eJournals Oeuvres et Critiques 37/2

Oeuvres et Critiques
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2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2012
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Bonstetten, cosmopolite philosophe. Introduction

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2012
Kurt Kloocke
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Bonstetten, cosmopolite philosophe. Introduction Kurt Kloocke Le premier volume des Bonstettiana, cette édition monumentale et à bien des égards une édition modèle de la correspondance et des écrits de Karl Viktor von Bonstetten, a paru en 1996. Il était évident, dès ce premier volume, que ce n’était pas une édition comme tant d’autres, consacrée à la publication critique des œuvres et de la correspondance, une chose difficile à réaliser si l’on tient compte des difficultés matérielles, conceptuelles et pratiques d’un travail de cette envergure. Il s’agissait de rien de moins que de présenter au public lettré un auteur qu’on connaissait de nom, mais qu’on ne pratiquait pas. On citait de lui surtout deux ouvrages, le premier, Voyages dans le Latium, célèbre pour sa première partie, intitulée Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide 1 qui fit entrer du coup Bonstetten dans le groupe des savants, dont l’historien Heeren, occupé à éclaircir les rapports de la fiction de l’épopée fondatrice de la Rome antique avec les lieux où elle se passait. Le second ouvrage est le traité d’anthropologie comparée, discipline qui est restée d’actualité depuis Montesquieu, L’homme du Midi et l’homme du Nord 2 , qui a connu un énorme succès, à en juger d’après les comptes rendus et les échos de la correspondance. Mais tous les autres écrits, les descriptions « statistiques » de certaines régions suisses, les observations sur la décadence du Latium, les recherches sur les pays, les langues et la littérature scandinaves, les écrits pédagogiques, publiés dans des périodiques de l’époque ou dans des volumes exclusivement consacrés à ces textes, les Schriften, les Neue Schriften, les gros ouvrages sur la philosophie en allemand ou en français, sans parler des travaux du journaliste ou du publiciste politique, sont tombés dans l’oubli. Énumérés peut-être encore avec soin par les lexicographes du début du siècle dernier 3 , ces écrits sont de moins 1 Genève, Paschoud, an XIII (1804). 2 Genève et Paris, Paschoud, 1824. 3 Voir p. ex. l’article sur Bonstetten, Brockhaus’ Konversations=Lexikon, Neue revidierte Jubiläums-Ausgabe, Berlin, Wien, Brockhaus, 1901, t. III, p. 253a et Meyers Großes Konversations=Lexikon, Ein Nachschlagewerk des allgemeinen Wissens, Leipzig, Wien, Bibliographisches Institut, 1906, t. III, p. 209a. Ce dernier ne mentionne même plus les ouvrages sur la philosophie. OeC02_2012_I-173AK2.indd 3 OeC02_2012_I-173AK2.indd 3 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 4 Kurt Kloocke en moins lus, victimes des nouvelles orientations philosophiques de la fin du XIX e siècle, de l’âge industriel qui s’annonce, - Bonstetten en parle dans sa correspondance - d’une autre marche de la littérature européenne, de l’influence désastreuse de l’esprit nationaliste qui provoquera les crises les plus néfastes que l’histoire européenne ait connues. Et de l’autre pan de son œuvre, la vaste correspondance, on connaissait seulement ce que les amis, Friederike Brun et Friedrich von Matthisson, avaient publié de son vivant. Mais ces petits volumes ne donnaient aucune idée de l’importance véritable de l’interminable et admirable dialogue qui occupe dans la nouvelle édition 14 gros volumes en 26 tomes. Mais il serait faux d’identifier l’importance de cette édition des lettres et des œuvres avec la masse des documents qu’elle met à la disposition des chercheurs. C’est le concept qui en fait le mérite. Pour ce qui est de la correspondance, les éditeurs ont mis en pratique dès le premier volume l’idée que les lettres, même en grand nombre, risquent de rester lettre morte si l’on ne restitue pas le contexte auquel elles appartiennent, d’où l’abondance de textes d’appui de tiers pour créer l’espace intellectuel et les circonstances du vécu où se déploie au cours des années la personnalité de Bonstetten, et avec les années le profil d’un homme indépendant, parfois farouche, parfois timide, prononçant avec autorité des jugements sur ce qu’il lit ou voit, même lorsqu’il se trompe. Il s’installe et se retrouve finalement au milieu d’une société d’amis et d’admirateurs, parfois d’adversaires, ballotté par les événements politiques de l’époque, la proie des conquêtes, victime des intrigues, observateur des changements, commentateur perspicace des évolutions de son siècle depuis l’Ancien Régime jusqu’à l’ère de l’industrie naissante. C’est effectivement un tableau très vaste, le panorama des bouleversements et des retours vers ce que l’on tenait parfois pour définitivement aboli. A côté de la correspondance s’étalent, dans la série parallèle, les œuvres de Bonstetten, la masse impressionnante des petits textes, les observations clairvoyantes de l’administrateur, les trois volumes de sa philosophie, les écrits sur l’Italie et l’Énéide, les recherches sur la mentalité des nations, etc. N’en doutons pas, l’œuvre de Bonstetten prendra désormais sa place à côté des écrits de M me de Staël, de Benjamin Constant, de Châteaubriand, pour ne citer que ceux qui lui sont en quelque sorte apparentés, avec cette différence essentielle toutefois que Bonstetten prend une part active à deux univers culturels, la civilisation allemande aussi bien que la française, puisqu’il savait écrire, après