eJournals Oeuvres et Critiques 36/2

Oeuvres et Critiques
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2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Comment parler du génocide? Comment ne pas en parler? Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop

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Mildred Mortimer
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Comment parler du génocide ? Comment ne pas en parler ? Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop Mildred Mortimer Du grec genos qui signifie race, et du verbe latin occidere, massacrer, le terme génocide définit, selon le Statut de Rome de la Cour Internationale des Nations Unies, « un crime commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux »1 . Ce mot qui évoque surtout la Shoah, la campagne nazi d’extermination des Juifs allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale, décrit également d’autres actes de violence perpétués contre d’autres peuples. Les Arméniens, par exemple, furent victimes de ce qui est considéré comme une campagne génocidaire menée contre eux par les Turcs à la fin de la Première Guerre mondiale. Malheureusement, le Rwanda a à son tour connu le meurtre d’environ un million de citoyens dans une période de trois mois, avriljuin 1994. 2 La plupart des victimes étaient d’ethnie Tutsi, mais des Hutus modérés sont tombés aussi sous les coups de machette des milices des Hutus extrémistes. En avril 1994, lorsqu’il s’apprêtait à atterrir à l’aéroport de Kigali, l’avion qui portait le Président Juvénal Habyarimana et son entourage s’est écrasé, abattu par des bombes. Le Président, d’ethnie Hutu, revenait d’une réunion tenue à Arusha en Tanzanie dont le but était la préparation d’un accord de paix entre les ethnies rivales de son pays. Aucun passager ni aucun membre de l’équipage n’a survécu. S’il s’agit d’un attentat, comme cela a été communément admis, les coupables n’ont jamais été identifiés. D’après certaines sources, les Hutus rwandais radicaux auraient lancé une campagne de massacres pour se venger de l’assassinat de Habyarimana, attribué sans aucune preuve aux Tutsi, ciblant ainsi toute la communauté Tutsi - 1 Le Statut de Rome, article 6 http : / / www.preventgenocide.org/ fr/ droit/ statut. Le Petit Larousse se sert de la même définition. Voir le Petit Larousse. Paris : Librairie Larousse, 1961, p. 471. 2 Ce chiffre est cité par Arthur Jay Klinghoffer, The International Dimension of Genocide in Rwanda. London : MacMillan, 1998, p. 3. 94 Mildred Mortimer hommes, femmes, et enfants - ainsi que des Hutus modérés qui refusaient de participer à la violence. 3 Murambi, le livre des ossements du romancier sénégalais Boubacar Boris Diop 4 reprend les événements tragiques rwandais. Retraçant le parcours d’un réfugié rwandais de retour au pays quatre ans après le génocide, le texte est entrecoupé de témoignages littéraires, des récits de bourreaux et de victimes que Diop a écoutés et rapportés sous forme de fiction romanesque. 5 En plus de la disparition du Président Habyarimana, deux événements complémentaires ont inspiré le roman : premièrement, les massacres rwandais de 1994 ; ensuite, le projet « Ecrire, un devoir de mémoire » lancé par deux journalistes africains : le Tchadien Nocky Djedanoum, et la Sénégalaise Maïmouna Coulibaly. En 1998, ces deux journalistes de l’équipe de Fest’Africa (le festival africain annuel de Lille) invitèrent un groupe de dix écrivains africains à passer deux mois au Rwanda, les encourageant à écrire des textes inspirés par leurs expériences sur les lieux. Djedanoum et Coulibaly voulaient témoigner de la solidarité morale des écrivains africains envers le peuple rwandais et rompre la loi du silence des intellectuels africains sur ce génocide. 6 Le roman que Diop a écrit après son séjour au Rwanda affirme son engagement personnel dans la lutte contre la violence et pour la mémoire : une prise de position qui le lie aux écrivains de la Shoah. En effet, Diop, comme Elie Wiesel et Jorge Semprun, insiste sur le devoir de mémoire dans la lutte contre la répétition de tout crime contre l’humanité. 