eJournals Oeuvres et Critiques 37/1

Oeuvres et Critiques
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Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l'esprit

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2012
Delphine Reguig
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Penser, écrire, adresser : Boileau poète de l’esprit Delphine Reguig Université Paris-Sorbonne (Paris IV) CELLF 17-18 UMR 8599 Boileau est coutumier d’une certaine mise en scène de sa propre pratique poétique. C’est une des modalités de la réflexivité de sa poésie. Dans ce cadre, un procédé attire particulièrement l’attention, celui qui structure la Satire IX où Boileau, dans un processus de dédoublement de sa persona poétique, s’adresse à son « esprit » à qui il demande compte de son activité de poète. L’artifice s’explique par le contexte polémique et s’assimile à une stratégie poétique 1 : la pièce est une réaction aux attaques dont Boileau est la cible depuis la publication des premières Satires en 1666. Contournant la confrontation directe, Boileau feint de reprendre à son compte les critiques de ses détracteurs pour les formuler et pouvoir y répondre. Dans l’histoire de la poésie, ce procédé est à la fois topique et totalement nouveau. Le fait de scinder l’énonciation poétique pour faire apparaître un interlocuteur interne à l’exercice poétique lui-même est une pratique qui remonte à l’ancestrale invocation aux Muses et pour laquelle Horace constitue un modèle fondateur 2 . La dramatisation de l’exercice poétique a ainsi conduit l’auteur à s’adresser à son livre, comme Du Bellay dans un sonnet liminaire des Regrets, imité d’Ovide 3 , un Du Bellay qui s’adresse encore à ses vers dans La Complainte du désespéré 4 alors que Ronsard ouvre le Second Livre des Amours 1 Voir l’avis « Le libraire au lecteur » donné dans l’édition de J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985, p. 106 : « L’auteur, après avoir écrit contre tous les hommes en général, a cru qu’il ne pouvait mieux finir qu’en écrivant contre lui-même, et que c’était le plus beau champ de satire qu’il pût trouver. » 2 N. Dauvois souligne la manière dont les poètes de la Pléiade imitent le « rôle structurant de la mise en scène du je poète » chez Horace, Ronsard restant celui qui amplifie le plus « la place et le nombre de ces passages métatextuels par rapport à ses modèles antiques », La Vocation lyrique. La poétique du recueil lyrique en France à la Renaissance et le modèle des Carmina d’Horace, Paris, Garnier, 2010, p. 216-217. 3 Œuvres poétiques, éd. D. Aris et F. Joukovsky, Paris, Garnier, 2009, t. II, p. 39. 4 Ibid., t. I, p. 200 sq. Boileau lui-même, s’inspirant d’Horace, reprend cette adresse traditionnelle à ses vers dans l’Épître X. Notons encore qu’il s’adresse de manière très traditionnelle à sa Muse au seuil de la Satire VII et qu’il met en scène, dans la Satire III, un dialogue entre A et P., le poète et l’un de ses amis, qui permet OeC01_2012_I-142End.indd 51 OeC01_2012_I-142End.indd 51 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 52 Delphine Reguig par une Élégie à son livre 5 . J. Lecointe a montré comment l’auteur de la Renaissance accédait à une « pleine conscience de sa subjectivité d’auteur 6 » par le biais, notamment, de cette réflexivité. Il explique comment l’identité du poète se construit d’abord dans la perception de la « différence constitutive » qui le distingue des « non-poètes », « que l’on se prend à concevoir en termes d’ « inspiration », d’instinct « naturel » ou « divin », de Fureur » et qui l’isole comme un « être d’exception, radicalement séparé du commun des hommes 7 ». À la fin du XVI e siècle toutefois, s’opère une rupture avec la notion de furor à laquelle succède une explication moins théologique que psychologique de l’inspiration poétique que la position de Boileau prolonge sans doute. Il n’est cependant pas en usage, ni chez les satiriques latins, ni chez les poètes renaissants, ni chez les contemporains de Boileau, Saint- Amant par exemple, de s’adresser à son « esprit » comme le fait Boileau. De fait, le procédé utilisé dans la Satire IX, en dépit de son emprunt à la première Satire du livre II d’Horace, opère un déplacement de taille par rapport à son modèle et engage une représentation autre du travail poétique, représentation qui achève l’évolution amorcée au siècle précédent. En effet, dans le texte source, Horace s’adresse à un autre personnage que lui, un certain Trébatius, jurisconsulte réputé, ami de Cicéron, qu’il nomme respectueusement pater parce qu’il est de vingt-cinq ans son aîné. Le dialogue s’instaure entre deux interlocuteurs distincts à l’initiative du poète qui demande conseil : « Aux yeux de certains, j’ai trop d’âpreté dans la satire et je force le genre au-delà de ses lois ; selon les autres, tout ce que j’ai composé est sans nerf et l’on pourrait dévider en un jour mille vers comme les miens. Que dois-je faire, Trébatius ? Prononce 8 ». Toute la pièce est ensuite déterminée par la recommandation de Trébatius au poète qui doit « rester en repos 9 » pour se préserver de l’agressivité d’autrui 10 ou s’adonner à la le développement d’une discussion métalittéraire. B. Beugnot a interrogé cette propension de Boileau à « tourner vers lui le « miroir » de la satire » et éclairé ainsi la manière dont la « distance est au principe de l’œuvre », comme « acte de la raison poétique qui cherche à instaurer entre le créateur et sa création la coupure indispensable à un jugement », « Boileau et la distance critique », Etudes françaises, 5.2 (1969), p. 194-206, p. 201-202. 