eJournals Oeuvres et Critiques 36/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2011
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"Durables par-delà leur éphémère sarclage": Discontinuité historique et pérennité dans Le Quatrième siècle d'Édouard Glissant

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2011
Samia Kassab-Charfi
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) « Durables par-delà leur éphémère sarclage » : Discontinuité historique et pérennité dans Le Quatrième siècle d’Édouard Glissant Samia Kassab-Charfi - Dis-moi le passé, papa Longoué ! Qu’est-ce que c’est, le passé ? […] Tu ne peux rien si tu ne remontes pas la source. Édouard Glissant, Le Quatrième siècle. 1 La ravine-Histoire Les stations dichotomiques qui complexifient le cheminement antillais de la quête historique sont emblématiques des tensions constitutives de celle-ci. Si le recours régulier à l’interrogation du passé est une étape fondatrice de ce cheminement, ou plutôt fondatrice du moment où le sujet se retourne et questionne le sens du tracé produit, le travail historiographique engagé par l’Antillais 1 est indissociable d’un sentiment paradoxal, celui qui articule la conscience d’un dessaisissement historique à la conscience de cette conscience - simultanéité qui date exactement le commencement de l’entreprise historiographique dans ses diverses perspectives. Ces stations ou figures dichotomiques, dont l’une peut constituer une menace pour l’autre, réfèrent à des modes d’être (ou de non-être), des formes d’expression (ou de non-expression), des objets emblématiques (futiles ou écrasants), des postures argumentatives intérieures qui s’auto-récusent. Pour reconstituer la scène primitive de son Histoire, il s’agit, pour l’écrivain ou le philosophe, de croiser ces stations en vivant leur intime coexistence, 1 Le travail historiographique entrepris par le personnage de Mathieu aidé de Papa Longoué consiste à « commenc[er] la chronologie et à pos[er] la première borne à partir de laquelle mesurer les siècles. Non pas l’écart de cent années déroulées l’une après l’autre, mais l’espace parcouru et les frontières dans l’espace. » Édouard Glissant, Le Quatrième siècle. Paris : Gallimard, 1964, p. 309. L’abréviation QS désignera Le Quatrième siècle. 68 Samia Kassab-Charfi de les confronter. Ce sont l’oubli et/ ou la mémoire, le cri et/ ou le silence, l’intuition et/ ou la quête, la résignation et/ ou le refus, le monument et/ ou la trace, la vie et/ ou la mort. Il convient de souligner ici la valeur fortement pragmatique et stratégique de la double articulation : le couplage du « et » et du « ou » disant une double possibilité, celle d’une successivité mais aussi et surtout d’une paradoxale simultanéité - le désir d’oubli en même temps que l’avivement de la mémoire, par exemple. Aussi la possible coprésence de l’une des figures dans l’autre (en « et » et non en « ou », additive et non substitutive) est-elle le signe majeur de cette dichotomie tactique qui n’a en aucun cas, ici, valeur d’oxymore, c’est-à-dire d’impossibilité logique mais désigne au contraire un état absolument naturel, une gravité quintessentielle qui se nourrit précisément de cette situation paradoxale. Empiriquement, le travail à accomplir est celui d’un « précipice à franchir » : Tant qu’il ne l’a pas franchi, c’est le passé qui continue ; et au moment où il l’aura franchi, l’avenir commence. Il n’y a pas de présent. Le présent est une feuille jaunie sur la tige du passé […] Le présent tombe de l’autre côté, il agonise sans fin. Il agonise. (QS 258) Puisque « aujourd’hui est fils de hier » (QS 273), il faut trouver les matériaux du pont à construire pour passer de l’autre côté du gouffre, et sans doute aussi encourir le risque du vertige, à plonger ainsi le regard dans ses abymes. Le roman d’Édouard Glissant publié en 1964, Le Quatrième siècle, est fondé sur le constat de ce précipice : « car le passé n’est pas simple, ah ! il y a combien de passés qui descendent jusqu’à toi, tu dois faire la gymnastique si tu veux les attraper […] » (QS 235). La ravine est profonde, mauvaise, obsessionnelle ; il faut