eJournals Oeuvres et Critiques 37/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2012
371

Sens et portée du recueil des ɶuvres diverses de 1674: un "manifeste du classicisme"?

61
2012
Emmanuel Bury
oec3710075
Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 : un « manifeste du classicisme » ? Emmanuel Bury Université de Versailles, ESR Le caractère paradigmatique de l’œuvre de Boileau conduit souvent aujourd’hui à embrasser d’un coup d’œil panoramique l’ensemble des textes du prétendu « Régent du Parnasse » 1 , en tendant à oublier la longueur d’une carrière et les inflexions d’une ambition poétique et critique que les contextes successifs de cette « carrière » ont pu faire naître 2 . De fait, en considérant, comme l’a fait longtemps une tradition critique en quête de doctrine classique, les textes de l’auteur des Satires et de l’Art poétique comme porteurs d’un « système poétique » rendant compte, non seulement de l’œuvre du poète lui-même, mais aussi des principales productions du temps, les lectures successives de Boileau ont peu à peu occulté la spécificité des étapes qu’il a lui-même parcourues pour construire l’œuvre qui sera fixée, au seuil du XVIII e siècle, dans l’édition dite « favorite » de ses Œuvres diverses 3 . Notre propos visera donc à tenter de rendre compte de ce que Boileau pouvait représenter, dans l’évolution de la littérature de son temps, lorsqu’il se décida, en 1674, à regrouper des poésies déjà publiées, auxquelles il joint 1 Concernant l’édification de l’image de Boileau comme « législateur du Parnasse », il convient de consulter la précieuse étude de Bernard Beugnot et Roger Zuber, Boileau. Visages anciens, visages nouveaux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1973, notamment les chapitres II (« Genèse d’une légende », pp. 25-36) et III (« Le législateur du Parnasse », pp. 37-44), ainsi que les textes d’illustration V à XVI. 2 Sur la complexité de l’œuvre de Boileau et les traits dominants de son évolution, voir R. Zuber, « De la verve à l’admiration : notes sur Boileau poète » (Les émerveillements de la raison, Paris, Klincksieck, 1997, pp. 239-250), qui rappelle la tendance des études contemporaines à préférer un « Boileau global » à l’étude minutieuse de la chronologie des œuvres permettant de déceler une évolution (art. cité, p. 239-240). 3 Œuvres diverses du sieur Boileau-Despreaux, Paris, Denys Thierry, 1701, in-4° : outre une nouvelle préface, qui résume la « doctrine » du poète, on y trouve la première édition de la Satire XI, L’Arrêt burlesque et la Lettre à Perrault ; comme le rappelle Pierre Clarac, c’est la première édition qui porte le nom de l’auteur en toutes lettres (Boileau, Paris, Hatier, 1964, p. 150). OeC01_2012_I-142End.indd 75 OeC01_2012_I-142End.indd 75 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 76 Emmanuel Bury un certain nombre d’inédits majeurs (dont l’Art poétique et la traduction du Traité du Sublime), dans les Œuvres diverses, qui paraissent en juillet 1674 chez le libraire Denis Thierry 4 . En premier lieu, si l’on s’en tient à quelques éléments chronologiques, il convient d’abord de rappeler que Boileau a trente huit ans lorsqu’il fait paraître ses Œuvres diverses 5 ; il est entré dans la vie littéraire une quinzaine d’années plus tôt, en 1659 (c’est-à-dire dans sa vingt-quatrième année) en fréquentant notamment le cercle littéraire de l’abbé d’Aubignac, et le « salon » de Michel de Marolles 6 . Mais, somme toute, ses premiers écrits n’ont accédé à l’imprimé qu’une dizaine d’années plus tôt, avec la publication de deux pièces dans les Délices de la poésie galante des plus célèbres auteurs du temps en 1663 ; de fait, cette année a sans doute été déterminante dans sa carrière : c’est alors qu’il rencontre Racine, et bientôt Molière 7 , en fréquentant le fameux cabaret de « La Croix Blanche » où règnent alors Des Barreaux et Chapelle, figures hautes en couleurs de la vie littéraire parisienne. Si les cercles mondains (où s’active alors son frère Gilles pour avancer sa propre carrière dans les lettres) font participer le jeune Nicolas à la réflexion savante du temps sur la littérature, les amitiés de cabaret (auxquelles l’a sans doute introduit son autre frère, Puymorin) lui ont permis d’entraîner sa verve satirique dans un cadre d’improvisation et d’émulation qui favorisait la réaction à l’actualité immédiate dont son œuvre gardera longtemps la trace 8 . Il n’a pris un premier privilège pour ses œuvres qu’en 1666 (le 6 mars exactement, c’est-à-dire huit ans à peine avant le privilège qu’il prendra pour le recueil de 1674, qui sera daté du 28 mars) : il s’agissait alors d’assurer la publication de ses premières satires, qui aurait été rendue nécessaire par l’édition subreptice des poèmes de Boileau dans un Recueil contenant plusieurs discours libre et moraux en vers, paru à Rouen, la même année, édition qu’il dénonce lui même comme « monstrueuse » 9 . Quittant le champ strictement 4 Œuvres diverses du sieur D***, avec le Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin, Paris, Denys Thierry, 1674, in-4°. 