Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguϊtés de Boileau
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2012
Stéphanie Macé
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Pointes baroques contre douceur classique : les ambiguïtés de Boileau Stéphane Macé Université Stendhal-Grenoble III L’histoire littéraire, on le sait, raffole des parallèles : comparer Homère à Virgile était déjà dans les Poetices Libri septem de Scaliger le fondement d’une méthode critique ; Guez de Balzac, dans ses Entretiens, oppose la source pure de Malherbe à l’eau bourbeuse de Ronsard ; Racine, surtout, est parmi nos auteurs celui qui suscita le plus de rapprochements de cet ordre, depuis le XVII e siècle jusqu’à notre époque. Ses contemporains, La Bruyère au premier chef 1 , célèbrent déjà en grande pompe la victoire du génie de la tragédie française sur l’éloquence admirable mais un peu engoncée du vieux Corneille, trop « inégal » ou trop rigide à l’heure du règne sans partage du naturel. Racine est assurément le champion incontesté de tous ces duels littéraires figurés, et si Stendhal a le front de lui préférer Shakespeare, c’est encore là célébrer, fût-ce paradoxalement, le rôle d’icône littéraire de l’auteur de Phèdre. Plus irrévérencieusement encore, c’est d’un parallèle de cette sorte - cette fois entre Théophile de Viau et Racine - que nous nous servirons pour interroger certaines ambiguïtés de Boileau : sa sévérité envers l’art de la pointe trouve dans le premier un bouc émissaire idéal, et cette virulence n’eut d’égale que l’indulgence étonnante dont fit preuve le critique à l’égard des « baroquismes » qui abondent pourtant sous la plume de son ami Racine. Il y a là une vraie source de questionnement, auquel cet article ne prétend assurément pas répondre définitivement : il semble néanmoins possible d’esquisser plusieurs rapprochements qui peuvent éclairer au moins partiellement l’analyse stylistique et autoriser quelques hypothèses interprétatives. L’efficacité de Boileau critique littéraire doit beaucoup à la verve satirique de ses jeunes années : il n’y a jamais complète solution de continuité entre le discours posé du théoricien et l’art de brocarder avec esprit les travers d’un écrivain. Selon les cas, il peut s’agir d’une reformulation économique 1 Les Caractères, I, 55, éd. Patrice Soler, dans Moralistes du XVII e siècle, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 708-709. OeC01_2012_I-142End.indd 9 OeC01_2012_I-142End.indd 9 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 10 Stéphane Macé propre à synthétiser les ridicules de sa victime (tel Saint-Amant mettant « les poissons aux fenêtres » 2 ) ou d’une citation plus complète et plus directe : Veut-on voir au contraire combien une pensée fausse est froide et puérile ? Je ne saurais rapporter un exemple qui le fasse mieux sentir que deux vers du poète Théophile, dans sa tragédie intitulée Pyrame et Thisbé, lorsque cette malheureuse amante ayant ramassé le poignard encore tout sanglant dont Pyrame s’était tué, elle querelle ainsi ce poignard : Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître ! Toutes les glaces du Nord ensemble ne sont pas, à mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu ! de vouloir que la rougeur du sang dont est teint le poignard d’un homme qui vient de s’en tuer lui-même soit un effet de la honte qu’a ce poignard de l’avoir tué ! 3 C’est là une page fort célèbre, qui a durablement ruiné la réputation de Théophile dramaturge : à lire Boileau, on voit mal en effet ce qui pourrait réhabiliter cette pointe totalement artificielle, fondée sur une syllepse de sens et une personnification bien suspectes. Il suffit alors au critique de jouer l’indignation ou de manier un peu l’hyperbole pour porter le coup de grâce à ces deux mauvais vers - et c’est la tragédie tout entière qui sombre sous les glaces du Nord. Pourtant, la pièce de Théophile n’est pas sans mérites : une récente mise en scène de Benjamin Lazar 4 en a récemment restitué tous les mystères, la portée subversive et la saveur poétique. À tout prendre, les deux vers raillés par Boileau sont-ils vraiment si « mauvais » ? Le procédé consistant à les isoler de leur contexte est assurément un geste critique efficace, mais il relève de la caricature la plus manifeste. Boileau sait précisément ce qu’il