5 Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager, M. Simonin, Paris, Gallimard, 1993, p. 167 sq. 6 L’Idéal et la différence : la perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993, p. 219. 7 Ibid. 8 Satires, trad. Fr. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 117. 9 Ibid. 10 Ibid., p. 121 : « Chacun, même ceux à qui tu n’as pas touché, tremble pour soi et te déteste. » OeC01_2012_I-142End.indd 52 OeC01_2012_I-142End.indd 52 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 53 louange du souverain dans l’espoir de gratifications pécuniaires 11 . Boileau reprend la même alternative et décline, comme Horace, l’invitation à se convertir aux registres encomiastique et épique, faute de ressources poétiques adaptées 12 . Boileau, comme Horace encore, entend persévérer dans la satire malgré la menace de ses détracteurs et le risque des poursuites. S’il suit donc son modèle pour ce qui est du contenu du dialogue, la structure de ce dernier subit une modification considérable de la part de Boileau. Ce dernier en effet choisit de s’adresser lui-même à son « esprit », intériorisant la structure agonistique du texte d’Horace et intègrant l’interlocuteur à sa propre persona poétique : la mise en scène s’ouvre sur une apostrophe virulente du poète à « [s]on Esprit » dont les « défauts » ne se peuvent plus « celer », et dont les « jeux criminels 13 » doivent être dénoncés. L’annonce d’un réquisitoire sévère va pourtant donner lieu à une apologie à la faveur même du dédoublement poétique entre le « je » du poète et « [s]on Esprit ». Le procédé ici utilisé permet de mettre en relief la faculté que le poète reconnaît comme étant celle qui accomplit l’acte poétique et qu’il désigne à l’attention de son lecteur. Sous couvert de jouer le jeu de l’affrontement circonstanciel avec ses adversaires, Boileau propose donc également un texte de poétique fondamentale où il suggère au lecteur bienveillant d’entrer dans la fabrique même de sa poésie. Cette satire attire en effet notre attention sur la pratique d’un lyrisme très particulier : l’expression du moi passe par l’expression d’une vocation poétique et la mise en évidence d’une personnalité littéraire qui, en se clivant, examine son propre mode d’engendrement 14 . Boileau, en ne s’adressant plus à une instance extériorisée mais bien à une instance intérieure, réfère le travail poétique à une faculté particulière : le « Je » se révèle à soi-même comme poète dans la confrontation avec le personnage qu’il construit de lui-même et qu’il condense dans cette notion d’« esprit ». Il convient de se demander à la fois quel est le sens de ce déplacement et celui de cette manière d’envisager le travail poétique par un tel biais. Boileau, par ailleurs, ne convoque pas la notion d’« esprit » de manière contingente ni isolée : cette dernière apparaît de manière régulière 11 Ibid., p. 119. 12 Toutes nos références aux textes de Boileau seront faites dans l’édition des Œuvres complètes par F. Escal, Paris, Gallimard, 1966. Nous avons modernisé l’orthographe de nos citations. La Satire IX se situe aux pages 49 sq. 13 P. 49. 14 Sur la nature dialogique du lyrisme, voir P. Grimal, Le Lyrisme à Rome, Paris, PUF, 1985, p. 21-22 ainsi que N. Dauvois, Le Sujet lyrique à la Renaissance, Paris, PUF, 2000, p. 52. Voir aussi N. Frye, Anatomie de la critique [1957], trad. fr., Paris, Gallimard, 1969, p. 303. P. Debailly fait également le point sur le « Lyrisme satirique d’Horace à la Renaissance et à l’âge classique » dans le volume La Satire dans tous ses états, Genève, Droz, 2009, p. 25-48. OeC01_2012_I-142End.indd 53 OeC01_2012_I-142End.indd 53 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 54 Delphine Reguig et nécessaire dans l’ensemble de son œuvre. Ce fait est d’importance si l’on considère la manière dont Boileau a été défiguré par la lecture exclusive et appauvrissante qui a été faite de la notion de « raison » chez lui : il s’agit pour nous, à partir d’un examen de cette notion d’« esprit », de refaire le lien entre les différents vocables qui définissent l’aptitude poétique et son exercice afin de comprendre la conception boilévienne de la genèse poétique. Le terme d’ « esprit » apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Boileau. S’il occupe une place stratégique dans la Satire IX, c’est au titre de principe poétique originel : le poète comme énonciateur premier prend en effet à partie son esprit sur le fondement légitimant l’activité poétique elle-même : « Mais répondez un peu./ Quelle verve indiscrète/ Sans l’aveu des neuf Sœurs, vous a rendu Poète ? / Sentez-vous, dites-moi, ces violents transports/ Qui d’un esprit divin font mouvoir