5 Sur la chronologie de la carrière et de l’œuvre de Boileau, voir P. Clarac, op. cit., notamment p. 184-185 ; cf. l’utile chronologie commentée de F. Escal, dans l’édition des Œuvres complètes, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1966, p. XXXI - LXI . 6 Voir P. Clarac 1964, pp. 33-35. 7 Sur les circonstances probables de ces rencontres avec Molière et Racine, voir Clarac, op. cit., p. 37-39. 8 Selon Clarac (op. cit., p. 40-41), c’est dans ce contexte, et par l’entremise de son frère Puymorin, que Boileau aurait fait la connaissance de Molière, qui fréquentait les mêmes lieux, selon les témoignages du temps. 9 Voir Clarac, op. cit., pp. 63-65 ; cf. ce qu’on peut lire dans l’avis au lecteur de 1666, expliquant que l’auteur a résisté héroïquement à la tentation de publier ses textes : « Mais enfin, toute sa constance l’a abandonné à la vue de cette monstrueuse OeC01_2012_I-142End.indd 76 OeC01_2012_I-142End.indd 76 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 77 mondain de la circulation manuscrite restreinte de ses pièces et des performances orales qu’il se plaisait à en donner à ses amis, Boileau entre alors de manière fracassante dans le champ littéraire, et suscite une réaction assez vive de la part des poètes établis, souvent égratignés au fil des Satires. Il se fait donc d’emblée un nom comme « gladiateur » de l’arène littéraire, dont il polarise le champ par l’usage d’une verve agressive où le parti pris, et, il convient de le dire, une certaine mauvaise foi sont les leviers efficaces pour lui apporter très vite une notoriété certaine, fût-elle, dans un premier temps, celle du dédain et de la critique 10 . En effet, les attaques fusent alors contre le satirique, de la part de Pierre Perrin, de Quinault ou de l’abbé Cotin ; le Discours satyrique au cynique Despreaux le présente comme un parasite et un débauché familier des « lieux où l’on s’enivre » 11 , la Satire des satires (anonyme, mais qu’on a parfois attribuée à Cotin), le traite de traducteur d’Horace, et lui reproche d’imiter Molière et Furetière 12 ; enfin, la Critique désintéressée sur les Satyres du temps, due à Cotin de façon plus certaine 13 pose le problème général de la satire, en dénonçant le choix des attaques personnelles qu’a fait Boileau, et en lui opposant la bonne tradition satirique, qui vise les vices en général, comme le fait Horace, et non les personnes. Faisant la distinction entre le « génie satirique » et le « génie médisant », Cotin reproche à Boileau d’avoir tout pris à Horace, « hormis l’art de la satire » 14 . Sans entrer dans le détail de ces attaques, il convient de noter que l’entrée de Boileau dans le domaine de la critique et de la réflexion littéraire a pu être déterminée par cette situation polémique ; comme Corneille trente ans plus tôt avec Le Cid, comme Molière, plus récemment, avec L’École des femmes, Boileau se voit contraint de « théoriser » sur la satire à la suite des attaques contre ses œuvres. De l’indignation, il a dû passer à la réflexion, rejoignant en cela un processus spécifique de la construction doctrinale, édition qui en a paru depuis peu. Sa tendresse de père s’est réveillée à l’aspect de ses enfants ainsi défigurés et mis en pièces. » (éd. F. Escal, p. 853). 10 Sur la réaction contemporaine aux Satires, et les visages contrastés de Boileau dès cette époque, voir Beugnot-Zuber, op. cit., pp. 10-13. 11 Expressions citées par Clarac, op. cit., p. 83, qui rappelle que ce texte était attribué à Chapelain par E. Magne et à Cotin par A. Adam. 12 Pour consulter commodément ce texte, voir E. Tricotel, Variétés bibliographiques, Paris, Gay, 1863, pp. 365-373, notamment, p. 367 : « J’appelle Horace Horace et Boileau traducteur ». A. Adam et Ch. Boudhors l’attribuaient à Boursault, auteur, il est vrai, d’une petite pièce en vers portant le même titre (datée de 1669), mais qui n’est pas du tout du même ordre, puisqu’il s’agit plutôt d’une conversation mondaine (où l’on défend, entre autres, l’Astrate de Quinault), sur un tout autre ton, où les critères d’évaluation sont ceux de la bonne société, plus que ceux d’un écrivain ou d’un « pédant ». 13 Clarac, op. cit., p. 83-84. 