fait en agissant ainsi : cette fleur de rhétorique, coupée de sa tige, devient subitement sèche et artificielle. Mais que l’on rappelle seulement qu’elle intervient au terme d’une longue tirade entièrement dévolue à la montée en puissance du pathétique, et elle apparaît aussitôt sous un jour nouveau. La pointe, il faut s’en souvenir, ne réside pas uniquement dans le jeu rhétorique (antithèse, oxymore, syllepse, paradoxe, etc.) qui en signale le plus distinctement la présence : elle dépend aussi étroitement de ce qui la précède, du contexte qui la prépare. Or cette préparation, dans le cas présent, est extrêmement minutieuse. La pointe finale n’est pas ici un simple ornement à la fonction purement 2 L’Art Poétique, chant III, v. 261-264, dans Boileau, Satires, Epîtres, Art Poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/ Gallimard », 1985, p. 246. 3 Préface de 1701, dans Boileau, Satires, Epîtres, Art Poétique, éd. Collinet, p. 50. C’est à cette édition de Boileau qu’il sera désormais fait référence. 4 Création au Théâtre de Caen le 19 octobre 2009. OeC01_2012_I-142End.indd 10 OeC01_2012_I-142End.indd 10 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 11 esthétique, mais la figure qui cristallise l’urgence pathétique ; elle est le point culminant de l’ensemble de la tragédie, le moment crucial qui laissera le spectateur transi de pitié et d’effroi. En citant les deux vers de façon isolée, Boileau présente implicitement cette « pensée froide et puérile » comme le fruit d’un caprice : Théophile aurait cédé à la tentation du bon mot, à l’impulsion de l’instant, au démon du mauvais goût. À relire l’ensemble de la tirade, on se rend compte pourtant que cette pointe relève au contraire d’une poésie extrêmement savante. Tout ce V e acte de la tragédie, audacieusement composé de deux très longs monologues, accompagne la montée du pathos d’une rêverie très dense sur le sang versé, méditation qui annonce déjà la pointe brocardée par Boileau : Je vois que ce rocher s’est éclaté de deuil Pour répandre ses pleurs, pour m’ouvrir un cercueil ; Ce ruisseau plein d’horreur qu’il a de mon injure, Il en est sans repos, ses rives sans verdure ; Même, au lieu de donner de la rosée aux fleurs, 1185 L’Aurore à ce matin n’a versé que des pleurs, Et cet arbre, touché d’un désespoir visible, A bien trouvé du sang dans son tronc insensible, Son fruit en a changé, la lune en a blêmi, Et la terre a sué du sang qu’il a vomi. 1190 Bel arbre, puisqu’au monde après moi tu demeures, Pour mieux faire paraître au Ciel tes rouges meures, Et lui montrer le tort qu’il a fait à mes vœux, Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux, Ouvre-toi l’estomac et fais couler à force 1195 Cette sanglante humeur par toute ton écorce 5 . On voit ici que la syllepse finale sur le poignard (la rougeur du sang se confondant avec celle de la honte) est déjà annoncée en filigrane par celle, très similaire dans sa technique, de la lune qui blêmit (v. 1189). Elle est aussi préparée, plus fondamentalement, par les reproches adressés au Ciel aux v. 1191-93, puisque les mûres deviennent le symbole du « tort » fait au couple. Théophile aurait fort bien pu se contenter du rapprochement attendu entre la couleur du fruit et celle du sang - proximité d’autant plus évidente qu’elle est à l’origine de la confusion funeste de Pyrame à la scène précédente et qu’elle est constitutive du mythe ovidien. Or ce « passage obligé » est ici complètement remotivé par la rhétorique de l’imprécation, qui fait de cette pourpre la couleur de la honte - rappelons que ce motus (pudor) fait partie de la liste canonique des passions depuis Aristote, bientôt 5 Pyrame et Thisbé, V, 2, v. 1181-1196, éd. Guido Saba, Paris, Garnier, rééd. 2008, p. 478. OeC01_2012_I-142End.indd 11 OeC01_2012_I-142End.indd 11 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 12 Stéphane Macé relayé par les rhéteurs latins : les verbes utilisés (faire paraître, montrer) soulignent d’ailleurs spectaculairement la dimension oratoire du propos. Mais il semble possible de pousser encore plus loin l’analyse : sous la plume de Théophile, la couleur pourpre n’est plus celle des seuls fruits mais celle de la sève même qui coule dans le tronc de l’arbuste (v. 1188). On pourrait ne voir là qu’une façon un peu convenue d’hyperboliser le pathos en recourant