Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2012
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L'Art poétique et le discours varié
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2012
Allen G. Wood
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) L’Art poétique et le discours varié Allen G. Wood Purdue University En dépit des prétentions d’un Boileau vieillissant qui se vantait d’avoir enseigné les règles de la poésie classique à sa génération par son Art poétique, la « légende » de Boileau comme législateur poétique de ses contemporains - une « imposture continue » du vieillard d’Auteuil - a été démystifiée il y a plus d’un siècle. 1 Pourtant, après sa mort en 1711, son ouvrage fit encore autorité pendant des générations. Cela n’empêche pas que la critique a souvent constaté qu’en réalité il n’a rien inventé en termes de théories et a peu contribué à l’élaboration de la doctrine classique (à quelques petits détails près, comme le merveilleux chrétien), pour ne pas dire que les principes qu’il a élaborés dans L’Art poétique manquent d’originalité. Maints commentaires du chef-d’œuvre de Boileau, amicaux et autres, proclamaient alors et proclament toujours que le poème n’est qu’un amas de lieux communs. Publié en 1674, L’Art poétique a paru bien après les décennies pendant lesquelles la doctrine classique a été formulée, argumentée, et solidifiée en France. Au début du dix-septième siècle, Malherbe a « enfin » déclenché une purification de la langue littéraire et les principes d’Aristote, d’Horace et d’autres étaient longuement discutés et mis en pratique pendant et après les années 1630. Au moment où le poème de Boileau a été créé, la doctrine et ses principales leçons dispersées dans des dizaines de traités des doctes et de commentaires des poètes, n’étaient pas nouvelles du tout, mais un savoir acquis parmi les adhérents. Les théoriciens avant Boileau n’ont pas formulé, pourtant, un seul « lieu » destiné à un public d’honnêtes gens et où l’on pouvait accéder aux « lieux communs », c’est-à-dire aux principes dirigeants et incontestables du classicisme. Enfin Boileau vint, et combla le vide, à l’exemple de l’Ars poetica d’Horace. L’œuvre de 1674 allait devenir le locus classicus de la doctrine classique, résumant et unifiant l’essentiel de son 1 Une série d’articles de Charles Revillout dans la Revue d’histoire littéraire de la France, de 1890 à 1895, a corrigé « La légende de Boileau ». Antoine Adam critique l’imposture du vieux Boileau dans son Histoire de la littérature française au XVII e siècle, t. III, Paris, del Duca, 1952, p. 134. OeC01_2012_I-142End.indd 65 OeC01_2012_I-142End.indd 65 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 66 Allen G. Wood esthétique. Mais à la différence des commentaires théoriques des devanciers français, ce poème donne du plaisir à lire en servant aussi de locus amœnus de la doctrine. De cette façon le poème suit la formule horatienne qu’un poème doit être utile et dulce. Puisque l’originalité de L’Art poétique ne réside pas dans son contenu, la critique se tourne souvent vers la forme et l’expression pour découvrir les talents du poète et la puissance de son texte. Cette œuvre se caractérise par les principes enseignés par Boileau dans ses propres leçons, comme par exemple la simplicité, la clarté, et la brièveté. Mais pour plaire à son public, L’Art poétique doit aussi prôner la variété du discours, comme le conseille Boileau aux poètes tout au début de son poème : Sans cesse en écrivant variez vos discours. Un style trop égal et toujours uniforme, En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme. On lit peu ces auteurs nés pour nous ennuyer, Qui toujours sur un ton semblent psalmodier. (I, 70-74) 2 Boileau se place dans une longue tradition qui prise le style varié dans la littérature, car « [l]e désir de la variété … est incontestablement un des traits les plus frappants des ouvrages littéraires français » vu dans le choix de vocabulaire, bien sûr, mais aussi dans toute l’« architecture de la phrase ». 