eJournals Oeuvres et Critiques 36/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2011
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Palimpseste et métafiction historiographique

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2011
Bernadette Cailler
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Palimpseste et métafiction historiographique : une lecture d’Un Dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau Bernadette Cailler […] elle le fit entrer […] dans un de ces vieux cachots à demi enterrés qui avaient servi à mater les récalcitrants : ils plongèrent à quatre pattes dans son abîme. […] Anatolie chuchotait que tout le monde avait oublié […]. Liberté dit que les femmes n’oubliaient pas. […] C’est à partir de ce trou débondé que déferla sur nous la foule des mémoires et des oublis tressés, sous quoi nous peinons à recomposer nous ne savons quelle histoire débitée en morceaux. Edouard Glissant, La Case du commandeur. Comme ces peuples réfugiés dans une pierre, je vais aboutir à quelques os perdus au fond de ces Grands-bois. Patrick Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse. Avec un entre-dire d’Edouard Glissant 1 . Bien que la couverture du livre de Patrick Chamoiseau annonce un « roman », la complexité de ce texte est telle qu’essayer d’en définir le genre mènerait sans doute à de piètres résultats. Dépliant les strates multiples de ce patchwork exigeant, audacieux, et parfois sibyllin, tout lecteur patient découvrira ici une créativité vivante, à l’œuvre. Invitée à suivre le récit premier d’un dimanche passé à La Sainte Famille, une institution pour orphelins et enfants maltraités située aujourd’hui sur les terres où, autrefois, se tenait l’Habitation Gaschette, en Martinique 2 , peu à peu, la lectrice est amenée à découvrir de multiples structures, comme 1 Patrick Chamoiseau, Un Dimanche au cachot. Paris : Gallimard, 2007 - 14 e prix RFO, 2008 ; Edouard Glissant, La Case du commandeur. Paris : Seuil, 1981, p. 124-126 ; Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse. Avec un entre-dire d’Edouard Glissant. Paris : Gallimard, 1997, p. 135. Indiqués dans la suite du texte par Dimanche, La Case et L’Esclave. A noter : dans L’Esclave, la figure du « vieil homme », personnage important de Dimanche, est centrale. 2 La Sainte Famille existe (italiques dans le texte). On trouvera son adresse sur l’internet. 58 Bernadette Cailler l’archéologue explore, devine, pierres sous pierres, un monde sous un autre. Sans peine, cette lectrice accepte bientôt ces mots du narrateur : « Dans la beauté du lieu, sous l’éclat de la pluie, je perçois le terrible palimpseste » (Dimanche, 30). Dans Dimanche, une telle architecture - celle, donc, du palimpseste - fonctionne à bien des niveaux : temporel, thématique, structurel, formel, stylistique, symbolique, historique (traditions littéraires incluses) et, enfin, au niveau philosophique, lieu d’une rencontre possible entre esthétique et éthique. Par manque d’espace, je ne ferai qu’évoquer ici les traits les plus évidents de ce palimpseste dans leurs liens aux temps, thèmes, personnages, intrigues. Je me concentrerai sur des niveaux intertextuels variés et quelque peu complexes, comme je les vois ici se développer, dans une version certes particulière à Chamoiseau de l’écriture postmoderniste. Celle-ci, je voudrais rapidement le souligner, inclut sans doute tous les procédés de l’écriture moderniste, revisités, surtout, par l’ironie dont, en fin de parcours, je tenterai d’analyser quelques dimensions telles qu’elles se manifestent dans l’œuvre 3 . Enfin, un travail plus complet, je le mentionnais plus haut, devrait inclure des commentaires sur l’ensemble du discours philosophique qui, imprégnant le texte tout entier, l’enveloppant, révèle une méditation partout