à une personnification généralisée : il suffit pour cela de prêter des sentiments humains aux éléments de la nature (ruisseau, rocher, Aurore, lune ou mûrier). Il faut néanmoins se garder d’une lecture trop rapide ou trop simpliste : on perçoit ici distinctement les échos d’une pensée nourrie de philosophie matérialiste, qui fait davantage confiance aux sens qu’à la raison pour questionner le monde et entrer en communion avec lui. Le « désespoir visible », derrière la violence concrète du tableau visuel, renvoie à un principe de causalité omniprésent (voir la présence obsédante du pronom adverbial en, v. 1184 ou 1189) qui impose une logique à rebours : l’absence de repos du ruisseau procède de l’horreur, qui elle-même procède de la douleur de Thisbé, qui elle-même procède de sa blessure - le latinisme injure lui donne d’ailleurs une valeur très concrète. Inversement, ces causes enchaînées débouchent sur une cascade d’effets (la préposition pour est elle aussi omniprésente), selon une logique complémentaire. Le spectateur est ainsi amené à épouser le regard de Thisbé : la douleur semble ici donner plus d’acuité aux sens, puisque la rêverie sur la matière et sur les couleurs est prétexte à interroger le monde et à en percevoir dans ses moindres palpitations la spectaculaire métamorphose. Ce tableau pathétique est inséparable de la très belle méditation nocturne de Pyrame au début de la scène précédente, et il en constitue une sorte de pendant inversé. Ce désespoir visible est aussi un désespoir audible : Théophile, on le sait, compte parmi les plus grands mélodistes de la poésie française. Là encore, il faudrait rappeler que cette qualité d’oreille si remarquable ne relève pas du simple souci esthétique : il y a dans ces jeux allitératifs (par ex. v. 1188), dans cette modulation vocalique de la souffrance et ces ralentis du rythme (par ex. v. 1191) une véritable attention à la matérialité des mots à laquelle la philosophie sensualiste n’est probablement pas étrangère. Le signifiant donne accès à cette part d’ombre et d’indicible que le signifié (et la raison) seraient impuissants à restituer 6 . Enfin, cette rêverie sur la nature ensanglantée se nourrit probablement d’un souvenir littéraire très précis : au XIII e chant de L’Enfer de Dante, qui décrit le deuxième giron du septième cercle, on trouve d’étranges arbres qui 6 Voir à ce sujet Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle, Paris, PUF, 1998. OeC01_2012_I-142End.indd 12 OeC01_2012_I-142End.indd 12 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 13 parlent et se lamentent. Lorsque le poète vient à briser une branche, le tronc de l’arbre se couvre subitement de sang : Allor porsi la mano un poco avante, e colsi un ramicel da un gran pruno ; e il tronco suo gridò : « Perché mi schiante ? » Da che fatto fu poi di sangue bruno, ricominciò a gridar : « Perché mi scerpi ? 35 non hai tu spirto di pietate alcuno ? Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi ; ben dovrebb’esser la tua man piú pia, se state fossim’ anime di serpi ». Come d’un stizzo verde, che arso sia 40 dall’un de’ capi, che dall’ altro geme e cigola per vento che va via ; sí della scheggia rotta usciva insieme parole e sangue (…) 7 . Or la voix qui s’échappe de l’arbre n’est autre que celle de Pierre des Vignes, l’ancien ministre de Frédéric II, qui, disgracié, s’était donné la mort en prison. Le cercle de l’enfer décrit dans ce XIII e chant de la Divine Comédie est celui des suicidés, dont les âmes déchues sont désormais abritées par des arbres. Dans la tragédie de Théophile, Pyrame s’est aussi donné la mort, ce qui justifie probablement un tel rapprochement : il n’y a d’ailleurs là rien d’improbable, à une époque où la littérature italienne est encore en France l’objet d’une véritable fascination. Du reste, l’exemple de Théophile n’est pas un cas isolé ; qu’il l’ait emprunté directement à Dante ou qu’il l’ait trouvé chez son confrère français, Tristan l’Hermite utilise aussi à son tour le motif de l’arbre sanglant dans son fameux Promenoir des deux Amants : Ce vieux chesne a des marques saintes ; Sans doute qui le couperoit, Le sang chaud en decouleroit Et l’arbre pousserait des plaintes. 