Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2012
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Des Lutrins canadiens aus Satires de bibaud: La réécriture de Boileau au Québec et le problème de l'assimilation culturelle
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Dorothea Scholl
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud : La réécriture de Boileau au Québec et le problème de l’assimilation culturelle Dorothea Scholl Université de Kiel Réécriture et assimilation culturelle Dans un discours paru en 1876 et intitulé Essai sur le mauvais goût dans la littérature canadienne Joseph-Octave Fontaine plaint « l’esprit d’imitation » dans la littérature franco-canadienne : Une chose à déplorer c’est notre esprit d’imitation : il semble qu’un canadien-français ne puisse imaginer rien de passable, et qu’il lui faille absolument tout emprunter aux étrangers. On copie sans cesse, et souvent même, par une imitation multiple, on trouve moyen de singer dans une même page dix auteurs à la fois. On s’en approprie surtout merveilleusement les défauts, sans jamais s’élever jusqu’à ces qualités, jusqu’à ce je ne sais quoi qui est le propre du génie. 1 La réécriture d’œuvres modèles est un phénomène répandu dans le champ littéraire du Québec. Très souvent, cette réécriture devient une assimilation culturelle dans la mesure où elle transpose l’œuvre imitée dans le contexte culturel du Québec. Cette pratique assimilatoire est en vogue surtout chez les auteurs modernes à partir de la Révolution tranquille. Ces auteurs - p. ex. Robert Gurik, avec Hamlet, Prince du Québec ou Jean-Claude Germain, avec Don Quickshot homme à la manque - réécrivent et parodient les modèles classiques en vue de la construction d’une identité québécoise, ce qui peut entraîner effectivement une décomplexification ou une banalisation du modèle imité. 2 En ce qui concerne les auteurs des époques précédentes, ce phénomène d’assimilation attend encore une recherche approfondie. La réécriture de Boileau est un cas particulièrement intéressant. Avant la Révolution tran- 1 Joseph-Octave Fontaine, Essai sur le mauvais goût dans la littérature canadienne, Québec, Presses du « Canadien », 1876, p. 7. 2 Cf. Annie Brisset, Sociocritique de la traduction. Théâtre et altérité au Québec (1968-1988), Longueil, Québec, Les Éditions du Préambule, 1990. OeC01_2012_I-142End.indd 105 OeC01_2012_I-142End.indd 105 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 106 Dorothea Scholl quille - qui sonne le glas de Boileau incarnant un classicisme qu’on voudrait dépasser - c’est justement Boileau qui devient très tôt et pour longtemps un modèle privilégié. Regardons d’abord quelques imitations du Lutrin au Canada à partir de l’époque de la Nouvelle-France. Les Lutrins canadiens et la satire religieuse et sociale Le 26 décembre 1727 meurt dans l’Hôpital Général à Québec Saint-Vallier, l’évêque qui avait empêché la représentation du Tartuffe de Molière et qui avait espéré de réaliser en Nouvelle-France un christianisme plus pur que le christianisme pratiqué dans la mère patrie. La mort de Saint-Vallier révèle que le troupeau des fidèles dans le diocèse de l’évêque compte bien de moutons noirs. L’intendant Dupuy, chargé de remplir les derniers vœux de l’évêque, et les religieuses de l’Hôpital Général désirent que Saint-Vallier soit enterré à l’Hôpital Général où il avait vécu, tandis que les prêtres de la cathédrale de Québec réclament le corps du défunt pour que les funérailles se fassent en grande pompe à la cathédrale. Lorsque le bruit court que les prêtres ont l’intention de s’emparer du corps pour le transporter à la cathédrale, on réagit vite à l’Hôpital Général : Saint- Vallier est inhumé clandestinement le 2 janvier dans l’église de l’Hôpital en présence des religieuses et des pauvres de l’Hôpital. Au bruit de cet événement, on crie au feu et sonne le tocsin. La mère Geneviève Duchesnay, supérieure de l’Hôpital, est suspendue de sa charge et l’intendant Dupuy sera renvoyé en France sur ordre du Roi. 3 Cet événement mémorable conduit l’abbé Étienne Marchand (1707- 1774) à écrire un poème inspiré du Lutrin de Boileau : Les Troubles de l’Église du Canada en 1728, poëme héroi-comique composé à l’occasion des funérailles de Mgr Saint-Vallier. 4 Ce poème, publié seulement en 1897, traite d’une manière burlesque la dispute scandaleuse autour de la dépouille mortelle de l’évêque de Québec. Les protagonistes de la querelle se jalousent l’honneur du service des obsèques. Ils sont représentés en proie à la Discorde. Celle-ci 3 Cf. Pierre-Georges Roy, « Les funérailles de M gr Saint-Vallier », dans La ville de Québec sous le régime français, vol. II, Québec, R. Paradis, 1930, pp. 111-112. Voir aussi Abbé A. Gosselin, M gr de Saint-Vallier et son temps, Évreux, Imprimerie de l’Eure, 1898, pp. 133-136. 4 Les Troubles de l’Église du Canada en 1728, poëme héroi-comique composé à l’occasion des funérailles de Mgr de Saint-Vallier, par l’abbé Étienne Marchand, publié par Pierre-Georges Roy, Levis, Bulletin des recherches historiques, 1897. Signalons aussi le poème de quatre pages du prêtre Nicolas Joseph Chasle écrit à l’occasion des funérailles de Saint-Vallier. Ce poème resté à l’état manuscrit est consultable sur le site http : / / www2.ville.montreal.qc.ca/ archives/ acteurs/ nicolas-josephchasle/ religion/ piece2/ index.shtm. OeC01_2012_I-142End.indd 106 OeC01_2012_I-142End.indd 106 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 107 est personnifiée comme un monstre infernal qui parle la voix de la tentation et sème partout le désordre : Cependant la discorde aux yeux creux, au teint blême, Au souffle envenimé, déplaisant à soi-même, Sortant de chez Noian lasse d’un long séjour, Fut trouver l’archidiacre avant le point du jour Et pour mieux déguiser sa difforme nature D’un conseiller d’état elle prend la figure […] […] Tandis que poursuivant sa course dans les airs Elle va captiver l’église dans ses fers. Elle arrive et bientôt va frapper à l’oreille Du chanoine endormi qu’en sursaut elle éveille : Quoi tu dors, paresseux, lui dit-elle, tu dors, Tranquille à tant d’affronts qui sont autant de morts, Tu souffres que Boulard, de récente mémoire, De tout l’enterrement te ravisse la gloire. 