Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2011
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La Liberté littéraire: Assia Djebar entre roman et histoire
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2011
Nicholas Harrison
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire Nicholas Harrison Au début de La Femme sans sépulture, Assia Djebar, historienne reconvertie en romancière, offre au lecteur un « Avertissement » : Dans ce roman, tous les faits et détails de la vie et de la mort de Zoulikha […] sont rapportés avec un souci de fidélité historique […] Toutefois, certains personnages […] sont traités ici avec l’imagination et les variations que permet la fiction. J’ai usé à volonté de ma liberté romanesque. 1 Ces remarques préalables montrent clairement pourquoi ce texte, comme d’autres textes de Djebar, a pu être défini comme étant situé entre roman et histoire. Cette hésitation entre deux formes de discours soulève plusieurs questions importantes sur leurs natures propres, sur ce qui les rapproche et les oppose et sur la manière dont ils peuvent parfois se chevaucher et s’entremêler. Le sujet est vaste ; la question que j’aborderai ici concerne d’abord la nature de cette « liberté romanesque » revendiquée par Djebar et qui lui permet de s’orienter, et de nous désorienter, dans ces espaces ambigus que sont ses œuvres - notamment celles dites autobiographiques. En termes généraux, l’autobiographie n’est-il pas un genre qu’il serait possible de situer entre les deux pôles du romanesque et de l’historique ? Djebar, née en 1936, se mit à écrire, se souvient-elle plus tard, « sans doute trop jeune, pendant la guerre d’Algérie - l’autre, celle de mes vingt ans - et qui plus est, pas d’essais nationalistes, pas de professions de foi lyrique ou polémique (c’était ce genre de témoignage que l’on attendait de moi ! ), [mais] des romans, qui semblaient gratuits » 2 . Cette « gratuité » a suscité, à ce moment-là et par la suite, une grande hostilité chez certains critiques, qui voulaient que ses œuvres abordent de façon plus directe les grandes questions historiques et politiques auxquelles l’Algérie faisait face. Elle traite ces critiques de « jdanovistes », en déclarant, à propos de son Je remercie Léa Vuong, qui a lu très attentivement une version précédente de ce texte. 1 Assia Djebar, La Femme sans sépulture. Paris : Albin Michel, 2002, p. 9. 2 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent. Paris : Albin Michel, 1999, p. 18. 46 Nicholas Harrison premier roman, « Vous ne pouvez pas m’empêcher d’avoir préféré lors de mes débuts d’écrivain un air de flûte à tous vos tambours ! » 3 . Ces attaques ont dû pourtant la fragiliser, et, après la parution de son quatrième roman, Les Alouettes naïves, en 1967, elle cesse de publier pendant plus de dix ans. Avant d’écrire Les Alouettes naïves, Djebar avait lancé sa carrière d’historienne, d’abord au Maroc, ensuite en Algérie. Comme l’a expliqué Pierre- Jean Rémy à l’occasion de l’accession de Djebar à l’Académie Française en 2006, lors de son retour à Alger en 1962 elle est : le seul professeur [à la faculté d’Alger] à y enseigner l’histoire moderne et contemporaine de l’Algérie. C’est le temps de tous les espoirs. […] Et puis, dès 1963, alors qu’il s’agit simplement, au départ, de réviser les manuels d’histoire et d’oublier un peu « nos ancêtres les Gaulois » qui n’ont pas encore tout à fait disparu des textes proposés aux petits écoliers algériens, la question de la langue, celle des langues se pose. Elle se pose finalement de telle manière - professeur d’histoire, votre enseignement doit être dispensé en arabe - que, comme à Sèvres en 1957, vous refusez. […] Et à cause de cela, pour la langue française, vous quittez l’Algérie. 