14 La Critique désinteressée sur les Satyres du temps, p. 17. OeC01_2012_I-142End.indd 77 OeC01_2012_I-142End.indd 77 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 78 Emmanuel Bury qui ne semble guère pouvoir se penser hors du champ de la polémique 15 . La réponse de Boileau sera donc la Satire IX, et le Discours sur la satire qui l’accompagne : écrits durant l’année 1667, et publiés pour la première fois en 1668, ces deux textes sont bien représentatifs de la manière de Boileau, qui a toujours su mêler habilement la réflexion poétique en vers et le discours critique en prose 16 ; l’édition originale d’août 1668, un bel in-4° - ce qui le distingue des petits in-12 de ses détracteurs -, rend sensible cet équilibre en encadrant la Satire en vers d’un « avis » et du Discours. L’avis du « Libraire au Lecteur » (sans doute rédigé par Boileau lui-même) explique les circonstances de la publication, mais en insistant sur le plaisir intrinsèque que le lecteur pourra prendre à lire ce poème, même s’il n’est pas au fait des « démêlés du Parnasse » qui l’ont suscité 17 . Ensuite, à l’habile et vivante fiction du dédoublement du poète et de son ethos satirique (son « esprit ») mise en scène dans la Satire IX, Boileau ajoute, dans le Discours, la distance « philologique » d’une critique plus sereine qui prend appui sur l’histoire du genre, en caractérisant avec soin l’art de Lucilius, d’Horace, de Perse puis de Juvénal, avant d’en venir à « notre seul Poëte Satirique », Mathurin Régnier. La « pointe » finale du propos est un brusque élargissement de la perspective, où Virgile est à son tour envisagé du point de vue de ses propres traits de satire, ce qui place d’un coup « tous les Poëtes de l’antiquité » sous le feu des « censeurs » contre lesquels Boileau se défend. Attaquer la satire, ce serait donc attaquer la poésie en général, semble-t-il dire en dernière analyse, et la mauvaise censure, conçue essentiellement pour « établir la sûreté des sots et des ridicules » risquerait d’envoyer tous les bons poètes en exil 18 . Ce jeu de distance, à la fois ironique (à l’aide de la fiction dans la Satire) et critique (au moyen de l’érudition dans le Discours) reflète parfaitement la tension caractéristique de toute l’œuvre de Boileau, où la verve et la raison marchent à pas égal, comme le vers s’accorde avec la prose 19 . 15 Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à notre étude sur « Les Frontières du classicisme », dans La périodisation du XVII e siècle, dir. Jean Rohou, Littératures classiques, 34 (1998, 3), pp. 217-236, et notamment pp. 230-234, « Frontières polémiques ». 16 Sur cet équilibre caractéristique de l’œuvre de Boileau, voir Roger Zuber, « Boileau, ou les émerveillements de la raison », dans Les émerveillements de la raison, op. cit., p. 225. 17 Satires [ sic ] du sieur D***, Paris, L. Billaine, D. Thierry, F. Leonard et Cl. Barbin, 1668 : « Le Libraire au Lecteur », voir éd. Ch.-H. Boudhors, t. 1, 1934, p. 156-157. 18 Discours sur la Satire, éd. F. Escal, pp. 60-61. 19 Sur cet aspect, voir R. Zuber, « Boileau ou les émerveillements de la raison », op. cit., p. 227, sur la « compénétration de l’esprit d’analyse et de l’esprit d’indignation » qui caractérise l’œuvre de Boileau à cette époque. OeC01_2012_I-142End.indd 78 OeC01_2012_I-142End.indd 78 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 79 Boileau affirme donc sa présence littéraire en 1668, avec l’édition originale collective du Discours au Roi et des Satires I à IX (avec le Discours sur la Satire) : c’est le corpus qui sera repris en 1674 dans le recueil des Œuvres diverses, complété par les Épîtres I à IV, l’Art poétique, les quatre premiers chants du Lutrin et la traduction du Traité du Sublime. Le caractère savant de sa réflexion s’affirme aussi à la même époque, avec la publication d’une Dissertation sur Joconde, jointe à une édition des Contes et Nouvelles de La Fontaine (Leyde, 1669) ; cette dissertation est anonyme, mais les éditeurs savants (Lachèvre, puis Boudhors) ont établi son attribution certaine à Boileau, en rapprochant notamment son élaboration du travail qu’il venait d’entreprendre sur le Traité de Sublime 20 . L’influence de son frère Gilles - qui avait fait ses preuves d’helléniste en traduisant le Tableau de Cébès et le Manuel d’Épictète 21 - a sans doute joué un rôle dans ce tropisme savant de Nicolas ; il conviendrait d’ajouter, comme cela a souvent été souligné par ses biographes, que la fréquentation de la toute récente « Académie » fondée par le premier président Lamoignon, à partir de 1667, a sans doute encouragé Boileau à approfondir cette culture philologique et critique 22 . Dans la Dissertation de 1669, le sérieux avec lequel Boileau traite son objet, qui est un conte enjoué, de tradition moderne (il est imité de l’Arioste), est la marque de cette approche philologique, qui s’efforce de rendre compte de l’art de La Fontaine, à la fois comme imitateur d’un modèle et comme poète, avec tous les outils de l’érudition humaniste 23 : évoquant la chaîne des imitations qui mène d’Homère à Virgile, et de Virgile au Tasse, où chaque poète forme un « original » sur « l’idée » que lui a fournie son modèle, Boileau en reconnaît la démarche dans la manière dont La 20 Voir dans l’édition Ch.