5 L’auteur reprend en partie littéralement la description de la Discorde du Lutrin de Boileau chez qui cette déesse infernale est décrite en couleurs non moins intenses : La Discorde, à l’aspect d’un calme qui l’offense, Fait siffler ses serpents, s’excite à la vengeance : Sa bouche se remplit d’un poison odieux, Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux. Quoi ! dit-elle d’un ton qui fait trembler les vitres, J’aurais pu jusqu’ici brouiller tous les chapitres, Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ! J’aurai fait soutenir un siége aux Augustins ! Et cette église seule, à mes ordres rebelle, Nourrira dans son sein une paix éternelle ? Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels, Qui voudra désormais encenser mes autels ? À ces mots, d’un bonnet couvrant sa tête énorme, Elle prend d’un vieux chantre et la taille et la forme, Elle peint de bourgeons son visage guerrier, Et s’en va de ce pas trouver le trésorier. […] La déesse en entrant, qui voit la nappe mise, Adore un si bel ordre, et reconnoît l’Église, Et, marchant à grands pas vers le lieu du repos, Au prélat sommeillant elle adresse ces mots : 5 Marchand, op. cit., pp. 10-11. OeC01_2012_I-142End.indd 107 OeC01_2012_I-142End.indd 107 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 108 Dorothea Scholl Tu dors, prélat tu dors, et là-haut, à ta place, Le chantre aux yeux du chœur étale son audace, Chante les OREMUS, fait des processions, Et répand à grands flots les bénédictions ! Tu dors ! attends-tu donc que, sans bulle et sans titre, Il te ravisse encore le rochet et la mitre ? 6 À la différence de Marchand, Boileau se montre plus conscient de l’exigence de la vraisemblance en faisant apparaître la Discorde dans le songe du prélat. En même temps il représente la Discorde comme une figure ridicule et grotesque, elle-même soumise aux ambitions et aux vanités des hommes. Tandis que dans le Lutrin de Boileau, l’institution vénérable de l’Église n’est pas épargnée par la satire et que la distance ironique de l’auteur et le ridicule éclatent presque à chaque vers, chez Marchand, l’affaire est plus sérieuse. Dans son poème, tout était dans l’ordre du vivant de Saint-Vallier, 7 et « les Troubles de l’Église du Canada » se sont déchaînées seulement à la suite de la mort de l’évêque. Mais la forme créée par Boileau ainsi que les figures emblématiques de la Discorde et aussi de la Renommée lui permettent d’analyser l’insurrection de nains déclenchée par la mort de l’évêque d’une manière plus détachée. Le Lutrin de Boileau se prête merveilleusement comme modèle de la représentation de disputes absurdes et de leurs conséquences. Dans Un Lutrin canadien de Joseph-Jérôme Grignon, la bagarre entre un curé et un vieux chantre auquel le curé avait défendu de chanter et qui « s’opiniâtra à chanter au solo de la grand’messe », 8 provoque un grand tumulte. Ici, c’est « la déesse Envie » qui apparaît sous la forme d’une femme nue dans le songe du curé ambitieux et le réprimande fortement : - Tu voudrais être évêque, et tu dors, Lafortune ! Et qui donc tente ici le sort de la fortune ? Est-ce l’ordre reçu du chef episcopal, Quand, pour venir ici, tu quittas Montréal ? N’était-ce que jactance et frivole faconde, Quand tu disais : Je veux civiliser le monde ? Ces gestes là, sont-ils l’œuvre d’un fainéant, Qui sait, pour tout travail, bailler dans le néant ? Rien n’est fait tant qu’il reste encore un point à faire. Ce proverbe, à tes yeux, est-il plein de mystère ? 9 6 Nicolas Boileau, Œuvres, éd. de Georges Mongrédien, Paris, Garnier, 1961, pp. 194-195. 7 « Parmi les embarras et les troubles du monde/ Québec voyait l’église en une paix profonde./ Saint-Vallier veillait toujours sur son troupeau/ Par son exemple était sa règle et son flambeau. » Marchand, op. cit., p. 9. 8 Joseph-Jérôme Grignon, Un Lutrin canadien, Québec, sans date [1898 ? ], p. 5. 9 Ibid., p. 10. OeC01_2012_I-142End.indd 108 OeC01_2012_I-142End.indd 108 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 109 Cette scène correspond à une scène analogue où « la déesse Chicane,/ Succédant à l’Envie » 10 s’adresse au vieux chantre endormi : Que fais-tu dans ton lit ? à l’espèce couarde Tes déboires vont-ils te faire appartenir ? Est-ce ainsi qu’au péril, la tête il faut tenir ! Ne peux-tu, parce que lâchement il te somme, Contre ce vieux garçon, savoir te montrer Homme ! 11 Dans ce poème fort divertissant, l’auteur attaque au moyen de la satire l’hypocrisie de la société entière y compris celle des protagonistes qui font de l’église un champ de bataille. Une autre adaptation du Lutrin est La Tauride d’Arthur Cassegrain et de Paschal-Amable Dionne, paru en 1864 dans la Revue Canadienne à Montréal. 12 Ce petit « poëme comique » est basé également sur un fait divers survenu dans une paroisse. Il met en scène deux adversaires de la paroisse de Saint-Roch-des-Aulnaies qui se disputent jusqu’au tribunal au sujet de deux taures égarées. Toute la paroisse est engagée dans la querelle qui prend des dimensions de plus en plus burlesques. Même si les auteurs se réclament de Boileau, 13 ce texte ne comporte pas une intertextualité qui pourrait être qualifiée de réécriture. La référence à Boileau et à d’autres satiriques comme Rabelais et Gresset permet aux auteurs de mettre en valeur la dimension burlesque du fait survenu. Deux années plus tard, Cassegrain nous apprend dans la préface de La Grand-Tronciade (1866) d’avoir pris encore une fois le Lutrin de Boileau comme modèle de son « poème badin ». 14 Ce sont surtout les figures de la Discorde et de la Renommée qu’il adapte. 15 La Renommée est invoquée comme une déesse qui répand aussi la réputation du poète. La Discorde apparaît comme un monstre hideux qui brise l’harmonie entre les voyageurs dans le train à vapeur du « Grand Trunk Ferry ». Ce train rempli d’une société douteuse est représenté d’une manière ironique comme symbole du progrès, de l’union et de la fierté des Canadiens des temps modernes. 16 10 Ibid., p. 18. 11 Ibid. 12 Paschal-Amable Dionne et Arthur Cassegrain, La Tauride, poème comique, dans Revue Canadienne, t. 1, Montréal, E. Senécal, 1864, pp. 207-303. Le poème a été reproduit aussi dans Yolande Grisé et Jeanne d’Arc Lortie (éds.), Les Textes poétiques du Canada français, vol. 10 : 1863-1864, Québec, Fides, 1997, pp. 501-506. Nous utilisons l’édition de la Revue Canadienne. 