3 Les critiques font remarquer souvent le discours varié de ce poème, comme par exemple Pineau : « L’Art poétique, ce méconnu, est riche de toute la variété du jeu poétique cher à son auteur… » 4 Pour les critiques qui apprécient la versification dans L’Art poétique, le vers est souvent vu en un mouvement continu, par exemple, « Boileau … sait couler une sentence énergique ». 5 A l’époque, le ministre Pomponne, qui a assisté à une des premières lectures publiques du poème, était, selon Mme de Sévigné, « enchanté, enlevé, transporté de la perfection des vers », et même de nos jours Pocock constate que l’esprit du lecteur de L’Art poétique « danse ». 6 Ces métaphores sont diverses, mais toutes indiquent l’importance essentielle 2 Toutes les citations renvoient à l’édition des Satires, Epîtres, Art poétique par Jean- Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Poésie », 1985. 3 L.-C. Harmer, « La variété grammaticale en français » dans Travaux de linguistique et de littérature, 11 (1973), pp. 343-344. 4 Joseph Pineau, L’Univers satirique de Boileau : L’ardeur, la grâce et la loi, Genève, Droz, 1990, p. 305. 5 René Bray, Boileau, l’homme et l’œuvre, Paris, Boivin et Cie, 1942, p. 83. 6 « Lettre à Mme de Grignan, 15 janvier 1674 » dans la Correspondance, t. 1 de Mme de Sévigné, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pleiade », 1972, p. 668. Gordon Pocock, Boileau and the Nature of Neo-classicism, Cambridge UP, 1980, p. 140. OeC01_2012_I-142End.indd 66 OeC01_2012_I-142End.indd 66 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 L’Art poétique et le discours varié 67 d’une pensée et d’un style mis en action. Notre analyse portera surtout sur le rôle du prédicat chez Boileau et la verve du verbe. 7 C’est le verbe qui anime et embellit des concepts qui risquent autrement d’être incolores ou lourds de signification - idées comme la nature, la raison et la pureté - qui sentent le traité, comme Les Réflexions sur la poétique de ce temps de Rapin (aussi 1674). 8 Étant donné que pour un examen détaillé L’Art poétique est trop long (plus de 1100 vers), notre étude se concentre sur la variété stylistique que montrent les prédicats dans le Chant I (232 vers). Celui-ci se distingue par le fait qu’il sert d’introduction et un captatio benevolentiae du poème entier, en même temps qu’il révèle des propos et leçons généraux sur la poésie. Les critiques de Boileau font souvent des observations globales sur son style, mais entrent plus rarement dans une étude de grande ampleur des éléments linguistiques constitutifs. John Orr examine la phonétique de plusieurs vers et aussi la sémantique de l’« équivocité » des sous-entendus, des jeux de mots, et des calembours dans le poème. 9 Pocock et Pineau consacrent chacun quelques pages à un examen du style de Boileau, mais il reste encore du travail à faire. 10 Notre étude du prédicat dans le Chant I s’enrichit d’une approche sémiotique et linguistique. Puisque L’Art poétique communique des leçons, c’est-à-dire des prescriptions, le système de classement de Fontanille des formules déontiques (d’obligation) nous aidera à structurer cette analyse du prédicat et de son rapport avec les actants du texte, surtout le je-destinateur et le vous-destinataire. 11 Fontanille observe que « les différentes expressions de la prescription - impératif, subjonctif, infinitif et formules modales - jalonnent le gradient de l’embrayage et du débrayage » 12 . Nous examinons les prédicats du Chant I selon ce classement de quatre expressions de la prescription. La forme impérative du prédicat impressionne par la force de son exhortation et la brièveté de son expression. La métastructure du poème entier est 7 La variété se trouve aussi dans la présentation de la matière du poème selon son « beau désordre » souvent commenté, et dans des tons divers (la satire, l’éloge, la comédie, etc.). Pour une ánalyse de ceux-ci, voir Alain Génetiot, « Boileau poète dans L’Art poétique », PFSCL, 31, 61 (2004), 347-366. 8 Pierre Clarac (Boileau, Paris, Hatier, 1964) précise que « Rapin argumente ; il s’appesantit sur les principes, et de ces principes déduit avec rigueur les lois et les règles particulières. Boileau s’efforce de ne pas donner à son exposé une allure didactique » en visant comme public les « gens du monde » et non les « doctes ». (p. 106) 9 John Orr, « Pour le commentaire linguistique de L’Art poétique », dans Révue de linguistique romane, XXV, 1961, pp. 337-353. 