7 Le génocide rwandais a fait couler beaucoup d’encre, surtout de la part des journalistes et historiens. 8 Si leurs textes servent à élucider les 3 Klinghoffer, op. cit., p. 42. 4 Paris : Stock, 2000. 5 Pour une discussion du témoignage-œuvre littéraire dans le roman de Diop, voir Josias Semujanga, « Murambi. La Métaphore de l’horreur ou le témoignage impossible » in Kanaté Dahouda et Sélom K. Gbanou, éds., Mémoires et identités dans les littératures francophones. Paris : L’Harmattan, 2008, p. 85-101. 6 Audrey Small, « Le projet ‘Rwanda : Ecrire par devoir de mémoire’ : Fiction et génocide dans trois textes » in Rangira Béatrice Gallimore et Chantal Kalisa, éds., Dix ans après : Réflexions sur le génocide rwandais. Paris : L’Harmattan, 2005, p. 122. 7 Elie Wiesel, Silences et mémoire d’hommes. Paris : Seuil, 1989 et All Rivers Run to the Sea. New York : Alfred A. Knopf, 1995 ; Jorge Semprun, L’Ecriture ou la vie. Paris : Gallimard, 1994. 8 Parmi les études sociopolitiques et historiques, voir Gérard Prunier, The Rwanda Crisis : History of a Genocide. New York : Columbia University Press, 1995, publié en français sous le titre Rwanda : le génocide. Paris : Dagorno, 1998 ; Philip Gourevitch, We Wish to Inform you that Tomorrow We will be Killed with our Families : Stories from Rwanda. New York : Farrar, Straus and Giroux, 1998, paru en français sous le titre Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles : Comment parler du génocide ? 95 événements, pourquoi alors lire le roman, Murambi, le livre des ossements ? Le texte de Diop est-il capable de révéler par les procédés spécifiques au genre romanesque certains aspects de cette tragédie qu’aucun autre discours ne saurait dire ? Diop croit que oui. Dans un entretien suivant la publication du roman, il a dit : « Je crois que la fiction est la voie idéale car elle donne un visage humain aux victimes du génocide » 9 . Fiona McLaughlin, traductrice du roman en anglais, soutient, elle aussi, l’importance de la fiction dans la compréhension du crime lorsqu’elle écrit : A l’ombre du génocide, où l’identité d’un individu se perd dans la catégorie collective nébuleuse de Tutsi ou Hutu, la réponse la plus humaine est de chercher la spécificité de l’expérience et de la mémoire individuelle, et de raconter l’histoire de l’individu. 10 Je me propose d’examiner le texte de Diop en mettant en relief la spécificité de l’expérience de la mémoire individuelle, consciente du fait que Diop comme romancier, présente une œuvre de fiction qui lui accorde une certaine liberté romanesque. 11 Avant d’aborder l’étude du roman, nous devrions signaler que le romancier avait déjà introduit le thème du génocide rwandais dans son roman antérieur, Le Cavalier et son ombre (1997) 12 , publié avant son voyage au Rwanda. Pourtant, Diop croit avoir parlé de la tragédie trop tôt et affirme qu’« Au fond, j’ai parlé du Rwanda sans rien en savoir et sans même me rendre compte qu’il était nécessaire de m’informer davantage ». 13 Son expérience au pays, surtout ses rencontres et entretiens avec des survivants, l’ont aidé à donner un visage humain à la tragédie. Pour décrire cette tragédie à laquelle il n’a pas assisté, il évoque des voix multiples de victimes et de bourreaux. Parmi les témoignages littéraires, (les récits rapportés sous forme de roman), figure celui du chef d’un groupe de miliciens Hutus qui exprime, de manière calme et froide, son intention de massacrer ses voisins : Chroniques rwandaises. Paris : Denoël, 1999 ; Alison des Forges, « Leave None To Tell the Story » : Genocide in Rwanda. New York : Human Rights Watch, 1999. 9 James Gaasch, La Nouvelle Sénégalaise : Texte et contexte. Saint-Louis (Sénégal) : Editions Xamal, 2000, p. 47. 10 Fiona McLaughlin, « Introduction : To Call a Monster by its Name » in Boris Diop, Murambi, The Book of Bones. Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2006, p. xvii. 11 Voir Assia Djebar, La Femme sans sépulture. Paris : Albin Michel, 2002, p. 9. 12 Boubacar Boris Diop, Le Cavalier et son ombre. Paris : Stock, 1997. 