïne revient très tard à la maison de son époux, prétextant qu’elle avait beaucoup à faire à son bureau, alors qu’elle a été chez un autre amant, jeune blond de son bureau. Surprise, lorsque, par exception dans un discours qui se voudrait pudique, l’héroïne dévoile les affres de sa frigidité et de son manque (absence) de L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 37 jouissance avec les hommes. Surprise lorsque, à rebours encore, l’héroïne se laisse figurer crûment dans sa lascivité. Chaque fois, c’est comme si le récit libérait un détail jusque-là contenu dans les premiers romans pour sa gênante obscénité. L’hapax s’est mué en lapsus. Sortant le roman de son déterminisme, la contingence se fait expression d’une liberté érotique autant qu’esthétique. En ce sens, les effets de surprise sont autant de petites levées de tabou à l’intérieur d’un univers sur lequel pèse encore le couvercle de la conformité. Et ces levées semblent d’autant plus efficaces que, minuscules déflagrations au sein d’un système fort, elles se font discrètes et narquoises. On ne peut ignorer toutefois ce qu’elles recèlent de violence contenue et même de volonté profanatrice. On sait bien combien Ken Bugul est guettée par le vertige du mal et combien elle sait faire de la transgression la condition du bien. Oui, Ken Bugul, en maints endroits, dépose de petites bombes textuelles par l’entremise de son héroïne et de ses « hommes ». Sa malignité excelle à leur donner un cachet d’innocence : non contents de sembler futiles, beaucoup de ces menus esclandres se dotent d’un air facile ou bon enfant. De tels instantanés créent de petits îlots clos sur eux-mêmes et à l’intérieur desquels s’échangent toutes sortes de choses. Un plaisir y dialogue avec un autre. Tout est dans la façon dont le souci de compréhension et d’analyse vient se glisser dans l’observation sensorielle et sensuelle. La matérialité assumée de toutes ces sensations fonde une perception matérialiste au sens où elles renvoient à l’histoire d’un sujet. Elles n’ont de sens que reliées à des pratiques de table et de lit. À côté de ces petits inserts très vifs, la surprise bugulienne se réserve de faire événement en recourant à plus d’ampleur et d’emphase. Toute une orchestration est alors requise. Pour satisfaire au principe de contingence, le texte cette fois se débride, procède par excès, donne dans une surenchère qui, à tout coup, passe par l’ironique et par l’érotique. La déréalisation le guette alors, comme si l’écrivain l’abandonnait à un mouvement incontrôlé, spontané et factice tout ensemble. Mais l’aspect autotélique, plutôt que de réduire la part de violence, se contente de la déréaliser en douce. L’envie irrépressible de conquérir des hommes, puis d’éprouver le plaisir de les lâcher, après la conquête, le rire cruel et voluptueux, le métaphorisme bariolé, tout est là pour donner un sentiment de pure dépense, langagière en même temps qu’érotique. Le discours a perdu ses balises : le roman est saisi, avec son personnage, d’une sorte de folie, la lubricité de l’héroïne s’épanche somptueusement. On atteint à un comble, où toute détermination paraît superflue. Comble du comble pourtant : in extremis, rompant avec son sujet, la « divagatrice » la ramène. Et assimilant Madame Michèle, elle parvient à remettre sur le tapis les souvenirs de son village, son « histoire », celle de l’humanité. Le lecteur 38 Justin Bisanswa est induit à relire la totalité du passage mettant en abyme le roman comme vaste explication du présent de l’héroïne. Cette fois, on ne peut s’y tromper, un violent rétablissement causal s’est produit, réduisant la part de liberté de la postulation première. Barthes a bien rappelé la formule dénoncée par la scolastique : « post hoc, ergo propter hoc » (Barthes, 1966 : 16) dont la logique et la temporalité sont écrasées par les fonctions cardinales. Curieusement, ce sentiment suspicieux qui fonctionne comme frein à la spontanéité du récit peut a contrario se faire facteur de dérive narrative et, en conséquence, susciter sa propre contingence. Tel est le cas d’un propos paranoïaque que l’on voit se perdre dans de si minutieux détails et prêter valeur d’indice à tant de petits faits que l’on finit par ne plus savoir à quelle exigence il répond. Si tout est signe, plus rien n’est signe. On voit ici la nécessité se déliter dans une situation absurde où la drôlerie se mêle à la douleur. Une surdétermination entre en jeu qui, d’être pathologique ou tout comme, réduit ses effets à rien ou presque. C’est sur ce mode tragique et cocasse que l’héroïne jette ses derniers feux. Une