tout inventer : l’outil, l’instrument, la manière de l’explorer. L’Histoire-ravine est intraitable, alors l’écrivain doit fatalement opérer par rhapsodie, par patiente reconstitution des morceaux, en rapiéçant progressivement. Fondamentalement, cette histoire devra s’accommoder de cette discontinuité imprévue, arythmique - « Qu’y a-t-il eu pour nous », s’interroge Papa Longoué, « sinon un grand trou que le temps a sauté d’un seul coup ? » (QS 281). Dans le roman de Glissant, l’un des protagonistes évoque l’irruption folle du passé et le risque qu’elle comporte : « Car le passé est en haut bien groupé sur lui-même, et si loin ; mais tu le provoques, il démarre comme un troupeau de taureaux, bientôt il tombe sur ta tête plus vite qu’un cayali touché à l’arbalète. » (QS 246). Comment du coup assurer par rapport à ses risques et failles, la bonne tenue du sujet reconstituant, comment sauver le témoin prophétique du passé des dangers de ces ruptures à répétition ? Comment enfin garder le cap sur la Relation après l’épreuve du récit rhapsodique ? « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 69 De nombreux critiques ont abordé la complexité narrative des romans de Glissant. Dans « La Structure romanesque de Mahagony d’Édouard Glissant » 2 , Catherine Mayaux fait valoir cette intrication des diverses instances énonciatives qui se relaient, chacune colmatant une brèche dans le grand ensemble temporel, orphelin de l’origine et surtout affecté d’une irréparable discontinuité 3 . Le Quatrième siècle est une œuvre majeure, non seulement dans l’économie générale du massif Glissant mais aussi par rapport aux projets romanesques caribéens fouillant l’Histoire de cette région du monde. L’enjeu explicite du récit y est, comme le souligne en 2004 Elena Pessini, de « remettre à plat quatre siècles d’histoire pour dire la vérité de ceux qui subirent » 4 . Mais avant d’entrer dans le détail de cette maïeutique prophétique, car sous-tendue par l’extravagance méthodologique d’un élan urgemment projectif vers le passé - ce que Glissant nomme une « vision prophétique du passé » 5 -, élan dont nous examinerons dans le second volet de cette étude le caractère analeptique et divinatoire, il faut considérer les fondements et les articulations de ces paradoxes fondateurs. Le premier couple de paradoxes qui entre dans la substance de cette Histoire et définit la matière tensionnelle de sa composante intime, c’est l’oubli et la mémoire. Si dans l’imaginaire antillais l’origine n’est ni magnifiée ni mythifiée, c’est qu’elle est habitée par une lésion primitive dont les séquelles sont essentiellement l’amnésie ou, pire, une inertie mémorielle 6 qui interdit l’accès au Tabernacle de la mémoire - celui-là même que l’artiste caribéen Serge Hélénon figure, dans ces Expressions-Bidonvilles, par un coffre bricolé de vieux morceaux de bois. 7 De la barrique testimoniale de Papa Longoué dans Le Quatrième siècle à ce Tabernacle étrangement cadenassé, il n’y a qu’un pas. En lieu et place de la bénéfique remémoration communautaire, coule 2 Catherine Mayaux, « La Structure romanesque de Mahagony d’Édouard Glissant ». Horizons d’Édouard Glissant. Ed. Yves-Alain Favre & Antonin Ferreira de Brito. Biarritz : J. & D. Editions (Actes du Colloque de Porto, oct. 1990), 1992, p. 349-363. 3 Voir également Celia Britton, « La Poétique du relais dans Mahagony et Tout- Monde ». Poétiques d’Édouard Glissant. Ed. J. Chevrier. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 169-178. 4 Elena Pessini, « Papa Longoué raconte. Le quimboiseur dans Le Quatrième siècle ». Rêver le monde. Ecrire le monde : théorie et narrations d’Édouard Glissant. Ed. C. Biondi & E. Pessini. Bologne : CLUEB, 2004, pp. 53-62, ici p. 59. 5 Mathieu, le jeune narrateur en quête d’Histoire, reprend les paroles de Papa Longoué, l’initiateur, ancêtre et quimboiseur : « […] papa Longoué, toi, toi qui as oublié sans oublier […], tu prétends qu’il ne faut pas suivre les faits avec logique mais deviner, prévoir ce qui s’est passé […] » (QS 66). 6 Glissant évoque dans Le Quatrième siècle « […] le vertige de ceux qui avaient oublié la mer et le bateau de l’arrivage […] » (QS 317). 