13 Pierre Coopman, « Ecrire pour les morts : Un entretien avec Boubacar Boris Diop » Défis-Sud (44), http : / / www.sosfaim.be/ Defis-Sud/ DS44/ 44diop1/ htm, 1. 96 Mildred Mortimer J’ai étudié l’histoire de mon pays et je sais que les Tutsi et nous, nous ne pourrons jamais vivre ensemble. Jamais. Des tas de fumistes prétendent le contraire, mais moi, je ne le crois pas. Je vais faire correctement mon travail. (31) Déclarant que tuer les Tutsi est un devoir civique, ce milicien qui parle à la première personne, (utilisant le pronom « je » quatre fois en trois phrases), assume donc pleinement la responsabilité individuelle de ses actions meurtrières. Dans l’autre camp se trouve Jessica, agent de liaison du FPR (le Front Patriotique Rwandais) à Kigali. Engagée dans la lutte pour réinstaurer la paix dans son pays, c’est elle qui témoigne du courage de Félicité Niytegeka, religieuse Hutu qui, au prix de sa vie, aide les Tutsi en fuite à passer la frontière du Zaïre. Capturée par les Interahamwe, elle choisit de mourir avec ceux qu’elle voulait sauver. Jessica témoigne à sa place : Sous les yeux de Félicité Niyitegeka, ils ont alors débité à la machette, lentement, en leur infligeant toutes sortes de tortures, chacun des quarante-trois réfugiés. Puis ils l’ont interrogé de nouveau : - Veux-tu toujours les suivre là où ils sont ? - Oui, a-t-elle répondu simplement. - Alors prie pour mon âme, a dit le milicien Interahamwe à Félicité Niytegeka. Et il l’a abattue d’un coup de pistolet en plein cœur. (142) Jessica raconte un incident dont la preuve d’authenticité est la lettre écrite par Félicité à son frère avant sa mort. Reproduite intégralement dans le roman, cette lettre a servi de témoignage devant la Cour Internationale d’Arusha. 14 Ainsi, Diop, qui entremêle fiction et réalité, met ici en relief un élément véridique : bien que Jessica, elle-même, soit un personnage fictif, la lettre de Félicité établit l’authenticité du témoignage. Ayant retransmis les voix des bourreaux et de leurs victimes, tous pris dans le drame en 1994, Diop va se concentrer ensuite sur un individu, Cornelius Univimana, en exil pendant la période de violence et de retour au Rwanda en 1998. Le romancier dépeint un personnage qui évoque en partie sa propre réalité. En effet, Cornelius est écrivain. Comme Diop, il se trouve au Rwanda en 1998. Ce qui le distingue du romancier sénégalais est son identité rwandaise. Dès son retour, Cornelius découvre que malgré la séparation physique du pays, ses liens avec le Rwanda sont profonds, mais extrêmement complexes. Cornelius, comme ses frères, est le fils d’un père Hutu et d’une mère Tutsi. Son propre père était responsable des massacres à 14 Small, art. cit., p. 137. Comment parler du génocide ? 97 l’Ecole Polytechnique de Murambi qui ont coûté la vie de sa mère et de ses deux frères. Porteur d’une identité métisse, ce qui dans ce texte signifie être fils du bourreau et de sa victime, Cornelius occupe un tiers espace. Selon Homi Bhabha, C’est ce tiers espace, même s’il est irreprésentable en soi, qui constitue la condition discursive d’énonciation qui s’assure que le sens et les symboles culturels n’ont aucune unité ou fixité primordiales, de sorte que les mêmes signes pourraient même être appropriés, traduits, recontextualisés et interprétés à nouveau. 15 Vu dans son contexte rwandais postcolonial, ce métissage qui est culturel plutôt que biologique offre à Diop la possibilité de déconstruire le discours manichéen qui a déclenché le génocide. 