présente sur la « beauté » en ses relations à l’art et à la vie. Et ici, le personnage nommé « le visiteur », qui se révèle, en fin de récit, être une incarnation textuelle de Victor Schœlcher, devrait peser d’un grand poids 4 . La page externe de l’édifice offre l’histoire créée par les efforts du narrateur de s’approcher de Caroline, l’une des enfants de l’institution. Aliénée du monde qui l’entoure, celle-ci, une fois encore, a, ce dimanche, trouvé refuge dans une vieille cellule de pierre, peut-être l’ancien cachot de la Plantation. Là, le narrateur essaie de lui parler 5 . Sous cette page se dessine alors un autre 3 Tout lecteur quelque peu expérimenté, je pense, ne pourra que s’approcher avec quelque scepticisme des termes mis à la mode par le monde universitaire. Pour dire les choses rapidement, nous savons que les siècles passés abondent en œuvres « modernistes » et « postmodernistes » : d’ailleurs, l’art n’est-il pas toujours « moderne », et donc, « postmoderne », par rapport aux productions qui précèdent ? Cependant, pour une discussion rapide et efficace de termes tels que « moderne », « realisme », « modernisme », et « postmodernisme », voir l’article d’Anne Fauré, « Le Modernisme ». La Clé des Langues (Lyon : ENS LYON/ DGESCO). ISSN 2107-7029. Mis à jour le 16 juin 2009. « http : / / cle.ens-lyon. fr/ 1194520212064/ 0/ fiche_article/ ». 4 A paraître : « Le Personnage historique en littérature antillaise : la question du genre (Delgrès, Schœlcher, L’Oubliée …) ». 5 A noter, la richesse évocatrice du mot « cachot » : 1) il suggère un endroit où une personne est cachée. 2) En France, les cachots des vieux châteaux s’appelaient souvent « oubliettes ». 3) Ce terme fait aussi penser - dimension également intéressante dans le contexte de l’œuvre de Chamoiseau - à un endroit sombre, Palimpseste et métafiction historiographique 59 dimanche, dimanche lointain, apparu, comme le laisse entendre ce narrateur, par la magie de leurs deux regards « jumeaux » : au centre de la vision, la figure de « L’Oubliée ». L’Oubliée était/ est une jeune esclave qui, à un moment de son histoire à elle, se retrouve emprisonnée dans le cachot de la Plantation ; cette jeune esclave est douée d’une endurance, d’une dignité remarquables, et de grands talents de thérapeute. Au nom donné par sa communauté - dû au peu d’affection reçue des siens, y compris de la part de sa mère - s’ajoutent, suggère le narrateur, ceux de Carole… ou Caroline, dont la nomment les Blancs de la Plantation. Parfois, L’Oubliée se confond dans la vision de ce narrateur avec la figure de la petite Caroline d’aujourd’hui. En fait, celle-ci devient une sorte de double, personnage-sœur de la jeune esclave. Tout au long de la journée, le narrateur s’attache à garder le contact avec cette fillette absente, blessée, dans l’espoir de provoquer en elle une sorte de réveil, peut-être un début de guérison, en la conduisant, ainsi que lui-même et la lectrice, dans un dédale de lieux et rencontres inouïs, inattendus, images d’un au-delà du monde, fragments d’un passé imaginé. Voyant se déplier et s’agrandir le rêve tout au long de ce dimanche, la lectrice voit donc peu à peu ce refuge de pierre devenir la matrice d’un processus visionnaire, quoique non prophétique, pour toutes les parties engagées dans les méandres d’un long récit en train d’émerger, morceau après morceau. Nouées à l’intérieur des chapitres du livre et de leurs en-têtes respectifs, qui indiquent les moments variés de la journée - celle d’aujourd’hui ou celle d’un passé lointain -, surgissent les éruptions de mini-récits. Que le lecteur, la lectrice veuille bien s’attacher à relier tous ces fragments de l’histoire, séries de sujets, personnages, événements, lieux, objets, animaux, plantes, situations, etc., à première vue sans