jubilation un peu folle s’est emparée de l’écriture. Oui, le roman de Ken Bugul est sous l’empire d’une contingence comme l’héroïne est sous l’empire des hommes. Fortement mais aussi avec des moments de reprises, de rétablissement, de retour à une plus normale nécessité. Sous le régime contingent, le récit fait place de manière inaccoutumée à l’accessoire et à l’accidentel. Il procède par surprises, qui sont à l’origine de ses dérives, grandes ou petites. Un effritement de la détermination en résulte, qui gagne de larges pans du texte. On a vu quel en était l’effet de structure. Il y aurait lieu de faire la différence à ce propos entre le déficit de causalité qui affecte le comportement des personnages (l’héroïne est incohérente) et celui qui atteint la narration même (la narratrice bifurque, s’égare, dilue, etc.). En fait, outre que les deux se confondent à l’occasion, l’énonciation mimant ce que dit l’énoncé, les sinuosités de la narration traduisant les méandres de l’histoire, le plus vrai est de dire que Ken Bugul les fait alterner mais en une relation spéculaire : plus l’intempestive héroïne agit dans le texte, plus, parallèlement, la narratrice semble céder à la pente du contingent et de l’arbitraire dans ses façons de dire. Toujours est-il que la causalité romanesque globale s’en trouve distendue, affaiblie, inquiétée. Le fil de l’histoire se développe en boucles nombreuses jusqu’à s’égarer. Il ne s’agit pourtant pas d’absolue gratuité. Le texte est sans doute soumis à un programme et à son ordre. Mais, en certaines de ses parties, il n’a de cesse qu’il n’ait perturbé la logique du récit en même temps que les schémas de la psychologie classique. C’est dans cette optique que Ken Bugul a joué d’un personnage qui s’y prêtait et des relations que l’héroïne entretenait avec elle pour mettre L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 39 en action tout un dispositif du détail surprenant et du moment dilaté. Voyons bien qu’il ne s’agit pas d’effets de réel au sens, pour prendre un exemple, où les cultivent avec système Kourouma ou Marie Ndiaye. Si ces effets, communs au roman, distendent le récit, c’est néanmoins pour en redoubler le sens et donc pour en valider l’ordre de succession. Rien de cela ici. L’excursus-surprise entend déjouer la redondance, la prévision, voire la vraisemblance. Il est de l’ordre à la fois d’une déviation du cours des choses et d’un suspens des probabilités. L’héroïne est cet agent médiateur qui a pour rôle, par une pratique jouée de la liberté, de faire « flotter » le roman et de le rendre flexible, et lui permettre d’adopter tous les modes d’écriture. Comme l’ont montré la plupart des séquences, ce flottement est pourtant passager. Et c’est toujours comme si, en fin de parcours, une logique seconde renouait avec le sens, le réinsérait dans une trame. Mais ce retournement n’a rien d’inattendu, et il n’est même pas besoin d’un arrière-plan jaloux pour le justifier. Si l’on considère de plus près la stratégie de la surprise de Bugul, on remarque que, à l’origine survient presque toujours une rencontre, de préférence inopinée. Les rencontres fleurissent dans les derniers romans comme dans les plus mauvais feuilletons ou romans fantastiques ou contes. Mais, chez Ken Bugul, elles ne semblent pas relever du destin. Pas de coïncidences heureuses ou malheureuses : nous sommes dans la pure vacance, à l’origine des choses. Et tel est l’événement : une échappée hors de l’histoire, une reprise à neuf. Mais l’excitant de la situation est qu’elle finit par offrir un objet à connaître. Et donc l’interprétation fait retour. Mais elle le fait cette fois dans l’euphorie que suscite la découverte d’une réalité neuve, libérée des plus lourdes contraintes. Toute rencontre fait donc doublement événement en ce qu’elle rompt avec le concours des choses tout en y ramenant par le biais. La moindre d’entre elles peut générer un étonnant travail de sens. Contingence : le texte s’égare en infirmes précisions descriptives, que l’on peut tout juste concéder à la curiosité amoureuse. Nécessité : le texte multiplie, à propos des péripéties de l’histoire racontée, les petites hypothèses explicatives (il me semblait), justifiant ainsi l’insistance de l’enquête sur le récit. Au passage s’improvise une sociologie qui porte sur les différences entre les personnes castées et celles qui ne le sont pas, l’évolution de mœurs à la suite de la colonisation. En cette occurrence à nouveau, contingent et nécessaire sont indissolublement mariés, faisant du premier la condition du second. À un déterminisme lourd, qui relève de l’habitude