-H. Boudhors, Dissertation sur la Joconde [ sic ] , Arrest burlesque, Traité du Sublime, Paris, Les Belles Lettres, 1942, p. 127-128, qui renvoie à l’étude de R. Bray, « La Dissertation sur Joconde est-elle de Boileau ? », R.H.L.F., 1931 : cf. Clarac, op. cit., p. 48-57. 21 Ses travaux remontent au milieu des années 1650 (1653 pour le Tableau, 1655 pour Épictète), mais Gilles Boileau publie encore, en 1668, les Vies des Philosophes de Diogène Laërce. 22 Voir A. Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, Paris, Del Duca, 1962, t. III, pp. 114-116 ; cf. Clarac, op. cit., p. 87-89 et Zuber, op. cit., p. 234-235 (avec une utile référence à un article de Jacques Le Brun sur les débuts de cette académie, R.H.L.F., 1961, p. 153-176). 23 Sur la « mise à distance philologique » comme processus de légitimation du discours littéraire à l’âge classique, nous nous permettons de renvoyer à notre étude sur « Le classicisme et le modèle philologique. La Fontaine, Racine et La Bruyère », dans L’Information littéraire, 1990, 3, pp. 20-24, notamment pp. 22-23, à propos de la Dissertation de Boileau. OeC01_2012_I-142End.indd 79 OeC01_2012_I-142End.indd 79 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 80 Emmanuel Bury Fontaine, à son tour, « s’est rendu maître de sa matière » 24 . Au demeurant, Boileau se plaît à critiquer explicitement les « extravagances » du modèle italien 25 pour mieux louer le poète français de sa « naïveté inimitable », qu’il compare au molle et au facetum qu’Horace louait chez Virgile 26 . Le commentaire précis de certains vers et de certains tours de La Fontaine, rapprochés de vers analogues de Virgile, se situe dans la lignée de la critique d’un Scaliger (lorsqu’il comparait longuement les tours d’Homère et ceux de Virgile), que la tradition savante française, depuis le commentaire des Amours de Ronsard par Marc-Antoine Muret, avait reprise à son compte 27 . La volonté d’affirmer une prééminence du poète français sur son modèle italien va pleinement dans le sens de la théorie de l’émulation, telle qu’elle avait été théorisée, une génération plus tôt, par Guez de Balzac, et que La Fontaine lui-même avait reprise explicitement, comme en témoignera encore l’Épître à Huet, quelques années plus tard 28 . Plus frappant encore, l’analyse précise de l’elocutio de M. de Bouillon, chez qui, comme le note Boileau « il n’y a pas un vers où il n’y ait quelque chose à reprendre et que Quintilien n’envoyât rebattre à l’enclume », s’apparente aux minuties des commentaires poétiques du temps qui, à la manière des praelectiones de collège, annotaient vers après vers le texte étudié. On songe ici notamment aux Remarques que Chevreau avait publiées sur les poésies de Malherbe au début de la décennie, et, plus récemment encore, aux Observations que Ménage avait faites sur le même auteur 29 . La référence explicite que Boileau fait à Quintilien va d’ailleurs dans ce sens, car le pédagogue romain demeurait, comme on le sait, l’inspirateur de toute la tradition rhétorico-poétique des collèges ; enfin, cette tradition s’articulait 24 Dissertation sur Joconde, éd. F. Escal, p. 310 ; sur l’idée d’imitation au cœur du dispositif classique, voir R. Zuber, « L’idée d’imitation » dans Les émerveillements de la raison, op. cit., p. 163-174. 25 Éd. cit., p. 311. 26 Ibid., cf. Horace, Satires, I, X , v. 44. 27 Jules-César Scaliger, Poetices Libri VII, livre V, « Le Critique » (Criticus), dont on peut lire la traduction française grâce aux soins de J. Chomarat (Genève, Droz, 1994) ; sur le commentaire de M.-A. Muret, voir J. Céard, postface à l’édition des Amours, et du commentaire de Muret (version de 1553) par C. de Buzon et P. Martin, Paris, Didier érudition, 1999. 28 On connaît la formule fameuse du poète dans cette Épître : « Mon imitation n’est point un esclavage/ Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois/ Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois » ; sur les rapprochements entre Balzac et Boileau, voir notre article « Balzac et Boileau », dans Fortunes de Guez de Balzac (dir. B. Beugnot), Littératures classiques, 33 (1998, 2), p. 79-91. 