4 Djebar quitte l’Algérie pour la langue française, affirme Rémy, et il a, en un sens, raison. Pourtant, dans les années 70 elle tournera des films dans sa « langue maternelle » (c’est-à-dire un « arabe des femmes » qu’elle entend dans sa tribu maternelle 5 ), et elle reviendra dans son pays natal pour y enseigner la littérature française et le cinéma. Ce qu’elle cherchait surtout en quittant son poste d’historienne, me semble-t-il, était donc une plus grande liberté qu’elle associait, comme nous le verrons, à une carrière de cinéaste, de dramaturge, de poète et de romancière. Son amour pour la littérature apparaît très tôt : dans son dernier roman, Nulle part dans la maison de mon père, elle se rappelle le moment où, jeune collégienne, elle éprouva un « choc esthétique » en écoutant « L’Invitation au voyage » de Baudelaire, que son professeur de français, Mme Blasi, « soudain muée en prêtresse », lut devant sa classe. « Je fus sans doute la seule fillette - l’« indigène » - à être bouleversée », écrit-elle. Et elle poursuit : Par la suite, ce qui me rassura - sans doute grâce à Baudelaire et à madame Blasi -, ce fut la certitude que, dans ces cours […] il n’y aurait pas […] nous les « indigènes » (pas plus d’une vingtaine de jeunes filles sur deux 3 Assia Djebar, Ces voix…, p. 87. Son premier roman est La Soif. Paris : Julliard, 1957. Andreï Jdanov était un politicien soviétique qui a promu le « réalisme socialiste » à l’époque de Staline. 4 « Réponse de Pierre-Jean Rémy », 22 juin 2006. http : / / www.academie-francaise.fr/ immortels/ index.html. Consulté le 17 décembre 2006. 5 Assia Djebar, Ces voix…, p. 36. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 47 cents internes), différentes des autres, et, d’autre part, les « Européennes » […] Non, pas un monde divisé en deux […]. Cette division existait certes […]. Par contre, je pressentis dès cette année de sixième, dès ce premier poème lancé vers moi par madame Blasi en don de lumière - par son phrasé, sa théâtralisation, sa liturgie -, oui, je compris qu’au-dessus de nous planait un autre univers, que je pourrais l’approcher par les livres à dévorer, par la poésie encore plus sûrement - du moins, quand, inopinément, tel un vol d’oiseau à l’horizon, elle se laisse entrevoir. […] [C]et espace-là devenait soudain un éther miraculeux - zone de nidification de tous les rêves, les miens comme ceux de tant d’autres… 6 Lorsqu’elle reprend enfin sa carrière littéraire en 1980, avec la publication de Femmes d’Alger dans leur appartement, Djebar semble plus sûre de la légitimité de sa présence dans cet « autre univers » (celui de la littérature), davantage persuadée que la vie des femmes, surtout des Algériennes, constitue une préoccupation tout aussi valable que les revendications nationalistes, et que sur ce terrain, l’écriture littéraire offre des possibilités que ni l’historiographie, ni les essais nationalistes, ni les analyses sociologiques ne sont en mesure d’apporter. Cette certitude n’est pourtant pas complète, et des doutes subsistent. Elle écrit dans l’« Ouverture » de Femmes d’Alger : Depuis dix ans au moins - par suite sans doute de mon propre silence, par à-coups, de femme arabe -, je ressens combien parler sur ce terrain devient (sauf pour les porte-parole et les « spécialistes ») d’une façon ou d’une autre une transgression. Ne pas prétendre « parler pour », ou pire « parler sur », à peine parler près de, et si possible tout contre : première des solidarités à assumer pour les quelques femmes arabes qui obtiennent ou acquièrent la liberté de mouvement, du corps et de l’esprit. 7 Même si elle s’attend toujours à ce que ses textes suscitent des réactions négatives, elle prétend ici assumer, à travers son travail, une certaine responsabilité envers d’autres femmes, et elle semble convaincue que son écriture incarne, ou en tout cas devrait chercher à incarner, « la liberté de mouvement, du corps et de l’esprit » qu’elle décrit chez ces femmes. Cependant, l’Ouverture stipule également qu’elle ne veut pas « parler pour » d’autres femmes. Et dans un essai de 1994, intitulé « Écrire, sans nul héritage », elle précise cette idée, en affirmant : « vous ne direz pas « nous », vous ne vous 6 Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père. Paris : Fayard, 2007, p. 102, 107. Elle parle aussi d’une « recherche irrésistible de liturgie » en décrivant le projet qu’elle poursuit dans Le Blanc de l’Algérie. Paris : Albin Michel, 1995, p. 12. 7 Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris : des femmes, 1980, p. 8. 