liens serrés, ni même évidents, seront alors mises à jour d’autres structures du palimpseste, au cœur de la triade formée par le narrateur, Caroline, et L’Oubliée. Ces manipulations constantes du temps et de l’espace traceront donc la voie d’un long voyage dramatique, non dépourvu de suspense, entre passé et présent, histoire et légende, perceptions ordinaires et extraordinaires, rêves et souvenirs, tout en incitant chacun et tous à réfléchir à des types variés, ou des types possibles, d’activité littéraire. Essayant de proposer quelques suggestions en ce qui concerne les liens du texte de Chamoiseau à l’écriture postmoderniste, dans les limites des dans une maison, où un enfant pourrait être isolé par punition. 4) Quand il fait référence à l’Habitation décadente, étouffante, envahie par la rouille, les rats, les fourmis, avec ses bâtiments et installations vétustes, l’un des personnages les plus importants du livre, le vendeur de porcelaine, aussi appelé « le visiteur », use du mot « oubliette » (141). Il vaut de mentionner que, dans la vraie vie, Chamoiseau est diplômé en Droit et Sciences Economiques, et a travaillé pour des Tribunaux Juvéniles. Dans le livre, le narrateur se donne aussi le qualificatif d’« éducateur ». 60 Bernadette Cailler paramètres où se situe la présente analyse, on trouvera utile, je crois, la description faite par Linda Hutcheon de ce qu’elle nomme « la métafiction historiographique ». Il serait cependant peu prudent, peu sage sans doute, de voir en Hutcheon un manuel de recettes toutes prêtes, dans l’acte ardu de lire un esprit aussi libre que l’est Chamoiseau 6 . On peut d’ailleurs se demander si les notions d’« intertextualité parodique » et, encore plus précisément, d’« interdiscursivité » étudiées par Hutcheon, ne dépassent pas largement le cadre des écritures dites postmodernistes, au sens où tout lecteur de fiction, tôt ou tard, certes, en viendra bel et bien à déchiffrer des palimpsestes, ceux-ci incluant souvent l’usage plus ou moins camouflé, et parfois ironique, de maints « textes fondateurs ». L’ouvrage de Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, reste ici une référence et un outil de poids. Par ailleurs, comme Cilas Kemedjio le rappelle dans un article publié en 2002, l’étude des réseaux intertextuels qui sillonnent les littératures de la Caraïbe n’est aucunement un sujet nouveau 7 . Par rapport à Chamoiseau, Kemedjio cite un passage de la première section d’Ecrire en pays dominé 8 (livre qui, dans l’ensemble, pourra se lire comme une sorte d’autobiographie intellectuelle) dans laquelle, lui, Chamoiseau, déclare avoir eu dans ses jeunes années une perception du monde largement fondée sur « une construction occidentale » (44). A vrai dire, les écrits de Chamoiseau révèlent depuis longtemps des relations complexes et subtiles à la fois aux textes canoniques (occidentaux) et à d’autres sortes de textes (ma mise en relief), souvent eux-mêmes hautement ambigus par rapport au « canon », en particulier ceux écrits dans des langues d’origine européenne, y compris des textes d’auteurs caribéens qui entourent l’écrivain ou qui l’ont précédé, ou encore textes d’auteurs originaires de régions variées du monde et, au besoin, lus en traduction. Il se peut que de telles caractéristiques soient de plus en plus visibles dans les écrits de Chamoiseau, bien qu’elles aient été 6 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism. History, Theory, Fiction. New York and London : Routledge, 1988. Voir ainsi, entre autres passages : p. 128-130, 146, 189. 