10 Pocock, pp. 84-90, 139-145 ; Pineau, pp. 315-323, et. al. 11 Les termes « énonciateur » et « énonciataire » peuvent aussi s’y appliquer, tandis que « sujet » et « objet » entraînent beaucoup d’ambiguïtés et seront évités. 12 Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature, Paris, PUF, 1999, p. 179. OeC01_2012_I-142End.indd 67 OeC01_2012_I-142End.indd 67 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 68 Allen G. Wood une adresse du je (Boileau) à vous (le poète apprenti), dans laquelle les leçons de la doctrine se présentent par une suite de conseils et d’interdictions appuyés par des exemples dans un langage souvent métaphorisé. L’impératif est simple, bref et clair, visant le vous qui n’a pas d’identité spécifique (à la différence des Pisos chez Horace) mais doit être considéré comme un « Toutpoète » collectif. D’un point de vue grammatical, il est clair que l’impératif chez Boileau est direct et immédiat ; un vers comme « Craignez d’un vain plaisir les trompeuses amorces… » (11), saute aux yeux plus que des formes analogues et plates : « il faut craindre », « il faut que vous craigniez », « vous devez craindre », ou des expressions analogues. Pourtant, l’impératif perd sa force et ennuie si l’on s’en sert trop fréquemment. Sur les 244 verbes conjugués dans le Chant I, on trouve seulement 36 à l’impératif (32 à la deuxième personne vous, 4 à la première personne plurielle nous), malgré les prétentions exagérées de quelques critiques de trouver l’impératif partout. 13 La plupart des impératifs sont à l’affirmatif, 31, contre 5 au négatif ; ils se trouvent d’un bout du texte à l’autre (du vers 9 jusqu’au 192, bien qu’absents dans les 40 derniers vers). La répétition lexicale y est rare, à l’exception de trois « aimez », deux « allez » (tous deux au négatif), et la paire « évitons/ évitez ». Les impératifs se regroupent le plus souvent dans des noyaux ou microstructures où ils abondent, comme par exemple, dans les conseils généraux suivants qui contiennent six impératifs : Hâtez-vous lentement ; et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez ; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. (171-174) Dans ce passage riche en renseignements, l’économie de l’énonciation s’accomplit par la plus brève expression (l’inflexion du verbe) de l’adresse centrale aux personnes concernées, à savoir Boileau et le poète apprenti. Le Chant I ne présente pas de dialogue entre les actants principaux, mais un court dialogue existe, imaginé entre « l’auteur intraitable » et son « ami critique » (211-215). En fait, l’impératif s’adresse à un vous sans utiliser ce pronom, cachant sa présence de cette façon. Et l’usage du pronom je, rare dans le Chant I, met en valeur son rôle de lecteur/ critique : « Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,/ Et je me sauve à peine au travers du jardin. » (57-58) ou « J’aime mieux un ruisseau… » (167). 14 Bien que le vers « J’évite d’être long, 13 René Bray dit que « [Boileau] use souvent de l’impératif, il ordonne plus qu’il ne constate ou ne critique » (p. 64) ; et Pocock dit qu’il faudrait copier une moitié du poème [« copy out half the poem »] pour citer des impératifs (voir p. 121). 14 Voir Allen G. Wood, Literary Satire and Theory, New York, Garland, 1978, pp. 70-71 pour une analyse du je de Boileau dans L’Art poétique. OeC01_2012_I-142End.indd 68 OeC01_2012_I-142End.indd 68 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 L’Art poétique et le discours varié 69 et je deviens obscur » - un rappel de la célèbre citation horatienne « Brevis esse laboro/ Obscurus fio… » - exige la première personne, il manque de vraie idéntité personnelle. Et ailleurs dans le poème il n’y a que des traces du destinateur. Le je s’implique dans la synecdoque « mon esprit », celui qui « aussitôt commence à se détendre » (144) et « n’admet point un pompeux barbarisme » (159) ; les quatre impératifs à la première personne plurielle rejoignent et occultent le je et le vous : « Évitons » (43), « laissons » (43 et 98), et « Imitons » (97). 