48 Nicholas Harrison cacherez pas, vous femme singulière, derrière la « Femme » ; vous ne serez jamais, ni au début ni à la fin, « porte-parole » 8 . S’agit-il là d’une simple contradiction ? Je ne le crois pas. Il s’agit plutôt d’une tension inhérente au texte littéraire, et à la liberté littéraire dont Djebar se réclame. (Dans l’Avertissement de La Femme sans sépulture, cité au début de cet article, Djebar parle de « liberté romanesque », mais il est évident qu’elle se réclame d’une liberté semblable dans son œuvre poétique et dramatique ; je parlerai donc plutôt d’une « liberté littéraire ».) Cette liberté est liée aux particularités de la dimension référentielle du texte littéraire. Selon Derrida, « Il n’y a pas de littérature sans un rapport suspendu au sens et à la référence. Suspendu, cela veut dire le suspens mais aussi la dépendance, la condition, la conditionnalité » 9 . Cette notion de suspension est à distinguer de toute conception du texte littéraire qui définirait ce dernier comme entièrement irréel et non-référentiel, ou comme entièrement « autonome ». Bien sûr, en principe, dans cet « autre univers » que constitue le texte littéraire un auteur peut donner libre cours à son imagination ; son texte ne « reflète » pas forcément une réalité préexistante, et ne crée pas nécessairement dans l’esprit du lecteur une « réalité », ou même une image cohérente. En pratique cependant l’imagination ne s’avère pas entièrement libre, et comme le fait remarquer Thomas Pavel, [e]n dehors de certains éléments [certains individus, certaines actions…], l’auteur de fiction n’invente pas beaucoup, puisque les qualités du monde fictionnel et les notions abstraites que l’on y trouve sont presque toujours les mêmes que l’on rencontre dans le monde réel. 10 Alors, si le lecteur se laisse porter au-delà des limites d’une fiction, s’il relie un monde romanesque avec la réalité telle qu’il la connaît, ce n’est pas par naïveté, mais parce qu’il saisit les conventions implicites qui régissent le texte littéraire. Comme le souligne Pavel, « les œuvres de fiction, comme les études historiques, sont des projets inférentiels qui incitent le lecteur à lier à des qualités et à des notions abstraites, à un niveau plus ou moins général, les événements et éléments particuliers qui font l’objet de la narration » 11 . La spécificité littéraire résiderait donc, selon Derrida, dans une non-spécificité paradoxale : « la littérature […] est, elle dit, elle fait toujours autre chose, 8 Assia Djebar, Ces voix…, p. 263. 9 Jacques Derrida, Derrida d’ici, Derrida de là, édité par Thomas Dutoit et Philippe Romanski. Paris : Galilée, 2009, p. 267. 10 Thomas G. Pavel, Compte rendu de The Distinction of Fiction par Dorrit Cohn (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1998), Comparative Literature 53.1 (2001), 83-5 : 84. 11 Thomas G. Pavel, ibid, 84. Voir aussi Thomas G. Pavel, Univers de la fiction [1984]. Paris : Seuil, 1988. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 49 autre chose qu’elle-même, elle-même qui d’ailleurs n’est que cela, autre chose qu’elle-même » 12 . Il s’agit là de définitions fort abstraites, et il faut noter en passant que les romans d’Assia Djebar sont aussi très « littéraires » au sens commun du terme : c’est d’abord par leur style, et notamment par le biais de jeux avec les différentes voix narratives et les registres, qu’ils rappellent sans cesse au lecteur qu’ils ne constituent nullement des captations directes de la voix personnelle de l’auteur, ou celle du point de vue d’une Algérienne « représentative », ou d’une porte-parole - ou d’une historienne. Cette abstraction est cependant nécessaire car la définition usuelle du littéraire ne suffit pas à le délimiter. Certains romanciers prônent l’utilisation d’un langage très simple, très peu imagé, un langage qui n’est pas forcément « esthétique »; d’autres basent leurs récits de façon très rigoureuse sur l’Histoire. D’ailleurs, tout historien a de toute façon recours à la fois à son imagination et à certaines structures narratives que l’historiographie partage avec le roman 13 . Donc en fin de compte, rien de proprement textuel ne distingue le littéraire du non-littéraire. Néanmoins, cela ne signifie pas que rien ne les distingue. L’on