13 Dionne et Cassegrain, éd. cit., p. 208 (référence à Despréaux et au Lutrin). 14 Arthur Cassegrain, La Grand-Trociade ou itinéraire de Québec à la Rivière-du-Loup, poème badin, Ottawa, G.H. Desbarats Imprimeur-Éditeur, 1866, p. iv. 15 Ibid., p. ex. pp. 2-3 et pp. 33-34. 16 Ibid., surtout pp. 33-35, cf. aussi pp. 3-7. OeC01_2012_I-142End.indd 109 OeC01_2012_I-142End.indd 109 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 110 Dorothea Scholl Dans ce poème, il n’y a que quelques passages qui peuvent être considérés comme une réécriture du Lutrin. Là encore, la référence au Lutrin permet à l’auteur d’analyser des comportements et de s’inscrire dans la tradition héroï-comique pour révéler l’envers burlesque d’un fait contemporain. Signalons encore L’entreprise manquée ou le siège du Fort Stanwix levé, poème héroi-comique de Jean-Baptiste-Melchior Hertel de Rouville qui est également inspiré du Lutrin de Boileau. 17 Pour tous ces auteurs, la référence au Lutrin de Boileau leur permet d’une part de s’inscrire dans la tradition de l’épopée burlesque en même temps qu’ils se détachent du modèle en l’adaptant à leur contexte politique et culturel particulier. Dans toutes ces adaptations plus ou moins inspirées du Lutrin de Boileau, l’œuvre modèle, transposée et traduite dans le contexte culturel canadien, devient un moyen de comprendre et de juger avec bon sens les idées et les comportements mesquins des personnes engagées dans des conflits régionaux. Le Lutrin de Boileau devient alors comme une sorte d’instance qui révèle le ridicule pour sauver du ridicule. L’image d’un Boileau satirique et souriant change complètement quand on examine la réception de l’Art poétique au Québec. L’Art poétique et les institutions pédagogiques L’Art poétique de Boileau jouit d’un grand prestige au Québec au moins jusqu’à la fin du XIX e siècle. En tant que « législateur du Parnasse », Boileau est considéré comme une autorité incontestable et indestructible. En témoigne la reproduction sans nom d’auteur intitulée L’Art poëtique à l’usage du Petit Séminaire du Québec. 18 En témoignent aussi les citations dans les périodiques de l’époque et la présence matérielle de son œuvre dans les bibliothèques privées comme dans les institutions religieuses et pédagogiques. 19 Les critiques et même les lecteurs des gazettes ont appris les « leçons » de Boileau et citent des vers de l’Art Poétique pour réglementer leurs 17 Jean-Baptiste-Melchior Hertel de Rouville, L’entreprise manquée ou le siège du Fort Stanwix levé, poème héroi-comique, dans Yolande Grisé et Jeanne d’Arc Lortie (éds.), Les Textes poétiques du Canada français, vol. 1 : 1606-1806, Québec, Fides, 1987, pp. 231-236. Voir le commentaire de Maurice Lemire dans La vie littéraire au Québec, tome II : 1806-1839 : le projet national des Canadiens, sous la direction de Maurice Lemire avec la collaboration d’Aurélien Boivin et al., Québec, Les Presses de l’Université de Laval, 1992, p. 150. 18 On peut consulter ce document sous forme numérique : http : / / www.archive.org/ details/ cihm_50612. 19 Voir Daniel M. Hayne, « Boileau au Québec », dans Roger Lathuillère (éd.), Langue, littérature du XVII e et du XVIII e siècle : Mélanges offerts à M. le Professeur Frédéric Deloffre, Paris, SEDES, 1990, pp. 647-654. OeC01_2012_I-142End.indd 110 OeC01_2012_I-142End.indd 110 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 111 contemporains. 20 Hostiles à toute spontanéité, hostiles à toute innovation, ces critiques « s’en tiennent généralement à leur conception du classicisme français, qu’ils réduisent pratiquement à une question de métrique et de prosodie. […] La référence à Boileau est constante, même à l’heure romantique » fait observer Maurice Lemire. 21 La meilleure méthode pour inculquer aux élèves les « leçons » de Boileau consistait à leur faire apprendre par cœur son Art poétique. Boileau devint même un instrument de punition ! En témoigne Jules-Paul Tardivel : De mon temps, on punissait l’écolier amoureux en lui faisant lire du Boileau. 22 Cependant, ces mesures disciplinaires ne semblent pas avoir contribué à l’essor tant souhaité de la poésie franco-canadienne. « O grand Boileau, sur moi, du haut de l’Hélicon/ Répands une lueur de ton génie austère… » implore un poète inconnu à la recherche d’inspiration. 23 Clément Moisan, ayant examiné les travaux des élèves conservés dans les Archives du Séminaire de Québec, fait observer que dans les classes, même si l’on exigeait de réciter par cœur des passages de l’Art poétique, les collégiens n’ont pas écrits des compositions en vers français. 24 La poésie personnelle, comprise comme une expression dangereuse de la subjectivité, ne fut pas admise : Écrire un poème au collège était un acte strictement clandestin et privé, l’expression pour soi de sa vie intime, trop intime parfois. Sous cette forme, connue des maîtres, la poésie ne convenait pas au plan de formation classique. 25 Ajoutons qu’encore au XX e siècle, Gaston Miron raconte que lorsqu’un prêtre l’a surpris en plein flagrant délit de poésie, ce prêtre lui apporta un traité de versification. 26 Toutefois, dans ce cas, le prêtre reconnut le talent de son élève et, au lieu de le punir, l’encouragea par son geste de poursuivre sa vocation de poète. Certains poèmes de Miron sont une réécriture de poèmes 20 Lemire, op. cit., pp. 457-458. 21 Ibid., p. 458. 22 Jules-Paul Tardivel, dans L’Opinion publique du 29 mars 1877, cit. dans Guy Champagne (éd.), L’Œuvre poétique d’Eudore Évanturel, édition critique, Québec, Presses de l’Université de Laval, 1988, p. 263, note 2. 23 Anonyme, Journal de St.-Hyacinthe (31 mars 1864), dans Yolande Grisé et Jeanne d’Arc Lortie (éds.), Les Textes poétiques du Canada français, vol. 10 : 1863-1864, Québec, Fides, 1997, p. 438. 24 Cf. Clément Moisan, « L’Art poëtique à l’usage du petit Séminaire de Québec », dans Études littéraires, vol. 22, n° 3 (Hiver 1989-1990), pp. 77-85, ici p. 82-83. 25 Ibid., p. 83. 