8 7 Dante, Inferno, XIII, v. 31-44. « Je portai donc la main droite en avant/ Et sur un grand nerprun je cueillis un rameau./ Son tronc cria : “Pourquoi me mutiler ? ”/ Puis, se voyant tout poissé de sang noir,/ À dire il se reprit : “Pourquoi me démembrer ? / Nul sentiment tu n’as donc de pitié ? / Des hommes nous étions, et nous voilà des arbres,/ Plus pitoyable à nous devrait être ta main,/ Et fussions-nous des âmes de serpents.”/ Ainsi qu’un tison vert qui brûle par un bout,/ Pousse de l’autre un long gémissement,/ Et sifflant par l’effet de l’air qui s’en échappe,/ Ainsi l’arbre blessé : il en sortait ensemble/ du sang et des propos. » (trad. Henri Longnon, Paris, Garnier, 1989, p. 67). 8 Le Promenoir des deux Amants, strophe 7, dans Les Plaintes d’Acante et autres œuvres, éd. Jacques Madeleine, Paris, STFM, 1989, p. 59. OeC01_2012_I-142End.indd 13 OeC01_2012_I-142End.indd 13 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 14 Stéphane Macé Innutrition poétique, morceau de bravoure de poésie pathétique et matérialiste, préparation de la pointe finale : on voit donc que la dernière scène de Pyrame et Thisbé a fait l’objet d’une construction très minutieuse et que le fait d’isoler la fameuse pointe du poignard de son contexte relève, sinon du contresens (Boileau est trop avisé pour cela), du moins d’un geste critique entaché d’une grande partialité : la complexité de la construction mentale proposée par Théophile est ici totalement oblitérée. Nous tenterons plus loin d’en dire les raisons. Mais revenons pour l’instant à notre idée de parallèle, et lançons hardiment un paradoxe : pourquoi Boileau, si virulent envers Théophile, se montre-t-il si indulgent quand il s’agit de Racine ? Cette question pourrait sembler relever de la provocation pure et simple, car des décennies de critique littéraire ont assez systématiquement associé le nom du dramaturge au fantasme d’un classicisme littéraire idéal. Cette image a été construite de bonne heure par les contemporains immédiats de Racine et s’est encore consolidée au XVIII e siècle, comme en témoige ce jugement de La Harpe : [Les figures chez Racine] sont toujours si bien placées, si naturellement amenées, qu’on ne les perçoit que par réflexion. Il est hardi sans qu’on s’en doute, et c’est ainsi qu’il faut l’être. L’habileté consiste à produire l’effet sans montrer le ressort 9 . Le naturel, l’art de masquer le travail d’un ouvrage pourtant cent fois remis sur le métier, ce sont là des valeurs que Boileau défend également. Comme le rappelle Georges Molinié, cette esthétique « renvoie essentiellement à un sentiment, à une impression, à un effet du côté des récepteurs ; cet effet est que le discours lu, ou entendu, paraît couler de source, ne donne aucune apparence d’aspérité, de raideur ni d’effort ; le naturel a donc partie liée avec la facilité et l’aisance ; il est aussi certainement parent de l’élégance » 10 . Pourtant, il arrive que le grand Racine lui-même semble s’égarer : Jean- Yves Vialleton a bien montré 11 que l’ensemble de la tragédie de Mithridate avait sans doute été écrite à rebours, selon une esthétique conceptiste qui, loin de se satisfaire d’une réalisation simplement accidentelle ou ponctuelle, commande l’architecture entière de la pièce. Tout semble en effet préparer 9 Jean-François de La Harpe, De la Poésie Française avant et depuis Marot jusqu’à Corneille, Paris, Beaudoin frères, 1827, vol. 5, p. 150, cité par Véronique Boulhol, « Racine dans le Lycée de La Harpe », XVII e siècle, n° 228, octobre 2005, p. 413. 10 Georges Molinié, article « naturel » du Dictionnaire de Rhétorique, Paris, Le Livre de poche, 1997. 11 Jean-Yves Vialleton, « La “pensée ingénieuse” dans les pièces de Racine », dans Racine et la rhétorique, exercices avec trois pièces, site web RARE - Rhétorique de l’antiquité à la Révolution (janvier 2011), URL : http : / / w3.u-grenoble3.fr/ rare/ spip/ spip. php ? article138. OeC01_2012_I-142End.indd 14 OeC01_2012_I-142End.indd 14 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 15 la fameuse scène première du dernier acte 12 , où Monime, renouant avec une fascination de l’objet d’un goût fort « baroque », apostrophe spectaculairement le « fatal tissu, malheureux Diadème » qui a fait son malheur : le symbole de la gloire et du pouvoir politique doit alors devenir l’instrument de sa mort. Vialleton fonde cette analyse très convaincante sur la lecture des Pensées ingénieuses des anciens et des modernes du P. Bouhours (1689), qui, quoique postérieures à la pièce de Racine (1672-73), démontrent que l’esthétique classique pouvait tenter une difficile conciliation entre le conceptisme hérité de Gracián, Tesauro ou du Tasse et l’esthétique du sublime largement relayée par la traduction de Longin procurée par Boileau. Comme le rappelle Vialleton, cette voie est étroite, mais elle existe bel et bien : « mettre l’accent sur le judicium (la culture, le sens critique), n’est pas renier l’ingenium (la créativité, le don) ». Ce que Mithridate réalise par son scénario et sa composition, d’autres pages de Racine l’expérimentent parfois à l’échelle d’un simple vers. Nous commenterons ici simplement l’exemple le plus fameux, celui d’un vers du récit de Théramène qui a déjà fait couler beaucoup d’encre : Le flot, qui l’apporta, recule épouvanté 13 . Il faut bien l’avouer, on n’est pas très loin ici de la pointe rencontrée plus haut sous la plume de Théophile : même intention pathétique du propos, même personnification, même syllepse de sens sur le verbe. D’ailleurs Leo Spitzer, même s’il ne cite pas ce vers précis, établit un rapprochement direct entre le fameux poignard de Théophile et une autre pointe de la même tirade de Phèdre, fondée sur une antithèse « plus littéraire que vraiment sincère » 14 : Cependant sur le dos de la plaine liquide S’élève à gros bouillons une montagne humide. L’un des commentaires les plus remarquables, chez les thuriféraires du classicisme français, est celui que l’on peut lire sous la plume de Thierry Maulnier, à une époque où l’on ne craignait pas les jugements à l’emporte-pièce, les admirations enthousiastes ou les détestations sans remède. Le critique, 12 Éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 679. 13 Phèdre et Hippolyte, Acte V, sc. 6, v. 1524, dans Jean Racine, Œuvres complètes, I : Théâtre-Poésies, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,1999, p. 873. 14 Leo Spitzer, Études de style, « L’effet de sourdine chez Racine », Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970 [1928 pour le texte allemand], p. 266. Le critique commente ainsi : « Ayant peut-être aujourd’hui l’habitude de juger le mot trop strictement sur son sens et son contenu, nous refusons notre adhésion à ce jeu sur les mots, vide de sens et de contenu, que nous nommons “précieux”. » OeC01_2012_I-142End.indd 15 OeC01_2012_I-142End.indd 15 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 16 Stéphane Macé fort gêné de trouver chez Racine des vers aussi étranges et si contraires au « naturel » attendu, s’empresse de lui trouver une excuse : pourquoi ne pas risquer l’hypothèse d’un « Théramène grandiloquent » ? 15 En somme, ce n’est pas Racine qui a mauvais goût, c’est seulement son messager (et qui plus est un messager des Dieux, qui évoque une mort tragique) : Aux hérauts, et à la mort, l’emphase ne messied pas, surtout si l’on songe que la mort qui apparaît ici n’est pas une mort humaine, mais surhumaine (…). Théramène n’est pas seulement le héraut de la mort, il est encore celui des dieux. Aux dieux aussi convient l’emphase. Ou, si le mot d’emphase déplaît, disons du moins qu’il ne conviendrait pas que le récit du supplice sacré d’Hippolyte fût dépourvu d’ampleur et de magnificence 16 . L’honneur est sauf… La vraisemblance du caractère de Théramène justifie l’artifice de ses paroles : on perçoit distinctement que le critique n’a pas totalement réussi à évacuer son malaise, mais au prix d’une petite acrobatie rhétorique, on a préservé l’essentiel. Au nom d’une des valeurs-repères du classicisme (le principe rhétorico-stylistique de convenance), on a réussi à justifier le grand Racine ! Or, c’est précisément au nom de ce double principe de convenance et la vraisemblance que certains contemporains du dramaturge ont condamné la même audace stylistique : Yves Giraud puis Roger Zuber ont bien résumé les termes du débat qui opposa Houdar de la Motte à Boileau 17 . La Motte considère que Théramène est censé être trop absorbé par l’urgence de son récit et trop abattu par son affliction pour avoir le droit de se montrer « si recherché dans ses termes et si attentif à sa description ». Comme l’explique Roger Zuber, « l’objection porte (…) sur les mœurs (mores), sur l’invraisemblance qu’il y aurait à user d’éloquence dans certaines situations vécues ». On a donc là un miroir inversé de la lecture de Maulnier ! La réponse de Boileau passe par le recours à Longin : Zuber cite opportunément le texte de la Réflexion XI, qui évoque Cet infortuné gouverneur que [Racine] représente plein d’horreur et d’une consternation que, par son récit, il communique en quelque sorte aux spectateurs mêmes ; de sorte que, par l’émotion qu’il leur cause, il ne les laisse pas en état de songer à chicaner sur l’audace de sa figure. Aussi 15 Thierry Maulnier, Lecture de Phèdre, Paris, Gallimard, 1967, p. 111. 