les ressorts 15 ? » L’Esprit ne répondra pas directement à cette question topique sur l’inspiration poétique dont l’importance paraît négligeable. En revanche, il se réclame plus tard de la « droite Raison 16 » que le poète ne doit pas faire « trébucher ». C’est là anticiper clairement sur les assertions plus développées du chant I de l’Art poétique où le poète critique recommande d’ « aimer » la Raison : « Que toujours vos écrits/ Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix 17 ». Les mauvais poètes, « emportés d’une fougue insensée/ Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée » ; ils se trouvent pris dans une recherche oiseuse de l’originalité creuse : « Ils croiraient s’abaisser, dans leur vers monstrueux,/ S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux 18 ». Anticipant encore sur son propre Art poétique, et suivant déjà celui d’Horace 19 , l’interlocuteur de l’« esprit » de Boileau de la Satire IX, le premier Boileau si l’on peut dire, recommande, à la suite d’Horace, une conscience aiguë de la difficulté qui est celle du travail du poète auquel seule la perfection est permise : « Qui vous a pu souffler une si folle audace ? / Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse ? / Et ne savez-vous pas, que sur ce mont sacré,/ Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré/ Et qu’à moins d’être au rang d’Horace ou de Voiture/ On rampe dans la fange avec l’Abbé de Pure 20 ? ». En 1674, Boileau écrira, très parallèlement, « Tout doit tendre au Bon sens : mais pour y parvenir/ Le chemin est glissant et pénible à tenir./ Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt l’on se noye./ La Raison, 15 P. 49. 16 P. 52 : « Et qui voyant un Fat s’applaudir d’un ouvrage,/ Où la droite Raison trébuche à chaque page,/ Ne s’écrie aussitôt : L’impertinent auteur ! ». 17 P. 158. 18 Ibid. 19 Art poétique, v. 378. 20 P. 49. OeC01_2012_I-142End.indd 54 OeC01_2012_I-142End.indd 54 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 55 pour marcher, n’a souvent qu’une voie 21 . » Et cette voie unique, qui consiste à la fois à savoir et sentir 22 , est celle qui convient à la voix poétique dans sa singularité propre lorsque le poète « se connaît 23 » lui-même parfaitement comme poète, sans « méconnaître son génie » ni « s’ignorer 24 ». C’est pourquoi l’esprit proteste contre toute réorientation esthétique et retrace son itinéraire poétique fidèle à l’inspiration satirique : « C’est Elle qui m’ouvrant le chemin qu’il faut suivre/ M’inspira dès quinze ans la haine d’un sot livre,/ Et sur ce mont fameux où j’osai la chercher,/ Fortifia mes pas, et m’apprit à marcher./ C’est pour elle en un mot, que j’ai fait vœu d’écrire 25 . » C’est dans une telle démarche que Boileau se reconnaît poète et c’est bien à l’« esprit » qu’il confie le soin de la représenter tout en la revendiquant. Car l’esprit est le principe premier de la perfection poétique. La notion ne reflète pas une conception étroitement intellectualiste de l’activité poétique - l’esprit ne recouvrant pas la mens privilégiée par le cartésianisme pour désigner la substance dont l’essence est de penser et de se reconnaître dans cette activité. Elle ne se confond pas non plus avec la notion d’« entendement », appelée à une autre fortune dans le contexte philosophique pour désigner la faculté propre au raisonnement logique. La notion d’« esprit » implique en revanche, de la part de Boileau, un retour à l’ingenium latin qui traduit les dispositions naturelles, le tempérament d’un talent particulier, d’une intelligence singulière. Alain Pons, dans l’article qu’il consacre à la notion dans le Vocabulaire européen des philosophies, explique que l’ingenium « exprime, lorsqu’il s’agit de l’homme, l’élément inné en lui de productivité, de créativité, de capacité de dépasser et de transformer le donné, qu’il s’agisse de la spéculation intellectuelle, de la création poétique et artistique, du discours persuasif, des innovations techniques, des pratiques sociales et politiques 26 ». Il rappelle que le terme latin est bien traduit par le mot « esprit » en français à l’âge classique : « Assez tôt, le terme esprit, dont la gamme des significations est extrêmement vaste, a été employé pour le traduire, au prix de beaucoup d’équivoques, étant donné le caractère vague du mot français 27 ». La faculté de l’exercice poétique est, pour Boileau, 21 P. 158. 22 Le « bon sens » boilévien traduit en effet l’expression recte sapere (à la fois bien sentir et bien juger, avoir bon goût et intelligence juste) présente dans l’Art poétique d’Horace, notamment aux vers 309-311. 23 Satire VII, p. 38. 24 Art poétique, chant I, p. 157. 25 P. 55-56. 26 Paris, Seuil, 2004, p. 592. 