26 Témoignage oral de Gaston Miron dans le film Gaston Miron, les outils du poète par André Gladu et François Bouvier (Canada 1994). OeC01_2012_I-142End.indd 111 OeC01_2012_I-142End.indd 111 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 112 Dorothea Scholl anciens et modernes. Aux yeux de Miron, qui appréciait la formation reçue par les prêtres, 27 l’imitation n’est pas une pratique condamnable, mais elle ouvre l’accès à la conscience individuelle et la création personnelle. Elle permet de se traduire en traduisant l’Autre. L’assimilation à l’Autre aide à rejoindre et à créer sa propre identité. 28 Pour cet auteur, qui demande « pardon aux poètes […] pillés », 29 le phénomène de l’assimilation, avant d’être une assimilation culturelle, est d’abord une assimilation personnelle, une appropriation, une intériorisation et une traduction de la voix de l’Autre qui se confond dès lors avec la voix du poète. Examinons en dernière analyse sous cet aspect le rapport entre Michel Bibaud et son grand modèle Boileau. Le retour à la satire : Michel Bibaud Michel Bibaud fut un des écrivains les plus marquants du XIX e siècle au Québec. Son œuvre comporte des écrits historiographiques, journalistiques, scientifiques et littéraires. Avec l’Histoire du Canada sous la domination française (1834) et l’Histoire du Canada sous la domination anglaise (1844 et 1878 posthume), Bibaud est le premier écrivain franco-canadien qui entreprend une étude chronologique systématique de l’histoire du Canada. Ses Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et Autres pièces de vers (1830) constituent le premier recueil de poésie publié par un auteur francophone au Canada. Les nombreux journaux qu’il a fondés et dirigés - entre autres L’Aurore, L’Observateur, le Magasin du Bas-Canada, L’Encyclopédie canadienne et La Bibliothèque canadienne - sont une source importante pour la vie intellectuelle, scientifique et littéraire du XIX e siècle au Québec. Malgré son œuvre considérable et pionnière, Bibaud a mauvaise presse. Dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne, on peut s’en faire une idée : […] sa poésie, moralisatrice, sévère, aigre et pessimiste, manquait d’originalité, de spontanéité et de chaleur. Disciple d’Horace et de Boileau qu’il pastichait, il fut considéré comme un classique de troisième zone qui […] composait ses poèmes « comme un bûcheron qui construit sa chaumière ». […] Son style âpre, rude et sec, le ton moralisateur de ses écrits, 27 Ibid. 28 Gaston Miron, L’Homme rapaillé, Paris, Maspéro, 1981, p. ex. p. 157 et 190. 29 « Je demande pardon aux poètes que j’ai pillés/ poètes de tous pays, de toutes les époques/ je n’avais pas d’autres mots, d’autres écritures/ que les vôtres, mais d’une façon, frères,/ c’est un bien grand hommage à vous/ car aujourd’hui, ici, entre nous, il y a/ d’un homme à l’autre des mots qui sont/ le propre fil conducteur de l’homme,/ merci. » Ibid., p. 157. OeC01_2012_I-142End.indd 112 OeC01_2012_I-142End.indd 112 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 113 de même que la présentation monotone et négligée des informations contenues dans ses graves périodiques, ont sans doute rebuté les lecteurs et expliquent le peu de succès remporté par ses journaux. […] 30 Cet article synthétise les jugements sur Bibaud qu’on rencontre à chaque fois qu’il est question de cet auteur. Une exception qui confirme la règle est la présentation de Bernard Pozier pour la nouvelle édition de l’œuvre poétique de Bibaud. 31 Pozier cherche à présenter Bibaud comme un porte-drapeau précurseur de la nouvelle poésie québécoise, ce qui ne va pas sans problème. En témoigne la réaction d’André Brochu. Il reproche à Pozier de passer sous silence Boileau comme « inspirateur en chef » de Bibaud et de chercher « surtout des échos de Bibaud dans une postérité qui va jusqu’à l’Hexagone et aux récents poètes chantres de l’Amérique, voire aux formalistes […] ». 32 La nouvelle édition n’arrive donc pas à faire oublier le reproche si souvent répété à Bibaud, d’être un pauvre imitateur sans génie. Déjà de son vivant, Bibaud se voit confronté à l’accusation d’être un plagiaire. Il se défend dans ses Épîtres : Mais faut-il, entre nous, appeler plagiaire L’auteur parlant, parfois, de la même manière Qu’un auteur plus ancien, traitant le même propos ? Des plumes ce serait ordonner le repos ; Et, si pour quelques uns l’ordre était salutaire, Il n’en serait pas moins à la raison contraire. Est-ce plagiat, si, rarement, ingénu, J’imite ou reproduis un écrivain connu ? 33 Avec ses Épîtres, satires, chansons, épigrammes et autres pièces en vers (1830), Bibaud pratique une réécriture de l’œuvre de Boileau qui a été qualifiée aussi par la critique moderne de plagiaire. Comme il nous importe davantage de chercher la différence de Bibaud dans la réécriture de son modèle nous n’allons pas reprendre ici le travail de la vérification des emprunts qui sont en effet nombreux. André Brochu discute plusieurs exemples « de plagiat » et soutient que l’imitation conduise à l’identification - à une différence près : 30 Céline Cyr, article « Michel Bibaud » du Dictionnaire biographique du Canada en ligne, Toronto-Laval, 2000 : http : / / www.biographi.ca/ 009004-119.01-f.php ? id_ nbr=3785. 31 Michel Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et Autres pièces de vers. Présentation de Bernard Pozier, Montréal, Les Herbes rouges, 2003. 32 André Brochu, « Un classique, un terroiriste et deux sacrés lurons », dans Voix et images, vol. 29, n° 3 (87), 2004, pp. 161-165, ici p. 163. 33 Michel Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et Autres pièces de Vers. Montréal, imprimées par Ludger Duvernay, à l’Imprimerie de la Minerve, 1830, p. 64. OeC01_2012_I-142End.indd 113 OeC01_2012_I-142End.indd 113 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 114 Dorothea Scholl Boileau aussi entend corriger les vices […], mais il le fait avec esprit. 34 Imiter Boileau pour corriger les vices de la société semble anachronique à une époque où l’étoile de Boileau commence à s’éclipser. Même si on a souvent affirmé qu’au XIX e siècle, les relations entre la France et le Québec avant l’arrivée de la Capricieuse (1855) étaient presque inexistantes, il faut considérer le fait que ce qui vaut pour le commerce ne vaut pas pour les idées, et qu’il y a toujours eu des personnes et des idées qui ont voyagé. En 1791, Châteaubriand voyage en Amérique française. Ses expériences et lectures inspirent un grand nombre de ses textes, Atala (1801), René (1805), Les Natchez (1815-1826), sans parler de ses récits de voyages, lettres et mémoires. En 1831, François-Xavier Garneau se rend à Paris et revient « imprégné d’idéal romantique ». 