pourrait imaginer aisément une œuvre littéraire, en partie œuvre de fiction, qui imiterait un livre d’histoire, qui irait jusqu’à fournir des références, des notes de bas de page et une bibliographie, réelle ou imaginaire ; et cette œuvre, même si elle était troublante (pour certains lecteurs) d’un point de vue éthique, et sans légitimité historiographique, serait légitime d’un point de vue littéraire. Ce qui définirait le « littéraire » résiderait alors non pas dans le texte mais dans le rapport entre le texte et le lecteur. Comme l’explique Derrida, même si un phénomène nommé « littérature » est apparu historiquement en Europe, à telle ou telle date, cela ne signifie pas qu’on puisse identifier l’objet littéraire de manière rigoureuse. Cela ne veut pas dire qu’il y ait essence de la littérature. Cela veut même dire le contraire. […] La littérarité n’est pas une essence naturelle, une propriété intrinsèque du texte. Elle est le corrélat d’un rapport intentionnel au texte. 14 Selon cette conception du texte littéraire, celui-ci inviterait l’interprétation, et en même temps résisterait à l’interprétation, ou en tout cas à toute interprétation qui se voudrait définitive - comme celles proposées par les censeurs, ou les critiques « jdanovistes ». 12 Jacques Derrida, Passions. Paris : Galilée, 1993, p. 94. 13 L’historien Hayden White a écrit beaucoup à ce sujet. Son livre le plus récent est The Fiction of Narrative : Essays on History, Literature, and Theory, 1957-2007. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2010. 14 Jacques Derrida, Derrida d’ici…, p. 263, 260. 50 Nicholas Harrison La perception d’un texte comme appartenant à la sphère littéraire impliquerait donc non seulement une certaine indétermination, ou « liberté », référentielle, mais aussi une certaine indépendance par rapport à son éventuel lecteur. Ainsi, le texte littéraire, pour Derrida, existe tel quel dans son rapport à des institutions et des conventions qui « lui assurent en principe le droit de tout dire ». Il continue : La littérature lie ainsi son destin à une certaine non-censure, à l’espace de la liberté démocratique […] Mais cette autorisation de tout dire constitue paradoxalement l’auteur en auteur non responsable devant quiconque, pas même devant soi, de ce que disent et font, par exemple, les personnes ou les personnages de ses œuvres, donc de ce qu’il est censé avoir écrit lui-même. […] Cette autorisation de tout dire […] reconnaît un droit à la non-réponse absolue, là où il ne saurait être question de répondre, de pouvoir ou de devoir répondre. Quelque chose de la littérature aura commencé quand il n’aura pas été possible de décider si, quand je parle de quelque chose, je parle de quelque chose (de la chose même, celle-ci, pour elle-même) ou si je donne un exemple, un exemple de quelque chose ou un exemple du fait que je peux parler de quelque chose, de ma façon de parler de quelque chose, de la possibilité de parler en général de quelque chose en général, ou encore d’écrire cette parole, etc. Par exemple, mettons que je dise « moi », que j’écrive à la première personne ou que j’écrive un texte, comme on dit, « autobiographique ». Personne ne pourra sérieusement me contredire si j’affirme (ou sous-entends par ellipse, sans le thématiser) que je n’écris pas un texte « autobiographique » mais un texte sur l’autobiographie dont ce texte-ci est un exemple. Personne ne pourra sérieusement me contredire si je dis (ou sous-entends, etc.) que je n’écris pas sur moi mais sur « moi », sur un moi quelconque ou sur le moi en général, en proposant un exemple : je ne suis qu’un exemple ou je suis exemplaire. 15 Si Derrida choisit l’autobiographie comme illustration de l’exemplarité vacillante qui caractériserait tout texte littéraire, c’est sans doute parce qu’il s’agit d’un genre de texte qui serait justement, selon certaines définitions, historique plutôt que fictionnel. Pour Philippe Lejeune, dont les travaux théoriques sur l’autobiographie sont bien connus, ce qui définit l’autobiographie est le « pacte autobiographique », c’est-à-dire : l’engagement que prend un auteur de raconter directement sa vie (ou une partie, ou un aspect de sa vie) dans un esprit de vérité. Le pacte autobiographique s’oppose au pacte de fiction. Quelqu’un qui vous propose un roman (même s’il est inspiré de sa vie) ne vous demande pas de croire pour de bon à ce qu’il raconte : mais simplement de jouer à y croire. 