27 Ibid., p. 594. Dans l’article « esprit » de l’Encyclopédie, Diderot et d’Alembert soulignent le caractère vague du terme et proposent de le définir comme « raison ingénieuse. » OeC01_2012_I-142End.indd 55 OeC01_2012_I-142End.indd 55 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 56 Delphine Reguig ingenium plus que mens et c’est pourquoi l’« esprit » apparaît notamment lorsque le poète entend justifier son tempérament poétique naturel. C’est le cas dans la Satire VII où Boileau affirme « Je sens que mon esprit travaille de génie 28 » lorsqu’il s’agit de se dévouer au genre satirique. Dans l’Épître VIII également (la deuxième épître adressée au roi), Boileau érige « son » esprit en entité poétique spécifiquement identifiée à une pratique générique : « Grand Roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire./ Tu sais bien que mon stile est né pour la satire : / Mais mon esprit contraint de la désavouer,/ Sous ton règne étonnant ne veut plus que louer 29 ». Le texte se développe jusqu’au vers où Boileau précise distinctement cette instance et la rattache à la fois à l’idée de travail, d’élaboration patiente et à la disposition naturelle impliquée par le terme de « génie » : « Le zèle à mon esprit tiendra lieu de génie 30 ». Au chant I de l’Art poétique, lorsqu’il s’agit d’évoquer les données fondamentales du tempérament poétique, le terme « esprit » apparaît aux côtés des termes de « génie » et de « talent » pour relayer l’évocation des lieux communs de l’inspiration poétique et du caractère inné de la disposition poétique 31 . « Courir du bel Esprit la carrière épineuse » exige que l’on consulte « longtemps » son « esprit » et ses « forces 32 » : on ne saurait être poète en « méconnaissant son génie » ou en « s’ignorant soi-même 33 ». La réflexivité nécessaire à l’activité poétique fait de l’esprit le cœur même de l’entreprise esthétique. L’adresse à Molière, et son éloge, dans la Satire II, sont encore un exemple frappant de cette transposition de l’ingenium latin par l’« esprit » boilévien. Dans une nouvelle dramaturgie poétique qui l’abaisse lui-même autant qu’il entend célébrer l’auteur de L’École des femmes, Boileau évoque la « fertile veine » du « rare et fameux esprit » qui « ignore en écrivant le travail et la peine » et « pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts 34 ». Alliant à la disposition naturelle le sens de l’accomplissement esthétique, Molière est présenté comme le modèle du poète à l’élévation aisée et celui de l’« esprit sublime 35 » toujours insatisfait car toujours en quête de perfection. Car l’esprit est fréquemment associé au sublime dans l’œuvre de Boileau comme pour désigner la disposition par laquelle un individu peut atteindre l’achèvement poétique. L’influence du Traité du sublime de Longin sur cette manière de donner la primauté à l’esprit est sans doute capitale. J. Brody assure que Boileau a commencé à travailler sur le texte antique entre 1663 et 28 P. 39. 29 P. 130. 30 P. 132. 31 P. 157. 32 Ibid. 33 Ibid. 34 P. 17. 35 P. 19. OeC01_2012_I-142End.indd 56 OeC01_2012_I-142End.indd 56 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 57 1667 36 : il le connaissait donc fort probablement en réagissant à ses détracteurs dans la Satire IX où il formalise délibérément la structure de l’acte poétique en le référant à l’instance de l’« esprit ». Or, le chapitre VII du Traité du sublime est consacré à la « sublimité dans les pensées », que Boileau glose comme « cette élévation d’esprit naturelle », innée, « image de la grandeur de l’âme » qui demeure « la première et la plus considérable 37 » des qualités qui permettent au poète d’atteindre l’accomplissement esthétique suprême. Boileau a pris très au sérieux l’affirmation de Longin selon laquelle « il n’y a vraisemblablement que ceux qui ont de hautes et de solides pensées qui puissent faire des discours élevés 38 ». Toutefois, sa traduction, qui choisit le terme d’« esprit » et met l’accent sur sa présence, détache la notion grecque de megalophrosunè - qui désigne originellement la grandeur d’âme, l’élévation des sentiments, voire la générosité -, de son ancrage éthique pour l’inscrire dans une aire esthétique qui fait du sublime l’effet, non seulement d’un tempérament moral, mais aussi d’une capacité spirituelle et mentale supérieure 39 . En introduisant le mot d’« esprit » là où d’autres traducteurs 40 en restent au mot d’« âme », Boileau rattache encore l’interprétation du terme à la notion de phronèsis avec qui le mot de megalophrosunè partage une racine. Francis Goyet a récemment montré l’importance de ce concept pour la compréhension de l’esthétique boilévienne 41 . La prudence est notamment « le lieu où le logos est à son comble. Le grand stratège comme le grand artiste est celui qui suit suprêmement la raison, et qui l’incarne en ce qu’elle a de fondamentalement humain 42 ». L’esprit est bien chez Boileau la faculté, pleinement esthétique, qui accomplit les œuvres de la raison poétique. Tel est l’enjeu du passage du chant IV de l’Art poétique où Boileau recommande à l’apprenti poète une attention toute particulière aux critiques et même l’association étroite d’un « censeur solide et salutaire,/ Que la raison conduise, et le savoir éclaire 43 ». Seul ce dernier saura dire « par quel transport heureux,/ 36 Voir Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958, p. 29. 37 P. 351. 38 Ibid. 39 M.