35 Son œuvre historiographique et poétique reflète ces nouvelles tendances qui se répandent aussi à travers les articles que Bibaud fait publier dans ses périodiques. Bibaud lui-même donne dans la veine romantique dans ses interventions éditoriales au récit de Voyage de Gabriel Franchère (1820). Même si ces interventions montrent également que Bibaud tente de présenter au public un ouvrage « surtout instructif […] de facture classique » 36 dans la mesure où la réécriture consiste dans un travail conscient sur le style du texte de Franchère, elles révèlent néanmoins une coloration romantique de la prose de Bibaud. 37 Le romantisme gagne du terrain au Canada à l’époque de Bibaud. Dans la préface au « premier roman québécois écrit en 1837 » on peut lire : 34 Ibid., p. 162. 35 Yolande Grisé, « Poétique de La Capricieuse », dans Yvon Lamonde et Didier Poton (dir.), La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, Les Presses de l’Université de Laval, 2006, pp. 260-284, ici p. 260. 36 Brigitte Malenfant, « La fortune éditoriale d’un récit d’exploration : Relation d’un voyage à la côte du Nord-Ouest de Gabriel Franchère », dans Cahiers franco-canadiens de l’Ouest 8,1 (1996), pp. 29-47, ici p. 33. 37 La dimension romantique de la prose de Bibaud est mise en valeur aussi par Louis Wilfrid Sicotte qui cite un long passage d’une belle description en prose des bords de la Saskatchiwine. Cette description fait apparaître un auteur romantique, mélancolique et sensible à la dureté de la vie des cultivateurs labourant des terres qui ne leur appartiennent pas. Cf. Louis Wilfrid Sicotte, Michel Bibaud, Montréal, 1903, pp. 5-7. Sicotte attribue le récit entier du Voyage de Gabriel Franchère à Bibaud : « Ce volume d’une grande rareté a été traduit en anglais et en 1854 une seconde édition a été offerte au public américain par M. Gabriel Franchère luimême qui, devenu sujet américain, semble oublier complètement que Bibaud est l’auteur de cette narration, car son éditeur et traducteur, J.V. Huntington, en vante les qualités, sans paraître se douter, que les plumes dont il pare son auteur, étaient celles d’un autre. » Ibid., p. 8. OeC01_2012_I-142End.indd 114 OeC01_2012_I-142End.indd 114 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 115 Le siècle des unités est passé ; la France a proclamé Shakespeare le premier tragique de l’univers et commence à voir qu’il est ridicule de faire parler un valet dans le même style qu’un prince. 38 Dans le domaine de la poésie, le poète Joseph Quesnel s’ouvre également aux tendances romantiques et découvre la nature canadienne comme source d’inspiration. Mais Bibaud, lui, tout en se montrant conscient du fait que « Le sol du Canada, sa végétation/ Présentent un vaste champ à la description », 39 déclare qu’il ne serait pas un « autre Quesnel ». 40 Bibaud préfère être un autre Boileau. « Mais surtout, chez le maître français et le disciple canadien, la volonté de fermer les yeux sur la nature qui les entoure » constate Séraphin Marion qui caractérise Bibaud comme un poète monté « sur la croupe d’un Pégase valétudinaire ». 41 Il faudrait apporter des nuances en ce qui concerne la représentation de la nature dans l’œuvre poétique de Bibaud. Certes, Bibaud n’est pas un auteur qui crée un « mythe du terroir » comme Crémazie. Dans le poème « L’hiver au Canada » par exemple, écrit à l’occasion de la fête du nouvel an 1826, il nous offre une description de l’hiver et se plaint de ne pas pouvoir offrir une image riante de la nature comme les poètes de « pays fortunés » : […] Mais aux plages canadiennes, Le temps, le jour des étrennes, De l’aubaine, du cadeau, Arrive, quand la nature Triste, morne, sans parure, Sans grâce et sans appas, N’offre plus, sous la froidure, Que des glaces, que des frimats, De la neige et du verglas, Et, souvent sur notre tête, Sans respect pour cette fête, Lance et pousse, avec fracas, Et le vent et la tempête. 42 38 Philippe Aubert de Gaspé (fils), Le Chercheur des trésors (ou l’influence d’un livre. Le premier roman québécois écrit en 1837. Présenté par Léopold Leblanc. Montréal, éditions l’étincelle, 1974, p. 2. 39 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 44. 40 Ibid., p. 46. 41 Séraphin Marion, « Sur la croupe d’un Pégase valétudinaire. 1. Michel Bibaud, disciple de Boileau », dans Le Canada français, vol. XXX, n° 1 (1942), pp. 52-60 ; vol. XXX, n °3 (1942), pp. 149-205, ici p. 203. Nous avons pu consulter ce texte seulement en partie. 42 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., pp. 137-138. OeC01_2012_I-142End.indd 115 OeC01_2012_I-142End.indd 115 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 116 Dorothea Scholl Bibaud porte un regard encore plus désillusionné sur ses contemporains. Avec ses Satires, il esquisse un tableau effrayant de la société canadienne française. Il apprend à ses lecteurs que c’est « la crasse ignorance » du peuple canadien qui le contraint à écrire des satires dans le style de son illustre prédécesseur. 43 Les reproches faits au peuple canadien sont graves : il y règne partout une « rustre ignorance ». 44 Les vices et péchés auxquels Bibaud s’attaque tour à tour sont surtout la superstition, la paresse, l’avarice, l’envie, la présomption, un patriotisme exagéré, la cruauté envers le prochain et envers les animaux. La société apparaît alors comme composée d’individus ignorants et hypocrites qui ne pensent qu’à leur profit, qui exploitent les pauvres, qui trompent les autres, qui sont médisants, calomniateurs, cruels, superstitieux, jaloux et présomptueux. On s’en doute : Bibaud a sa part de responsabilité dans la vision négative de sa personne et de son œuvre. 