15 Jacques Derrida, Passions, p. 64, 66-8, 89-90. Voir aussi Derrida d’ici…, p. 257. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 51 L’autobiographe, lui, vous promet que ce que qu’il va vous dire est vrai, ou, du moins, est ce qu’il croit vrai. Il se comporte comme un historien ou un journaliste, avec la différence que le sujet sur lequel il promet de donner une information vraie, c’est lui-même. Si vous, lecteur, vous jugez que l’autobiographe cache ou altère une partie de la vérité, vous pourrez penser qu’il ment. En revanche il est impossible de dire qu’un romancier ment : cela n’a aucun sens, puisqu’il ne s’est pas engagé à vous dire la vérité. Vous pouvez juger ce qu’il raconte vraisemblable ou invraisemblable, cohérent ou incohérent, bon ou mauvais, etc., mais cela échappe à la distinction du vrai et du faux. 16 Ces deux citations permettent, me semble-t-il, d’éclaircir plusieurs aspects de l’œuvre de Djebar et son rapport à l’histoire. J’ai noté au début de cet article qu’en termes généraux, l’autobiographie est un genre qu’il serait possible de situer entre les deux pôles du romanesque et de l’historique. Et l’autobiographie, comme toute œuvre biographique, offre la possibilité de capter ce qui échappe parfois à l’historiographie traditionnelle : le quotidien, l’intime et aussi peut-être le féminin ; l’« air de flûte », peut-être, pour reprendre une expression de Djebar, plutôt que le battement des tambours. À ce niveau-là, comme l’indique Lejeune, l’autonarration implique (et je reprends une autre expression de Djebar déjà citée plus haut) « un souci de fidélité historique » ; mais il se trouve miné, presque inévitablement, par les lacunes de la mémoire, l’influence de la fantaisie et des fantasmes, les risques et les plaisirs de l’égocentrisme, et les exigences de la forme narrative. Djebar, il est clair, investit toutes ces dimensions lorsqu’elle s’adonne au projet autobiographique, et par moments elle invite explicitement des lectures « biographisantes ». Peu après la publication de L’Amour, la fantasia, où elle mêle Histoire et autonarration, Djebar explique, par exemple, qu’il s’agit d’un roman « semi-autobiographique », ou même « ouvertement autobiographique » ; un peu plus tard, en 1995, elle décrit Vaste est la prison comme « le plus autobiographique, sans doute » de ses romans 17 . On pourrait en dire autant de Nulle part dans la maison de mon père : d’après la quatrième de couverture de l’édition Fayard 18 : 16 Philippe Lejeune, « Qu’est-ce que le pacte autobiographique ? », 2006. http : / / www. autopacte.org/ pacte_autobiographique.html. Consulté le 19 février 2010. C’est moi qui souligne. Ce texte renvoie à ses œuvres Le Pacte autobiographique (Paris : Seuil, 1975) et Signes de vie, Le Pacte autobiographique 2 (Paris : Seuil, 2005). 17 Assia Djebar, Ces voix…, p. 44, 51, 207. Vaste est la prison. Paris : Albin Michel, 1995. 18 Celle de l’édition Actes Sud de 2010 est encore plus catégorique : « Pour la première fois dans son œuvre, Assia Djebar compose un roman autobiographique qui éclaire son identité de femme et d’écrivain ». 52 Nicholas Harrison Après plusieurs fresques historiques évoquant l’Algérie, Djebar s’abandonne à un flux de mémoire intimiste, nous donne son livre le plus personnel. Elle ressuscite avec émotion, lucidité et pudeur la trace d’une histoire individuelle dont l’ombre projetée n’est autre que celle de son peuple. Selon cette description, l’autobiographie serait une façon privilégiée de parler de soi-même, d’éviter de parler explicitement au nom des autres, et d’insérer le récit dans une Histoire, au sens large. Il faut noter pourtant que Djebar semble éprouver à l’égard de l’idée d’autobiographie une certaine méfiance. En 1986 déjà, elle faisait preuve d’une ironie légère à l’encontre du « « pacte autobiographique » cher à Philippe Lejeune » 19 . Dans les deux discours de l’Académie Française de 2006, qui résument en quelque sorte