15 Ce n’est qu’à la fin du Chant IV où l’on trouve l’apparition du je de Boileau poète, mais dans un rôle modeste : « Pour moi, qui, jusqu’ici nourri dans la satire,/ N’ose encore manier la trompette et la lyre, … » (223-234). Le subjonctif est aussi un mode verbal qui peut véhiculer des commandes et prescriptions. 16 Dans le Chant I, 14 constructions exigent que 19 verbes soient conjugués au subjonctif. Certes, des vers comme « Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt l’on se noie » (47) ou « Quoi que vous ecriviez, évitez la bassesse » (79) ne nous intéressent pas dans cette analyse ; ils montrent le fait qu’en général l’usage du subjonctif est dicté par une grande gamme de structures (jugements, concessifs, conjonctions) qui n’impliquent pas l’obligation. Or, une majorité (13) des verbes au subjonctif dans le Chant I portent une force déontique. La troisième personne, impersonnelle, prédomine dans les subjonctifs déontiques. La structure fondamentale de l’obligation, il faut que, paraît deux fois dans le Chant I (et un seul il faut avec infinitif, 206). Dans la première occurence de il faut que, un seul verbe est au subjonctif, « En vain [un style trop égal] brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme » (72) ; mais toute une série (4) se déchaîne la seconde fois [subjonctifs soulignés] : Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ; Que le début, la fin répondent au milieu ; Que d’un art délicat les pièces assorties N’y forment qu’un seul tout de diverses parties ; Que jamais du sujet le discours s’écartant N’aille chercher trop loin quelque mot éclatant. (177-82) 15 Maurice Descotes (Le cas Boileau, Paris, Pensée universelle, 1986) constate que « Boileau utilise le je ou une formule comme ‘mon esprit’ pour signifier l’expression d’un goût qui, assurément, est le sien propre, mais tout autant celui de l’‘honnête homme’. » (p. 194) 16 Le mode conditionnel, qui a la fonction d’adoucir la force du sens du prédicat, est rare dans L’Art poétique. Dans Chant I, on n’en trouve que 3 sur 244 verbes conjugués ; le vous destinataire n’y figure pas : « Ils croiraient s’abaisser, dans leurs vers monstreux » (41) ; « Le jour de la raison ne le saurait percer » (149) ; « Je le retrancherais. - C’est le plus bel endroit ! - » (214). OeC01_2012_I-142End.indd 69 OeC01_2012_I-142End.indd 69 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 70 Allen G. Wood Les prescriptions portent sur un nombre d’éléments différents concernant l’ordre de la composition/ expression d’un poème, où les éléments poétiques sont assujettis aux obligations. C’est un discours objectif et impersonnel, mais le destinataire n’est pas loin, car c’est lui qui crée les éléments du poème. Bref, les prescriptions indiquent les détails du travail requis du destinataire. La dernière classe de subjonctifs déontiques présente dans le Chant I est celle de la proposition indépendante : « Que ce style [le burlesque] jamais ne souille votre ouvrage. » (95). Bien que cette structure « Que …[subjonctif] » exprime un sens optatif (un souhait, un désir, un regret), le sens impératif d’un ordre traduit mieux le ton et le contexte généraux de L’Art poétique. On trouve aussi « Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots,/ Suspende l’hémistiche, en marque le repos. » (105-106) ; « Surtout, qu’en vos écrits la langue révérée/ Dans vos plus grands excès soit toujours sacrée. » (155-156) et « Faites-vous des amis prompts à vous censurer ; / Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères. » (186-187). La structure régissante est impersonnelle, et le sujet de chaque subjonctif est une troisième personne/ chose (sens, langue, amis), mais le destinataire (et ses obligations) est évoqué en passant par des constructions prépositionnelles très similaires : « dans vos vers », « en vos écrits », « de vos écrits ». Dans l’usage du subjonctif dans le Chant I, on voit une disjonction de plus en plus grandissante entre le destinateur (je) et le destinataire (vous), celui-ci ne figurant pas comme sujet régissant le subjonctif (« Craignez-vous pour