45 Dès les premiers vers, il se présente comme un auteur qui ne cherche pas à divertir, mais à corriger les mœurs et les modes de penser en utilisant des méthodes brutales : Non, je ne serai point de ces auteurs frivoles, Qui mesurent les sons et pèsent les paroles. Malheur à tout rimeur qui de la sorte écrit, Au pays canadien, où l’on n’a pas l’esprit Tourné, si je m’en crois, du côté de la grâce ; Où L AFARE et C HAULIEU marchent après G ARASSE . Est-ce par des bons mots qui rendent un doux son Que l’on peut mettre ici des gens à la raison ? Non, il y faut frapper et d’estoc et de taille, Être, non bel esprit, mais sergent de bataille. 43 Ibid., pp. 47-48. 44 Ibid., p. 55. 45 Dans une étude sur les différentes formes du nationalisme canadien à l’époque, Mary Lu MacDonald suggère avec raison que les Canadiens français cherchèrent une poésie avec laquelle ils auraient pu s’identifier en tant que « nation », et que la vision critique de Bibaud fut une cause des attaques contre son œuvre. « That Bibaud’s satires - against avarice, envy, sloth, and other sins - had been critical of French Canadian society was probably a contributing factor in producing opposition to his work. » Cf. Mary Lu MacDonald, « A Very Laudable Effort : Standards of Literary Excellence in Early Nineteenth Century Canada », dans Canadian Literature 131 (1991), pp. 84-98, ici surtout p. 95. Voir également le commentaire de Maurice Lemire qui discute aussi la polémique qui se déclenche par la publication du recueil de Bibaud : « Évidemment, qui se plaît comme Bibaud à fustiger ses compatriotes et à distribuer des coups à droite et à gauche doit s’attendre à être payé de retour. » Lemire, op. cit., p. 460. Sur la polémique dans les journaux et la réaction de Bibaud voir ibid., pp. 459-461. OeC01_2012_I-142End.indd 116 OeC01_2012_I-142End.indd 116 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 117 […] Oui, oui, je vais m’armer du fouet de la satire, Quand c’est pour corriger, qui défend de médire ? Doit-on laisser en paix le calomniateur, Le ladre, le trigaud, l’envieux, l’imposteur, Quiconque de l’honneur et se joue et se moque ? Que n’ai-je, en ce moment, la verve d’A RCHILOQUE ? Mais qu’importe cela, puisque je suis en train, Si je ne suis B OILEAU , je serai C HAPELAIN : Pourvu que ferme et fort, je bâtonne, je fouette, En dépit d’Apollon, je veux être poëte, En dépit de Minerve, en dépit des neuf Sœurs, Les Muses ne sont rien, quand il s’agit de mœurs. 46 Du point de vue de l’art poétique et de l’esthétique, Bibaud se présente comme inférieur à Boileau ; du point de vue de la critique morale et de l’éthique, il se considère comme supérieur à son modèle. Ainsi, il reproche à son modèle d’avoir été trop indulgent envers le caractère de l’avare : Boileau n’en parle pas d’un ton assez sévère : Est-ce par des bons mots qu’on corrige ces gens ? Il leur faut du bâton ou du fouet sur les flancs. 47 Une telle violence ne peut évidemment pas capter la bénévolence des lecteurs. En tant que satirique, Bibaud s’est mis en tête de dire à son public « en vers dures de dures vérités ». 48 Si chez Boileau, le satirique est assimilé à un chien qui utilise ses armes naturelles en poursuivant d’instinct les mauvais caractères pour les mordre, 49 chez Bibaud, le satirique a besoin d’armes supplémentaires qui frappent avec une violence brutale et qui évoquent les pratiques punitives de l’époque. Il ne s’épargne pas lui-même : D’une main craintive, Je livre au lecteur mon œuvre chétive, Fruit d’un lourd cerveau Qu’à coups de marteau Il faut que j’active. 50 46 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., pp. 12-13. 47 Ibid., p. 20. 48 Ibid., p. 11. 49 Boileau, op. cit, p. 47. 50 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 5. OeC01_2012_I-142End.indd 117 OeC01_2012_I-142End.indd 117 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 118 Dorothea Scholl Langue, identité et assimilation L’image du Franco-canadien balourd incapable d’atteindre les modèles classiques français et incapable d’accéder à une culture raffinée est répandue au XIX e siècle. « Malheureusement, nous parlons et écrivons d’une assez piteuse façon, il est vrai, la langue de Bossuet et de Racine. Nous avons beau dire et beau faire, nous ne serons toujours, au point de vue littéraire, qu’une simple colonie […] », écrit Octave Crémazie. 51 Et Joseph Quesnel se plaint déjà en 1804 dans son Épître à M. Généreux Labadie que « […] dans ce pays ingrat […] l’esprit est plus froid encore que le climat ». 52 Quelques années plus tard, Lord Durham va soumettre son fameux rapport à la reine Victoria où il décrit les Franco-canadiens comme une race inférieure qui devrait être totalement assimilée à la culture anglo-britannique jugée comme supérieure. […] There can hardly be conceived a nationality more destitute of all that can invigorate and elevate a people than that which is exhibited by the descendants of the French in Lower Canada, owing to their peculiar language and manners. They are a people with no history, and no literature. […] 53 Le rapport de Lord Durham apparaît comme l’expression d’un chauvinisme britannique sans précédent. Mais il faut reconnaître que Bibaud, bien avant Durham, diagnostique de son côté une véritable misère morale et culturelle du Canadien français. Avec son œuvre historique, journalistique, scientifique et littéraire, il espère changer cette situation. Selon Bibaud, la misère morale et culturelle du Franco-canadien s’exprime aussi à travers son langage. La paresse nous fait mal parler notre langue : Combien peu, débitant la plus courte harangue, Savent garder et l’ordre, et le vrai sens des mots ; Commencer et finir chaque phrase à propos ? Très souvent, au milieu d’une phrase française, Nous plaçons, sans façon, une tournure anglaise : Presentment, indictment, impeachment, foreman, Sheriff, writ, verdict, bill, roast-beef, warrant, watchman. 51 Octave Crémazie, lettre à l’abbé Henri-Raymond Casgrain (29 janvier 1867), dans Œuvres, éd. par Odette Condemine, Ottawa, Université d’Ottawa, 1976, vol. II (Prose), p. 90-91. 52 Joseph Quesnel, Poésies, Bibliothèque Électronique du Québec, vol. 78 (Février 2001), p. 39. 53 John George Lambton Durham, Report on the affairs of British North America from the Earl of Durham her Majesty’s High Commissioner [1839], Oxford, Clarendon Press, 1912, t. II, p. 294. OeC01_2012_I-142End.indd 118 OeC01_2012_I-142End.indd 118 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 119 Nous écorchons l’oreille, avec ces mots barbares, Et rendons nos discours un peu plus que bizarres. 