quelques hésitations, dans les deux langues avec une aisance presque égale. Cela fait de lui un cosmopolite au sens profond du terme, ce qui est à la fois une chance et un fardeau, les deux peut-être liés au fait de son helvétisme marqué. OeC02_2012_I-173AK2.indd 4 OeC02_2012_I-173AK2.indd 4 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten, cosmopolite philosophe. Introduction 5 Nous ne voulons pas approfondir dans ce cahier les questions liées à l’édition critique d’une telle œuvre 4 . Les études qui suivent ont un autre objectif. Elles mettent en exergue que la personne de Bonstetten et son œuvre feront désormais l’objet d’études critiques et de débats scientifiques ouverts à l’examen poussé de la complexité des œuvres et des controverses qui en résulteront. En tout cas, en lisant avec attention les études qui suivent, on découvrira en dépit de l’unité du sujet des divergences de vue, et c’est très bien ainsi. Elles veulent attirer l’attention sur des questions qui se posent en s’approchant de Bonstetten, en soulever quelques-unes à titre d’exemple, esquisser des thèses explicatives, montrer les impacts philosophiques au sens large du terme, attirer l’attention sur des aspects problématiques ou décrire tout simplement les macrostructures de la correspondance qui naissent pour ainsi dire d’elles-mêmes et font des innombrables documents isolés une texture significative. C’est ainsi que le texte sur l’œuvre philosophique de Bonstetten, peut-être la partie la plus profonde et la plus innovatrice de sa production littéraire, s’efforce de mettre sa pensée en rapport avec les grands courants de la philosophie européenne depuis les Lumières jusqu’à l’idéalisme allemand et de définir l’espace où elle est effectivement originale, même si les critiques l’ont longtemps dépréciée, en s’arrêtant aux aspects syncrétistes indéniables de ces écrits. Le texte tardif sur un sujet cher à Montesquieu, L’homme du Midi et l’homme du Nord, est présenté dans la perspective des recherches sur l’imagologie, approche particulièrement fructueuse dans la critique littéraire. La connaissance énorme des auteurs de l’antiquité qu’on peut reconnaître à Bonstetten fait l’objet d’une analyse chronologique très concrète et très détaillée pour présenter au lecteur le bagage culturel de Bonstetten et la teinture très significative de beaucoup de ses textes. La théorie de ce qu’est un réseau épistolaire est illustrée à l’aide de trois exemples pour faire saisir que nous abordons une 4 Nous avons accompagné cette édition dès son début par nos comptes rendus publiés entre 1997 et 2012 dans les Annales Benjamin Constant. Nous renvoyons le lecteur à ces commentaires suivis qui nous ont donné l’occasion de mettre en relief l’admirable puissance de ce qu’on peut appeler un « réseau épistolaire », les schémas dessinés avec soin pour illustrer les rapports entre les correspondants et pour justifier le choix des textes complémentaires, les introductions sophistiquées des éditeurs, le nombre impressionnant d’illustrations fort utiles, le luxe de la présentation, etc. Nous avons relevé dans ces comptes rendus aussi certaines lacunes, voire des faiblesses regrettables, notamment une annotation à notre sens trop sobre et trop laconique qui oblige à des recherches supplémentaires qu’on aurait pu éviter, du moins faciliter considérablement, aux lecteurs de ces volumes. On trouvera un bilan du travail éditorial dans notre « Laudatio auf die Bonstettiana », xviii.ch, Jahrbuch der Schweizerischen Gesellschaft für die Erforschung des 18. Jahrhunderts, t. II, 2011, pp. 171-180. OeC02_2012_I-173AK2.indd 5 OeC02_2012_I-173AK2.indd 5 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 6 Kurt Kloocke texture très particulière qu’on pourrait appeler une œuvre née pour ainsi dire spontanément, toujours variante, dépendante des hasards historiques, des fonds d’archives presque toujours lacunaires, des découvertes des chercheurs, des choix parfois arbitraires des éditeurs. Une petite découverte d’un document est un bel exemple pour ce qui vient d’être dit et fournit l’occasion de reconstituer une fois de plus avec quelques circonstances nouvelles un évènement caractéristique (la crainte des actions arbitraires d’un pouvoir politique tyrannique) dans la carrière si mouvementée de Bonstetten entre la Suisse, l’Italie et le Danemark. On lira en plus une étude circonstanciée et empathique des rapports d’amitié qui liaient Bonstetten et son ami Simonde de Sismondi, son cadet de 28 ans. Le tout est encadré de deux tableaux consacrés au profil intellectuel de Bonstetten et à la réception de son œuvre en France et en Russie, aspects jusqu’alors presque entièrement négligés. Ce recueil ne se distingue donc pas essentiellement d’autres mélanges organisés thématiquement. Et cela est bon signe dans ce sens que nous pouvons espérer que l’œuvre de Bonstetten jouira dans le futur, après l’immense effort des dernières quinze années qui nous ont offert l’édition critique de ses œuvres complètes, d’études critiques pour élucider son rôle dans le contexte de son époque, dans l’ère révolutionnaire et napoléonienne qui a transformé le monde politique, qu’il prendra sa place à côté des Staël, des Constant, des Sismondi, des philosophes et historiens de son temps, à côté du grand nombre d’intellectuels helvétiques qui occupent une part importante dans l’histoire des idées européennes de cette époque. Ceci ne serait pas le moindre mérite de l’effort critique dont on a eu les preuves les plus remarquables. OeC02_2012_I-173AK2.indd 6 OeC02_2012_I-173AK2.indd 6 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34