vos vers la censure publique ? » 183 évite le subjonctif), ni comme sujet du verbe au subjonctif (le vers 177 n’est pas, par exemple, « Il faut que vous mettiez chaque chose en son lieu… »). Par contre, la force déontique est plus claire et frappante dans une expression comme « il faut que… » même si le destinataire est seulement impliqué sémantiquement ou logiquement par les subjonctifs, et donc plus éloigné des obligations exprimées. Boileau utilise le subjonctif déontique pour prescrire, c’est-à-dire, dans un sens positif, neuf fois, plutôt que de prohiber. Les quatre prohibitions, exprimées directement ou indirectement, se trouvent grosso modo au début du texte, où l’on voit ce qu’il faut éviter : un style trop égal (« il faut qu’il nous endorme » 72), le burlesque (« Que ce style jamais ne souille votre ouvrage » 95), et des voyelles qui « se heurtent » (« Gardez qu’une voyelle… » 107). Un seul vers montre une prescription suivie de près par une prohibition, toutes les deux au subjonctif : « Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue » (192). La troisième catégorie des formes déontiques décrites par Fontanille, celle des infinitifs, ne s’applique pas dans le cas du Chant I. Il est vrai que l’infinitif peut se substituer à l’impératif, mais cet usage est absent du texte. Même si les infinitifs abondent dans le poème (il y en a 69), et commu- OeC01_2012_I-142End.indd 70 OeC01_2012_I-142End.indd 70 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 L’Art poétique et le discours varié 71 niquent souvent des actions et pensées essentielles à l’ouvrage (« Pense… atteindre la hauteur » (2) ; « …qu’on vit…/ Charbonner… les murs » (21-22) ; « Court… se noyer » (26), etc.), ils sont tous compléments du verbe principal. Pour être nominal, ce qui nous intéresse pour exprimer une force impérative, on devrait, par exemple, changer une exhortation comme « Polissez-le sans cesse et le repolissez » en un conseil comme « Polir votre ouvrage est une pratique sûre ». Boileau cherchait à varier son discours par bien des moyens stylistiques différents, mais dans le Chant I on ne trouve pas d’infinitifs nominaux qui indiquent une obligation. La quatrième et dernière catégorie de constructions déontiques est la modalité des prédicats. Le concept de la modalité est le sujet de plusieurs débats et d’interprétations diverses de sémioticiens depuis longtemps, mais pour notre analyse nous faisons référence aux études de Greimas et de Fontanille. Dans Du sens II, Greimas limite ses propos aux quatre modalités qu’il examine de près : vouloir, devoir, pouvoir, et savoir. 17 Et ce seront ces modalités que nous étudierons dans le Chant I, avec quelques références à croire, sembler et faire. Fontanille base ses analyses textuelles sur une définition simple et claire : « Les modalités sont des prédicats qui portent eux-mêmes sur d’autres prédicats ; ce sont donc des prédicats qui modifient le statut d’autres prédicats. » 18 Il continue à dire que l’influence et la signifiance des modalités s’étendent aussi aux actants d’un texte : … quand on rencontre un faire dans un discours, on peut alors reconstruire par déduction les savoir, les vouloir et les devoir sous-jacents. … les modalités sont les conditions nécessaires ou facultatives de l’action transformatrice des actants. … [La modalité] porte à la fois sur le prédicat proprement dit… en ce sens qu’elle désigne un de ses modes d’existence antérieur à sa réalisation. … Mais elle porte aussi sur les actants, en ce sens que le contenu sémantique de la modalité peut être considéré comme une propriété de l’actant lui-même, propriété nécessaire pour qu’il réalise l’acte. (p. 175) Etant donné que chaque actant a donc son propre savoir faire, pouvoir faire, vouloir faire et devoir faire, notre analyse du Chant I prend de nouvelles dimensions. L’Art poétique se fonde sur un discours doté d’expressions déontiques, dont on a déjà noté les impératifs et les subjonctifs qui expriment les obligations (prescriptions, et prohibitions) que le je-destinateur communique au vous-destinataire. Le bon poète doit savoir les règles du classicisme, et il doit faire un poème selon ses principes, le seul moyen pour réussir, le seul chemin pour atteindre la hauteur du Parnasse et ne pas se glisser, se dérouter 17 Algirdas J. Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, pp. 76 et seq. 18 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Paris, PULIM, 2003, p. 171. OeC01_2012_I-142End.indd 71 OeC01_2012_I-142End.indd 71 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 72 Allen G. Wood et enfin se noyer dans la mer dangereuse de la mauvaise poésie. Ce qui est d’abord moins évident, ce sont les devoir du je, concernant le faire de ses instructions. Il doit faire savoir et faire croire les règles par le destinataire. Les autres actants dans le texte - les concepts, les éléments de poésie et les personnes qui apparaissent dans les anecdotes, exemples et histoires - se caractérisent aussi par des prédicats modalisés. L’emploi de toutes les modalités dans le Chant I montre aussi une disjonction entre destinateur et destinataire. Il n’y a pas de constructions comme « je dois vous dire… » ni « vous devez [faire]… » dans le texte. En fait, deux modalités seules, à la seconde personne, s’y trouvent. La première est dans la question oratoire sur une condition (un devoir vouloir) présupposée : « Voulez-vous du public mériter les amours ? » (69), et la seconde dans l’impératif « Mais sachez de l’ami discerner le flatteur » (190). Par conséquent, les modalités dans le texte se rapportent aux actants (personnes ou choses) de la troisième personne. La modalité devoir ne se présente directement que deux fois dans le Chant I. Dans la discussion du rôle du bon sens dans la versification, les leçons à retenir sont que « La rime est une esclave, et ne doit qu’obéir. » (30) et que « Tout doit tendre au bon sens…. » (45). Il est vrai que les devoir portent implicitement sur le vous-destinataire, qui est censé écrire de sorte que le bon sens dirige les autres composants, y compris la rime. L’expression déontique du texte est variée à cause du fait que les éléments de l’écriture, personnifiés souvent, sont visés par le langage d’obligation. Au fond, L’Art poétique insiste sur le fait que l’on doit se connaître comme poète, avec une juste appréciation de ses propres compétences et pouvoirs. Pour illustrer le « partage des talents », par exemple, on voit un petit passage riche en exemples du « pouvoir faire » des auteurs différents : L’un peut tracer en vers une amoureuse flamme ; L’autre d’un trait plaisant aiguiser l’épigramme ; Malherbe d’un héros peut vanter les exploits ; Racan chanter Philis, les bergers et les bois … (15-18) Du côté négatif, les auteurs qui suivent « une fougue insensée/ … croiraient s’abaisser dans leurs vers monstrueux,/ S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux. » (39-42) L’originalité à tout prix, loin du « droit sens » (40), mène à l’échec, n’étant pas un pouvoir poétique classique. La doctrine élaborée dans L’Art poétique prise souvent l’objectif de plaire au public ; le devoir faire du poète se traduit parfois par un pouvoir faire concernant l’effet de sa poésie : « N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire. » (103). Pour accomplir cela, il faut éviter les « mauvais sons » : « Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée/ Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée. » (111-112). Quant à la forme nominale, le pouvoir et le devoir, ils ne OeC01_2012_I-142End.indd 72 OeC01_2012_I-142End.indd 72 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 L’Art poétique et le discours varié 73 se trouvent que dans l’explication du rôle de Malherbe dans la fondation du classicisme : « D’un mot mis en sa place [il] enseigna le pouvoir,/ Et réduisit la muse aux règles du devoir. » (133-134). La modalité savoir faire est le plus fréquemment utilisée (7 occurences) des quatre modalités que nous trouvons dans le Chant I. Cette modalité, comme le vouloir faire, est « intrinsèque », par rapport aux modalités « extrinsèques » de devoir faire et pouvoir faire. 