7 Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré. Paris : Seuil, 1982. Dans le livre qu’il a consacré à l’œuvre de V.Y. Mudimbe et, bien sûr, faisant une référence à Genette, Justin K. Bisanswa ouvre une discussion intéressante sur le roman africain, voyant chez Mudimbe un renouvellement de techniques et déclarant : « Avec lui le roman devient un palimpseste … », etc. Le débat vaut la peine d’être suivi : Justin Bisanswa, Conflit de mémoires. V. Y. Mudimbe et la traversée des signes. Frankfurt : IKO - Verlag für Interkulturelle Kommunikation, 2000, p. 9-10, et la suite. Voir aussi : Cilas Kemedjio, « Founding-Ancestors and Intertextuality in Francophone Caribbean Literature and Criticism », Research in African Literatures 33. 2 (Summer 2002) : p. 210-229. 8 Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé. Paris : Gallimard, 1997. Désormais : Ecrire. Palimpseste et métafiction historiographique 61 certes évidentes déjà dans la vaste Sentimenthèque (Ecrire) dont parle Kemedjio. De plus, bien sûr, l’intérêt de l’écrivain pour « l’oraliture », ainsi que pour des travaux d’ordre artistique autres que le travail littéraire n’est pas un aspect négligeable de la créativité dynamique qui l’anime, d’une œuvre à l’autre. J’ajoute que pour des raisons historiques précises bien connues et par son cadre géographique somme toute restreint, le roman antillais contemporain me semble offrir un terrain d’étude moins problématique que l’immense roman africain de langue française, quels que soient les talents de ses analystes. Un auteur comme Chamoiseau a d’ailleurs amplement su méditer les idées glissantiennes concernant le Roman des Amériques, un roman qui dut faire son « irruption dans la modernité » privé des longues étapes traversées par les littératures européennes 9 . L’un des aspects les plus frappants et aussi les plus vivifiants de l’écriture de Chamoiseau se révèle justement dans l’alliage entre des modes de dire pré-modernes, au sens européen du terme, à savoir, je l’évoquais plus haut, et pour dire les choses rapidement, la parole du Conteur, et des techniques d’écriture témoignant d’une familiarité extrême avec maintes pages de fiction écrites en bien des langues, qu’il s’agisse d’œuvres du passé, du présent, écritures avant-gardistes ou non, y compris, dans Dimanche, en particulier, l’attrait évident pour le fantastique. J’aimerais ajouter rapidement que je ne vois pas comment ces entremêlements complexes auraient pu être, pourraient être évités ; et ceci, certainement pas seulement dans le contexte caribéen. De tels entremêlements font partie des H(h)istoires humaines 10 , passées et présentes, encore que, évidemment, le degré de tragicité attaché à tel ou tel développement historique, culturel soit une question immense et des plus importantes, clairement reliée, de surcroît, à celle des entremêlements. Je me permets de surcroît d’ouvrir ici une parenthèse rapide que je crois importante : toute trace d’oraliture dans le roman antillais de langue française est de toute façon engagée dans une certaine modernité, une autre sorte de modernité étant évidemment présente dans les écrits en langue créole (ceux, par exemple, bien connus de Raphaël Confiant). Et il y aurait, 9 Edouard Glissant, Le Discours antillais. Paris : Seuil, 1981, p. 254-258. 10 Dans mon livre sur Glissant qui, dans une large mesure, est une longue méditation sur les rapports entre Histoire, Fiction, Temps, et Mémoire, je me suis expliquée sur l’orthographe adoptée : H(h)istoire. Voir Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue. Edouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1988, p. 104, note 84 : « Histoire (celle des historiens) ; histoire, au triple sens qu’envisage Genette dans son ‘Discours du récit’ : histoire, signifié, contenu narratif, plus ou moins en rapport du point de vue ‘événementiel’ avec l’Histoire ; récit proprement dit, signifiant, énoncé, discours ou texte narratif ; narration, l’acte narratif producteur (équivalent dans la poétique, je crois, de ce que Benvéniste appellerait énonciation). Voir Genette, Figures III, 72 ». 