-H. Garelli-François souligne en particulier que : « Le Traité du sublime du Pseudo-Longin […] développe une théorie du sublime fondée sur une éthique. », « Présence du sublime dans les tragédies de Sénèque : hauteurs et précipices », La Littérature et le sublime, dir. P. Marot, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, p. 66. 40 Nous citerons par exemple H. Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 1939 et plus récemment J. Pigeaud, Paris, Rivages Poche, 1993. Par rapport à ces deux traductions en particulier, Boileau privilégie nettement le mot d’« esprit » dans l’ensemble de sa propre lecture du texte de Longin. 41 Les Audaces de la prudence, Paris, Garnier, 2009, p. 183 sq. 42 Ibid., p. 208. 43 P. 181. OeC01_2012_I-142End.indd 57 OeC01_2012_I-142End.indd 57 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 58 Delphine Reguig Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux/ Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites,/ Et de l’art même apprend à franchir leurs limites 44 ». En d’autres termes, ce « parfait censeur » permettra au poète, dans toute la possession de son esprit, c’est-à-dire de sa faculté poétique, le légitime envol vers le sublime qui, depuis les règles communes et leur accomplissement idéal, dépasse ces prérequis pour fonder de nouvelles mesures réalisées dans une réussite esthétique inouïe. Dans le Discours sur l’ode, Pindare fournit le modèle même de cette transgression fondatrice : Boileau y évoque à son sujet « ces endroits merveilleux, où le poète, pour marquer un esprit entièrement hors de soi, rompt quelquefois de dessein formé la suite de son discours ; et afin de mieux entrer dans la raison sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même 45 ». Pindare est ici exemplaire du poète comme « homme prudent », selon l’expression de Francis Goyet 46 pour désigner celui qui, dans une situation où la règle, comme « raison énoncée, explicitée, objectivée 47 », est prise en défaut ou dépassée, « devient alors lui-même la règle vivante, le guide à suivre 48 », incarnant par là même l’exercice de la rationalité poétique dans les choix les plus audacieux comme les plus maîtrisés. C’est sans doute à cette origine spirituelle de la beauté poétique qu’il faut revenir pour comprendre la formule qui a servi à caricaturer Boileau : « Avant donc que d’écrire apprenez à penser 49 ». La profondeur de la position de Boileau a sur ce point échappé à ses lecteurs parce qu’elle s’est fondue dans le contexte intellectualiste de l’époque à laquelle elle a été indûment assimilée. Boileau partage certes avec ses contemporains le dogme de l’ordre naturel qui, dans l’état de perfection linguistique que représente alors le français, fait de l’expression verbale le parfait reflet de la pensée dans son surgissement même, ainsi que le principe classique de l’antériorité de la pensée par rapport à l’expression. Le P. Bouhours donne de ce principe une formulation célèbre : « la langue Française est peut-être la seule, qui suive exactement l’ordre naturel, & qui exprime les pensées en la manière qu’elles naissent dans l’esprit 50 ». La singularité de la position de Boileau naît cependant d’avoir lu Longin comme la justification poétique et la garantie de la pertinence esthétique d’un tel imaginaire linguistique dans le domaine de la poésie. C’est ainsi que, chez lui, en vertu de sa vénération pour Longin comme de sa compréhension aiguë des problématiques linguistiques de son 44 P. 182. 45 P. 227. 46 Op. cit., p. 201. 47 Ibid. 48 Ibid. 49 P. 160. 50 D. Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, [1671], éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Champion, 2003, p. 118. OeC01_2012_I-142End.indd 58 OeC01_2012_I-142End.indd 58 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 59 temps, l’esprit devient la faculté poétique par excellence à la fois comme principe de conceptualisation et comme agent de verbalisation. Si on trouve trace chez d’autres poéticiens, comme Rapin 51 , du terme d’« esprit », ce dernier n’y occupe jamais le rôle structurant qu’il a chez Boileau. Le passage de la conception à l’expression poétique est une étape fortement accentuée dans la mise en scène du processus poétique dans l’Art poétique : « Selon que notre idée est plus ou moins obscure,/ L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure./ Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,/ Et les mots pour le dire arrivent aisément 52 ». Le « choix des mots 53 » constitue en effet un geste esthétique essentiel dans la mesure où il assure et préserve la densité sémantique de l’énoncé poétique, condition absolue de sa beauté. L’« esprit tremblant » sur ce choix des mots « N’en dira jamais un, s’il ne tombe à propos,/ Et ne saurait souffrir, qu’une phrase insipide/ Vienne à la fin d’un vers remplir la place vide 54 ». L’hostilité de Boileau à la lacune d’expression, au creux d’éloquence, est radicale. L’Épître IX affirme hardiment : « Ma pensée au grand jour par tout s’offre et s’expose,/ Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose 55 ». Or, c’est l’esprit qui préside à la conversion de la pensée à la langue « révérée », lui « qui n’admet point un pompeux barbarisme,/ Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme 56 ». L’Épître XI où le poète