7 Serge Hélénon, « Lieux de peinture ». Préface d’Édouard Glissant, texte de Dominique Berthet. Paris : HC Éditions, 2006, p. 35. 70 Samia Kassab-Charfi un dangereux Léthé 8 , dont le poison atteint principalement l’avenir, lequel est interdit de configuration en raison même de ce passé toxique, frappé de non-traçabilité : « Et vous, vous êtes heureux, hommes sans mémoire ! Voilà que vous serez défunts sans le savoir… » (QS 44). Ensuite, et en lien étroit avec l’accès à la parole, le duo cri/ silence vient exemplifier l’impossibilité même de dire l’urgence de cette parole. Dans la littérature antillaise, les nombreuses déclinaisons du cri ou de sa composante antinomique, le silence comme ravalement du cri - comme on avale sa langue, supplice d’ailleurs évoqué par Glissant ou par Chamoiseau dans Un Dimanche au cachot 9 - relèvent l’aiguillon d’une impuissance langagière très intimement liée aux non-dits de l’Histoire, à ce qui ne saurait en être dit sans menacer d’ébranler l’être. La gorge, goulot d’étranglement, devient le lieu allégorique d’un détroit mortel, à l’instar des topologies mythologiques, ou de ces Dardanelles qui transformaient un passage en guet-apens. Pour ce franchissement - troisième couple - il faut suivre l’intuition (étymologiquement, une contemplation, l’« intuitio » étant « l’image réfléchie par le miroir ») ou prendre l’initiative de la quête. La démarche est complètement différente : l’intuition suppose qu’on se laisse porter par les hasards d’une divagation, la quête qu’on s’installe dans le volitif inquisiteur, qu’on pénètre par effraction dans le sujet, malgré l’ignorance et l’hésitation - « on ne sait même pas ce qu’il faut fouiller » (QS 201) - au risque de perdre le fil de… l’h/ Histoire. L’intuition comporte l’avantage de cultiver les aires et repaires du fictionnel, de fréquenter l’hypothèse, la rêverie - les prophéties protégées du songe génésique. La quête, à l’inverse, engage l’esprit, la logique inéluctable des percées probantes : on ne peut plus échapper alors à la plongée dans le miroir, d’autant que le « souvenir n’[est] rien qu’une plus grande volonté » (QS 242). La quête est acte : elle affecte la « terre que tu remues pour déplanter la connaissance » (QS 273). Elle est confrontation, cependant que la résignation enveloppe et protège, correspondant à une mise à l’abri du brutal désenchantement historique. Les trois derniers doublets paradoxaux accentuent en les subsumant les trois premiers. Ainsi, la résignation et/ ou le refus participent de la même logique que celle de l’intuition ou de la quête. Le caractère gémellaire de la quête et du refus entraîne parallèlement une analogie passive de la résignation et de l’intuition. Ces deux dernières postures sont symboliques d’un sujet s’abandonnant au flux incontrôlé d’une réminiscence qui lui donnera l’illusion d’une avancée et d’une continuité : se résigner aux ébréchures de 8 L’une des familles auxquelles l’officier d’état civil attribue arbitrairement un nom après l’Abolition s’appelle justement dans Le Quatrième siècle « Famille Léthé » (QS 205). 9 Patrick Chamoiseau, Un Dimanche au cachot. Paris : Gallimard, 2007. « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 71 l’histoire et à ses morcellements est plus confortable que les refuser ou s’en indigner. Aussi, toute thérapeutique devra choisir son point de départ : la désignation du traumatisme et son acceptation, ou tout bonnement son refoulement. Assurément, le premier cas de figure correspond à ce que Paul Ricœur nomme la « mémoire obligée », qu’il situe à un « niveau éthicopolitique » 10 . Certes, la prise à partie de la mémoire pourra aller dans le sens de son « idéologisation » 11 , mais c’est le prix à payer pour enfin trouver la couleur de l’Histoire. Dans cette mesure, on comprendra que l’événementiel le plus central ne soit pas le détail diégétique mais le récit même de la quête, la mise en scène de ses balbutiements, de ses terribles hésitations, qui inaugurent la plupart du temps « le long vertige de la révélation » (QS 314). Et lorsque cette quête est menée via une entreprise romanesque, il semble que toute la démarche soit l’illustration d’une mise en marche d’un art de la mémoire, qui construit et conçoit, bien plus qu’il n’enquête seulement sur les traces indéchiffrables d’un passé. De là, le passage au binôme monument et/ ou trace. Dans cette économie antillaise héritée du système ségrégatif des plantations, le monument au sens histori(ographi)que n’existe pas : juste quelques bustes, statues, ex-votos, ruines de rhumeries ou grandes habitations d’héritiers békés, viennent témoigner d’un temps. Pas de trace d’une « civilisation » au sens antique du terme, pas de rites policés. 