eJournals Oeuvres et Critiques 37/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2012
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Rire et mordre: Boileau artisan de la forme brève

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2012
Jean Leclerc
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève Jean Leclerc University of Western Ontario Le tricentenaire de la mort de Boileau encourage à replonger dans son œuvre avec un regard neuf, et on peut y remarquer une double constante : un goût pour le rire couplé à une volonté de mordre. Du Lutrin à L’Arrêt burlesque, du Chapelain décoiffé au Dialogue des héros de roman, le comique irrigue l’ensemble de sa production, et accompagne presque toujours une prise de parole critique, une attaque envers ses contemporains ou les mœurs de son époque. Nombreux sont ceux qui ont perçu son rire comme une morsure, par exemple Chapelain quand il le nomme « Monsieur le petit Dogue » 1 , René Le Pays qui parle de son style « qui mord et qui nous fait rire » 2 , Pierre Perrin dans La Bastonnade 3 jusqu’à Bonnecorse dans le Lutrigot, où Apollon commente : « Je sçay […] qu’il sçait mordre, & médire » 4 . D’ailleurs, même des œuvres dont le but premier n’était pas la critique des mœurs ou des mauvais auteurs contiennent des traits contre ses cibles préférées, qu’on pense aux attaques contre Scudéry, Chapelain, Perrault ou Quinault dans le Lutrin, L’Art poétique, sa correspondance ou ses Réflexions sur Longin. Il en ressort que Boileau, autant qu’un théoricien de la chose littéraire, qu’un courtisan malhabile, voire qu’un partisan bourru de la cause des Anciens, aurait été parmi les premiers auteurs comiques, héritier de la verve des Furetière, Lignières et de son frère Gilles. Le Boileau rieur, mordant et médisant a déjà attiré l’attention de la critique 5 , notamment à travers 1 Jean Chapelain, « Lettre au cynique Despréaux », citée par Émile Magne dans la Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux et de Gilles et Jacques Boileau suivie des Luttes de Boileau, Essai bibliographique et littéraire, Paris, L. Giraud- Badin, 1929, t. 2, p. 138. 2 René Le Pays, « Lettre sur les Satyres de Monsieur Boisleau », citée par Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 168. 3 « Et ce lâche serpenteau,/ S’il ne mord ou s’il ne pique,/ Rampe comme un vermisseau » (Pierre Perrin, La Bastonnade. Virelai, cité par Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 201). 4 Balthazar de Bonnecorse, Lutrigot, Toulouse, J. Boude, 1686, p. 12. 5 Plusieurs l’ont déjà suggéré, particulièrement grâce à sa relation avec Furetière et son frère Gilles. Voir notamment Gustave Lanson, Boileau, Paris, Hachette, 1892, OeC01_2012_I-142End.indd 23 OeC01_2012_I-142End.indd 23 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 24 Jean Leclerc l’image du « jeune dogue » qui a lancé sa carrière en déchirant les autorités poétiques de son temps, et qui se serait « assagi » après la parution de ses premières satires 6 . Cette analyse n’est vraie qu’en partie, et ne tient pas compte de l’ensemble de son œuvre ni de sa carrière poétique, dans la mesure où, même s’il fait un effort pour percer les hautes sphères du pouvoir afin d’acquérir une reconnaissance officielle, il sera impliqué dans des querelles et des scandales tout au long de sa vie. Il lui faudra répondre à des attaques, tourner des ennemis en ridicule, défendre des amis, justifier des prises de position esthétiques ou théologiques. L’étude minutieuse d’une partie peu fréquentée de son œuvre renouvelle la compréhension que l’on a de Boileau et aide à réévaluer la place qu’il occupe dans le panorama littéraire de la seconde moitié du XVII e siècle. Les épigrammes contenues dans la section « Poésies diverses. Épigrammes » 7 des Œuvres complètes sont exemplaires à cet égard. Cette œuvre mineure est sans cesse sollicitée par les biographes comme un document historique éclairant ses querelles et sa relation avec ses pairs, mais a rarement été étudiée en elle-même sur un plan littéraire. Avant d’analyser ces pièces, il faut mesurer les différentes strates éditoriales et chronologiques qui ont participé à la constitution de ce recueil, variant entre le moment où Boileau, de son vivant, a commencé à les collectionner dans la partie Odes, épigrammes et autres poésies de ses Œuvres diverses, jusqu’au moment où Charles-Henri Boudhors et Antoine Adam les ont intégré aux Œuvres complètes 8 . L’évolution du recueil est significative, et appelle un commentaire sur les éditeurs des XVIII e et XIX e siècles. Ces épigrammes synthétisent d’ailleurs le contexte polémique de leur création, qui couvre toute la carrière de Boileau, de ses p. 5-43 ; Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, Paris, Albin Michel, 1997 [1 ère édition 1951], t. 2, p. 465-518 ; René Bray, Boileau. L’homme et l’œuvre, Paris, Nizet, 1962, p. 13-27 ; et Bernard Beugnot et Roger Zuber, Boileau. Visages anciens, visages nouveaux (1665-1970), Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1973, p. 9-23. 6 Le verbe « s’assagit » apparaît entre autres dans la définition de Roger Duchêne dans le Dictionnaire de littérature française du XVII e siècle, éd. Marc Fumaroli et Roger Zuber, Paris, Quadrige-PUF, 2001, p. 18. Voir aussi Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, op. cit., t. 2, p. 519 et René Bray, Boileau, op. cit., p. 47. 7 Voir Nicolas Boileau, Œuvres complètes, éd. Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 239-274. C’est l’édition citée en priorité, en indiquant le numéro de la pièce et la pagination entre parenthèses quand il s’agit d’épigrammes. Toutes les autres œuvres de Boileau sont identifiées par la mention OC et la pagination dans le corps du texte. 