62 Bernadette Cailler nul doute, de longues études à accomplir en ce qui concerne la modernité de textes en langues africaines (ainsi, les textes en tshiluba de Pius Ngandu Nkashama) ; domaines où cette lectrice est absolument incompétente. J’en arrive donc maintenant à cerner quelques éléments intertextuels entrelacés dans cette œuvre de Chamoiseau. a) Au niveau le plus simple de ce réseau intertextuel, les digressions concernant d’autres textes, écrivains, penseurs, artistes, etc., dans Dimanche, constitueront des métatextes qui, selon le regard que chaque lecteur pourra y porter, paraîtront favoriser le déchiffrement, ou en interrompre le cours sans grande raison. Pour ceux des lecteurs qui apprécieront cette technique, en premier lieu, il deviendra clair que les nombreux personnages (personae) qui s’attachent au narrateur font intégralement partie de ce réseau intertextuel/ métatextuel ; et deuxièmement, que dans cette sorte de roman, il se pourrait bien qu’établir des frontières entre texte/ récit, intertexte, et métatexte soit une route sans issue 11 . La première posture évidente de ce narrateur est celle du narrateur fidèle à son personnage quotidien, lequel, comme on le sait, se trouve être éducateur et travailleur social. Toute la journée, celui-ci reçoit des messages sur son portable, messages envoyés par Sylvain, le directeur de l’institution qui, très inquiet de l’état de Caroline, avait requis son aide 12 . Cependant, ce narrateur, comme locuteur mais aussi comme « moi » (122), se dissocie souvent de l’éducateur et, de plus, ajoute maints clins d’œil ironiques, sarcastiques même, à l’écrivain. A son tour, l’écrivain, comme lecteur (133) - lecteur de beaucoup d’autres textes qui ont précédé les siens ou ceux qui les entourent, et même lecteur de ceux des siens propres écrits avant Dimanche, ainsi que du texte en train d’être écrit - fait d’innombrables digressions concernant ses nombreuses rencontres avec d’autres écrivains, artistes, penseurs, historiens, politiciens, militants, etc. (voir b) ci-dessous). « Lecteur » est ici un terme particulièrement lourd de sens, car, chaque fois que le mot apparaît sur la page, vous et moi, lecteurs, sommes entraînés dans les pensées et commentaires de « l’autre » écrivain/ lecteur dans une sorte de complicité imparable. En fait, dans la troisième section (« En-midi »), en addition à cette structure tripartite : éducateur/ écrivain/ lecteur, ce même narrateur suggère avec humour pas mal d’autres rôles potentiels qu’il s’assigne à lui-même, ainsi : « le musicien raté, le juriste réticent, le gourmand compulsif, le peintre-sculpteur échoué, le Marqueur de Paroles, le jardinier en herbe, journaliste bénévole, con- 11 Une note de Glissant dans Le Discours antillais me revient ici en mémoire : « Le roman ni le poème ne sont s’il se trouve nos genres. Autre chose est peut-être à venir » (p. 199, note 8). 12 Le livre est dédié à « Mimi et Sylvain Marc. Et pour tous les enfants de la Sainte Famille » (ainsi qu’à quelques autres personnes). Palimpseste et métafiction historiographique 63 férencier, militant écolo … […] » (133 - italiques dans le texte). Et pourtant, dans l’avant-dernière section (« En-nuit »), lui, le narrateur, explique qu’à la fin de ce dimanche, il s’en était venu à comprendre que seulement « ce désir d’aider une enfant sans trop savoir comment » (282), l’avait poussé à concevoir toute l’histoire. Pour ce combat, à nouveau, il remercie « le Guerrier de l’Imaginaire », cette partie de lui-même qui, parfois, le presse à abandonner tous ses autres soi-même, soi-même adonnés à tant de batailles engagées sous un nom ou l’autre, un masque ou l’autre, ou à partir d’une expérience de vie ou l’autre (23, 282-283, 316-317) : […] ce