16 Ainsi, Diop, l’écrivain non-rwandais, se sert d’un personnage métis pour contribuer au projet de réconciliation et envisager un nouveau discours national. Dans sa tentative de comprendre cet événement auquel il a échappé, mais qui le bouleverse profondément, Cornelius ressent le poids de l’exil. Sa famille disparue, il ne trouve ni les traces physiques ni les traces psychologiques de son foyer familial. Le sentiment de malaise l’envahit dès son arrivée. Ses amis d’enfance, Jessica et Stanley, qui l’attendent à Kigali, l’observent attentivement. Jessica l’interroge tout de suite, posant la question que Stanley n’a pas le courage d’articuler : « Alors, qui nous revient au pays ? » (52). Le texte révèle le décalage entre le jeune Cornelius parti bien des années avant et l’homme mûr qui est revenu au pays. Tout ce qui entoure Cornelius - les personnes et les paysages - ne semble plus familier. Ainsi, le lecteur le suivra dans ses tentatives pour se réorienter dans son pays natal. Dans cette quête, il lui faut des guides ainsi que des feuilles de route. Ils seront ses amis d’enfance, des gens rencontrés sur le passage, et son oncle paternel Siméon. Parmi les lieux significatifs, figure le domaine familial qui lui rappellera l’avarice et le manque de scrupules de son père. Un autre lieu, Murambi, s’avère un lieu inoubliable : site d’un des plus grands massacres, mémorial macabre comme l’ont été les églises de Ntarama et Nyamata exposant leurs cadavres à la vue de ceux qui avaient le courage de les visiter. Le lecteur qui accompagne Cornelius dans son retour aux sources comprend à tel point ce parcours lui est difficile. Ayant passé les derniers 15 Homi Bhabha, The Location of Culture. London-New York : Routledge, 1994, p. 37. La traduction en français est la mienne. 16 Pour une étude plus approfondie du métissage dans le roman, voir Chantal Kalisa, « Métissage et fables de reconstruction dans les textes sur le génocide rwandais » in Pierre Halen et Jacques Walter, éds., Les Langages de la mémoire : Littérature, medias et génocide au Rwanda. Metz : Université Paul Verlaine, 2003, p. 121-132. 98 Mildred Mortimer vingt-cinq ans de sa vie à Djibouti, où il enseignait l’histoire dans un lycée, Cornelius assume difficilement le poids de son passé individuel et celui du collectif. Jessica son amie lui apprend que son père, le docteur Joseph Karekazi, avait organisé le massacre à Murambi, et son oncle Siméon lui révèle le caractère de son père : - (…) Joseph ne supportait pas de voir ses ennemis beaucoup plus riches que lui. Il les méprisait tout en sachant qu’à leurs yeux il était un moins que rien, juste un pauvre diable avec de beaux diplômes. Il en souffrait beaucoup. (…) Quand ton père a décidé de devenir un homme puissant, il savait qu’il aurait du sang sur les mains. (196) Bouleversé par la trahison de son père, Cornelius trouve réconfort auprès de son oncle qui, de son côté, avait connu une autre forme de déception, se sentant trahi par le dieu ancestral, Imana qui, à son avis, avait abandonné le peuple rwandais. S’adressant à Imana, Siméon exprime son désarroi : Ah ! Imana tu m’étonnes, dis-moi ce qui t’a mis dans cette colère, Imana ! Tu as laissé tout ce sang se déverser sur les collines où tu venais te reposer le soir. Où passes-tu tes nuits à présent ? Ah ! Imana tu m’étonnes ! dis-moi donc ce que je t’ai fait, je ne comprends pas ta colère ! (226) Lorsqu’il entend la complainte de Siméon, Cornelius comprend que son oncle partage sa peine, et comme lui, cherche la clarté et la vérité dans un monde complètement déboussolé. Au travers de ses discussions avec Siméon, Cornelius va retrouver son équilibre et sa voix d’écrivain et prendre conscience « qu’un génocide n’est pas une histoire comme les autres, avec un début et une fin, entre lesquels se déroulent des événements plus ou moins ordinaires » (226). Bien que Siméon n’ait jamais écrit une ligne, il est, selon Cornelius, « un raconteur d’éternité » (226). Insistant sur l’importance de la transmission orale dont Siméon est l’un des maîtres, Diop situe l’oncle parmi les griots africains, ces maîtres de la parole auxquels le romancier sénégalais rend hommage. Un soir, Siméon commence à lui parler des chiens qui s’abreuvaient du sang des victimes de Murambi. Cornelius, qui croit que Siméon se sert de cette image pour entamer une discussion qui lui ouvrira le monde des symboles, lui répond : - Des monstres s’abreuvant du sang du Rwanda. Je comprends le symbole, Siméon Habineza. - Ce n’est pas un symbole, fit doucement Siméon. Nos yeux ont vu cela. - Est-ce possible ? - Nos yeux ont vu cela, répéta Siméon. Après un bref silence, il ajouta : Comment parler du génocide ? 