et de la répétition, Ken Bugul substitue une causalité latérale, improvisée, légère. Et toujours s’y lit comme la marque d’un signe, quelque prémonition à l’envers. Alors que tout paraît lumineux, le texte garde une allure de présage ou de secret. Comment ne pas penser à la « transparence énigmatique » de son discours ? L’homosexualité : il faut y venir ; elle est au cœur du désarroi social de la 40 Justin Bisanswa narratrice, et Ken Bugul lui donne statut littéraire. Comme si la narratrice se reconnaissait mieux en elle qu’en quiconque. La seule fois qu’elle avait joui, au Sénégal, c’était avec une autre fille en se frottant les clitoris. Comme si la déviance stimulait la sympathie ou l’affection. Il est vrai qu’elle s’accompagne d’une insolence spontanée qui plaît à la narratrice à travers les joyeux désordres qu’elle suscite autour d’elle. Mais nous ne saurons rien de la perversion, ni du désordre ni du trouble chez le personnage, car toute une part d’elle reste cachée. Pourquoi ne pas croire que son affiliation homosexuelle constitue le véritable facteur de sa perte, dans une société et une culture où la régie des échanges est fort stricte ? Conformément à son penchant pour les stratégies déconcertantes, elle mêle audace provocante et moralisme pour voguer sans retenue dans une mer d’irréalité (« J’étais un personnage double », p. 241). Donnant à entendre que l’homosexualité est la chose la mieux partagée au monde, la narratrice construit son système de défense. Elle sent peser la menace, et tout le déballage excentrique auquel elle se livre prélude à son isolement. Au passage, on voit là comment Ken Bugul établit un lien très serré entre économie sociale et économie sexuelle, les deux mettant pareillement en jeu le désir et sa répression. Devant la bisexualité de la narratrice, le lecteur sera désemparé et rencontrera des problèmes sémantiques. Effroi de l’être social devant une menace d’indistinction (elle n’est pas castée), de levée des interdits. Mais trouble aussi bien de l’être privé en présence d’une autonomie encore inconnue. La prostitution fait ici son entrée qui donne au marché son caractère vénal et la frappe d’ignominie. Et l’on sait de quelle mise en scène fastueuse et trouble Ken Bugul honore cette malédiction dans La Folie et la mort. Les séquences du bordel à bord d’un bateau accosté à la mer y théâtralisent sur un mode douloureux la ruine sociale et miment la décrépitude des institutions sociales et politiques de l’État. Façon de faire du vice nécessité mais plus encore de rappeler qu’au sein de l’accidentel le plus complet agissent de secrètes influences et d’obscurs déterminismes. La narratrice eût pourtant pu finir en héroïne de la contingence. Elle flirte avec l’impromptu dans toutes ces rencontres furtives au cours desquelles elle joue à offrir puis à reprendre sa protection. C’est sa façon de butiner, où elle se multiplie en brèves amours de tête et en petits orgasmes spirituels. Autant d’échappées vers une fantaisie qui prend des airs de liberté. Mais échappées toutes illusoires. Quoi qu’elle fasse, la vérité de la narratrice s’explique par ses origines sociales. Et le goût qu’elle a des femmes ne vient que l’aggraver. Perversion vécue comme telle, son homosexualité ne lui donnera jamais le courage d’une vraie révolte, mais tout juste celle d’une opposition verbale et grandiloquente, faite de colères et de coups d’éclats qui se traduisent par des insultes exclamatives dans le roman (comme « Bande de cons ! », « espèces de nullards ! », « espèces de marionnettes ! ») à L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 41 l’endroit des politiciens africains. Or, de la façon la plus patente et la plus durable, le spectre du lesbianisme hante le texte. Autour de quoi, tout un mystère s’édifie, mystère sans fond ou sans issue mais qui donne à la jeune femme de Mbada une profondeur, une étrangeté, grosses d’incidences pour l’ensemble du roman. Cette présence en creux est sans conteste mimétique du fait lesbien et renvoie l’homosexualité des femmes à son caractère éclaté, diffus, insaisissable, offrant le charme d’une réalité mystérieuse dans sa fragmentation. Voilà qui conforte l’idée d’une double vie de la narratrice telle que tout un pan en serait caché ou plutôt ne se révélerait qu’en indices furtifs. L’héroïne est supposée bisexuelle, et dans son rôle, elle ne pratique guère moins l’art de l’esquive. Cette femme échappe, se reprend, se réserve. Que sait-on, par exemple, de ses relations au lit ? Ici et là, quelques éclairs de nudité demeurent faiblement suggestifs. Indiquons ici que la