29 U. Chevreau, Remarques sur les œuvres poétiques de M. de Malherbe, Saumur, J. Lesnier, 1660 et Les Poésies de M. de Malherbe, avec les observations de M. Ménage, Paris, T. Jolly, 1666. OeC01_2012_I-142End.indd 80 OeC01_2012_I-142End.indd 80 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 81 d’autant plus aisément au discours critique du temps que le rôle de jésuites éminents dans la critique littéraire de cette époque, comme le P. Rapin (que Boileau fréquentait chez Lamoignon) ou le P. Bouhours, renforçait cette influence, puisque la base de leur enseignement littéraire (la Ratio studiorum) était, précisément, l’Institution oratoire 30 . De surcroît, il n’est pas indifférent de signaler, dans cette lignée de commentaires savants sur la poésie française, que les Remarques sur les œuvres poétiques de M. de Malherbe par Urbain Chevreau avaient paru à Saumur en 1660, chez l’éditeur Jean Lesnier (imprimeur habituel de l’Académie protestante de la ville) avec une préface de Tanneguy Le Fèvre, qui préparait alors son édition du Peri Hupsous de Longin : cela est un indice du fait que les interactions entre le discours savant hérité de la philologie « classique » (latine et grecque) et le discours plus « mondain » sur la littérature en langue française sont bien réelles durant cette période. Il semble donc naturel que Boileau, en passant de la critique d’humeur des Satires à une ars critica plus méthodique ait eu tendance à faire appel aux procédés de la philologie savante. La Dissertation sur Joconde est, après le Discours sur la satire, une seconde étape vers la constitution d’un discours critique « sérieux », qui accompagne, comme nous l’avons suggéré, l’affirmation de thèmes étroitement liés à la notion de classicisme, comme celui de l’imitation et la construction philologique de la notion de modèle 31 . C’est donc à la lumière de cette conversion progressive au discours savant qu’il convient peut-être de lire aussi l’évolution de Boileau entre 1668 et 1674. Cela n’ôte rien aux considérations biographiques que l’on a pu, par ailleurs, avancer, pour expliquer son « assagissement » progressif, et la « conversion » d’un poète qui quitterait la verve des Satires pour préférer la méditation des Épîtres 32 . En 1674, comme le souligne Collinet, l’Art poétique vient « à son heure » 33 : cela est sans doute d’autant plus vrai que cette heure avait été, en fait, préparée par Boileau lui-même, dont l’évolution vers un discours plus systématique - explicable aussi par l’influence des discus- 30 Voir, à ce sujet, notre étude sur « Quintilien et le discours critique classique : Vaugelas, Guez de Balzac, Bouhours », dans P. Galand, F. Hallyn †, C. Lévy et W. Verbaal, éds., Quintilien ancien et moderne, Louvain, Brepols, 2010, p. 413-431. 31 Notre réflexion sur le modèle est, une nouvelle fois, tributaire des analyses de R. Zuber, notamment dans Les émerveillements de la raison, chap. 8 : « Les modèles des classiques », op. cit., pp. 175-179. 32 Sur cette évolution, voir R. Zuber, « De la verve à l’admiration : note sur Boileau poète », op. cit., p. 239-250 ; cf. A. Adam, op. cit., pp. 113-116 (« L’adieu à la satire ») et P. Clarac, op. cit., chap. 4, « Des Satires aux Épîtres », pp. 87-100. J.-P. Collinet, dans la préface de son édition des Satires, Épîtres, Art poétique (Gallimard, « Poésie », 1985) dessine lui aussi une image de cette évolution, plaçant les premières épîtres et l’Art poétique sous le signe de la « maturité » (éd. citée, pp. 20-35). 33 Collinet, op. cit., p. 24. OeC01_2012_I-142End.indd 81 OeC01_2012_I-142End.indd 81 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 82 Emmanuel Bury sions de l’hôtel Lamoignon et les échanges avec le P. Rapin 34 - était aussi étroitement liée aux débats littéraires du temps auxquels Boileau avait été directement mêlé (défense des Satires, « gageure » de la défense de Joconde). Cela s’accompagnait d’une reconnaissance accrue du poète au sein de la bonne société : loin des fréquentations de cabaret de sa jeunesse, Boileau était désormais reçu dans l’entourage de Condé, il fréquentait La Rochefoucauld, Madame de Lafayette, Guilleragues 35 . En janvier 1674, il est présenté au roi lui-même, ce qui lui promet une pension de deux mille livres (qu’il touchera à partir de 1676) ; surtout, la disparition de Colbert, en février, lui permet d’obtenir un privilège pour imprimer ses œuvres (le 28 mars), ce à quoi s’était opposé le ministre deux ans plus tôt 36 . L’in-4° qui paraît en juillet 1674 est donc une somme : celle d’une œuvre déjà affirmée dans les recueils précédents (essentiellement celle du poète satirique), à laquelle s’ajoutent les inflexions d’une œuvre nouvelle, fortement orientée vers la réflexion poétique, avec l’Art poétique et surtout, figurant en toutes lettres sur la page de