eJournals Oeuvres et Critiques 37/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2012
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Une autre philosophie des facultés de l’âme humanine: Charles-Victor de Bonstetten entre empirisme anglais, sensualisme français et idéalisme allemand

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2012
Martin Bondeli
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine : Charles-Victor de Bonstetten entre empirisme anglais, sensualisme français et idéalisme allemand Martin Bondeli Comment entre-t-on dans un âge éclairé de l’histoire de l’humanité ? Par des changements économiques et politiques qui tiennent compte des besoins de chacun en liberté, en justice et en prospérité. Mais cela ne suffit pas : les changements économiques et politiques sont voués à l’échec si nous ne perfectionnons pas en même temps nos facultés intellectuelles et morales. Il convient cependant de ne pas nous contenter d’approfondir notre connaissance de la nature et de la société ou de suivre plus scrupuleusement les impératifs moraux. Notre for intérieur, notre « moi », est mis à contribution. Il importe de le former et de le développer en visant un rapport harmonieux entre nos mouvements intellectuels et sensuels. Comment ? Cela ne semble possible que lorsque nous disposons de suffisamment de connaissances psychologiques de nous-mêmes, c’est-à-dire lorsque nous connaissons les forces, les lois et le potentiel évolutif des facultés de notre âme. Il s’ensuit que nous ne pouvons entrer dans un âge éclairé que si nous complétons notre connaissance de nous-mêmes et que nous continuons à analyser les facultés de notre âme. En tenant compte des circonstances actuelles, nous devons donc nous remémorer le « nosce te ipsum » que nous a livré la sagesse antique. Charles-Victor de Bonstetten a formulé une telle conception et, s’inspirant des Lumières, il s’en est servi pour traiter profondément de la question de la connaissance psychologique de soi. Cet auteur est persuadé que le progrès politique dépend étroitement de la manière dont nous cultivons notre connaissance ainsi que notre conscience de nous-mêmes et que le bien-être, d’une part économique, d’autre part intellectuel et moral, doit s’équilibrer. Suivant ces idées, il développe une philosophie ayant pour but principal le progrès des recherches sur l’âme humaine. Au cours d’une vie intellectuelle riche et variée, Bonstetten étudie à de nombreuses reprises des ouvrages de philosophie psychologique, d’anthropologie et de morale 1 , tout en enrichissant ses lectures de réflexions personnelles fondées sur l’obser- 1 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. XXXVIII-LXVIII. OeC02_2012_I-173AK2.indd 7 OeC02_2012_I-173AK2.indd 7 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 8 Martin Bondeli vation de lui-même et sur la comparaison de diverses cultures. Le résultat de plusieurs décennies de recherches, de réflexions et de conceptualisations s’inscrit dans les Recherches sur la nature et les lois de l’imagination de 1807 2 , dans les Études de l’homme ou Recherches sur les facultés de sentir et de penser de 1821 3 ainsi que dans une version allemande complétée des Études, intitulée Philosophie der Erfahrung oder Untersuchungen über den Menschen und seine Vermögen, qui paraît en 1828 4 . Dans ces publications, Bonstetten se révèle être un chercheur peu orthodoxe, abandonnant les sentiers de la philosophie professionnelle, bien que son élaboration d’un système des facultés de l’âme humaine soit méticuleuse et méthodologiquement exigeante. Il renonce autant à une présentation rigoureusement philosophique et systématique de son sujet qu’à une argumentation exposant des preuves. Il s’applique par contre à rendre l’objet de ses recherches compréhensible en s’appuyant sur des principes, des lois et des schémas. En prenant ses distances à l’égard des théories contemporaines idéalistes et matérialistes, il part du principe que l’âme humaine - liée depuis Platon à l’idée d’un rapport immédiat 5 et souvent identifiée depuis Descartes, Leibniz et Wolff au « moi », à l’« aperception » ou à la « conscience de soi » - ne peut être considérée ni simplement comme une substance intellectuelle, ni comme un organe matériel plus évolué. L’âme doit davantage être considérée comme une réalité intellectuelle et matérielle ainsi que comme un riche ensemble de facultés sensibles et mentales, convoitantes et volitives. Bonstetten prête une attention toute particulière à l’activité sensitive de la faculté de l’âme, qu’il met en rapport avant tout avec l’imagination, avec la vue esthétique ou encore avec l’émotion esthético-morale. À son avis, l’activité sensitive, dans ses divers degrés et dans ses manifestations, est la « force motrice » de nos idées 6 et le lien entre la pensée et la sensualité en tant que simple sensation. La connaissance des forces et des lois de cette activité semble donc être selon Bonstetten une condition sine qua non pour transformer notre monde des idées et faire émerger un moi accompli, en harmonie avec lui-même et les autres individus. Si l’on considère les publications philosophiques de Bonstetten dans le contexte des courants philosophiques des Lumières qui lui sont contemporains, il convient d’attirer l’attention sur un chapitre mémorable de l’histoire intellectuelle de la Suisse du XVIII e siècle. 2 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 157-374. 3 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 557-893. 4 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 1001-1424. 5 Voir Theaitetos. 