sa carrière, le mot « autobiographie » n’apparaît pas. Et dans Nulle part dans la maison de mon père, elle écrit carrément : « Il ne s’agit point ici d’autobiographie, c’est-à-dire d’un déroulé chronologique ; justement, pas de chronologie ordonnée après coup ! ». Un peu plus loin, elle rabaisse l’autobiographie, la qualifiant de « succédané « laïcisé » de la confession en littérature d’Occident » 20 . Pourquoi ce ton de dénigrement ? D’abord, parce que Djebar est tout à fait consciente des défaillances éventuelles de sa mémoire et du peu de fiabilité de ses perceptions, à tel point qu’elle présente ses récits moins comme fondamentalement historiques (quoique lacunaires), que foncièrement lacunaires et suspects. 21 Elle se demande si, jeune fille, elle était « aveugle à moi-même, malgré un regard tourné en dedans » 22 . Deuxièmement, comme Derrida elle se méfie des « identifications qui permettent l’autobiographie apaisée, les « mémoires » au sens classique » 23 . Elle ajoute qu’ « En lettres arabes - pour ne rester qu’avec les maîtres de mon « Occident » -, l’autobiographie des grands auteurs - Ibn Arabi l’Andalou, Ibn Khaldoun le Maghrébin », au lieu d’équivaloir à une confession, « devient un itinéraire spirituel ou intellectuel » 24 . Finalement, si Djebar cherche à éviter l’étiquette d’autobiographie, même au sens plus 19 Assia Djebar, Ces voix…, p. 121, 123. 20 Assia Djebar, Nulle part…, p. 239, 402. Voir aussi Ces voix, p. 110. 21 D’ailleurs, à mon avis elle se montre encore plus pessimiste dans ses derniers romans, notamment La Disparition de la langue française (Paris : Albin Michel, 2003), par rapport au rôle que peut jouer la fiction ou l’autobiographie lorsqu’il s’agit de « combler les lacunes historiographiques » ou mémorielles. Nous acceptons tous que l’on ne se souvient pas de tout ; mais il est plus difficile d’accepter que ce qu’on oublie est parfois le plus important, ou encore d’admettre que le fait de ramener des souvenirs enfouis à la surface n’est pas toujours bénéfique. 22 Assia Djebar, Nulle part…, p. 240. 23 Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre. Paris : Galilée, 1996, p. 57. 24 Assia Djebar, Nulle part…, p. 402. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 53 large et moins « occidental » du terme, c’est surtout parce qu’elle s’emploie à doter ses écrits de cette liberté propre au domaine littéraire. Sans vouloir rejeter entièrement les descriptions « biographisantes » citées plus haut, je voudrais cependant souligner l’idée que dès qu’un lecteur considère les textes « autobiographiques » de Djebar comme littéraires au sens que Derrida donne à ce terme, le « pacte » dont parle Lejeune, et qui ferait de toute autobiographe une « autohistorienne », est rompu. Cela ne veut pas dire que le lecteur suppose que tout, ou quoi que ce soit d’ailleurs, dans le texte soit fictionnel, au sens d’inventé, ni qu’il peut s’empêcher de se poser des questions (et/ ou de faire des suppositions) sur ce qui est vrai et ce qui est faux ; mais qu’il accepte que l’écrivain/ e a le droit de « fictionner », d’inventer ou de déformer la réalité selon ses propres désirs. Selon la définition qu’offre le Petit Robert (définition que je trouve étrangement poétique et normative), un roman, au sens moderne, est une « œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures ». Mais selon la logique du « littéraire », les personnages ne sont pas vraiment donnés comme réels ; et ils risquent par nature de dériver vers le fictionnel, même quand il s’agit de personnages historiques. Qui plus est, comme nous l’avons déjà indiqué, toute assurance qu’offre le texte de sa propre historicité ou de sa qualité autobiographique peut faire partie de la fiction qu’il met en place. Cette liberté par rapport à la réalité objective, ce « droit » de « tout dire », a un statut précaire. « Le lecteur » dont je viens de parler est encore une abstraction ; beaucoup de lecteurs réels n’accepteraient pas, même en principe, le genre de mobilité ou de régression que décrit Derrida (« Personne ne pourra sérieusement me contredire si je dis […] que je n’écris pas sur moi mais sur « moi », etc.). Inversement, un texte en soi ne peut