12 La culture a été prise de court par ces siècles hâtifs où il fallait exploiter, tirer le sucre de la canne, distiller, vendre, planter à nouveau, récolter. Ce système dépourvu de culture au sens policé a dû plutôt trouver appui sur des traces, des pointillés, des effleurements. Effleurements discrets qui sont des croisements, là encore, entre le savoir empirique des anciens Amérindiens, les traditions effilochées de l’Afrique définitivement perdue, et les inventions créoles de la nouvelle installation insulaire. On peut ainsi considérer le monument comme une allégorie de la Mémoire certaine, attestée, sigillée. En marge de cette certitude, qu’y a-t-il sinon le silence trouble des traces, voix à peine audibles, mais voix tout de même ? Le dernier doublet, celui de vie et/ ou mort, est très largement à l’œuvre dans cette épistémique paradoxale de l’Histoire antillaise mais aussi dans le roman. Papa Longoué y expérimente spectaculairement quatre morts : « Quatre morts à passer comme quatre siècles à reconstituer » 13 . Le lien entre la vie et la mort change de nature ; tout comme pour la mémoire et l’oubli, 10 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil, 2000, p. 105. 11 Ibid., p. 103. 12 Cf. Samia Kassab-Charfi, « Le Paysage antillais ou la mémoire in absentia ». Essays in French Literature and culture 47, University of Western Australia, 2010, p. 109-132. 13 Elena Pessini, op. cit., p. 61. 72 Samia Kassab-Charfi le cri et le silence, la quête et l’intuition, il faut ménager les passages de l’un à l’autre possible antilogique, sans craindre l’effet spéculaire, celui qui peut générer à nouveau de la vie à partir de la mort ou pétrifier en une mort soudaine ce qui vivait encore. Le quimboiseur fréquente ces allées improbables, que le roman ratisse inlassablement par le truchement des différents narrateurs, souvent en une syntaxe dédiée à la quête même de ces passages, puisque c’est « à travers la fonction narrative que la mémoire est incorporée à la constitution de l’identité » 14 . Enjeu vital qui permet de poser au bout du roman non pas un traité d’Histoire mais la chair même de l’identité et la formule du nous, si décisive selon Glissant. 2 Défibrillations syntaxiques et endurance historique La construction de cette formulation essentielle passe ainsi non seulement par une écriture singulière, mais plus particulièrement par ce que l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi nomme une « syntaxe du corps » 15 . Si le récit doit prendre en charge les battements paradoxaux de l’acte questionnant, il le fera selon une économie textuelle résolument réticente aux fluidités narratives. Le « récit fracturé, concassé » 16 et le « déroulé de la parole » sont les principales caractéristiques stylistiques de cette traversée des ravines historiques. Si l’image du « récit concassé » renvoie de façon significative aux fractures de la narration et à ses intermittences disruptives, au risque de lasser le lecteur, perdu dans le dédale impensé de l’histoire racontée, celle du « déroulé de la parole » réfère à deux phénomènes : l’un syntaxique, l’autre mythologique. Le sens syntaxique d’un « déroulé de la parole » s’impose d’abord en raison de « l’inextricable forêt des mots » (QS 77), première pérennité dont il faut prendre acte, et dont la présence est aussi absolue et imposante que la forêt tropicale. Il faut en quelque sorte « dérouler » le tapis de mots, faire advenir ceux-ci à la lumière d’un paysage cohérent. La parole, la performance orale avec toutes ses spécificités (et il y en a beaucoup dans l’écriture de Glissant) pose ainsi une nouvelle naissance du dire réconcilié avec sa propre exigence - retour à cette maïeutique sans laquelle la quête est inconcevable et non-verbalisable. Aussi le déroulé de la parole introduit-il à l’équivalent d’un commencement mythique : exactement le même que dans le premier chant du Sel noir, recueil poétique publié en 1960, quatre années avant la parution du Quatrième siècle. Le chant intitulé 14 Paul Ricœur, op. cit., p. 103. 