titre, « avec le Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours traduit du grec de Longin ». Le poéticien s’affirme donc avec force. Il n’en reste pas moins que le recueil, justement intitulé « œuvres diverses », ne propose pas que les poésies déjà connues, auxquelles seraient associées les nouvelles pièces théoriques. On y trouve aussi les premières épîtres et, surtout, les quatre premiers chants du Lutrin, dont Boileau revendique l’originalité poétique (au rebours de la tradition burlesque, il propose le mode « héroï-comique »). C’est dire que la diversité est de mise. Il est vrai que ce titre pouvait évoquer aussi une autre grande somme critique, parue trente ans plus tôt : celle des Œuvres diverses de Guez de Balzac 37 . Mais au-delà de cette éventuelle référence, on peut voir dans ce titre l’ambition affichée par le poète de dépasser l’image du satirique qui lui avait valu sa première renommée. Dépasser, c’est-à-dire, sans renoncer pour autant à cette partie de son œuvre, puisqu’elle figure toujours en bonne place dans le recueil, montrer la diversité de son inspiration et de son style : ce faisant, Boileau prend appui sur la valeur fort ancienne de la varietas, que l’on pouvait considérer comme l’essence de la parole poétique, au moins depuis Virgile 38 . C’est la raison 34 A. Adam insiste sur l’influence du climat et des idées du cercle de Lamoignon sur les conceptions développées par Boileau dans l’Art poétique, op. cit., pp. 134-138. 35 Une lettre souvent alléguée de Mme de Sévigné (15 décembre 1673) fait allusion à la lecture de la « poétique » de Despréaux devant une assemblée constituée de ces illustres personnages, chez Gourville. 36 Nous suivons ici la chronologie établie par F. Escal, éd. citée, p. XXXVI . 37 Sur ce rapprochement, voir notre article, déjà cité, sur « Balzac et Boileau ». 38 Sur l’archéologie de cet idéal, voir P. Galand-Hallyn et L. Deitz, « Le style au Quattrocento et au XVI e siècle », dans Poétiques de la Renaissance (dir. P. Galand- OeC01_2012_I-142End.indd 82 OeC01_2012_I-142End.indd 82 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 83 pour laquelle, dans un colloque récent, nous avions essayé de parcourir l’ensemble de son œuvre précisément pour en dégager l’extrême diversité, en privilégiant la vision d’un Boileau poète « polyphonique » 39 . Comme La Fontaine, Boileau défend un idéal de diversité : celle-ci est profondément humaniste, autant que mondaine, et cela explique en quoi la culture savante du cercle de Lamoignon pouvait goûter l’œuvre du satirique. De fait, en 1674, dans l’Avis au lecteur du Lutrin, Boileau décrit le genre de rapport que Lamoignon entretenait avec la culture antique - et la liberté qu’il y reconnaissait à la poésie : C'était un homme d'un savoir étonnant, et passionné admirateur de tous les bons livres de l'Antiquité ; et c'est ce qui lui fit plus aisément souffrir mes Ouvrages, où il crut entrevoir quelque goût des Anciens. Comme sa piété était sincère, elle était aussi fort gaie, et n'avait rien d'embarrassant. 40 On voit bien ici célébré l’accord entre une culture « classique » (c’est-à-dire antique), goûtée pour elle-même, et le christianisme sincère, et donc joyeux - car il ne s’agit pas du masque contraint de la fausse dévotion. Dans un tel cadre, les Satires n’ont justement été reçues que comme des affaires de pure « littérature » et non comme des « crimes d’Etat », selon une autre formule célèbre du poète 41 . Bien au contraire, le caractère salubre de l’entreprise satirique a plu au grave Président : Il me loüa même plusieurs fois d'avoir purgé, pour ainsi dire, ce genre de Poësie de la saleté, qui lui avait été alors comme affectée. Boileau excelle donc, aux yeux de Lamoignon, dans un genre imité des Anciens, en y réussissant encore mieux que les Anciens eux-mêmes. Le Lutrin, placé sous la protection du premier président, peut donc être vu à la fois comme le prolongement de la liberté des Satires et une tentative nouvelle de jeu avec les styles, qui exige une véritable virtuosité de la part du poète. Une telle littérature apparaît aussi comme le délassement des esprits d’ordinaire occupés par le negotium - à la façon des Scipion et des Lélius évoqués par Balzac, avant que Boileau ne les convoquât à son tour dans le Hallyn et F. Hallyn), Genève, Droz, 2001, pp. 532-565 : les auteurs mettent en valeur l’influence des théories du style héritées d’Hermogène (poikilia), de Denys d’Halicarnasse (style mixte illustrant la mésotès) et de Macrobe (temperamentum dont Virgile est le modèle selon les Saturnales) ; cf. le commentaire que Macrobe consacre à l’œuvre de Virgile dans les Saturnales (livre V et VI), où il fait de cette diversité de style l’essence même de la poétique virgilienne. 