s’adresse à son jardinier 57 permet encore le déploiement d’un schéma réflexif : la persona poétique y formule l’hypothèse selon laquelle l’écrivain et son jardinier pourraient échanger leurs rôles et leurs tâches pour faire éprouver au second la difficulté du travail du premier. Or, toute la « fatigue » qu’engendre le travail poétique consiste à donner une consistance verbale au poème, une pertinence de registre comme de tonalité, toute horacienne, entre le sujet et son expression poétique : le jardinier du poète s’épuiserait « Si deux jours seulement libre du jardinage,/ Tout à coup devenu Poète et Bel-esprit », il s’engageait à « polir un écrit/ Qui dit sans s’avilir les plus petites 51 Voir Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, chap. III : « il faut, dit-il, de la grandeur d’âme, et quelque chose de divin dans l’esprit. Il faut de grandes expressions, des sentiments élevés, un ton de majesté, pour mériter ce nom. Un sonnet, une ode, une élégie, un rondeau, et tous ces petits vers dont on fait souvent tant de bruit, ne sont d’ordinaire que des productions toutes pures de l’imagination. », éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 350. Rapin privilégie la notion de « génie » pour caractériser la disposition poétique. 52 P. 160. Boileau a revivifié sur ce point le texte d’Horace, Art poétique, v. 309-311. 53 Satire II, p. 18. 54 Ibid. 55 P. 134. 56 P. 160. 57 Boileau emprunte à nouveau le procédé à Horace qui s’adresse à son fermier dans l’Épître I, 14. OeC01_2012_I-142End.indd 59 OeC01_2012_I-142End.indd 59 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 60 Delphine Reguig choses,/ Fit des plus secs chardons des œillets et des roses,/ Et sut même au discours de la rusticité/ Donner de l’élégance et de la dignité ; / Un ouvrage en un mot qui juste en tous ses termes,/ […]/ Sut, dis-je, contenter en paraissant au jour,/ Ce qu’ont d’esprits plus fins et la Ville et la Cour 58 ». On le voit, l’esprit s’adresse aux esprits. Centre de la conception poétique, instance de sa verbalisation, l’esprit est enfin l’instrument de l’intentionalité du texte poétique et le garant de sa puissance pragmatique. Comme instance poétique centrale, l’esprit désigne en effet également pour Boileau la faculté du lecteur dont la sensibilité est apte à sentir le caractère sublime d’un texte, c’est-à-dire à percevoir les divers degrés d’accomplissement esthétique. L’esprit, non plus comme faculté active, mais comme instance de réception, est ainsi susceptible d’agrément et d’émotion : c’est à l’esprit, ultime instance de jugement esthétique, que l’on plaît 59 , à qui il faut s’adresser 60 et qu’il s’agit d’émouvoir 61 . Ainsi l’esprit recouvre-t-il un principe aussi rationnel qu’affectif. L’esprit implique en particulier un processus d’intériorisation de la phantasia, cette faculté qui consiste à faire naître et utiliser les images pour émouvoir et qui est l’une des cinq sources du sublime pour Longin 62 . La faculté des images, que Boileau met à profit y compris dans son activité de critique 63 , est absorbée dans le sentiment de l’activité poétique comme architecturée par la faculté unifiante qu’est l’esprit. Le poète pour Boileau fabrique des images qui iront toucher l’esprit du lecteur, apparaître à son regard intellectuel sans faire écran devant l’évidence transparente avec laquelle s’impose la beauté sublime. Cultiver la clarté malherbienne permet précisément de s’assurer encore l’attention du lecteur comme présence même au texte poétique : « Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,/ Mon esprit aussitôt commence à 58 P. 146. 59 Art poétique, chant I, p. 159 : « N’offrez rien au Lecteur, que ce qui peut lui plaire./ […] Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée/ Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée. » 60 Ibid., chant III, p. 169-170 : « Je me ris d’un Acteur qui lent à s’exprimer,/ De ce qu’il veut, d’abord ne sait pas m’informer,/ […] J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,/ Et dit, je suis Oreste, ou bien Agamemnon : / Que d’aller par un tas de confuses merveilles,/ Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles. » 61 Ibid., p. 170 : « L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas. » 62 Voir le chapitre VI du Traité du sublime ainsi que le chapitre XIII consacré aux images. On ne trouve chez Boileau qu’une seule occurrence du terme de « fantaisie » dans la Satire II pour désigner l’imagination troublée par le dessein de faire œuvre poétique : « Mais depuis le moment que cette frénésie/ De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,/ Et qu’un Démon jaloux de mon contentement,/ M’inspira le dessein d’écrire poliment », p. 18. 