15 Abdelkébir Khatibi, Maghreb pluriel. Paris : Denoël, 1983, p. 199 (« Bilinguisme et littérature »). 16 Catherine Mayaux, op. cit., p. 359. « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 73 « Le premier jour » est un hommage au Conteur, celui qui « va, par solitude même, chanter la terre, ceux qui la souffrent », qui « vient enfant, dans le premier matin » et « voit l’écume originelle, la première suée de sel » 17 . Mais tandis que dans Le Sel noir cette évocation panégyrique était une ode à la naissance de la parole et à l’oralité médullaire des Antilles, Le Quatrième siècle dramatise dans une tragique intensité la mise au monde de la parole. Il faut parler pour se dégorger de tout ce que l’on sait, dit le roman (QS 77), et peu importe si le discours dégorgé est incompréhensible ou s’il comporte une part irréductible d’opacité. L’un des protagonistes du roman, pourvu d’un débit verbal extrêmement rapide, émet ainsi un discours fait de traces d’une langue perdue et des rudiments nouvellement acquis du créole : « Il mêlait à sa parole des expressions tout à fait inconnues, chaque fois que son souvenir de la langue natale faiblissait, ou peut-être quand cette langue ne lui permettait aucune tournure qui pût s’adapter à la situation nouvelle » (QS 71). Naturellement, il importe ici de bien marquer la différence entre la parole vitale et ces « interminables palabres » (QS 275), ou encore ce « parler fleuri » du « folklore languide » créole que Glissant met à l’index en le ridiculisant : « Et puisque ce rapport conterait des histoires peu soutenables, il serait bon de fleurir des mots en papillon et légèreté, des tournures en miel, des phrases en transparence et bleu de lune, afin d’étouffer sous la grâce du dire l’horreur incongrue du décompte » (QS 259). L’infinie variété de langages est soulignée par l’auteur : « Il se créa ainsi autant de langages pour la bouche qu’il existait de degrés depuis les hauts jusqu’à la mer » dans le même temps qu’est tournée en dérision la fascination mortifère pour le « beau français tout neuf » (QS 259) et l’attachement névrotique et inutile à de risibles prescriptions orthographiques célébrant « […] cette virgule ou cet accent bien placé sur un passé simple » (QS 298). Par ce recueil de la parole, l’objectif à la fois imposant et insaisissable est bien sûr la saisie du passé - de « l’antan » (QS 318). Dans son irrépressible désir de remonter l’Histoire de son pays, le jeune Mathieu - « jeune plant » qui « pousse dans hier » (QS 16) - fait ce constat : Et aucun de nous ne connaît ce qui s’est passé dans le pays là-bas au-delà des eaux, la mer a roulé sur nous tous, même toi qui vois l’histoire et les tenants. Voilà. Nous appelons cela le passé. Cette suite sans fond d’oublis avec de loin en loin l’éclair d’un rien dans notre néant. […] Et nous appelons cela le passé : ce tourbillon de mort où il faut puiser la mémoire […]. C’est le passé ce besoin, comprendre une histoire ce qu’elle signifie avant même qu’elle commence, et expliquer par-dessous […] (QS 68). 17 Édouard Glissant, Le Sel noir. In Poèmes complets. Paris : Nrf-Gallimard, 1960, p. 173. 