39 « Boileau. Poésie/ Esthétique », colloque tenu à la Bibliothèque Municipale de Versailles, mai 2003, actes parus depuis dans les Papers of French Seventeenth Century Literature, 2004, 1. 40 Éd. cit., p. 189. 41 Voir Satire IX, v. 302. OeC01_2012_I-142End.indd 83 OeC01_2012_I-142End.indd 83 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 84 Emmanuel Bury Discours sur la satire - et qui, durant l’otium (les « promenades » et les « lectures » auxquelles Lamoignon associe le poète 42 ), devient un jeu de l’esprit. Nous sommes bien là dans le contexte d’un rapport libre et aisé avec l’Antiquité, où l’imitation-émulation est la règle - sans complexe excessif à l’égard du modèle - et qui est caractéristique de l’attitude classique, comme nous l’avons déjà vu : c’est bien en effet de cette imitation « adulte », celle-là même que défendait Guez de Balzac dans son Apologie de 1627 et dans ses Œuvres diverses de 1644, qu’il est question ici, sans laquelle l’existence de ce que Boileau appelle le « Parnasse français » serait impossible. La Fontaine ne dira pas autrement dans l’Epître à Huet, justement contemporaine des Œuvres diverses de Boileau : le paradoxe d’un volume où paraissent conjointement L’Art poétique - où Boileau légifère - et le Traité du sublime - où le même Boileau, via Longin, semble cautionner l’infraction aux règles ne peut se comprendre qu’à la lumière de cette imitation adulte 43 . Or, si les Satires ont encore leur mot à dire dans ce contexte, c’est qu’elles étaient déjà exemplaires de cette pratique, où l’on voit Boileau, à l’école de Mathurin Régnier, puiser allégrement dans la tradition latine de Juvénal et d’Horace, tout en actualisant son propos en rapport étroit avec le monde réel du Paris des années 1650-1660. Il suffit par exemple de relire la Satire VI pour apprécier toute la virtuosité avec laquelle Boileau met en scène le lexique trivial des realia parisiens de son temps : les « Paveurs » et les « Couvreurs » envahissent l’alexandrin, avec tous leurs accessoires, « ardoises », « tuiles » et « poutre ». Dans ce contexte poétique, le « tas de bouë » rime avec la « rouë » (v. 39-48). Pourtant, dans la confusion nocturne, alors qu’un incendie éclate dans la « maison voisine », c’est l’évocation du sac de Troie qui resurgit naturellement sous la plume du poète (v. 107-110) : Car le feu, dont la flâme en ondes se déploye, Fait de notre quartier une seconde Troye, Où maint Grec affamé, maint avide Argien, Au travers des charbons va piller le Troyen. La mise en vers des mots simples conduit bien à la plus haute poésie. Cela explique le goût de la plasticité et des changements de registre dont Boileau fait constamment preuve, justifiant, comme l’a montré Jules Brody à propos de la manière de Boileau dans L’Art poétique, que le poète signifie sans doute plus en faisant qu’en voulant dire 44 . 42 Éd. citée, p. 190. 43 Sur cette question, voir M. Fumaroli, « Rhétorique d’école et rhétorique adulte : remarques sur la réception du Traité du sublime au XVI e et au XVII e siècles », R.H.L.F., 1986, pp. 33-51. 44 « Boileau et la critique poétique », dans Critique et création littéraire au XVII e siècle, dir. M. Fumaroli, Paris, CNRS, 1977, pp. 231-250 (repris dans Lectures classiques, OeC01_2012_I-142End.indd 84 OeC01_2012_I-142End.indd 84 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 85 Cela explique aussi qu’il ne lui est pas nécessaire de forcer sa voix, dans les grands genres, pour faire œuvre de poète. Comme l’exprimera sa traduction de Longin, la « petitesse énergique des paroles » peut parfois conduire à l’effet le plus puissant (le sublime) là où le style sublime (les grands mots) échoue. Ce délicat équilibre entre res et verba sera encore présent au cœur de la réflexion de Boileau au sujet du « stile des inscriptions », lorsqu’il condamnera notamment l’usage des épithètes superflus pour qualifier une grande action : Il suffit d’énoncer simplement les choses pour les faire admirer. Le passage du Rhin dit beaucoup plus, que le merveilleux passage du Rhin. L’Epithète de merveilleux en cet endroit, bien loin d’augmenter l’action, la diminuë et sent son déclamateur qui veut grossir de petites choses. 