discrétion de Ken Bugul n’est sans doute pas le seul fruit de l’économie interne du roman ou de la singularité de son personnage féminin principal. Elle relève aussi de tout un pan de pudeur, de tradition, de censure sociale. Autant dire que l’attirance femme-femme se trouve exclue du système social et que le lesbianisme est tout simplement forclos. Pareille mise à l’écart se renforce évidemment de tout le côté non finito que l’imaginaire attribue aux amours saphiques et qui favorise les représentations allusives et fuyantes. Sans conteste et malgré les silences, le roman produit de la jeune lesbienne une image effective mais d’une si grande subtilité que ce qui la donne à connaître est bien souvent ce qui empêche de la percevoir. Alors la double « identité » de la jeune femme ou encore sa présence-absence brouillent les pistes, et ce brouillage est la manifestation intime du fait lesbien. C’est dire que l’héroïne se dessine dans les failles de la représentation comme un être de fuite et comme un être d’entre-deux. Ainsi sa duplicité qui la rend énigmatique se retourne en vocation heureuse, voire productive. 3 Conclusion Le grand mérite de Ken Bugul est de s’être calquée sur son objet, d’avoir choisi la représentation oblique, toujours métonymique ou synecdochique de quelque manière. L’ordinaire hypocrisie y est mise en échec, et le texte dénote plutôt une ouverture bienveillante, loin de tout moralisme. Comme si rien qu’à en dire peu sur le thème on en faisait déjà beaucoup, même si la menace pour l’ordre, si elle existe, n’est jamais frontale et ne suscite pas de grands sociodrames. De la tension et du frottement du clitoris de l’une sur celui de l’autre, Ken Bugul avoue un appétit de fille pétillante. Éclairs rouges qui déchirent la décence d’un texte par ailleurs si retenu. Signes de 42 Justin Bisanswa reconnaissance encore timides d’une altérité qui trouble et fascine. Fugaces, les traces sélectives de la sexualité effervescente de l’héroïne de Ken Bugul en disent assez long pour donner le sentiment qu’un tabou a été levé. A bien y regarder, il l’est. Tout ce qui dans la vie de la narratrice fait écart - rupture, innovation, scandale - est comme aspiré par une autonomie fortement affirmée. Ce qui renforce l’idée d’un personnage dessiné en lignes de fuite et qui ne prend consistance qu’aux marges du texte. De la sorte, on peut manquer ce personnage, ainsi que beaucoup l’ont fait. Mais on peut aussi bien le tenir pour le pivot de toute une stratégie esthétique qui consiste à ne jamais arrêter le sens, à ne jamais fixer aucune valeur. Au fond, l’héroïne lesbienne présente beaucoup d’avantages aux yeux d’un romanesque qui met en doute la représentation. Elle est le lieu d’un secret ; elle est perçue comme ambivalente (dans l’ordre sexuel et dans beaucoup d’autres). Elle active avec éclat une dynamique inhérente au roman de Ken Bugul, qui vise à faire qu’il n’y ait ni linéarité narrative ni continuité sémantique. Elle devient donc, à certain moment, le moteur mais aussi l’emblème d’un système de signification qui ne cesse de renvoyer à un ailleurs, à plus loin et à plus tard, tout en sachant qu’en fin de compte il n’y aura pas de butée. Dans cette optique, le lesbianisme est à la fois lui-même, ce lui-même indécis que j’ai essayé de montrer, et plus que lui-même. Question en creux, question instable, il est un pôle qui, après avoir aspiré en lui quantité d’interrogations, les renvoie modifiées vers le texte, en projetant sur celui-ci une grande forme abstraite, transférable à d’autres comportements et phénomènes que sexuels. Autrement dit, cette fascination de la déviance dessine au cœur du roman et de l’œuvre un modèle symbolique susceptible de diverses extrapolations. Issu, par l’entremise de la narratrice, de la configuration sociale que j’ai décrite, ce modèle fait retour, avec tout le pouvoir transgressif qu’il a acquis, vers une socialité générale, dont une telle reprise s’ancre au plus intime de la fiction du roman par surprise de Ken Bugul. En s’ouvrant aux valeurs romantiques de l’ailleurs spatial et temporel, cette parole de Ken Bugul est foncièrement poésie. Peut-être est-ce là Ken Bugul qui se regarde au miroir du texte. Bibliographie sélective BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications n° 8, Paris : 1966, p. 7-33. BARTHES, Roland, S/ Z. Paris : Seuil, 1971. BARTHES, Roland, Roland Barthes. Paris : Seuil, 1975. BARTHES, Roland et alii, Poétique du récit. Paris : Seuil, 1977. BARTHES, Roland, Le bruissement de la langue. Paris : Seuil, 1984. 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