eJournals Oeuvres et Critiques 36/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2011
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Francis Goyet, Les Audaces de la prudence

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2011
Ullrich Langer
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Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Comptes rendus Francis Goyet, Les Audaces de la prudence : Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles. Paris : Éditions Classiques Garnier, 2009. 571 p. Décidément, Francis Goyet n’a peur de rien. Dans un siècle où les « tourbillons » des événements politiques et médiatiques ne cessent de nous faire chérir nos leçons de scepticisme et relativisme, seule réponse intelligente à cette succession de plus en plus rapide d’impressions superficielles qu’est la culture, voici un historien de la littérature qui nous rappelle l’altérité souvent brutale qu’est l’Ancien Régime, dans sa vision hiérarchique de la société, et dans sa constitution d’un ordre provenant de princes dotés d’une vue supérieure, formée par la Prudence. Dans cette étude à la fois très cohérente et pourtant peu « systématique, » procédant par touches, par exemples, par étymologies et réflexions sur la sémantique de mots-clé, nous avons droit à des analyses d’auteurs « canoniques » (Montaigne, Aristote, Descartes, Boileau, Thomas d’Aquin et Marguerite de Navarre), et de penseurs modernes (Descombes, Derrida, Castoriadis, MacIntyre et al.), tous au service de la prudence, c’est-à-dire, tous au service de l’élucidation des éléments de ce mouvement vers l’action qu’est la décision prudente. Il s’agit, à mon sens, de la critique la plus percutante du « postmodernisme » dans les études de la culture littéraire de notre « early modern Europe, » car l’argument de Goyet se situe au point le plus sensible, au passage du monde discursif, en l’occurrence fictionnel, à l’action, en empruntant les voies tracées par la rhétorique surtout judiciaire. C’est justement ce passage que nous refuse, souvent, une pensée « postmoderne » lorsqu’elle se penche sur des textes toujours déjà remplis d’apories. Ce passage à l’action suppose le consultatif (consilium), la délibération (judicium), et l’exécution de la décision (Goyet préfère ici le terme imperium à d’autres proposés par la scolastique). L’étude qui suit est divisée en deux grandes parties : le prudens est le point focal de la première : le prince ou l’artiste, créateurs d’un monde…, le juge celui de la seconde : le juge faisant partie de l’institution et le « juge » distribuant éloge et blâme. Ce redoublement de la figure du prince et de la figure du juge permet à Goyet de parler de politique en parlant de littérature, et vice-versa. Imbrication totalement naturelle, nous dirait-il, car les figures de proue dans son analyse littéraire sont Montaigne (celui qui met en avant son jugement, et ses jugements 116 Œuvres et Critiques particuliers, et dont les Essais constituent une sorte de passage en revue des circonstances, des considérations, et des erreurs du jugement, en général), Descartes (celui qui crée a novo, et qui constitue une sorte de sublime philosophique), en moindre mesure Boileau et Ronsard, et, pour la partie « juge, » Marguerite de Navarre (l’Heptaméron, de par son récit-cadre, constituant un registre de jugements d’avocats - nos devisants - qui distribuent éloge et blâme, ou plutôt, un exercice préparatoire au jugement). Ces auteurs sont en effet les Grands (qu’ils le fussent littéralement, ou par contact et ambition), et Goyet souligne à maintes reprises combien il s’agit d’une priorité élitiste : dans son rapport avec la politique, la littérature canonique de l’Ancien Régime est tout d’abord « sublime » avant d’être « subversive. » C’est dire qu’elle vise le haut, en mimant ou en mettant en scène cette démarche « prudente » qui distingue le prince de ceux qui n’ont pas accès à la rationalité qui préside aux décisions vraiment « nouvelles. » Les perspectives qui dégagent un terrain sont au cœur même de l’exercice du pouvoir et il n’y a donc rien de « conservateur » dans la prudence politique ni dans la littérature de cette élite. Si dans le cas des termes « techniques » autour desquels s’organise la réflexion sur le processus du jugement, Goyet procède en brossant souvent assez large, se permettant mainte allusion au monde contemporain, dans les analyses plus ciblées (Descartes, par exemple), son commentaire devient des plus minutieux. De même, Goyet reprend, pour mieux creuser, l’explication des termes-clé (d’audacia à theôros) dans un glossaire de près de 70 pages, après la conclusion de l’ouvrage. Renouant ainsi avec sa thèse, Le sublime du “lieu commun” (1996), Goyet nous propose une vue du « centre » et du « haut » de la culture littéraire des XVI e et XVII e siècles. Le travail qui reste à faire (ou au contraire, qui nous a préoccupés depuis au moins les années 1960 - mais sans que nous ayons bien compris ce centre), ce serait de voir comment ces démarches politico-littéraires commencent à échouer. Ullrich Langer