45 A la lumière de telles formules le classicisme de Boileau apparaît nettement comme un « atticisme », qui engage non seulement un rapport spécifique aux modèles anciens, mais aussi une conception précise de l’usage de la langue, et de ses capacités éloquentes, comprises dans un rapport d’équilibre entre res et verba. C’était déjà cette attention à la langue et à la justesse des énoncés qui caractérisait les analyses de la Dissertation sur Joconde, et elle guide autant le commentaire d’un autre poète que l’élaboration de l’œuvre personnelle de Boileau. Cette justesse préserve et ménage toute la force des choses sans la « diluer » dans un usage immodéré des grands mots, intempérance verbale qui fait trop pressentir l’effet et sentir l’artifice 46 : la précellence du style moyen 47 est le gage de cet atticisme, dont l’effet est d’autant plus puissant qu’il est discret, comme celui de l’idylle décrit au chant II de L’Art poétique (v. 7-10) : Son tour simple et naïf n’a rien de fastueux, Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux. Il faut que sa douceur flatte, chatoüille, éveille ; Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille. Charlottesville, Rookwood Press, 1996, pp. 149-168, où l’on peut lire aussi son étude sur « La métaphore ‘érotique’ dans la critique de Boileau », pp. 137-148) ; cf. A. Génetiot, dans le colloque cité, supra, « Boileau poète dans l’Art poétique ». 45 Discours sur le stile des inscriptions, éd. cit., p. 611. 46 Pour une description nuancée de la notion d’atticisme au XVII e siècle, voir l’étude très éclairante de Roger Zuber, « Atticisme et classicisme », dans Les émerveillements de la raison…, op. cit., pp. 139-149 (1 ère publication dans Critique et création littéraire en France au XVII e siècle, 1977). 47 C’est le titre du chapitre que Bernard Beugnot consacre aux années 1625-1650 dans l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (dir. M. Fumaroli, Paris, PUF, 1999), pp. 539-599 : ces années sont précisément celles où se définit le concept d’ « atticisme » dont Boileau est ici l’héritier direct. OeC01_2012_I-142End.indd 85 OeC01_2012_I-142End.indd 85 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 86 Emmanuel Bury Boileau formule ainsi, pour la parole poétique, les mêmes exigences que celles que la tradition rhétorique, à l’école de Cicéron et de Longin, avait peu à peu formulé pour la parole oratoire, depuis la Renaissance italienne jusqu’à « l’âge de l’éloquence ». Ce n’est pas réduire son apport que de constater à quel point L’Art poétique est cicéronien, presque autant qu’il est horatien. De fait, Horace lui-même n’avait-il pas introduit des attendus propres à la rhétorique dans le champ spécifique de la poétique, telle que l’avait léguée Aristote 48 ? De surcroît, le style moyen est, à bien des égards, un héritage de la rhétorique très tôt intégré à l’idéal de la varietas considérée comme l’accomplissement du style poétique, comme nous l’avons vu. L’atticisme de Boileau est « classique » tant par ses caractères intrinsèques 49 que par son inscription dans une tradition rhétorique et poétique directement issue des Anciens, via la synthèse humaniste. Les Œuvres diverses sont donc à comprendre comme l’illustration de ce « classicisme » autant que comme sa description théorique, via l’« art » et le « sublime ». Cela s’explique d’autant mieux que l’esthétique fondée sur le sublime ne peut s’éclairer à l’aide des seules règles et on sait à quel point Longin privilégie l’exemple aux dépens du précepte. Boileau, à son école, préfère donc montrer ce qu’est effectivement la poésie en offrant un panorama des tons dont il est capable. Même l’épique est présent, fût-ce sous la forme parodique du Lutrin, et la variété des tons est la règle, tant dans les Satires et les Épîtres que dans l’Art poétique. Si les Œuvres diverses constituent un « manifeste du classicisme », c’est donc sans doute autant par les notions qu’elles mettent en avant que par les réussites de l’expression poétique qu’elles donnent à lire. Le savant et le poète ne sont pas dissociables : c’est en cela que Boileau critique demeure toujours Boileau poète. 48 Sur cette inflexion horatienne de la poétique, qui explique sa réception en termes rhétoriques dès le début de la Renaissance, voir Michel Magnien, trad. de la Poétique d’Aristote, Paris, Livre de Poche, 1990, « Introduction », pp. 50-53. 49 Sur le classicisme « idéal » comme norme intemporelle, voir Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen âge latin, Paris, « Agora », 1986 (1 ère tr. fr., PUF, 1956), « Le classicisme », pp. 389-425 et surtout « classicisme et maniérisme », pp. 427-429 ; cf. Jules Brody, « Platonisme et classicisme », dans Lectures classiques, op. cit., pp. 1-16 (1 ère publication : 1961) ; sur Boileau comme norme du classicisme, notamment du point de vue de l’idéal de style, voir Mariane Bury, La Nostalgie du simple. Essai sur les représentations de la simplicité dans le discours critique du XIX e siècle, Paris, Champion, 2004, pp. 25-32. OeC01_2012_I-142End.indd 86 OeC01_2012_I-142End.indd 86 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21