pas contraindre le lecteur à lire de façon « littéraire », c’est-à-dire en respectant la façon dont l’institution littéraire « suspend » le processus référentiel. Selon Derrida, comme nous l’avons vu, une telle institution émerge « en Europe » à un moment donné dans l’Histoire. Sans prétendre aborder de façon approfondie la question de l’étendue historico-géographique de cette « institutionnalisation » du littéraire, je noterai simplement que la « liberté littéraire » est loin d’être universelle, même dans les pays « occidentaux » où la littérature a acquis, au cours du vingtième siècle, une très grande liberté sur le plan juridique, et que cette liberté n’a pas le même fondement institutionnel dans d’autres régions du monde. L’affaire des Versets sataniques de Salman Rushdie l’illustre de façon assez claire : même si entraient en jeu de manière importante des facteurs liés aux politiques iranienne et internationale, cette affaire s’explique en partie par le fait que les conventions de lecture littéraire dont nous parlons n’avaient pas cours pour ceux qui ont condamné le livre. 54 Nicholas Harrison Rushdie a affirmé à un certain moment de sa carrière que pour lui, la fiction comblait « a God-shaped hole » (un vide/ un trou en forme de Dieu), sentiment qui a une grande résonance pour beaucoup de ses lecteurs « occidentaux » (il rappelle aussi la « liturgie » baudelairienne décrite par Djebar) ; mais cette idée, comme le note Richard Webster, serait incompréhensible pour une grande proportion de la population mondiale 25 . Ceux qui ont brûlé le livre de Rushdie avaient sans doute bien compris, en revanche, que ce livre existe quelque part entre roman et histoire ; mais en dehors de l’institution littéraire ce statut équivoque, plutôt que de le situer dans le « lieu du nonlieu » que serait la littérature selon Djebar (expression dont l’aspect judiciaire est donc à souligner 26 ), n’a fait qu’aggraver sa culpabilité à leurs yeux. Djebar, à l’époque de l’affaire Rushdie, a signé un texte dans l’ouvrage collectif Pour Rushdie : Cent intellectuels arabes et musulmans pour la liberté d’expression, où elle constate que Rushdie est « le plus vulnérable d’entre nous - nous, écrivains nés musulmans », qu’il écrit « comme une femme de condition musulmane », et que « son écriture, placée sous le signe de la totale liberté et du flamboiement de l’intelligence, acquiert désormais quelque chose de plus grave, de plus grand » 27 . Autrement dit, il semble que les réactions violentes des opposants de Salman Rushdie l’ont convaincue de l’importance du travail de ce dernier, et du fait qu’il cherchait à dépasser certains tabous du monde musulman (ou en tout cas d’une partie du monde musulman). Et Djebar s’identifie à cette ambition : si elle parle de la « violence de l’autobiographie », c’est surtout par rapport à la réputation de pratique honteuse, impudique - surtout pour une femme - que ce genre a aux yeux de certains de ses compatriotes 28 . Cela m’amène à faire deux conclusions sur le rôle du critique face à la question du statut autobiographique / historique / littéraire des textes de Djebar. Si ces deux conclusions risquent de paraître contradictoires, cela s’explique par l’ambivalence non seulement de cette « suspension » qui éloigne ces textes de l’Histoire (ou, plus précisément, de l’historiographie) mais aussi de ce « tout dire » auquel Derrida associe la liberté littéraire. « Tout dire » implique d’abord la totalité, l’exhaustivité. D’autre part, et peut-être surtout, cette expression suppose l’excès. On a l’impression de « tout dire » non pas au moment où l’on dit tout - tâche infinie et donc impossible - mais au moment où l’on dit ce que l’on n’est pas censé dire, où est dit le secret, l’obscène, l’interdit, ce qui était supposé indicible. Si l’on 25 Salman Rushdie, The Observer, 22 janvier 1989 ; cité par Richard Webster, A Brief History of Blasphemy : Liberalism, Censorship and the ‘Satanic Verses’. Southwold : Orwell Press, 1990, p. 54. 26 Assia Djebar, Ces voix…, p. 194. 27 Pour Rushdie… Paris : La Découverte et al., 1993, p. 125, 124. 28 Assia Djebar, Ces voix…, p. 106. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 55 poursuit ce « tout », « ce que l’on n’est pas censé dire » devient justement ce que l’on est censé dire, puisque ce geste fournit, au moins en apparence, la garantie que des limites ont été transgressées 29 . Or cette garantie, on le voit bien, n’est qu’apparente et fictive, prise dans une spirale de conventions ; une orthodoxie peut en cacher une autre. Cela n’empêche pourtant pas que la transgression puisse être vécue comme telle par celui ou celle qui en est l’auteur, ou encore qu’elle soit définie comme telle par ceux qui en sont les témoins. L’une des responsabilités des critiques serait donc de chercher à comprendre ce que certains textes littéraires peuvent faire pour tracer ou étendre les limites du champ du « dicible », ou du déjà dit, dans des conditions historiques précises. Il s’agirait de situer le texte dans son ou ses contexte(s), afin de saisir ce qu’il contient de transgressif, et/ ou quels frontières et tabous il cherche à dépasser. Dans le cas de Djebar, il s’agirait de comprendre son rapport au statut de l’Algérienne et de la musulmane (en Algérie, mais aussi en France et ailleurs), son rapport à l’histoire et l’historiographie algériennes et françaises, à l’idéologie impérialiste, etc. Tout cela entraîne pourtant une certaine « responsabilisation » du texte littéraire, tandis que, selon Derrida, l’écrivain « doit parfois revendiquer une certaine irresponsabilité, du moins au regard de pouvoirs idéologiques, de type jdanovien, par exemple, qui tentent de le rappeler à des responsabilités très déterminées devant des corps sociaux-politiques ou idéologiques » 30 . Derrida a fait ce commentaire à l’occasion de la signature d’une pétition de soutien pour Salman Rushdie lors de l’affaire des Versets sataniques, et il explique sa méfiance face à l’idée exprimée par cette pétition, selon laquelle la littérature aurait (toujours, partout, par définition) une « fonction critique ». Une deuxième responsabilité du critique serait donc envers cette liberté abstraite du texte littéraire, liberté qui lui permet de tout dire, y compris ce qui ne semble promouvoir aucun programme politique, transgressif ou non, et ce qui déforme l’Histoire. Pour un spécialiste des littératures dites « francophones », ce deuxième aspect de la liberté littéraire est peut-être plus difficile à admettre. Souvent, ceux qui s’intéressent à ces littératures concentrent leur attention justement 29 Je ne peux pas considérer ici de façon sérieuse et poussée l’histoire de cette idée, mais je noterais qu’elle est à la base de la « règle fondamentale » de la psychanalyse freudienne, où l’association « libre » finit inévitablement par conduire au domaine sexuel qui était a priori défini ou connoté comme caché, comme « le secret », pour reprendre une expression de Foucault (Michel Foucault, Histoire de la sexualité I : La Volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976, p. 49). On retrouve cette idée également dans la confession catholique, pratique liée, comme l’a noté Djebar, à celle de l’autobiographie « occidentale ». 30 Derrida d’ici…, p. 258. 56 Nicholas Harrison sur leur dimension « critique » et leurs aspects politique, sociologique et historique. Mais Djebar a sans doute raison quand elle dit vouloir s’éloigner d’ « une certaine critique qui, le domaine féminin sitôt approché, se contente de commentaires ou sociologiques ou biographiques, recréant ainsi à sa manière un harem pseudo-littéraire » 31 . En fin de compte, à ce niveau-là, ce qui emprisonnerait l’écrivaine serait donc le refus, de la part de certains lecteurs, dont certains critiques, de reconnaître la « suspension » du processus référentiel, et la liberté qui s’y associe. Le problème, autrement dit, serait cette tendance à faire du roman un texte qui serait, sans ambiguïté, (auto)biographique et/ ou historique. 31 Assia Djebar, Ces voix…, 224, 85-6. Cette métaphore provocatrice se trouve dans la section de Ces voix intitulée « Ecriture francophone au féminin » : ce qui semble indiquer que les pressions sociologisantes et biographisantes, les pressions anti-littéraires subies souvent par l’écriture des femmes, touchent également tout texte/ auteur qualifié de « francophone ».