8 Voir Nicolas Boileau-Despréaux, Odes, Poésies latines, Poésies diverses et Épigrammes […], éd. Charles-Henri Boudhors, Paris, Société Les Belles Lettres, 1960 [1 re édition 1941]. OeC01_2012_I-142End.indd 24 OeC01_2012_I-142End.indd 24 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 25 débuts satiriques jusqu’à ses démêlés avec les Jésuites de Trévoux, en passant par la Querelle des Anciens et des Modernes : ce tour d’horizon fera l’objet d’une seconde partie. La métaphore de la morsure peut se penser dans sa continuité avec une parole satirique, mais ne doit pas être confondue avec celle-ci. Alors que la satire donne la parole à un poète indigné et en colère contre les vices de son époque qu’il tente de corriger, l’épigrammatiste se veut piquant, tente de montrer son esprit par un « bon mot de deux rimes orné » 9 et de s’attirer la sympathie des rieurs. Il s’agit d’un rire en action qui engage une double dynamique sociale : mordre pour blesser au niveau de l’honneur ou de l’amour-propre, souvent en réponse à une agression, et montrer sa supériorité au regard des observateurs afin de prouver le bien fondé de sa démarche, autorisant ainsi sa propre position dans le champ littéraire. Cette métaphore permet de mieux comprendre la poétique de Boileau, de connaître l’usage qu’il faisait de l’épigramme et d’examiner l’arsenal de cet esprit mordant : les attaques ad hominem impliquant le physique, les mœurs ou le savoir, la critique directe des œuvres et de leur réception, l’imitation du style et la parodie de ses auteurs préférés, l’usage de la naïveté ou de l’ironie piquante. Peut-être y trouverons-nous également l’expression d’une recherche de la simplicité et de l’efficacité propre au sublime, cette « petitesse énergique des paroles » 10 , de telle sorte qu’une continuité s’établirait entre la poétique du rire chez Boileau et ses conceptions théoriques. 1. Les poésies diverses : un objet éditorial fluctuant Il faut poser comme un principe de la recherche que toutes ces pièces ont circulé du vivant de Boileau avant d’être recueillies dans ses Œuvres diverses, si ce n’est par l’impression dans des recueils collectifs, du moins en manuscrit ou à l’oral à l’intérieur d’un petit cercle d’amis ou d’ennemis. Émile Magne relève plusieurs pièces conservées dans des manuscrits de l’époque, que ce soient des manuscrits autographes 11 ou des compilations par des curieux 12 , où se trouvent des parodies d’étrennes (IX, p. 244), des vers contre Chapelain (XV et XXVI, p. 247 et 251), un sonnet pour Colbert (XXI, 9 C’est la définition que Boileau donne de l’épigramme dans son Art poétique (OC, Chant II, p. 165). 10 Nicolas Boileau, Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin, « Réflexion X » citée par Beugnot et Zuber, Boileau, op. cit., p. 47. 11 Voir notamment les fiches proposées par Noël Charavay mentionnées par Magne, Bibliographie générale, op. cit., p. 33-54. 12 On pense aux papiers de Tallemant des Réaux conservés à La Rochelle, qui ont permis la redécouverte de plusieurs pièces inédites (ibid.). OeC01_2012_I-142End.indd 25 OeC01_2012_I-142End.indd 25 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 26 Jean Leclerc p. 249), et une épigramme contre Pradon et Bonnecorse (XXXVIII, p. 257). Certains poèmes parus avant 1700 ont aussi été répertoriés par Frédéric Lachèvre dans sa Bibliographie des recueils collectifs : c’est le cas des stances à Molière sur L’École des femmes, parues dans les Délices de la poésie galante de 1663 (XIII, p. 246), d’une pièce contre une satire de Cotin (XXIV, p. 250) et de deux pièces où il s’en prend à Claude Perrault le médecin, parues dans le Recueil d’épigrammes françaises, t. 1, 1698 (XXX, p. 254 et LII, p. 264) 13 . Les œuvres collectives compilent dès 1672 quelques épigrammes, comme les stances à Molière déjà mentionnées ou la « Fable d’Ésope. Le bûcheron et la mort » (XXVII, p. 251-252). Les Œuvres diverses de 1685 et de 1694 14 contenaient une douzaine de pièces, par exemple celle contre un athée (XXIII, p. 250), à Racine contre le Clovis (XXXII, p. 254) ou contre Perrault (XLIX et L, p. 262-263). Ce sera surtout à partir de ses Œuvres diverses de 1701 15 , dite l’« édition favorite », que Boileau publiera ses épigrammes dans une section séparée intitulée « Odes, Épigrammes & autres poësies » 16 . Parmi les trente poèmes, on retrouve la plupart des vers déjà évoqués, en plus des vers contre Chapelain (XVII, p. 248), sur le théâtre de Corneille (XVIII, XIX, p. 248), contre l’abbé Cotin (XXIV, p. 250, XXV, p. 251), sans oublier de nouvelles pièces adressées à Charles Perrault lors de leur querelle à l’Académie (XXXIX, XLIX, L, LII, p. 257-264). Le nombre de pièces va bientôt doubler entre 1701 et les deux éditions posthumes de 1713 17 et de 1716 18 . Boileau avait cédé ses papiers au libraire Billiot, tandis que Brossette s’était chargé de colliger toutes ses œuvres en entretenant avec le satiriste une longue correspondance 19 . On note l’apparition de l’énigme sur une puce (I, p. 241), d’une chanson à boire (II, p. 241), des vers contre son frère Gilles (XX, p. 249) ou contre le poète néo-latin Santeul (XXXVI, p. 256), de nouvelles pièces contre Perrault (XL, XLIV, LI et LIV, p. 258-265), et une épigramme imitée de Martial (LXXII, p. 274). Certaines pièces sont même dissimulées dans les remarques de Brossette aux 13 Frédéric Lachèvre, Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700, Paris, H. Leclerc, t. III, 1904, p. 218-219. 14 Toutes deux publiées à Paris par Denys Thierry. 15 Œuvres diverses du Sr Boileau Despréaux : avec le Traité du sublime, ou du merveilleux dans le discours, Paris, Denys Thierry, 1701. 