16 Ibid., p. 111-112. 17 Yves Giraud, « Le goût classique et la pointe », dans Christian Wentzlaff-Eggebert, éd., Le langage littéraire au XVII e siècle : de la rhétorique à la littérature, Tübingen, Narr, 1991, p. 95-108 ; Roger Zuber, « Boileau traducteur », ibid., p. 287-294 (repris dans Les émerveillements de la raison, Paris, Klincksieck, 1997, p. 255-260). OeC01_2012_I-142End.indd 16 OeC01_2012_I-142End.indd 16 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 17 a-t-on remarqué que, toutes les fois qu’on joue la tragédie de Phèdre, bien loin qu’on paraisse choqué de ce vers : Le flot qui l’apporta recule épouvanté, on y fait une espèce d’acclamation : marque incontestable qu’il y a là du vrai sublime 18 . Le geste de se retrancher derrière Longin est au fond le seul possible. Les détracteurs de Racine raisonnent en termes d’inventio et se situent donc du côté de la production de la tirade (qu’on l’attribue au poète ou au personnage de théâtre) : Boileau a bien perçu que sous cet angle, il lui serait difficile de défendre son défunt ami et que l’argument de la vraisemblance, quels que soient les efforts déployés, serait impossible à tenir. En se plaçant en revanche du côté de la réception, la logique est subitement tout autre : la réussite du vers ne peut se mesurer qu’empiriquement, à l’aune des réactions du public. Le saisissement du spectateur, seul critère d’appréciation valide, oblitère tous les raisonnements fondés sur la rationalité technique ou les arguties de poéticiens. La seule vérité qui vaille est celle de la scène. Ce positionnement critique a assurément ses avantages : l’argument est irréfutable, puisqu’il échappe par nature à l’examen vétilleux des mécanismes rhétoriques. On pourra toujours décrire ou chicaner, naturellement, mais ce serait faire là œuvre de pédant. Comme Zuber l’a remarqué, il y a sans doute aussi chez le vieux Boileau l’idée de montrer une fois encore que sa pensée critique, depuis la traduction de Longin jusqu’aux ultimes analyses des Réflexions, se range tout entière du côté des Anciens et affiche une remarquable cohérence. Une objection demeure pourtant, si l’on en revient au parallèle esquissé entre Théophile et Racine : pourquoi la pointe du poignard de Pyrame et Thisbé ne serait-elle pas, elle aussi, sublime ? Qu’a-t-elle de moins que le diadème de Monime ou le monstre composite de Phèdre ? On ne pourra, c’est entendu, répondre sur le terrain de la technique rhétorique, puisque Boileau s’est exclu de ce champ. Mais du point de vue de la réception, le terrain est aussi définitivement miné ! Le public aujourd’hui encore, ne peut réprimer un sourire en entendant : « Il en rougit le traître ! ». Reste à savoir si ce sourire signe l’échec de la pointe, ou s’il n’équivaut pas à un clin d’œil complice adressé, par-delà les siècles, à un critique assassin : nul ne peut plus lire la tragédie de Théophile sans sentir le poids de Boileau penché sur son épaule de spectateur… Risquons tout de même pour finir quelques hypothèses : il faut souligner que malgré le « sauvetage » des pointes raciniennes dont Longin lui fournit l’argument, Boileau s’est montré extrêmement constant dans son appréciation de la pointe, qu’il assimile de façon très systématique à l’influence 18 Ibid., p. 259. OeC01_2012_I-142End.indd 17 OeC01_2012_I-142End.indd 17 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 18 Stéphane Macé italienne. Chacun connaît par cœur la longue série de condamnations qui émaille son œuvre, de la Satire IX aux divers chants de L’Art Poétique : Tous les jours à la cour, un sot de qualité Peut juger de travers avec impunité ; À Malherbe, à Racan, préférer Théophile, Et le clinquant du Tasse à tout l’or de Virgile 19 . La plupart, emportés d’une fougue insensée, Toujours loin du bon sens vont chercher leur pensée : Ils croiraient s’abaisser, dans leurs vers monstrueux, S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux. Évitons ces excès : laissons à l’Italie De tous ces faux brillants l’éclatante folie 20 . Jadis de nos auteurs les pointes ignorées Furent de l’Italie en nos vers attirées. Le vulgaire, ébloui de leur faux agrément, À ce nouvel appât courut avidement (…) 21 . Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle, De tous vos pas fameux, observateur fidèle, Quelquefois du bon or je sépare le faux, Et des auteurs grossiers j’attaque les défauts 22 ; Il semble qu’il y ait plusieurs points communs à cette série de critiques : le premier, pleinement compatible avec la promotion du sublime longinien, consiste à valoriser une forme de subjectivité qui s’autorise en permanence du « bon goût », au détriment des fastidieuses études techniques de détail 23 . Nul besoin de prouver, quand les qualités et les défauts s’imposent avec tant d’évidence ! Mais il y a aussi derrière cette assurance affichée une sorte de défiance envers les mots, dans laquelle on pourrait voir la trace (peut-être paradoxale) d’une retenue toute « classique » : la discrimination entre le bon et le mauvais goût s’exprime ici régulièrement à travers la métaphore de la falsification, comme si le critique craignait en permanence de se laisser payer de fausse monnaie. L’or contre le « clinquant », le véritable éclat contre les « faux brillants », le « bon or » contre le « faux »… On aspire à se laisser ravir par l’effet sublime, mais en vérifiant tout de même que l’on n’a pas 19 Satire IX, v. 173-176, p. 111. 20 L’Art Poétique, chant I, v. 39-44, p. 228. 21 L’Art Poétique, chant II, v. 105-108, p. 237. 22 L’Art Poétique, chant IV, v. 231-34, p. 258. 23 Nous renvoyons ici aux travaux en cours de Carine Barbafieri sur les notions de « bon goût » et de « mauvais goût », qui connaissent un succès croissant à mesure que l’on s’approche de la fin du siècle. OeC01_2012_I-142End.indd 18 OeC01_2012_I-142End.indd 18 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 19 affaire à un faussaire : c’est là une émotion très paradoxale, radicale dans son principe mais en permanence sous contrôle. La seconde constante tient à l’assimilation récurrente de l’art de la pointe à la manière italienne : il y a là bien sûr une part de réalité, mais sans doute aussi une forme de caricature. Même à l’occasion du séjour du Cavalier Marin en France de 1615 à 1623, l’esthétique conceptiste ne s’est jamais totalement acclimatée en France : « L’Adone est une mer qui n’a ni fond ni rive, et que seul Saint-Amant a pu parcourir entièrement », raillait déjà Chapelain 24 . Encore Saint-Amant a-t-il suffisamment de génie pour s’affranchir de son modèle et gagner une véritable autonomie de style. Daniel de Rampalle lui-même, qui est peut-être l’émule de Marino le plus signalé avec ses idylles L’Hermaphrodite (1639) et Europe ravie (1641), atténue sensiblement les audaces stylistiques de son modèle 25 . La tendance à l’abstraction d’un poète comme Tristan est naturellement compatible avec une forme d’innutrition, mais il est plus juste de parler de « teinture mariniste » que d’imitation servile. Surtout, le premier dix-septième siècle a de très bonne heure valorisé une catégorie critique radicalement opposée à la manière italienne : celle de la douceur. On la célèbre déjà chez Desportes, Malherbe lui dispute bientôt cette qualité, avant d’être lui-même relayé par son disciple Racan. De François de Sales à Fénelon, le XVII e siècle est traversé par ce fantasme esthétique qui est aussi une fière revendication d’autonomie pour notre littérature nationale. Il y a sans doute dans la virulence de Boileau à l’égard de Théophile et de Saint-Amant (ou plus généralement dans sa condamnation réitérée de l’art de la pointe) la volonté de promouvoir une esthétique spécifiquement française : les lettres françaises, enfin parvenues à leur maturité, ont besoin de se débarrasser de la rivalité encombrante de l’Italie. Or l’antithèse la plus stricte à la douceur - à la fois catégorie poétique et véritable doctrine de mœurs - est précisément l’art italien de la pointe, trop marqué par la recherche du spectaculaire pour n’être pas suspect. Enfin, quels que soient leurs fondements - l’amitié, la théorie poétique, l’idéologie - les « excuses » que Boileau trouve aux audaces raciniennes ouvrent des perspectives intéressantes pour l’herméneutique moderne. Là où Bouhours, en restant du côté de l’inventio et en cherchant à concilier le judicium et l’ingenium, nous invite à penser une transition possible (ou une gradualité) entre ce qu’il est convenu d’appeler le baroque et le classicisme - y compris selon une lecture chronologique -, la lecture à réception fondée sur le sublime longinien relèverait d’un modèle beaucoup plus radical, 24 Lettre à Huet du 30 mars 1662, lettre n° 83 de l’éd. Hunter des Opuscules Critiques de Chapelain, Genève, Droz, 1936, p. 457-58. 