54 Aux yeux de Bibaud, la langue française sur le continent américain peut se préserver seulement à condition que les responsables de l’éducation et de la diffusion des savoirs gardent une conscience critique et soignent leur langue. Ainsi il s’en prend à l’insouciance linguistique des auteurs qui écrivent dans les journaux de l’époque. Par le recours aux modèles classiques, Bibaud espère changer cette situation. Le modèle de Boileau lui permet de s’ériger en « législateur » non seulement du Parnasse mais également du langage parlé et écrit de son entourage. Mais voulez-vous entendre un langage nouveau ? Un langage ! que dis-je ? un jargon pitoyable Un patois ridicule autant que détestable Déshonneur de Québec, et du nom québécois, Lisez certain journal, nommé le Vieux-gaulois. Là, de mainte chimère, en style amphigourique, Un esprit de travers sottement s’alembique ; Semble moins s’adresser, dans ses grossiers propos, A des Français polis qu’à de lourds Visigoths. 55 Dans son propre journal L’Aurore, Bibaud avait dès 1817 entrepris une chronique où il « dénonce les barbarismes et les anglicismes et prône le français normé ». 56 C’est aussi dans le contexte du danger de la dissolution de l’identité culturelle du Franco-canadien au contact de la culture anglophone qu’il faut situer l’entreprise de Bibaud. Boileau est pour lui le garant de la préservation d’une pureté de la langue française. Comme Boileau dans l’Art poétique, Bibaud espère apporter un usage correct de la langue française. Dans ce contexte, suivre les « règles de Boileau », se faire Boileau, signifie rejoindre les racines françaises et reconstruire une identité en voie de se dissoudre. Bibaud n’est pas indépendantiste. Plus tard, dans son Histoire du Canada sous la domination anglaise, Bibaud évoque une perte de l’identité du Francocanadien survenue à la suite de la Révolte des Patriotes. 57 On lui reproche 54 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 38. 55 Ibid. 56 Maurice Lemire, « Les écrivains canadiens et la langue française », dans Conseil supérieur de la langue française, Michel Plourde et Pierre Georgeault (dir.), Le Français au Québec : 400 ans d’histoire et de vie, nouvelle édition, Québec, Fides, 2008, pp. 178-184, ici p. 179. 57 « […] Notre politique indigène, déjà moins rationnelle que tranchante, […] semblait avoir fait perdre […] à nos mœurs et à nos habitudes sociales, quelque chose de cette franchise, de cette douceur et de cette amabilité, loués par presque OeC01_2012_I-142End.indd 119 OeC01_2012_I-142End.indd 119 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 120 Dorothea Scholl sa loyauté envers la couronne britannique. Les historiens modernes le présentent comme un auteur ayant trahi la « cause québécoise ». On l’appelle un « vieux singe avachi », un « bureaucrate », un « collaborateur », « aussi ennuyeux que fanatique ». 58 Bibaud ne rejette pas la culture anglophone, au contraire, il cherche à la rendre accessible et compréhensible à ses lecteurs francophones en la traduisant - parfois avec ironie comme dans le poème « Les délices de l’union. Par un unionaire du haut-Canada. Traduit librement, ou imité de l’Anglais », 59 parfois avec plus de sérieux, comme dans les poèmes « Le pouvoir des yeux » et « Les peines de l’amour ». 60 Une éducation civique Bibaud cherche l’équilibre. Il critique « l’esprit de parti » 61 et « l’aveugle patriotisme » 62 et opte pour un équilibre politique et idéologique. Selon Louis Wilfrid Sicotte, « […] la principale préoccupation de Michel Bibaud était l’avancement des siens dans les sciences, les arts et l’étude de l’histoire de leur pays ». 63 Et selon Claude Tousignant, Le Canadien ‘civilisé’, dont Bibaud ne manque jamais de louer les idées et les gestes et que lui-même essaie d’incarner est par définition un homme ‘raisonnable’ et ‘équilibré’ dont la foi dans le progrès n’a d’égale que celle qu’il a dans l’ordre, c’est-à-dire dans le respect des règles sociales permettous les historiens, les écrivains et les voyageurs, qui ont parlé du Canada et des Canadiens : elle avait occasionné un surcroit de malveillance, d’antipathies, ou d’animosités individuelles, religieuses ou nationales, et elle généralisait des sentiments et des dispositions qu’elle aurait dû particulariser, ou si l’on pouvait ainsi parler, individualiser ; elle avait retardé le progrès de l’industrie, et particulièrement des arts, des sciences et des lettres […] ». Michel Bibaud, Histoire du Canada, et des Canadiens, sous la domination anglaise, Montréal, de l’Imprimerie de Lovell et Gibson, 1844, p. 400-401. 58 Jean Lamarre, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégat et Michel Brunet 1944-1969, Québec, Éditions du Septentrion, 1993, p. 85, p. 258, p. 221. L’auteur y rapporte les opinions de Guy Frégat et de Michel Brunet. 59 Cf. p. ex. Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 79-82. 60 Ibid., pp. 95-97. Bibaud commente aussi sa traduction : « Je ne crois pas m’être beaucoup écarté du sens de mon auteur, et cependant je ne puis me lasser d’admirer la sottise de mon amoureux transi, qui veut absolument persuader à son amante qu’elle l’aime éperdument, tandis, qu’en apparence, elle lui donne à entendre tout le contraire. » Ibid., pp. 95-96. 61 Ibid., p. 62, cf. aussi Bibaud, Histoire du Canada, et des Canadiens, sous la domination anglaise, éd. cit., p. 400. 62 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 147. 63 Sicotte, op. cit., p. 16. OeC01_2012_I-142End.indd 120 OeC01_2012_I-142End.indd 120 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 121 tant la conservation des réformes acquises pour le plus grand profit pour les individus. 