dimanche de L’Oubliée avait été bredouillé. J’avais parlé avec la cacarelle qui me tordait, les angoisses, les frissons et les doutes. Je n’avais jamais eu que rarement la voix claire. C’était une non-histoire. J’avais seulement incarné dans ce cachot la douloureuse liberté que L’Oubliée était forcée de s’inventer. Sechou, le Maître, L’Oubliée, le visiteur, le lecteur, l’écrivain, l’éducateur, je les avais laissés me traverser en plusieurs mailles avec l’aide de mon spectre Guerrier. b) En plus de ces éléments de base, il semblerait que quatre autres niveaux intertextuels majeurs soient en jeu dans le texte de Chamoiseau. b 1) Dimanche contient des allusions implicites à des comptes rendus antérieurs portant sur les époques esclavagistes et post-esclavagistes au Nouveau Monde. Par exemple, quelques passages présentent les noms variés donnés aux gens selon leurs couleurs de peau (24-26 et ailleurs). En ce qui concerne la figure du cachot, les lecteurs de Glissant se rappelleront que, dans La Case, Anatolie Celat commence à « percevoir » le passé lorsque, guidé par son initiatrice, Liberté Melchior, il pénètre dans un vieux cachot de Plantation où il apprend de la bouche de Liberté que « […] le passé comme l’avenir étaient tout entiers dans ce rond de cachot ». (124-126 - Voir la citation un peu plus longue présentée en exergue à cette étude). Et bien sûr, l’on sait que le marronnage, thème majeur dans Dimanche, est un thème central dans la fiction glissantienne, avec de puissantes figures symboliques au cœur des récits, ainsi le chien, le serpent, l’arbre, la pierre … (figures également très importantes chez Césaire) 13 . Le lecteur se souviendra aussi que, dans Le Quatrième siècle, la poursuite de Longoué par la meute de chiens atteint un point crucial près du Morne des Acacias (44-45) 14 . Dans L’Esclave, dont les sections sont entrelacées d’un « entre-dire d’Edouard Glissant » - œuvre de Chamoiseau ayant précédé, on le sait, Dimanche -, le lecteur entendra beaucoup des mêmes échos, acacias compris (32). Mais alors que, dans le 13 Voir Cailler, Conquérants de la nuit nue, déjà cité, et Proposition poétique. Une lecture de l’œuvre d’Aimé Césaire. Sherbrooke : Naaman, 1976. 14 Edouard Glissant. Le Quatrième siècle. Paris : Seuil, 1964. 64 Bernadette Cailler rêve de L’Oubliée (Dimanche), Sechou, dans sa course à travers bois, vient en contact avec les acacias (196-200, 232), le récit rapporté par le narrateur ne lui mettra pas un seul acacia sur son chemin (295). b 2) Bien des lecteurs sauront détecter des paraphrases directement inspirées d’œuvres déjà publiées, ou de dictons et légendes populaires. Par exemple : « […] chargé de bruit et fureur », 178 ; « Il tremble de bruit et de fureur », 238 (Faulkner, The Sound and Fury, 1929. Le titre de ce roman est emprunté au soliloque de Macbeth, acte 5, scène 5, dans la pièce de Shakespeare). 15 b 3) La dimension intertextuelle/ métatextuelle la plus évidente apparaît dans la bibliothèque monumentale élaborée dans le livre, et représentée de façon particulièrement saillante par des commentaires sur Saint-John Perse, Faulkner, Glissant, Césaire, Fanon, et Chamoiseau lui-même, auteur de L’Esclave (Dimanche, 54). Ainsi : « Je vois Saint-John Perse et Faulkner qui passent à côté du cachot, qui le devinent mais n’osent le regarder ». Et : « Impossible de trouver normal que de tels endroits aient pu donner naissance à des œuvres comme celles de Césaire, de Glissant, de Perse, de Fanon, de Faulkner… Il me faudrait en faire un roman. Seul le roman peut tenter de comprendre, c’est-à-dire d’envisager en ombres et lumières ». (312) D’autres étagères de cette bibliothèque portent les noms d’un nombre plutôt élevé de figures, autres écrivains, artistes, musiciens, militants du social, historiens, philosophes. Ainsi : Moreau de Saint-Méry, Rosa Parks, Nelson Mandela, Descartes, Pascal, Francisco le Magnifique et Patrick Saint-Eloi - deux chanteurs antillais d’aujourd’hui, Saint-Eloi ayant malheureusement quitté ce monde il y a peu -, Mile Davis, Haendel, Mozart, Bach, Liszt, Berlioz, Chopin, Lamartine, Tocqueville, Saint Augustin, Henry James, James Joyce, Cervantès, Van Gogh, Millet, Wilfredo Lam, Freud, Segalen, Kafka, Kundera, Primo Levi, Soljenitsyne, Matisse, Schœlcher… De ces commentaires métatextuels, le lecteur, la lectrice déduit que d’illustres et nombreux prédécesseurs ou contemporains ne sont pas objets de parodie ou de pastiche - au sens étroit impliquant simplement l’humour ou le ridicule - mais, plutôt, sont devenus de puissantes sources d’inspiration pour la réflexion, la recherche, ainsi que des pierres de touche pour les efforts créatifs de l’auteur (par exemple, voir 126, 132-136 : « Poétique du hoquet » ; 239-240, 267-268 : « Entrecroisements » ; 316-317 : « L’Ecrire »). De plus, le lecteur remarquera que Chamoiseau rend souvent floue la distinction entre textes ou œuvres d’art canoniques et non canoniques, au sens où l’on pourrait parler de cultures euro-centriques versus cultures ex-centriques. 15 Dans son livre sur Mudimbe déjà cité, Bisanswa a consacré tout un chapitre à ce genre de dimension intertextuelle chez l’auteur (II. « La Citation et le polylogue », p. 83-168). Palimpseste et métafiction historiographique 65 b 4) Finalement, et en rapport étroit à ce qui précède, l’un de ces aspects intertextuels/ métatextuels est lié à la discussion de techniques et procédés narratifs variés qui ont été utilisés par de nombreux romanciers, ou pourraient être utilisés, ainsi qu’à la question de décider si une méthode ou l’autre pourrait être jugée aussi efficace, ou plus, ou moins efficace : ainsi, techniques du monologue intérieur, du courant de conscience, du dialogue (par exemple, 184-185). Si, comme je l’ai indiqué plus haut, l’ironie imprègne la manière dont la subjectivité ainsi que la fonction auctoriale sont traitées dans Dimanche, œuvre, certes, hautement introspective, en premier lieu, l’ironie touche au projet d’écriture lui-même : tôt dans le texte, le narrateur annonce au lecteur virtuel qu’il avait rêvé d’un autre livre, une sorte d’histoire pseudo-épique (28-29). Dans l’ensemble, l’ironie est clairement manisfeste vis-à-vis de conceptions réalistes de la littérature, constructions de récits-maîtres fondés sur des images solides du passé, déjà connues et engrangées, pour ainsi dire, dans l’esprit de l’écrivain, histoires pieusement produites et léguées par un Maître. Alors que Sylvain, ami du narrateur et directeur de La Sainte Famille, professionnel dévoué, a besoin d’une histoire vraie, cohérente et bien documentée, d’un cas convaincant, aussi bien dans l’Histoire que dans la fiction, en revanche, pour Chamoiseau l’artiste, et même, pour le lecteur de l’Histoire, il n’y a aucune confusion possible entre les référents et les références « réelles », authentiques. A la dernière page du livre, vous et moi, les lecteurs, apprendrons que l’archéologue chargé des monuments et sites historiques a déclaré que, non, cet endroit n’était pas, ne pouvait pas être un « cachot » de Plantation : « ça change tout », se plaint alors Sylvain au narrateur. La dernière ligne du roman présente la réponse de ce dernier : « Ah … et ça change quoi ? ». Cependant, cette ironie vis-à-vis de l’Histoire et ses histoires (histoires non fictives incluses) n’allège aucunement l’angoisse ressentie et exprimée face au passé invisible ou si mal visible, ou, plus généralement, face aux dimensions inexprimables du contact avec la réalité, n’importe quelles réalités. En premier lieu, pourtant, cet esprit ludique ne masque pas, ni ne refoule une