99 Non, il n’y a pas eu de signe, Cornelius. N’écoute pas ceux qui prétendent avoir vu des taches de sang sur la lune avant les massacres. Il ne s’est rien passé de tel. Le vent n’a pas gémi de douleur pendant la nuit et les arbres ne se sont pas mis à parler entre eux de la folie des hommes. L’affaire a été très simple. (194) S’écartant de toute expression symbolique pour insister sur la transmission du réel, Siméon encourage son neveu à poursuivre sa mission d’écrivain en racontant à son tour le génocide dans un langage clair, simple, direct. Siméon lui donne la clé : « Tout chroniqueur pouvait au moins apprendre - chose essentielle à son art - à appeler les monstres par leur nom » (227). Afin de maîtriser son art de chroniqueur, Cornelius visitera donc les lieux de mémoire - Ntarama, Nyamata, et Murambi - qui lui permettront d’honorer les morts du génocide. Dans Les Lieux de mémoire, l’historien Pierre Nora explique que ces lieux sont à la fois matériels, symboliques, et fonctionnels. 17 Les monuments aux morts français offrent un bon exemple de l’intégration de ces trois aspects. Construits principalement dans les petits villages, la plupart datent de la fin de la Première Guerre mondiale. Ces monuments sont matériels, construits de pierre. Ils sont symboliques comme expression de la perte de toute une génération de jeunes, et enfin, ils sont fonctionnels car ils fournissent la liste des enfants du village « morts pour la patrie ». Contrairement aux monuments commémoratifs français qui sont abstraits, les mémoriaux rwandais, construits d’ossements humains, transmettent la tragédie et la perte brutale de vies humaines de manière vive, directe et bouleversante. Les survivants rwandais ayant décidé d’exposer les corps des suppliciés à la lumière, ont laissé les cadavres de l’Ecole Polytechnique de Murambi dans les salles où les victimes avaient été tuées. Les églises de Ntarama et Nyamata exposent leurs cadavres, crânes, et ossements de la même façon. Pourtant, à Murambi, l’effet est plus macabre car les corps, recouverts d’une fine couche de boue, sont presque intacts. Les caractéristiques que Nora assigne aux lieux se retrouvent à Murambi, à Ntarama et à Nyamata, mais de manière tellement plus spectaculaire et plus dramatique : leur matériel consiste en ossements, leur référence symbolique est à la perte de vies humaines. Au lieu de renseigner sur l’identité de ces morts, ils montrent comment les victimes - anonymes pour la plupart - ont péri. Au Rwanda, la décision prise par les autorités de ne pas enterrer les morts avait été longuement discutée et disputée. Selon Cornélius, la décision était juste. Il explique : 17 Pierre Nora, Les Lieux de mémoire. Paris : Gallimard, 1984, p. xxxiv. 100 Mildred Mortimer Le Rwanda était le seul endroit au monde que ces victimes pouvaient appeler leur pays. Ils avaient encore envie de son soleil. Il était trop tôt pour les rejeter dans les ténèbres de la terre. De plus, chaque Rwandais devait avoir le courage de regarder la réalité en face. (187) Acceptant de regarder la réalité en face, Cornelius se trouve confronté à une image extrêmement brutale lorsqu’il se rend à l’église de Ntarama, et voit de ses propres yeux, le corps presque intact d’une jeune femme violée : La jeune femme avait la tête repoussée en arrière et le hurlement que lui avait arraché la douleur s’était figé sur son visage encore grimaçant. Ses magnifiques tresses étaient en désordre et ses jambes largement écartées. Un pieu - en bois ou en fer, Cornelius ne savait pas, il était trop choqué pour s’en soucier - était resté enfoncé dans son vagin. (97) Ce cadavre lui transmet à la fois la souffrance de la victime et le sadisme de son bourreau. Devant le corps de cette femme, Cornelius se sent profondément perturbé : « Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de secouer nerveusement la tête » (96). Accompagné par son amie Jessica, Cornélius est mené vers le cadavre par le gardien qui identifie le corps : « - Elle s’appelait Theresa. Theresa Mukandori. » (96). Ici, Diop choisit encore une fois d’entremêler fiction et réalité. Bien que Cornelius et Jessica soient des personnages fictifs, Theresa Mukandori, (comme Félicité Niyitegeka), est un personnage réel. Elle a subi une mort atroce, comme en témoigne son cadavre. 