16 Cette section se trouve dans le premier tome, p. 343-371. 17 Œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, nouvelle édition revuë et augmentée, Paris, Esprit Billiot, 1713. Les odes et les épigrammes se trouvent dans la première partie, p. 299-340. 18 Œuvres de Mr. Boileau Despréaux, avec des éclaircissemens historiques donnez par luimême, Genève, Fabri & Barillot, 1716. Les odes et les épigrammes se trouvent à la fin du premier tome, p. 417-482. 19 Voir les détails de cette correspondance dans OC, p. 631-731. OeC01_2012_I-142End.indd 26 OeC01_2012_I-142End.indd 26 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 27 satires ou à L’Art poétique sans être intégrées au recueil d’épigramme, comme la parodie de Chapelain (XVI, p. 247), les vers contre Lignières (XXII, p. 250) et le poème sur « Madame Claude » (XXX, p. 253). Ces éditions prouvent aussi que des poèmes ont été écrits entre 1701 et la mort de Boileau en 1711, notamment contre les Jésuites de Trévoux (LXIV-LXVI, p. 269-271). Brossette ne divisait pas systématiquement les épigrammes des autres poésies diverses, amusantes ou encomiastiques : il revient aux éditeurs du XIX e siècle d’avoir opéré un ordre générique et thématique dans la constitution du recueil. Trois éditeurs importants de cette époque partagent la même manière de traiter l’organisation et la sélection des poésies diverses. Pierre-Claude- François Daunou 20 , Jacques Berriat-Saint-Prix 21 et Charles-Antoine Gidel 22 séparent tous les « Épigrammes » des « Poésies diverses » ou des « Autres poésies », elles-mêmes organisées selon les chansons et les stances, les vers accompagnant les portraits, suivis des épitaphes et des autres pièces, section qui contient de 31 à 33 pièces. Les 39 ou 40 épigrammes forment une section indépendante qui ne semble respecter aucune chronologie rigoureuse. Le total des pièces augmente ainsi à 70 environ, et l’on peut y consulter une nouvelle chanson à boire (III, p. 242), le fragment d’une relation de voyage (VIII, p. 244), une nouvelle parodie des vers de Chapelain (XVI, p. 247), l’épigramme contre Boyer et La Chapelle (LVIII, p. 266) et la « Plainte contre les Tuileries » qui disparaîtra l’édition des œuvres par Antoine Adam mais que Boudhors publiait encore en 1960 23 . Ils insèrent tous dans une section séparée les « Pièces attribuées » qui sont commentées, par exemple dans le cas d’une pièce contre Pellisson qui est rejetée pour sa bassesse et sa vulgarité 24 , ou une autre sur la ville de Mons prise par Louis XIV et une parodie des vers de Chapelle 25 . La fortune des épigrammes oscille donc entre ce qui a paru avouable par Boileau à la fin de sa vie et ce qui est attribuable par les éditeurs subséquents selon différents critères. Il faut aussi remarquer 20 Œuvres complètes de Boileau Despréaux, précédées d’une notice sur sa vie par M. Daunou, Paris, Baudoin frères, 1828, t. 2, p. 1-54. 21 Œuvres complètes de Boileau collationnées sur les anciennes éditions et sur les manuscrits avec des notes historiques et littéraires […] par Berriat-Saint-Prix, Paris, Chez Philippe Libraire, 1837, t. 2, p. 401-476. 22 Œuvres complètes de Boileau accompagnées de notes historiques et littéraires et précédées d’une étude sur sa vie et ses ouvrages par A. Ch. Gidel, Paris, Garnier Frères, 1873, t. 3, p. 31-92. 23 C’est la pièce LXIV, p. 62 du t. 3. 24 « On a peine à croire, dit avec raison M. Daunou (1825, II, 373), que Boileau ait réellement écrit ces lignes si grossièrement injurieuses » (cité par Gidel, Œuvres complètes, op. cit., t. 3, p. 111-112). 25 Sur toutes ces questions, voir Gidel, ibid., t. 3, p. 103-113. OeC01_2012_I-142End.indd 27 OeC01_2012_I-142End.indd 27 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 28 Jean Leclerc d’importantes variantes qui ne sont pas toujours compilées par les éditeurs. Toute étude sur les épigrammes de Boileau doit donc accepter qu’il pourrait exister d’autres épigrammes qui n’ont pas été intégrées à ce recueil, de même que des textes qui s’y trouvent n’ont pas été écrits par lui, ou du moins qu’ils sont le résultat d’un travail collectif. Dans ce contexte, la Bibliographie des recueils collectifs de Frédéric Lachèvre s’avère utile, non seulement dans la découverte de pièces inédites qui sont attribuées pour la première fois 26 , mais aussi dans l’intégration du sonnet ordurier contre le duc de Nevers composé à l’occasion de la querelle de Phèdre 27 . Ce poème, qui n’a pas été publié dans les œuvres complètes consultées et qui a été aussi attribué à d’autres auteurs du temps 28 , porte pourtant la marque du satiriste si l’on compare sa manière de parodier les répliques du Cid dans le Chapelain décoiffé avec sa reprise du sonnet initial de Nevers, en gardant les mêmes rimes mais en subvertissant le message en changeant les personnages. Il semble surtout que la mention de Pradon au dernier vers constitue une signature stylistique maintes fois repérable dans les épigrammes de Boileau 29 . La Bibliographie générale d’Émile Magne comporte également des poèmes attribués à Boileau pour la première fois, comme un distique sur le Père Le Moyne 30 et un autre sur un mariage projeté 31 , même si l’auteur indique parfois ses réserves devant des attributions qui lui semblent douteuses. On trouve enfin dans le tome 3 des Œuvres complètes éditées par Boudhors un classement chronologique de toutes les courtes poésies de Boileau sous la rubrique « Poésies diverses et Épigrammes », et l’abandon d’une classification par genre. Il maintient encore treize pièces attribuées avec des commentaires, ainsi que la « Plainte aux Tuileries », ce qui fait monter à 86 son total de pièces éditées, même si la plupart des pièces attribuées sont rejetées comme étrangères à l’œuvre de Boileau. Cette sélection et ce classement ont été repris par Antoine Adam et Françoise Escal dans le volume de « la Pléiade », qui éliminent toutefois la section des pièces attribuées, et mêlent 26 L’une sur Le Mire qui a bloqué la rue, l’autre sur la vie galante de Ménage. Voir le t. 3 déjà cité, p. 217-218. 