préoccupation grave, celle montrée ici pour un passé de souffrances indicibles imposées d’un être à l’autre, d’un groupe à l’autre ; souffrances qui pour tous, narrateur, personnage, lecteur ? s’incrivent au texte comme « […] un impossible à vivre, un impossible à dire, un vertige […] » (133-136) ; un impossible à vivre, à dire, un vertige, textuellement traduit dans l’image récurrente de ce « hoquet », de ces nausées dont est secoué le « visiteur », saisi tout entier par la prise de conscience sans retour qu’est pour lui ce voyage au vif infernal du monde esclavagiste (135) ; hoquet dont, j’ajoute, les minirécits dont l’œuvre est en grande partie constituée constituent l’incarnation narrative. 66 Bernadette Cailler Dans nos passés culturels respectifs, passés, aussi, de lecture, sûrement, vous et moi, lecteurs, nous rappellerons maintes histoires reliées à celle explorée par Chamoiseau, histoire qui est donc mise à jour et formée, d’abord, par la soif de trouver des manières de percevoir et mettre en mots le passé douloureux, caché, à peine connu ou inconnu, nul doute, mais aussi, et aussi impérativement, par la soif de sonder le mystère de la psyché humaine dans ses relations à soi-même, aux autres, et au monde environnant ; et crucialement, par la soif d’écrire (et, donc, de laisser une trace ancrée dans l’Histoire), d’écrire un texte qui commence à dire tout cela. Que les textes en mémoire soient oraux ou écrits, qu’ils soient appréciés ou non selon un milieu culturel ou l’autre, du point de vue de la forme, de la métaphore, du style, du ton, des mises en intrigue, des événements, et/ ou de l’idéologie, lui, Chamoiseau, l’auteur, cherche implicitement à subvertir certains de ces textes (par exemple, ceux qui trahissent grossièrement les aspects meurtriers de la conquête et de la colonisation du Nouveau Monde, ceux empreints d’un intérêt douteux pour l’Autre exotique, textes sur le marronnage, et encore bien d’autres). Par ailleurs, le travail et la critique très créative entrepris par Chamoiseau à propos de quelques auteurs très aimés, y compris ceux avec lesquels il ne peut qu’entretenir des contacts particulièrement ambigus (ainsi Faulkner), portent la marque d’une filiation et/ ou d’une affiliation non dénuées de gratitude. En conséquence, tout en mettant en question la pertinence durable ou renouvelée d’un texte ou l’autre, en particulier ceux dont les vibrations sont les plus fortes dans sa propre situation émotive et socio-historique, ou, tout en incitant la lectrice à se poser des questions sur les façons dont tel ou tel texte devrait être lu, pour que quelque sens puisse émerger des actes d’écriture et de lecture, Chamoiseau n’essaie en aucun cas de minimiser l’importance des « textes fondateurs » qui, peut-être, sont inscrits d’une facon ou de l’autre au cœur de la structure du palimpseste. Il apparaît aussi que, sous sa plume, « texte » doit être pris au sens le plus large du terme, ruines, pierres, os, et tombes inclus. L’écrivain encourage tout cerveau vivant à continuer de regarder tous les textes avec intelligence et un intérêt vide de toute révérence ou de toute nostalgie futiles et, qui plus est, un intérêt vide de mépris ou de haine, confronté qu’il est avec l’impatience - car la vie est toujours là -, d’inscrire d’autres textes par-dessus les signes perçus, quelques-uns, beaucoup, à peine visibles ou à moitié disparus. De tels « déplacements » - son propre mot -, d’image à image, de son à son, de mémoire à mémoire, d’histoire à histoire, petit à petit, contribuent à agrandir « notre pays intime » (302). Donner leur chance à ces nouvelles perceptions, espérer qu’elles apporteront de nouveaux souffles de vie aux créativités et même aux intentions humaines, est la raison, je suppose, pour laquelle nous lisons encore.