74 Samia Kassab-Charfi La reprise du fil rompu ou perdu de la mémoire - celui qui mène à « la chaîne de vie » et aux « os décolorés » (QS 319) - nécessite donc la mise en œuvre d’une technique de parole particulière. Si dans Le Quatrième siècle la description du paysage incorpore la notation de cet « immense silence […] qui navigue à la rencontre d’un bruit de mer » (QS 63), comme un analogon sonore de l’effacement des êtres - « La Roche [le propriétaire béké] ne voyant même pas les hommes et les femmes, ombres effacées dans l’ombre, qui s’écartaient sur son chemin » (QS 55) -, rompre ce silence afin d’accéder aux territoires obscurs du dire n’est pas chose aisée. Pour remailler les trous de silence et tenter d’y figurer un motif, il faut tisser une syntaxe physique, pneumatique : la phrase de Glissant dans son souffle suit patiemment, ardument, douloureusement cette montée du morne mémoriel. Elle en restitue les Ahans. Pour passer outre les ravines des paradoxes, l’auteur engage l’écriture dans l’épaisseur touffue de phrases concaténées. Ce canal qui s’étrangle comme s’étranglerait un gosier est la passe idéale pour élever le lamento historique. La syntaxe vient défibriller le blocage langagier, elle oppose à sa constriction le désordre fécond des suspensions, d’une parataxe accumulative, d’interminables parenthèses, comme des sentes secrètes disséminées dans le texte 18 . Ces défibrillations thérapeutiques sont occasionnées par « l’irrémédiable puissance des mots dits à haute voix » (QS 15). Sans cesse, la phrase repousse ses propres limites : le lecteur croit avoir atteint le bout de la sentence mais il n’en est rien, le récit est démaillé aussitôt emmaillé, les sons remontent après s’être perdus au profond de la gorge, là où est censé naître le cri premier, primal, celui que le récit exige d’« épeler à haute voix » (QS 45) et par lequel se dit la présence pure, sans message. C’est peut-être cette parole précipitée et reconquise en accord avec l’impérieuse sommation de son avènement qui est le principal symptôme de la durabilité de l’être antillais, de sa ténacité. À l’interdiction de la parole chez l’esclave - « Ils ne parlaient pas, puisque c’était interdit » (QS 54) - répond maintenant l’ivresse de l’enhalement (enroulement) phrastique : dans Le Quatrième siècle, nombreuses sont les périodes qui enchaînent des séquences multiples tendues vers une seule portée : celle d’un langage recouvré, « langage inappréciable, tout en manières et en répétitions, qui n’en avançait pas moins avec sûreté vers un savoir, au-delà des mots » (QS 17). L’empressement, voire l’essoufflement, sont indiciels de cette course que requiert l’analepse, le retour au passé, dont la « connaissance » est ce qui « pousse en foule dans demain » (QS 322). Face à l’intrépidité et l’obstination de Mathieu, Papa Longoué ne peut que constater en souriant son projet fou : « […] tu veux faire la course avec la vérité » (QS 49). À tout moment les protagonistes peuvent repartir à toute 18 Dans le chapitre « Carême à La Touffaille », une parenthèse s’ouvre pour ne se refermer que trois pages plus loin (p. 277-280). « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 75 vitesse en arrière. Mais l’analepse dans Le Quatrième siècle n’assume pas seulement la valeur de figure ou de technique narrative : elle est le viatique même de la démarche mémorielle, de la quête de la « lente mémoire » (QS 17), comme l’atteste remarquablement cet extrait où l’anaphore ponctue en l’accomplissant la mise en abyme analeptique et son accélération stratégique pour embrasser les quatre siècles d’histoire : Mais regarde-moi, je vois qu’il raconte le marché et puis en arrière le bateau et en arrière encore la maison là-bas et en arrière encore le parc à entassements et en arrière encore je devine ce qui était, mais je vois qu’il a oublié la mer. (QS 141). La fonction mémorielle est ainsi indexée à cette qualité d’endurance générée par la prise de parole, force allante symbolisée par l’interminable déroulement de certaines périodes, telles que celle décrivant le passage apocalyptique du cyclone au chapitre « Carême à La Touffaille ». Si dans la tradition des littératures antillaises et afro-américaines, l’acte et la capacité d’« endurer » sont fondamentaux en tant qu’ils représentent une résistance au calvaire de l’esclave, il importe néanmoins de faire la différence entre « durer » et « endurer ». Dans Le Quatrième siècle, c’est « durer » qui est employé quand il s’agit de rendre compte de l’état de torpeur auquel sont réduits les esclaves domestiques dans l’Habitation, « peuple en marge qui se satisfaisait d’une pénombre où il durait sur le mode animal » 19 (QS 132). Le premier Entre-dire de L’Esclave vieil homme et le molosse, de Patrick Chamoiseau (1997), souligne pareillement le fait de tenir bon sans réelle résistance, avec cette absence à la vie qui frappe les esclaves, et en particulier le vieil esclave qui marronnera par la suite : Les cheveux gris sur la tête noire, il porte dans la mêlée de terres, dans les deux histoires, pays d’avant et pays-ci, le pur et rétif pouvoir d’une racine. Il dure, il piète dans la friche qui ne procure. 