27 Sur lequel nous reviendrons dans la troisième partie. 28 « Boileau a prétendu que le sonnet fut écrit en collaboration par le chevalier de Nantouillet, le comte de Fiesque, le marquis d’Effiat, MM. de Guilleragues et de Manicamp » (selon Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 211, note 1. 29 Par exemple dans l’épigramme sur la réconciliation avec Perrault, qui se termine par ces trois vers : « Mon embarras est comment,/ On pourra finir la guerre/ De Pradon et du Parterre » (LIV, p. 265). 30 Voir la pièce 45, p. 39 du t. 1. 31 Voir la pièce 83, p. 45 du t. 1. Voir aussi toute la section des pièces attribuées, t. 1, p. 51-54. OeC01_2012_I-142End.indd 28 OeC01_2012_I-142End.indd 28 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 29 aux autres des pièces dont l’attribution est postérieure à la mort de Boileau et à l’édition de Brossette. Sortent ainsi complètement des pièces comme celle sur la laideur de Pellisson, quelques pièces galantes et les deux épigrammes inédites mentionnées par Lachèvre. L’étude des « Poésies diverses » au fil des siècles fait voir une importante fluctuation dans la compilation de ce recueil, laisse entrevoir une part de subjectivité dans l’attribution des pièces et du choix des poésies publiées de 1701 à 1966. On doit certes user de circonspection dans l’utilisation de ce recueil d’épigrammes, mais il montre clairement que Boileau a passé sa carrière à composer de courtes pièces destinées à rire de ses contemporains et à les mordre, constituant ainsi une part non négligeable de sa production et qui éclaire en retour les étapes de sa carrière et de ses prises de position. 2. Un survol privilégié de sa carrière et de ses polémiques Ces poèmes s’organisent en deux grandes catégories, selon qu’ils traitent ou non de matières littéraires. Les premiers portent sur des matières variées formant le quotidien d’un bourgeois de Paris, décrivent les mœurs de son temps, les voyages qu’il a faits, les affaires familiales ou les activités du Palais. C’est le cas notamment des deux pièces où il mentionne ses parents, autant l’« Épitaphe de la mère de l’autheur » (XXVIII, p. 252) que les « Vers pour mettre au bas du portrait de mon père, greffier de la grand’chambre du Parlement de Paris » (XLVII, p. 261). Il s’amuse parfois à peindre des figures d’originaux dans de petits « caractères » à la manière de La Bruyère, que ce soit son parent M. Targas qui vivait pour ses horloges (LXVII, p. 271), ou ce M. Gourville dont on peut lire l’épitaphe (LXIII, p. 269) 32 . L’esprit satirique règne parfois dans ces pièces, par exemple celle qui s’attaque à un certain Paul et à son vieux langage dans une harangue contre les procureurs (VI, p. 243). C’est aussi le cas d’une chanson à boire où il s’en prend aux « Philosophes resveurs, qui pensés tout savoir », où il valorise les goinfres qui savent boire, au détriment des pédants qui sont au bout de leur latin (II, p. 241). D’autres pièces de cette première catégorie abordent les mœurs ou les querelles théologiques, comme dans ces « Vers pour mettre au devant d’un roman allégorique », c’est-à-dire Macarise de l’abbé d’Aubignac, qui contient un trait contre les « Lasches Partisans d’Épicure » (XIV, p. 247). Cette pièce est pourtant suivie d’une « Chanson à boire faite à Bâville, où estoit le père Bourdaloue », dans laquelle le père un peu sévère se fait répondre que le casuiste Escobar incite à boire et à vivre dans la volupté pour se maintenir en santé (XXXI, p. 253). On peut soupçonner Boileau d’anticléricalisme dans 32 Une remarque de Brossette confirme : « Cette piece n’est bonne que pour ceux qui ont connu particulierement celui dont elle parle » (p. 443). OeC01_2012_I-142End.indd 29 OeC01_2012_I-142End.indd 29 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 30 Jean Leclerc la dernière épigramme du recueil, imitée de Martial, qui raconte comment un ancien médecin est devenu curé, et dont le travail consiste toujours à mettre « les gens en terre » (LXXII, p. 274). On observe enfin des pièces qui contrastent avec la figure du célibataire endurci et quelque peu misogyne de la « Satire X », comme celle destinée « À Climène », où il se déclare tout en feu et ayant de l’amour (V, p. 243). Une autre porte sur une certaine « Madame Claude », qui serait la Champmeslé 33 , et raconte en huit vers comment cette dame vivait en harmonie entre son mari et ses six amants (XXX, p. 253). Mais ces morceaux sont finalement assez rares, et le satirique amer, mordant et moqueur occupe la plus grande place, particulièrement dans les pièces qui abordent des polémiques littéraires. Deux des cibles favorites de Boileau y trônent en bonne place : Jean Chapelain et l’abbé Charles Cotin. Les deux épigrammes contre ce dernier se démarquent par le mépris et l’attitude dénigrante : l’une prétend que pour décrier le style de Boileau, Cotin ne peut faire mieux que de lui attribuer ses vers (XXIV, p. 250), l’autre suggère que, pour éviter l’infamie, Cotin n’a qu’à effacer son nom de ses écrits (XXV, p. 251). Cinq pièces s’attaquent à Chapelain et aux vers de La Pucelle, qualifié de « Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de Satire » (XV, p. 247). Les adjectifs « dur » et « rude » apparaîtront dans des « Vers en stile de Chappelain pour mettre à la fin de son poème de la Pucelle » (XVII, p. 248). Boileau a érigé cette haine du poème héroïque en une marque