18 Le corps de Theresa ainsi que la lettre de Félicité sont des objets témoins qui donnent un sens d’authenticité aux représentations dans le roman tout en transmettant la violence omniprésente. Comment réagir devant ce corps mutilé que certains lecteurs pourraient même juger pornographique ? 19 Il est clair qu’il dérange, transformant une scène de deuil en épreuve cauchemardesque. Pourtant, cette épreuve est nécessaire ; le choc ressenti par Cornelius le mène à la conclusion logique du processus de réification des victimes du génocide. Lorsqu’il voit ce cadavre écartelé, il comprend, visuellement et viscéralement, comment les pires actions pourraient se produire. Jessica, témoin du désarroi de son ami, trouve les mots justes en se souvenant de sa dernière conversation avec la victime : « Ces jours-là, Theresa, Dieu regardait ailleurs… ». (97) Ayant confronté la réalité en face, dans les églises de Ntarama et Nyamata et à l’Ecole Polytechnique de Murambi, Cornelius se sent prêt à écrire le génocide. Il commencera par une histoire individuelle, conscient du fait que « Chacun de ces corps avait eu une vie différente de celle de tous les autres, 18 Small, art. cit., p. 136. 19 Voir James McCorkle, « The Body of Truth : Memory and Memorial in the Work of Marie Béatrice Umutesi and Boubacar Boris Diop », inédit. Comment parler du génocide ? 101 chacun avait rêvé et navigué entre le doute et l’espoir, entre l’amour et la haine » (187). Il racontera la tragédie avec des « mots-machettes, des motsgourdins, des mots hérissés de clous, des mots nus […] des mots couverts de sang et de merde » (226). Et, il va inclure dans son texte des survivants qui, semblables à la jeune femme en noir aperçue parmi les ossements à Murambi, existent dans un entre-deux, un espace entre les morts et les vivants. L’expérience au Rwanda - surtout la visite aux sites de Ntarama, Nyamata, et Murambi - marque un tournant crucial pour Diop aussi bien que pour Cornelius, son porte-parole. Au cours de sa visite au pays ravagé, Diop a pu visiter les sites des massacres et connaître des survivants. Il a rencontré la jeune militante qui a inspiré le personnage de Jessica et un vieux survivant devenu Siméon dans le texte romanesque. 20 Ces rencontres lui ont permis de donner un visage humain à la tragédie. Comment écrire le génocide ? Par quelles formes aborder un sujet déjà désigné comme indicible ? Elie Wiesel, survivant de la Shoah est convaincu de l’impossibilité de communiquer cette expérience à celui qui ne l’a pas connue. Il insiste tout de même sur le travail de la mémoire et la nécessité d’empêcher l’oubli. Si le rôle de l’historien est de se pencher sur un événement pour l’élucider, le rôle du romancier, par contre, est d’imaginer un vécu, le recréer à partir d’un événement réel. Lorsqu’il assume le rôle du romancier, Diop participe à un effort collectif. Il se joint à ceux qui cherchent à mieux comprendre un crime d’ampleur inimaginable, la destruction de tout un groupe humain qu’il soit national, ethnique, racial ou religieux. Bien que son texte soit ancré dans le réel, son écriture demeure créatrice, suggestive, et poétique. Et, en multipliant les points de vue narratifs, l’écrivain suggère la complexité de la situation rwandaise. Comment parler du génocide ? Comment ne pas en parler ? Diop pose ces questions à nous tous, écrivains, lecteurs, assassins et survivants. Parmi ces derniers se trouvent ceux qui éprouvent le besoin d’en parler, et d’autres qui croient que la seule manière de respecter les morts est de garder le silence. Tant que le génocide rwandais subsistera dans la mémoire collective, sa représentation artistique posera un défi à tout écrivain engagé. 20 L’entretien avec Catherine Bédarida « Rwanda : l’écrivain Boubacar Boris Diop hanté par la mémoire des morts » Médi’Art, groupe30@metissana.sn.