20 Durer, c’est s’efforcer au bout du compte de se maintenir passivement à existence, malgré les aléas : dans Biblique des derniers gestes de Patrick Chamoiseau, le héros apprend « à exister […], à durer en endurant » 21 . L’endurance définit quant à elle l’aptitude ponctuelle à encaisser, à incorporer l’itération d’un ensemble d’épreuves, et à accepter sans doute aussi d’en imaginer d’autres, toujours pour durer. Le dialogue étrange qui s’ébauche entre l’esclave marron et le maître béké, La Roche, ressortit peut-être à cette 19 L’italique est dans le texte. 20 Patrick Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse (avec un entre-dire d’Édouard Glissant). Paris : Gallimard, 1997, p. 16. En italiques dans le texte. 21 Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes. Paris : Gallimard, 2002, p. 756. 76 Samia Kassab-Charfi dernière catégorie : « La Roche se tut, en homme de manières qui attend que son interlocuteur s’exprime. Car ils étaient tacitement convenus de parler l’un après l’autre, dans le paisible et ardent après-midi ; chacun avec son langage étranger à l’autre […]. » (QS 125). Un dialogue s’envisage ici, qui au départ « n’en était pas un : l’un et l’autre renfermés chacun sur son propre dommage, et mutuellement inabordables » (QS 123), dialogue qui hasarde plus loin l’impact d’une parole devenue peu à peu possiblement formulable, « librement rallumée […] » (QS 301) par l’ancien esclave silencié. La durabilité est en partie gagnée grâce à la parole advenue des esclaves, parole endurante qui avance par « bribes hachées, par sentences détournées » (QS 176), toujours selon cette poétique du détour et de la discontinuité - de la rhapsodie. Le chapitre « Roche carrée » détaille les étapes de cette avancée sur le terrain de l’expression, avancée déclenchée par une révolte d’esclaves, à la faveur de laquelle survient l’appropriation nouvelle, chaotique et enivrante, de la parole : « Regardez, on va se battre encore ! » Tous ; entichés du mot qui affleure et avertit, sans qu’il cerne pour autant la vie. Tressant, d’une sentence à l’autre, d’une confidence à une affirmation, la voix grossie de mystère d’où naîtrait leur clarté. Usés sous la canne, broyés dans le cacao, laminés avec le tabac, mais durables par-delà leur éphémère sarclage. Et capables, sinon de comprendre déjà, sinon d’agir, du moins de chanter un avenir orné de splendeurs (comme le rêve chimérique d’un paralysé). […] Sans qu’ils osent croire que l’acte futur […], ils le sentaient peut-être courir d’une de leurs phrases à l’autre. L’acte : pulsion qui racontait déjà les mots entre eux, ou plutôt, articulation (syntaxe insoupçonnée) de leurs discours sans suite. (QS 177) 22 Comme le marron qui choisit lui-même son nom - à la différence de l’esclave servile des plaines - la parole en quelque sorte s’auto-baptise, nouveau « pacte de splendeur » (QS 201). Elle s’énonce dans la conscience chancelante et incertaine, mais de plus en plus drue et directe, de son énonciation. La précipitation de certains extraits, où la ponctuation est totalement radiée, montre bien le souci de relayer l’écriture par le souffle plein de l’oralité : « le quimboiseur [Papa Longoué], détenteur des secrets et du savoir de la culture orale, initie celui qui s’est formé dans les livres, des livres [Mathieu] » relève Elena Pessini 23 . Et sans doute enfin la caution de la durabilité siège-t-elle dans cette passation vitale de l’oral à l’écrit, dont Glissant est lucidement conscient. D’ailleurs, la fonction du quimboiseur n’est-elle pas de « rétablir un nouvel ordre de l’histoire antillaise », d’« assurer 22 C’est nous qui soulignons. 