personnelle, témoin les vers « Sur son portrait » : « À l’air dont il regarde et montre la Pucelle,/ Qui ne reconnoistroit B*** ? » (LVI, p. 266). D’autres adversaires mentionnés évoquent, pêle-mêle, les nombreuses querelles qui l’opposaient à son frère Gilles (XX, p. 249), à Fourcroy et Mauroy (XI, p. 245), Santeul (XXXVI, p. 256), le poète Lignières (XXII, p. 250), même à Saint-Pavin présenté sous les traits d’un athée (XXIII, p. 250). Il dédie une pièce à Racine dans laquelle il évoque les attaques que lui lance Desmarets de Saint-Sorlin pendant la querelle sur le merveilleux chrétien (XXXII, p. 254). Il arrive qu’une pièce fasse coup double, comme dans une « Épigramme à messieurs Pradon, et Bonnecorse qui firent en mesme temps paroistre contre moi chacun un volume d’injures » (XXXVIII, p. 257). Une autre vise les membres de l’Académie, qui examinent lequel, de Corneille ou Racine, a reçu le plus d’applaudissements, mais qui ne s’intéressent pas de savoir qui, « du fade Boyer ou du sec La Chapelle », provoque le plus de sifflements (LVIII, p. 266). On a déjà évoqué les « Stances à M. Molière sur sa comédie de l’École des femmes, que plusieurs gens frondoient » où il s’en prend à « mille jaloux Esprits » qui osent « Censurer ton plus bel Ouvrage » (XIII, p. 246). L’éloge qu’il fait de La Bruyère relève de cette même dynamique, où il défend l’un de ses amis (LIX, p. 267). 33 Selon les notes de Boudhors (p. 168) suivies par Françoise Escal (p. 1038). OeC01_2012_I-142End.indd 30 OeC01_2012_I-142End.indd 30 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 31 Environ dix pièces sont consacrées à la longue querelle de Boileau avec les frères Perrault, non seulement Claude, qui figurait comme le mauvais médecin devenu architecte dans le quatrième chant de L’Art poétique (OC, p. 180) 34 , mais surtout Charles, à cause de leur démêlé à l’Académie lors de la lecture du Siècle de Louis le Grand en 1687 et de la publication subséquente du Parallèle des Anciens et des Modernes. Ces deux œuvres considérables, confrontées aux quelques épigrammes de Boileau, confirment ce quatrain de Charles Perrault résumant la querelle, inséré à la fin de sa préface au deuxième tome du Parallèle : L’agreable dispute où nous nous amusons Passera sans finir jusqu’aux races futures ; Nous dirons toûjours des raisons, Ils diront toûjours des injures 35 . Ces injures se retrouvent dans l’« Ode sur la prise de Namur », dont la pointe finale est destinée au Saint-Paulin de Perrault (OC, p. 234), dans la première de ses Réflexions critiques sur quelques passages de Longin, où Boileau affirme qu’il y « avoit de la bizarrerie d’esprit dans leur famille » 36 , mais ce sera surtout dans ses épigrammes que l’on trouvera la justification des allégations de Perrault. Trois pièces s’adressent enfin aux Jésuites de Trévoux, avec lesquels Boileau a eu un différend vers la fin de sa vie. Cette querelle 37 remonte à son « Épître XII sur l’amour de dieu » (OC, p. 149-154), qui dévoilait une prise de position janséniste dans une question fort débattue par les théologiens catholiques. Boileau répond par quelques épigrammes à un article ironiquement élogieux paru dans le Journal, non seulement pour les menacer de lancer contre eux une satire digne de Juvénal et de Régnier (LXIV, p. 269-270), mais aussi pour défendre son frère le docteur de Sorbonne qui avait écrit un livre sur la congrégation des flagellants (LXV, p. 270). L’épigramme la plus piquante porte le titre : « Response aux R. P. de T*** qui avoient mis dans une épigramme contre moi que la raison pourquoy j’ay si mal réussi dans mon epistre de l’amour de Dieu c’est que [je n’ay] rien 34 Voir à ce sujet l’épigramme en réponse « À un médecin » où il dit qu’il est « ignorant Medecin,/ Mais non pas habile Architecte » (XXXIII, p. 254), et cet autre à Charles, qui s’adressait d’abord au « frère », mais se transformera en « oncle » au fil des éditions (LII, p. 264). 35 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences, éd. Hans Robert Jauss et Max Imdahl, Munich, Eidos Verlag, 1964, p. 179. 36 Nicolas Boileau, Réflexions critiques sur quelques passages de Longin, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 496. 37 Voir notamment les dossiers que publie Émile Magne dans sa Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 263-280. OeC01_2012_I-142End.indd 31 OeC01_2012_I-142End.indd 31 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 32 Jean Leclerc trouvé dans Horace, dans Perse ni dans Juvénal sur ce sujet que [je] pusse dérober », réactivant une ancienne accusation contre Boileau selon laquelle il n’écrivait rien de son propre chef et qu’il ne faisait qu’imiter les poètes latins, dans ses satires et dans son Art poétique. S’il concède ce point à ses adversaires, c’est pour mieux leur retourner le blâme : « La necessité d’aimer Dieu/ Ne s’y trouve jamais preschée en aucun lieu [d’Horace ou Juvénal],/ Mes Pères, non plus qu’en vos livres » (LXVI, p. 271). Boileau a été submergé d’épigrammes et de menaces à cette occasion, autant sinon plus que lors de sa Querelle avec Perrault, mais la situation devait s’envenimer par l’écriture de sa dernière satire sur l’équivoque, qu’il n’a pas vue publiée de son vivant en raison de l’interdiction que les Jésuites ont réussi à lui imposer. Il n’est donc pas anodin de voir Boileau à la fin de sa vie s’ingénier à compiler ses épigrammes et ses courtes pièces afin qu’elles paraissent dans ses œuvres complètes : elles reflètent en condensé toute sa carrière littéraire, ses sympathies, ses animosités et ses prises de position. Les épigrammes de Boileau éclairent ainsi la figure du « Régent du Parnasse » en illustrant l’effort déployé pour justifier et maintenir sa posture dans le champ littéraire, une position qui n’a jamais été acquise complètement de son vivant et qui l’a souvent obligé de montrer les dents. Elles éclairent aussi un aspect important des échanges sociaux entre les écrivains dans la deuxième moitié du XVII e siècle, bourgeois certes privés du recours au duel pour régler leurs différends et réduits aux mots, mais en même temps engagés dans un processus de civilisation qui tolère de moins en moins l’attaque personnelle et se développe de plus en plus vers une sorte de persiflage ironique. Ce qui rend ces pièces encore plus significatives, c’est qu’elles illustrent l’arsenal d’un esprit mordant. 