25 Que l’on nous permette de renvoyer à notre propre analyse, dans L’Eden perdu, la pastorale dans la poésie française de l’âge baroque, Paris, Champion, 2002, p. 224 sq. OeC01_2012_I-142End.indd 19 OeC01_2012_I-142End.indd 19 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 20 Stéphane Macé paradoxal et intégratif : on se rapprocherait ainsi d’une conception élargie du baroque ou du classicisme, qui concernerait tous les pays et toutes les formes d’art, et qui admettrait, dans son développement même, de possibles contremodèles. C’est là de longue date la conception allemande du baroque, celle aussi de nombreux historiens de l’art 26 . Mais cette conception élargie laisse tout de même place à des prises de position nettes. C’est là peut-être qu’il faudrait, malgré Boileau, faire retour à la description technique. Quand Racine décrit « Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur » (v. 1579), il ose une image dont la valeur référentielle est hautement problématique (que reste-t-il de ce pauvre corps ? ) : on a là une hardiesse de pensée qui n’est guère éloignée de la rhétorique pointue. Il semble d’ailleurs possible d’établir un rapprochement entre ce vers discrètement audacieux et une strophe des psaumes de Racan qui exploite le même type de paradoxe aporétique : Ton courroux qui m’abîme en des lieux ténébreux, Ne présente à mes sens que des objets affreux, Sans corps, sans forme, et sans matière ; Toutefois dans l’horreur de l’abîme où je suis, Le regret de me voir privé de la lumière, Est le moindre de mes ennuis 27 . Là encore, on se demande bien quelle réalité peut visualiser le lecteur ! Mais ici aussi la pensée ingénieuse se déploie tout en souplesse, sans véritable heurt syntaxique ou rythmique. La répétition de la même préposition dessine une sorte de cadre rassurant (même si ce cadre est vide) : même si on n’est pas très sûr de comprendre le sens littéral, le sémantisme de sans indique très clairement le sens général de l’énoncé. De même, chez Théophile, la syllepse de sens « la lune en a blêmi » n’a pas retenu l’attention de Boileau, car la figure s’intègre à un contexte métrique et syntaxique qui n’a fondamentalement rien d’insolite. En revanche, la dislocation syntaxique « il en rougit le traître », de surcroît isolée après une pause marquée à l’hémistiche, ne peut manquer de frapper l’attention : tout se passe comme si cette grammaire et cette rythmique démultipliaient l’audace de la pensée, au lieu d’émousser cette pointe aiguisée. C’est sans doute ce qui explique qu’un Boileau, au-delà du parti-pris esthétique et idéologique que nous avons évoqué, ne puisse être sensible à cet effet par trop spectaculaire. On peut pardonner ses baroquismes à Racine, car ils s’intègrent sans heurt à un mou- 26 On consultera sur ce point l’excellente mise au point d’Alain Mérot, Généalogies du baroque, Paris, Gallimard, coll. « Le Promeneur », 2007. 27 Racan, Œuvres complètes, Psaume LXXXVII, v. 19-24, notre édition, Paris, Champion, 2009, p. 633. Nous soulignons. OeC01_2012_I-142End.indd 20 OeC01_2012_I-142End.indd 20 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 21 vement d’ensemble et ne passent jamais une certaine mesure ; trop « italien », trop audacieux dans sa syntaxe, sans doute trop suspect idéologiquement, Théophile a en revanche passé la mesure. Il aura eu beau multiplier les efforts pour motiver la pointe finale de sa pièce, on ne retiendra que ses défauts : « il exagère, il passe le vrai dans la nature » 28 . Un tel affront méritait bien l’oubli dans les glaces du Nord… 28 La Bruyère, op. cit., I, 39, p. 704. OeC01_2012_I-142End.indd 21 OeC01_2012_I-142End.indd 21 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21