23 Elena Pessini, op. cit., p. 55. « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 77 la transition entre la culture de l’oral et celle de l’écrit », de « conserver la mémoire » 24 ? C’est précisément dans cette injection d’oralité dans l’écriture que se réalise la (ré)génération de la parole. Celle-ci, conçue par l’écrivain comme l’instrument d’une poétique de la Relation, puise sa vitalité dans ses dérades, ses glissements, ses délirantes envolées, à l’instar de cette « guirlande écumante de mots » (QS 257) que les « gens de couleur » gagnent le droit jubilatoire de tresser après l’Abolition. Parole neuve, mêlée, protendue vers sa nouvelle puissance, à l’antipode de l’affaiblissement substantiel de la caste béké, murée sous « l’impénétrable rempart derrière lequel ses descendants, débilités de tant d’entêtement et d’âpre solitude, se mureraient à jamais » (QS 215). Ainsi s’ordonnent, dans le roman, les saisons d’extinction et d’endurance, suivant le cycle oraculaire de la parole tantôt amuïe tantôt jaillissante et le chant tragique de l’Histoire. Le « sarclage », le tremblement sur la « branche sans racines » (QS 181) auront été les prémices d’une durabilité acquise, mais également d’une nécessaire plongée dans la notion même de mémoire, pour l’invention d’une continuité relative raboutant le préet le postcolonial : « Et si la malédiction tombe et s’efface, ah ! n’est-ce pas tout simplement parce que le nuage de la mémoire monte enfin au grand jour de ce ciel ? Que nous ne sommes peut-être déjà plus sur la branche tremblante à chaque vent par-ci par-là sans raison ? » (QS 325) Tantôt « plant » nouvellement enfoui dans la terre, tantôt volcan, tantôt encore nuage advenant, la mémoire est l’épicentre de la quête et le « lieu élu » (QS 330). Elle est aussi ce qui rend justice au besoin de parole comme exercice d’anamnèse. Au terme du roman, le lien est une fois de plus établi entre la confiscation de la parole et la vacance du destin : « Il éprouvait comment des gens (il n’allait même pas jusqu’à dire : un peuple) pouvaient s’en aller, tarir sans descendance réelle, sans fertilité future, enfermés dans leur mort qui était vraiment leur extrémité, pour la simple raison que leur parole était morte elle aussi, dérobée. Oui. Parce que le monde […] n’avait pas d’oreille pour leur absence de voix » (QS 305). 3 Pour conclure Face à l’Histoire semblable à ces « tissus innommables » des négresses dans la société de plantation, « dont l’effarant bariolage leur faisait comme une nudité massive et indivisible » (QS 81), l’écrivain doit retrouver le sens de la chaîne, le fil directeur qui mènera au-delà des atrocités de l’esclavage et des furies de l’Histoire. Sans se perdre dans la densité de l’histoire racontée, qui croise les destins des Béluse, serviles, et des Longoué, branche maronne, 24 Ibid., p. 58. 78 Samia Kassab-Charfi dont l’ancêtre « a fait le geste d’homme (non pas d’animal […]), d’homme fier et pensant » qui « monte dans les bois » (QS 181), nous avons voulu observer l’exercice ardu de la parole dans Le Quatrième siècle en tant que résistance mémorielle, à la fois symptôme et instrument de durabilité - parole fondant, de par son absence initiale, le partage des mêmes destinées « nouées au sang méconnu, à la souffrance sans voix, à la mort sans écho. […] », celles d’êtres « enfouis dans ces quatre fois cent ans eux-mêmes perdus dans le temps sans parole » (QS 310). Après l’enfer de la canne, seule demeure la « vraie parole d’antan » dont il faut restituer la voix et la fonction de résistance à « l’usure fine » 25 : Prends seulement un plant de canne, regarde-le pousser dans la terre jusqu’au moment où sa flèche pète dans le ciel, et suis-le à la trace jusqu’à l’Usine Centrale et observe comment il tourne en mélasse et en sirop de batterie, en sucre ou en tafia, en gros-sirop ou en coco-merlo ; alors tu comprends la douleur et tu entends sous les registres la vraie parole d’antan qui de si longtemps n’a jamais changé. Tu l’entends. (QS 253) 25 L’expression est employée par Patrick Chamoiseau dans Écrire en pays dominé.