3. L’arsenal d’un esprit mordant L’un des reproches récurrents qu’on faisait aux premières satires, c’était de nommer et de désigner leurs cibles par leur nom de sorte qu’on les reconnaisse immédiatement, reproche qui se trouve autant sous la plume de Cotin 38 que de Chapelain 39 . Boileau s’en est d’ailleurs défendu dans son « Discours au Roy » et dans son « Discours sur la satire » (OC, p. 11-12 et 57-61) à partir de l’exemple des Anciens. De ce point de vue, les pseu- 38 Voir la « Lettre à Monsieur Tuffier, Maistre des Comptes à Paris, sur la satyre & principalement sur le madrigal » dans Charles Cotin, Œuvres galantes en prose et en vers, Paris, Estienne Loyson, 1663, p. 451-471, surtout p. 452-453. 39 Comme on peut lire dans la « Lettre au cynique Despréaux » citée par Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., p. 140. OeC01_2012_I-142End.indd 32 OeC01_2012_I-142End.indd 32 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 33 donymes d’usage comme Lubin ou Alidor, voire les noms notés seulement par les initiales, ne sont que les compromis appelés par l’impression, et l’on peut croire que les pièces circulaient à l’époque avec leur propre clé. Mais nommer ses adversaires n’est que le premier degré de la méchanceté du poète, qui ajoute en général un sobriquet attaquant le corps, les connaissances, les mœurs ou les capacités de ses cibles. C’est le cas des pièces déjà citées sur le médecin Claude Perrault, ou d’autres pièces où l’on rencontre Chapelle, nommé un « grand Ivrogne du Marais » (XII, p. 245), le poète Lignières menacé d’être brûlé avec ses « couplets impies » (XXII, p. 250), l’athée Saint-Pavin reste cloué dans sa chaise par la goutte (XXIII, p. 250). Charles Perrault n’est pas épargné lors de la Querelle, notamment dans des pièces où il est explicitement comparé à Néron et à Caligula (XL, p. 258). L’une des méthodes pour mieux juger les Anciens dans le Parallèle consistait à les traduire en prose française, ce que Boileau dénonce comme une absurdité : « D’où vient », demande-t-il, que tous ces auteurs antiques « traduits dans vos écrits nous paroissent si sots ? », c’est que vous en « faites tous des Perrault » (L, p. 263). Les attaques se font encore les plus mordantes dans une pièce qui fait apparaître l’erreur et l’ignorance de l’auteur du Parallèle : Pour quelque vain discours sottement avancé Contre Homere, Platon, Ciceron, ou Virgile, Caligula par tout fut traité d’insensé, Neron de furieux, Hadrien d’imbecille. Vous donc, qui dans la mesme erreur, Avec plus d’ignorance, et non moins de fureur, Attaquez ces Heros de la Grece et de Rome ; P*** fussiez-vous Empereur, Comment voulez-vous qu’on vous nomme ? (XLIX, p. 262-263) Le processus d’énumération joint à l’association « mesme erreur » permet à Boileau d’attribuer à Perrault toutes les tares qu’il vient d’énoncer. On ne se surprend pas, dans ce contexte, que la réconciliation orchestrée par Antoine Arnauld, et chantée par une pièce de douze octosyllabes (LIV, p. 265), soit restée tendue et froide malgré une embrassade des deux hommes en pleine Académie. Il faut évoquer deux pièces qui n’apparaissent plus dans les Œuvres complètes de Boileau mais auxquelles il aurait pu participer selon diverses sources. La première évoque l’apparence de Paul Pellisson : La figure de Pellisson Est une figure effroyable ; Mais, quoique ce vilain garçon Soit plus laid qu’un singe et qu’un diable, Sapho lui trouve des appas, OeC01_2012_I-142End.indd 33 OeC01_2012_I-142End.indd 33 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 34 Jean Leclerc Mais je ne m’en étonne pas, Car chacun aime son semblable 40 . Même si on a refusé d’attribuer cette pièce à Boileau en raison de la grossièreté des injures qui y sont contenues, il faut les mettre en parallèle avec celles que l’on retrouvera à la même époque sur Mlle de Scudéry, la Sapho en question, dans le Dialogue des héros de roman (OC, p. 470-471). Le sonnet contre le duc de Nevers à l’occasion de la querelle de Phèdre mérite aussi d’être cité : Dans un palais doré, Damon jaloux et blème, Fait des vers où jamais personne n’entend rien. Il n’est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien Et souvent, pour rimer, il s’enferme lui-même. La Muse, par malheur, le haït autant qu’il l’aime. Il a, d’un franc poète et l’air, et le maintien. Il veut juger de tout et n’en juge pas bien. Il a, pour le phœbus, une tendresse extrême. Une sœur vagabonde aux crins plus noirs que blonds, Va par tout l’univers promener deux tétons Dont, malgré son pays, Damon est idolâtre. Il se tue à rimer pour des lecteurs ingrats, L’Énéide est, pour lui, pis que la Mort-aux-rats, Et, selon lui, Pradon est le roi du théâtre 41 . En reprenant les rimes du sonnet initial raillant la Phèdre de Racine et en les orientant vers le chef du parti de Pradon, les auteurs réussissaient à dévaloriser les capacités poétiques et les facultés de jugement du duc de Nevers, ce qui faisait perdre toute sa crédibilité à l’adversaire de Racine, mais ils allaient plus loin en médisant de cette sœur Marie ou Hortense Mancini. Les plaisanteries au sujet de cette nièce du Cardinal Mazarin auraient été fort mal accueillies par le duc, qui aurait menacé Racine et Boileau de les faire bastonner. Une stratégie privilégiée par Boileau consiste à concéder une affirmation à l’adversaire mais à revenir par une nouvelle attaque, stratégie qui prend habituellement la forme syntaxique « oui… mais », comme dans « À un médecin » : « Ouy j’ay dit dans mes vers […] Mais de parler de vous je n’eus jamais dessein », et il revient avec une nouvelle distinction : « Vous estes, je l’avoüe, ignorant Medecin,/ Mais non pas habile Architecte » (XXXIII, p. 254). Outre la pièce adressée aux Jésuites où il prétend qu’il n’a pas plus 40 Publié par Gidel, Œuvres complètes, op. cit., t. 3, p. 112. 