19 Le sens de savoir est plus variable que ceux des trois autres modalités, comme par exemple dans la distinction dressée dans le vers « Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. » (63) Bien que les actions des deux infinitifs puissent être apprises, le premier « savoir » indique aussi le manque d’un pouvoir mental tandis que le second tend plutôt vers une connaissance plus générale et complexe. Deux abstractions personnifiées sont dotées d’un « savoir faire » avec aussi une connotation de « pouvoir » ou « avoir le moyen de » : la nature « Sait entre les auteurs partager les talents…. » (15) et « Le jour de la raison ne le [nuage de sombres pensées] saurait percer. » (149). Et pour les poètes qui possèdent, ou sont obligés de posséder, un « savoir faire », le « pouvoir » est basé sur une connaissance acquise de l’art de la poésie ou de la société : « Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix légère/ Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ! » (75-76) ; « Villon sut le premier dans ces siècles grossiers/ Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers. » (117-118) ; « Mais sachez de l’ami discerner le flatteur… » (190). La force déontique des modalités est exprimée d’une façon directe par « devoir faire », et plus indirectement par un devoir savoir faire parce que le poète est obligé de savoir les règles de la bonne écriture classique pour atteindre la hauteur du Parnasse. Nous avons analysé les actions, les faire du poète, mais souvent un discours modalise aussi l’état des choses, l’« être ». Le devoir faire (obligation) du poète fait partie d’un devoir être (le nécessaire) plus général et plus universel de la poésie. L’expression du nécessaire est celle d’une communication scientifique (d’un savoir) caractérisée par « l’effacement du sujet par des ‘il est vrai’ » 20 . A ce niveau de devoir être, la disjonction entre destinateur et destinataire est complète. Dans le Chant I plusieurs centaines de prédicats animent les vers, fournissant les mouvements dans des passages exemplaires et ceux du poète-voyageur qui doit éviter tous les obstacles. Or, le prédicat le plus fréquemment utilisé est « être » (34 fois), surtout à la troisième personne singulier dans des structures « c’est » et « il est ». Les deux constructions ont plusieurs sens, personnels et impersonnels, mais dès le début du Chant I, 19 Voir Greimas, Du sens II, p. 81. 20 Algirdas J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 37. OeC01_2012_I-142End.indd 73 OeC01_2012_I-142End.indd 73 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 74 Allen G. Wood on trouve celui qui porte une valeur véridique et indéniable : « C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur… » (1). Le faire croire de ces expressions est basé sur des vérités doctrinaires ou la réalité indiscutable des faits : « Il est un heureux choix de mots harmonieux. » (109) ; « C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent,/ Des traits d’esprit semés de temps en temps pétillent. » (175-176) ; « C’est ainsi que vous parle un ami véritable. » (207). En conclusion, notre étude sémiotique des prédicats dans le Chant I de L’Art poétique selon la perspective du classement des formes déontiques expliquées par Fontanille indique le rôle que jouent l’impératif, le subjonctif, les modalités et les expressions objectives/ « scientifiques » qui varient le style. Boileau enseigne des leçons du classicisme, mais en même temps : …pour atteindre son but, L’Art Poétique doit plaire lui aussi, et non pas tomber des mains d’un lecteur accablé par des dissertations. D’où un effort permanent fourni en vue de ne pas lasser, de varier les effets, d’égayer. 21 Dans l’adresse au poète apprenti Boileau préfère le plus souvent l’impératif pour des raisons de brièveté et pour minimiser une identité spécifique (ainsi créant une universalité), tandis que dans les narrations fréquentes à la troisième personne (anecdotes, histoires) qui expriment des exemples et des pratiques à éviter, le subjonctif, les modalités et les expressions objectives prédominent. De cette façon, Boileau entraîne son lecteur dès le début, et continue de l’engager le long de son poème didactique. 21 Descotes, p. 204. OeC01_2012_I-142End.indd 74 OeC01_2012_I-142End.indd 74 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21