64 Ce sont les valeurs « classiques » du « juste milieu » et de la « modération » que Bibaud considère comme qualités essentielles de l’homme vertueux dans l’écriture comme dans la vie. 65 À ses yeux, la société franco-canadienne est loin de cette perfection morale et esthétique. Afin de révéler ce déséquilibre et de protéger et propager les valeurs humanistes classiques, il a recours à la satire, mais ses satires s’avèrent moins comiques que celles de son modèle. Elles sont moins détachées de la réalité de l’époque face à laquelle le satirique s’indigne. Bibaud ne saisit pas toujours la potentialité comique des histoires qu’il transmet. Pour illustrer les vices de ses contemporains, Bibaud passe en revue une foule d’anecdotes prises dans le passé et le présent de ses compatriotes : l’histoire d’une veuve jalouse qui enferma sa propre fille dont elle enviait la jeunesse ; 66 l’exemple d’un campagnard paresseux qui, s’étant endormi avec sa pipe allumée à la bouche, mit l’incendie à sa grange et perdit tout son bien ; 67 toutes sortes d’avares dans les villes et les campagnes qui par manque de générosité nuisent aux autres et à eux-mêmes, des citadins qui se montrent calomniateurs et cruels. Toutes ces histoires révèlent un énorme abîme moral de la société attaquée par Bibaud. Parfois, Bibaud est involontairement comique : La pipe, au Canada, produit un grand dommage : Y tient trop souvent place d’étude et d’ouvrage. 68 Parfois, il quitte le ton moralisateur pour se moquer de soi-même, comme c’est le cas au début de la satire de la paresse, où il se présente en écrivain que la paresse a empêché d’écrire. 69 Dans ses épigrammes, ses poèmes d’amour et ses chansons - dont la plus grande partie sont des chansons à boire - comme aussi dans ses étrennes pour le jour de l’an, le moi poétique de Bibaud se montre également différent du sévère critique qui prédomine dans les Satires et Épîtres. Ces poèmes et chansons de circonstance révèlent un personnage qui participe aux amusements de la société, qui sympathise avec les désirs de la jeunesse et qui a de l’humour. Cette dimension de l’œuvre poétique de Bibaud montre que le personnage sévère du satirique peut s’adoucir et 64 Claude Tousignant, « Michel Bibaud : sa vie, son œuvre et son combat politique », dans Recherches sociographiques 15,1 (1974), pp. 21-30, ici p. 25. 65 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., pp. 58-59, voir aussi p. 62 contre « l’esprit de parti ». 66 Ibid., pp. 23-24. 67 Ibid., pp. 35-36. 68 Ibid., p. 38. 69 Ibid., pp. 31-32. OeC01_2012_I-142End.indd 121 OeC01_2012_I-142End.indd 121 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 122 Dorothea Scholl que ce personnage accusateur est une construction que l’auteur crée afin de réaliser son intention pédagogique. Dans un long poème intitulé « Le beau sexe », Bibaud fait un grand éloge de la femme et s’avère - à la différence de son illustre modèle - un véritable féministe. Il s’y insurge contre les hommes qui dénigrent la femme ou qui tiennent la femme « comme en cage ». 70 Bibaud fait aussi l’éloge de femmes écrivains, y compris M lle de Scudéry, M me de Villedieu, M me de Sévigné, M me de Genlis et M me de Staël. 71 Il souligne le pouvoir civilisateur de la femme : La femme rend l’homme poli, Et modeste dans son langage ; Tout auprès d’elle est embelli ; Elle amène la retenue Au salon, à table, au concert ; La femme est partout bien-venue ; Tout, sans elle, paraît désert. 72 Contre le naturaliste suédois Peer Kalm, qui dans son Voyage en Amérique avait donné une description peu favorable de la femme au Canada, Bibaud défend les femmes des villes et de la campagne, y inclus les femmes autochtones. 73 Dans un autre poème, intitulé « Les grands chefs », Bibaud rappelle non seulement les empereurs anciens mémorables, mais aussi les grands chefs des Amérindiens dont il met en valeur l’aspect physique, le courage, l’intelligence et l’esprit : Entre ces guerriers, quel est donc Ce chef à la mâle figure, À la haute et noble stature ? Ah ! c’est K ONDIARONK ; Ce guerrier valeureux, ce rusé politique, Ou, pour dire le mot, ce grand homme d’état, Cet illustre Yendat, Presque digne du chant de la muse héroïque. De quel esprit est-il doué, Quand, deux fois par sa politique, Et par son adroite rubrique, L’Iroquois est joué ? Quand, pour le mot plaisant, la fine repartie, 70 Ibid., p. 150. 71 Ibid., pp. 152-153. 72 Ibid., p. 150. 73 Ibid., pp. 148-150. OeC01_2012_I-142End.indd 122 OeC01_2012_I-142End.indd 122 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 123 Laissant loin en arrière et Voiture et Balzac, Le seul De Frontenac Peut avec lui lutter à pareille partie ? 74 Adoptant encore une fois un modèle classique, celui de la mise en parallèle d’hommes illustres anciens et modernes, Bibaud pratique une réécriture de la tradition qui aboutit à une révision des idées reçues. De l’imitation à l’innovation Toute imitation sérieuse contient toujours le danger de se retourner en caricature involontaire du modèle imité. C’est surtout le cas lorsque la perception du modèle est déformée ou lorsque les capacités de l’imitateur n’atteignent pas celles du modèle. Les auteurs franco-canadiens qui se sont inspirés de Boileau ont d’autres préoccupations que d’égaler un idéal esthétique de perfection au moyen de l’imitation. Pour eux, c’est la question de l’éthique qui est mise au premier plan. Mais pour transmettre une éthique, ils ont besoin d’une esthétique. Pour accéder à cette esthétique, ils prennent l’écriture de Boileau comme modèle. Ils ont appris de leur maître la valeur cognitive de la poésie satirique. Convaincus que l’on peut mettre du vin nouveau dans de vieilles outres, ils se servent de leur modèle pour l’assimiler à leur contexte culturel jusqu’à le faire éclater. Ils ne sont pas « maître du pastiche » comme leur illustre prédécesseur qui dans sa propre réécriture de modèles anciens révèle une « distance critique » dans la mesure où il excelle dans la citation ironique ou parodique des anciens et des modernes. 75 La comparaison révèle à chaque fois que l’esprit de Boileau est inimitable. Mais elle montre également que, malgré une interprétation réductrice de l’Art poétique, la veine satirique de Boileau reste efficace et que les auteurs francocanadiens qui s’inspirent de Boileau assimilent leur modèle d’une manière originale et créative. 74 Ibid., pp. 118-119. 75 Bernard Beugnot, « Boileau et la distance critique », dans Études françaises 5 (1969), pp. 194-206. OeC01_2012_I-142End.indd 123 OeC01_2012_I-142End.indd 123 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21