41 Cité par Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 210-211, où il est mis en parallèle avec les autres sonnets injurieux parus à cette occasion. OeC01_2012_I-142End.indd 34 OeC01_2012_I-142End.indd 34 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 35 trouvé l’amour de Dieu traité dans les écrits des satiriques latins, « non plus qu’en vos livres » (LXVI, p. 271), ou la pièce « Sur l’Académie » qui débute par « J’ay traité de Topinamboux » (XLIV, p. 260), cette structure de pensée se lit aussi dans l’« Épigramme sur la fontaine de Bourbon […] », quand il lui reproche d’inspirer de mauvais vers : « Oui, vous pouvés chasser l’humeur apoplectique, […] Mais quand je lis ces vers par vostre onde inspirez,/ Il me paroist, admirable Fontaine,/ Que vous n’eustes jamais la vertu d’Hippocrene » (XLII, p. 259). Boileau savait par ailleurs que la meilleure manière d’offenser un auteur était de s’en prendre à ses œuvres, soit en rabaissant sa valeur littéraire, soit en prouvant sa médiocrité par l’indice d’un mauvais succès. La Pucelle de Chapelain remporte la palme des œuvres les plus souvent citées, et apparaît avec une grande régularité du début de sa carrière jusqu’à la fin de sa vie, comme dans les vers au-dessous de son portrait (LVI, p. 266), ou dans le quatrain « pour mettre à la fin de son poème de La Pucelle » (XVII, p. 248). Le poème épique Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin se voit également attaqué (XXXII, p. 254), tandis que les exemplaires du pamphlet contre Port-Royal de ce même auteur sont restés chez le libraire faute d’avoir été vendus (XXXVII, p. 256). Il ne faut pas oublier les œuvres de Perrault, qui commence à publier ses premiers contes en vers lors de la Querelle, par exemple la dernière strophe de l’« Ode sur la prise de Namur » contient une pointe contre l’« Auteur du Saint-Paulin » (OC, p. 234), et la « Parodie burlesque de la première ode de Pindare à la louange de M. P*** », qui donne la préférence à « Peau d’asne mise en Vers » sur les œuvres de Brébeuf ou de Chapelain en tant que modèle du « parfait ennuyeux » (LIII, p. 264). Tout au long de ses Œuvres complètes, Boileau se montre un pasticheur habile, que ce soit l’imitation du style juridique dans L’Arrêt burlesque ou le style galant dans le Dialogue des héros de roman. Il exerce aussi la parodie avec talent dans le Chapelain décoiffé et dans le sonnet déjà cité contre le duc de Nevers. De même, le pastiche et la parodie occupent une place importante des épigrammes, et tournent en ridicule ses ennemis et leurs œuvres. Il reprend un poème de son frère Gilles envoyé pour des étrennes, construit sur la figure de l’anaphore et qui débute par « Ces quatre petits vers entrent dans votre chambre » 42 . Boileau reprend « Ces quatorze grands vers entrent dans votre chambre », les ridiculise parce qu’ils « n’apportent que du vent », et critique leur parasitisme envers leurs destinataires, à qui ils « demandent de l’argent » (IX, p. 244). Toutes les épigrammes contre Chapelain font usage du pastiche ou de la parodie pour montrer comment les allitérations fâcheuses et les inversions bizarres caractérisent ses vers. Il faut surtout 42 Cité par Françoise Escal dans les notes à la pièce, p. 1030. OeC01_2012_I-142End.indd 35 OeC01_2012_I-142End.indd 35 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 36 Jean Leclerc citer ce quatrain, si populaire que Perrault lui-même l’avait inclus dans le troisième tome de son Parallèle des Anciens et des Modernes 43 : Droits et roides rochers, dont peu tendre est la Cîme, De mon flamboïant Cœur l’âpre état vous savez. Savez aussi, durs bois, par les hivers lavez, Qu’holocauste est mon Cœur pour un front magnanime. (XVI, p. 247) Tous les clichés de la mauvaise poésie se rencontrent dans ces quatre vers, qui forment un centon d’extraits de la Pucelle, où la galanterie de cette déclaration est rendue ridicule par son destinataire inanimé, les épithètes hyperboliques et les métonymies faciles qu’elle emploie (un « cœur » amoureux d’un « front »), où la cacophonie atteint au galimatias par les inversions, les répétitions de la consonne / r/ associée à des occlusives et une multiplication d’impropriétés. Mais la particularité des épigrammes consiste dans la pointe finale et, encore ici, Boileau déploie un arsenal varié et efficace. Plusieurs pointes reposent sur la figure de l’antithèse, comme dans les « Vers pour mettre sous le portrait de Mr de La Bruyere », un homme dont le livre permet aux esprits orgueilleux qui s’aiment de se haïr eux-mêmes (LIX, p. 267). L’antithèse atteint au paradoxe dans l’épitaphe de Gourville, où la répétition de la préposition « sans » renverse toutes les affirmations : on dit qu’il est savant « sans science », gentilhomme « sans naissance » et bon homme « sans bonté » (LXIII, p. 269). Un autre paradoxe joue sur la figure de l’équivoque dans « Sur un frère aîné » et roule aussi sur la