63 Voir notamment sur ce point les développements de J. Brody, « Boileau et la critique poétique », Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, éd. M. Fumaroli, Paris, C.N.R.S., 1977, p. 231-250. OeC01_2012_I-142End.indd 60 OeC01_2012_I-142End.indd 60 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 61 se détendre,/ Et de vos vains discours prompt à se détacher,/ Ne suit point un Auteur qu’il faut toujours chercher 64 ». La préface de l’édition « favorite » de 1701 fait de l’esprit l’instance à laquelle s’adresse le poète chez le lecteur en cherchant à lui être agréable 65 . L’agrément poétique, qui ne peut « se dire » mais peut se « sentir », qui se trouve donc, paradoxalement, hors de portée de tout effort de formulation, « consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes 66 ». Le poète doit en effet inscrire son activité poétique dans une compréhension ambitieuse des données anthropologiques qui caractérisent sa relation avec le lecteur. Si vérité et pertinence doivent être recherchées par l’énoncé poétique, c’est à la fois parce qu’elles définissent l’homme comme homme et représentent ce qui lui fait défaut et qu’il pourra trouver dans la lecture : « L’esprit de l’homme est naturellement plein d’un nombre infini d’idées confuses du vrai, que souvent il n’entrevoit qu’à demi ; et rien ne lui est plus agréable que lors qu’on lui offre quelqu’une de ces idées bien éclaircie, et mise dans un beau jour 67 ». L’esprit du poète, par isomorphie avec l’esprit du lecteur, vient lui donner à entendre la version idéalement claire de la correspondance entre son contenu mental, rétif à la verbalisation, et l’expression matérielle de l’insubstantielle pensée. Boileau est d’une grande radicalité et d’une grande originalité lorsqu’il définit la pensée « neuve, brillante, extraordinaire » non comme celle « que personne n’a jamais eue, ni dû avoir » mais comme celle « qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer 68 ». L’esprit du poète rencontre l’esprit de son lecteur, il ne le surpasse pas de manière à lui délivrer des vérités supérieures ; en revanche, c’est bien sur le socle d’une communauté de pensée qu’il peut le ravir par la supériorité de sa conception linguistique. Le travail poétique est un travail sur la langue, sur l’expression de la pensée, à la fois dense, juste, et vive. C’est cette aptitude linguistique qui distingue l’esprit du poète des autres. C’est ainsi que, dans la Réflexion VII sur Longin, Boileau explique que si le succès de certaines œuvres n’a pas survécu au passage du temps c’est parce que leurs auteurs ont échoué à « attraper le point de solidité et de perfection » 69 dans leur langue. Ce point de perfection, atteint par l’œuvre véritable, a « comme fixé la langue », non pas un état de langue, qui pourrait 64 Art poétique, Chant I, p. 160. 65 Voir aussi l’Art poétique, chant III, p. 174 : « La Fable offre à l’esprit mille agréments divers ». Il est tout à fait cohérent dans ce cadre que Boileau, dans une lettre à Perrault, présente les lecteurs qui goûtent les œuvres des Anciens comme des « esprits du premier ordre », « des hommes de la plus haute élévation » (p. 571). 66 P. 1. 67 Ibid., p. 1. 68 Ibid., p. 1-2. 69 P. 523-524. OeC01_2012_I-142End.indd 61 OeC01_2012_I-142End.indd 61 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 62 Delphine Reguig ensuite être sujet à l’archaïsme, mais bien la langue elle-même, utilisée et enrichie dans toute ses capacités d’expression, portée à un degré de saturation sémantique qui la rend inaccessible à la caducité. Boileau explique ainsi que Ronsard aurait perdu ses lecteurs non pas en raison de « la vieillesse » de ses mots et expressions mais parce que ses successeurs, dont Malherbe, auraient fait disparaître l’illusion de beauté attachée à ses écrits. Ronsard aurait échoué, contrairement à Marot, à trouver « le vrai tour », celui qui rend l’œuvre inaccessible au passage du temps, il aurait échoué à « attraper » « le vrai génie de la langue française », à faire de sa langue le matériau d’un processus poétique qui dise tout ce qui doit être dit de la manière la plus nécessaire qui soit, dans l’achèvement d’une convenance aboutie qui signe durablement la perfection de l’œuvre pour la postérité. Ce parcours de l’itinéraire poétique de la notion d’ « esprit » dans l’œuvre de Boileau fait apparaître une unité de conception très nette : Boileau invoque l’esprit lorsqu’il aborde des questions poétiques structurelles comme celles des genres, des fins de la poésie, de la définition du tempérament poétique et de la perfection littéraire. Il n’est donc pas gratuit que la publication de la Satire IX ait été accompagnée du Discours sur la satire, prolongement en prose du plaidoyer en vers pour le genre satirique que constitue la pièce le précédant immédiatement. Au-delà des circonstances qui motivent sa rédaction, la Satire IX, en dramatisant le rapport du poète à lui-même, accomplit une tâche essentielle pour Boileau. Elle lui permet d’une part de creuser la légitimité et les prérogatives du véritable esprit critique, celui qui se montre pleinement conscient de ses choix et maître de ses affirmations fondées rationnellement 70 . Elle lui permet d’autre part d’exlorer le travail de création poétique à travers une actualisation puissante de la notion d’ingenium. Car, par les choix de son « esprit profond 71 », en matière de conception et d’expression, l’ « Auteur le plus divin » se sépare du « méchant écrivain 72 ». En 70 C’est ainsi que l’« esprit » du poète se distingue du « bel esprit » dont la mention à la Satire X vise, pour certains commentateurs, Mme Deshoulières. Boileau y développe un portrait de la Précieuse en ces termes : « C’est chez elle toujours que les fades auteurs/ S’en vont se consoler du mépris des lecteurs/ […] Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux,/ Là tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux. », p. 73. Nous renvoyons sur cette question à l’article de C. Venesoen, « L’Entretien sur le bel esprit de Bouhours : source de L’Art poétique de Nicolas Boileau » (XVII e siècle, n°89, 1970, p. 23-45), qui interroge la notion d’esprit chez Boileau en demeurant toutefois dans les limites de l’antagonisme entre rationalisme et exercice poétique sans que cet antagonisme puisse rendre compte, à nos yeux, de la position esthétique de Boileau. 71 Art poétique, Chant III, p. 177. 72 Ibid., Chant I, p. 160-161. OeC01_2012_I-142End.indd 62 OeC01_2012_I-142End.indd 62 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 63 centrant son texte sur la problématique de la présence du poète à lui-même, Boileau choisit de traduire par le mot « esprit » la conscience poétique qui s’étend de la reconnaissance de la disposition naturelle d’un sujet à la poésie, à la mise en œuvre éclairée des préceptes poétiques, et permet d’atteindre le dépassement de ces derniers vers un apport singulier aux normes autorisant l’accomplissement esthétique. La capacité poétique implique la mobilisation de toute l’intériorité du moi poétique et toute son orientation intentionnelle vers un lecteur. Le choix du mot « esprit » par Boileau pour désigner tout le champ de l’activité mentale du poète est hautement signifiant : il témoigne d’un effort pour penser le travail poétique dans son progrès le plus subtil et dans sa destination. La mise en scène d’une introspection poétique dans la Satire IX, malgré son caractère artificiel, possède dans ce cadre une valeur heuristique certaine. Se connaître poète et en tant que poète, faire l’épreuve de l’identité poétique, constitue le socle de la pratique poétique. Si c’est sur cette pratique de la réflexivité que l’on a pu fonder l’autorité de Boileau comme critique, il est sans doute temps de rendre à Boileau son mérite premier, celui d’avoir réfléchi, en poète, sur les conditions de l’activité poétique. Et contre Sainte-Beuve déclarant : « Ce n’est pas du tout un poète, si l’on réserve ce titre aux êtres fortement doués d’imagination et d’âme 73 », il est possible de définir le poète, selon Boileau, comme l’être fortement doué d’esprit, cette faculté qui subsume et articule la conception, le jugement, la sensibilité, l’imagination, par le langage, dans l’écriture. La raison est bien logos pour Boileau, c’est-à-dire dialogue, parole dans le dialogue, conception dans la verbalisation. En s’adressant à son jardinier dans l’Épître XI, sur le modèle d’Horace encore 74 , Boileau suspend la culture de son propre sujet poétique à la stimulation intellectuelle dans l’interlocution : « O ! Que de mon esprit triste et mal ordonné,/ Ainsi que de ce champ par toi si bien orné,/ Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines,/ Et des défauts sans nombre arracher les racines ? / Mais parle : Raisonnons 75 ». La polyphonie énonciative cultivée par Boileau, notamment dans la Satire IX, qui nourrit ostensiblement toutes les ressources de l’oralité, n’a pas pour but de désigner dans le poète un être supérieur ouvert à d’éventuelles voix transcendantes. Le dédoublement du sujet poétique chez Boileau ne traduit aucune aliénation identitaire. Bien au contraire, la mention de l’esprit vient toujours s’associer au « Je » du poète, recueillir et densifier son existence, non seulement comme auteur, mais surtout comme sujet de l’énonciation poétique s’adressant à un lecteur en toute conscience. C’est bien un tel sujet qui peut s’impliquer dans le travail poétique au point de le convertir, par une catharsis tout esthétique, 73 Revue de Paris, avril 1829, in Portraits littéraires, Paris, Gallimard, t. I, p. 666. 74 Épître I, 14. 75 P. 145. Le mot d’ « esprit » traduit cette fois le terme latin d’animus. OeC01_2012_I-142End.indd 63 OeC01_2012_I-142End.indd 63 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 64 Delphine Reguig en bonheur sensible : « On voit sous les lauriers haleter les Orphées./ Leur esprit toutefois se plaît dans son tourment,/ Et se fait de sa peine un noble amusement 76 ». 76 Épître XI, p. 147. Boileau entre sur ce point en résonance étonnante et de manière tout à fait anachronique avec les propositions de J.-M. Maulpoix au sujet de la poésie moderne : « L’effort de la poésie consiste à vouloir prendre langue, avec le monde, avec autrui, avec soi-même, voire plus précisément avec la quantité d’altérité que l’on porte en soi » ; « La poésie est une écriture qui ne saurait produire autre chose qu’un effet de sujet, en articulant des voix dans la langue. », « La quatrième personne du singulier », Figures du sujet lyrique, dir. D. Rabaté, Paris, P.U.F., 1996, p. 155 et 157. OeC01_2012_I-142End.indd 64 OeC01_2012_I-142End.indd 64 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21