répétition du mot frère au début et à la fin du texte : « De mon frere, il est vrai […] En Lui je trouve un excellent Auteur,/ Un Poete agreable, un trés bon Orateur : / Mais je n’y trouve point de frere » (XX, p. 249). On peut aussi voir la figure du paradoxe dans l’épigramme « Pour le comte de Gramont », qui s’appuie sur la verdeur de ce vieillard (LXXI, p. 273), ou encore dans la dernière épigramme « Imitée de celle de Martial », qui confond le métier avec sa fonction : Paul ce grand Medecin, l’effroy de son quartier, Qui causa plus de maux que la Peste et la Guerre, Est Curé maintenant, et met les gens en terre. Il n’a point changé de mestier. (LXXII, p. 274) Une autre pièce pousse le paradoxe jusqu’à l’impossibilité physique au moment où elle peint les sentiments du satiriste, intitulée « Vers pour mettre au bas d’une méchante gravure qu’on a faicte de moi » : Du Poëte Boileau tu vois ici l’image. Quoi c’est la, diras-tu, ce Critique achevé ? 43 Dans Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 345. OeC01_2012_I-142End.indd 36 OeC01_2012_I-142End.indd 36 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 37 D’ou vient le noir chagrin qu’on lit sur son visage ? C’est de se voir si mal gravé. (LXIX, p. 272) Ces vers suscitent la surprise devant l’impossibilité du sujet représenté dans la gravure d’émettre des opinions sur l’objet qui le contient, voire l’impossibilité temporelle entre le Boileau posant pour le peintre et le Boileau critique de la gravure achevée. La répétition du verbe « voir » dans le dernier vers crée ainsi l’effet d’une syllepse, puisqu’il ne saurait s’agir de la même action dans les deux cas. Les meilleures pièces contiennent des pointes qui, par leur ironie et leur naïveté, laissent comprendre beaucoup plus qu’elles ne semblent dire, à commencer par l’épigramme sur la Champmeslé, dont le mari « serroit de prés sa servante ». Un des amants lui envoie cette repartie digne d’un conte de La Fontaine : […] « Que faites-vous ! Le jeu n’est sur avec cette Ribaude. Ah ! voulez-vous, Jean-Jean, nous gâter tous ? » (XXX, p. 253) D’autres jouent sur le renversement des topoï galants, comme ce poème « À Climène » où il déclare, après avoir déclaré qu’il a de l’amour et qu’elle sera sans doute en courroux : « Tout beau, Cruelle,/ Ce n’est pas pour vous » (V, p. 243). Dans « L’amateur d’horloges », la naïveté se base sur une sorte de tautologie humoristique, au moment où il se demande quelle science cet homme s’est acquise en vivant entouré d’horloges et de cadrans : « c’est l’Homme en France/ Qui sçait le mieux l’heure qu’il est » (LXVII, p. 271). L’ironie peut être plus mordante dans le cas des querelles littéraires, par exemple dans l’« Épigramme à messieurs Pradon, et Bonnecorse » : « Venez, Pradon, et Bonnecorse,/ Grands Ecrivains de mesme force,/ De vos vers recevoir le prix ; / Venez prendre dans mes Ecrits/ La place que vos noms demandent./ Liniere, et Perrin vous attendent » (XXXVIII, p. 257), comme si le fait d’être épinglé parmi les victimes de Boileau était un grand privilège, l’issue d’un concours réservé aux plus méritants. Le dialogue entre la muse Clio et Apollon au sujet de la lecture à l’Académie du poème de Perrault Le Siècle de Louis le Grand mérite aussi d’être évoqué. Celle-ci se plaint qu’on ait lu sur terre des vers contre Homère et Virgile, à quoi le dieu répond par des hypothèses : « Est-ce chés les Hurons, chés les Topinamboux ? / - C’est à Paris. - C’est donc dans l’Hospital des Fous » (XXXIX, p. 257). À travers ce petit jeu de devinettes, l’Académie perd son statut de haut lieu d’intelligence, de culture et de civilité et est comparée à ce qui devrait s’y opposer le plus dans les consciences. Le dialogue crée un détour plaisant pour véhiculer de façon enjouée les accusations sous-jacentes de folie et de barbarie. La pièce qui à mon avis se démarque le plus par la force de son message et l’économie de son expression demeure la première épigramme contre Corneille : OeC01_2012_I-142End.indd 37 OeC01_2012_I-142End.indd 37 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 38 Jean Leclerc J’ai veù l’Agesilas. Helas ! (XVIII, p. 248) Ce distique, en plus de ridiculiser l’usage du vers irrégulier par Corneille, contient non seulement un témoignage de la qualité de la pièce et de sa mise en scène par les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, mais il pourrait aussi porter un constat sur la dégradation des pièces du dramaturge depuis ses grands succès, ou depuis l’apparition de son plus récent concurrent, le jeune Racine. Par sa richesse expressive, ce « Helas ! » permettrait de croire que l’on peut trouver dans les épigrammes cette « petitesse énergique des paroles » mentionnée en début d’article et indicatrice de la présence d’une élocution sublime, ce qui inciterait à supposer l’existence d’un sublime dans le comique, qui mêlerait la simplicité à l’efficacité en donnant au lecteur un émerveillement jouissif. Boileau serait donc à considérer parmi les grands écrivains comiques de son époque, et l’épigramme s’ajoute à tous les autres genres comiques qu’il a maîtrisés, de la parodie au burlesque, de la satire au dialogue à la manière des romans galants. En plus de tracer des ponts entre sa pratique et sa pensée théorique, d’illustrer sa carrière et sa fortune éditoriale, les épigrammes de Boileau, par leur recherche constante de l’efficacité à travers l’économie des paroles, cultiveraient autant la surprise qui porte à rire, la morsure qui prouve la supériorité, et le brillant de la pointe qui compose l’arsenal du véritable artisan de la forme brève. OeC01_2012_I-142End.indd 38 OeC01_2012_I-142End.indd 38 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21