185d-e. 6 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 581, 1033. OeC02_2012_I-173AK2.indd 8 OeC02_2012_I-173AK2.indd 8 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 9 L’idée de la connaissance de soi était très en vogue dans le milieu intellectuel de la seconde moitié du XVIII e siècle et, jointe à des visions politiques, elle a même joué un rôle capital durant la période de la République helvétique. En se basant sur l’idée de la connaissance de soi, associée à celle du « perfectionnement du genre humain », des érudits et des représentants de la politique de l’éduction, tels que Johannes Ith, Philipp Albert Stapfer, Johann Rudolf Steck et Johann Heinrich Pestalozzi, ont élaboré leurs idées relatives à un futur État libre de la Suisse. À leur manière, ils ont ce faisant poursuivi un projet implicitement lié à l’idée de la connaissance de soi, celui de l’exploration de la nature humaine et des facultés de l’âme humaine : Ith et Pestalozzi avec des travaux anthropologiques, 7 Stapfer avec une étude portant sur l’histoire de la philosophie 8 et Steck avec des plans et des esquisses pour un « système de la connaissance de soi ». 9 Bonstetten se joint à cet édifice de pensées et en pose même la clé de voûte en explorant le domaine de la psychologie, qui représente l’élément central du projet. Cependant, pour rendre justice aux publications philosophiques de Bonstetten, il convient d’évoquer un autre mouvement de pensée philosophique important et de dimension européenne - il se répandit dans les sphères culturelles d’Angleterre, de France et d’Allemagne -, centré sur l’âme humaine. Etant donné que la philosophie du XVII e et du XVIII e siècle commençait à prendre comme modèles les disciplines montantes de la psychologie empirique et de l’anthropologie, elle tendait de plus en plus à se focaliser sur l’homme en tant qu’être naturel, social et intellectuel, et non plus en premier lieu sur les domaines métaphysiques de la théologie, de la cosmologie et de la psychologie rationnelle. On s’intéressait davantage à des questions théoriques portant sur les facultés humaines. Aux tâches classiques de s’entendre sur le savoir avéré, sur les actions justes et morales ainsi que sur une forme raisonnable de foi, se joignait l’exigence d’explorer les dispositions naturelles et intellectuelles de l’homme, tout comme de réfléchir aux possibilités de les perfectionner. En Angleterre, ce mouvement naquit à la fin du XVII e siècle, sous l’impulsion de John Locke. Son ouvrage fondamental, An Essay Concerning 7 Voir J. Ith : Versuch einer Anthropologie oder Philosophie des Menschen nach seinen körperlichen Anlagen. Bern : Haller, 1794/ 95 ; J.H. Pestalozzi : Meine Nachforschungen über den Gang der Natur in der Entwicklung des Menschengeschlechts. Zürich, 1797. 8 Voir P.A. Stapfer : Die fruchtbarste Entwicklungsmethode der Anlagen des Menschen zufolge eines kritisch-philosophischen Entwurfs der Culturgeschichte unsers Geschlechts : in der Form einer Apologie für das Studium der claßischen Werke des Alterthums. Bern : hochobrigkeitliche Buchdruckerey, 1792. 9 Voir M. Bondeli : Kantianismus und Fichteanismus in Bern. Basel : Schwabe, 2001, pp. 323-353, 389-399. OeC02_2012_I-173AK2.indd 9 OeC02_2012_I-173AK2.indd 9 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 10 Martin Bondeli Human Understanding, 10 fit triompher une direction de la recherche philosophique qui avait certes déjà donné quelques résultats considérables - notamment dans l’Antiquité grâce à la description des forces et des parties de l’âme humaine dans le De Anima d’Aristote ainsi qu’à l’époque moderne dans le sillage de Descartes et de ses connaissances philosophiques fondées sur la conviction de l’existence du moi pensant - mais qui n’avait toujours occupé qu’un rang subalterne dans l’échelle des disciplines philosophiques et dont le développement était par conséquent resté limité. Selon Locke, la philosophie tout entière doit désormais être considérée comme la science de l’homme. Sa tâche principale serait d’étudier l’entendement et le désir de l’âme à travers les résultats de ses facultés sensuelles et intellectuelles. Les espèces et les degrés des idées, qui appartiennent à l’âme en tant que facultés actives et passives, sont soumis à des analyses et à des systématisations étendues. L’empiriste sceptique, David Hume, ainsi que certains représentants de la philosophie du « common sense », à l’instar de Thomas Reid, ont garanti la continuité de ce système de pensée. Des théoriciens de la philosophie du « moral sense », comme Shaftesbury, Hutcheson et Adam Smith, se sont quant à eux appliqués à suivre la voie inaugurée par Locke en empruntant les sentiers de l’esthétique et de la philosophie morale. En France, ce mouvement était en lien avec les courants du matérialisme et du sensualisme du XVIII e siècle et a été préparé par une conception du cartésianisme transmise dans l’esprit du mécanisme. Condillac notamment, qui partageait l’opinion de Locke sur l’origine empirique et sensuelle de la connaissance, qu’il radicalisa, joua un rôle déterminant dans le domaine de la doctrine de l’âme et de l’esprit avec son Essai sur l’origine des connaissances humaines 11 et son Traité des sensations 12 . Il convient d’évoquer également le matérialiste Helvétius, qui exprimait dans son livre populaire, De l’esprit 13 , l’opinion selon laquelle on pouvait expliquer le monde de l’esprit comme une manifestation du monde physique et la morale comme un produit de nos passions ainsi que de notre sensibilité. L’Allemagne de la seconde moitié du XVIII e siècle connut une évolution semblable. Mais cette dernière se présenta comme un processus de transformation dans le cadre de la philosophie systématique classique et rationaliste de Christian Wolff, orientée vers la discipline reine de la métaphysique. Des anthropologues, des philosophes et des psychologues tels qu’Ernst Platner 14 , 10 Première édition : Londres, 1690. Durant le XVIII e siècle, l’ouvrage fut réédité à plusieurs reprises en anglais et en d’autres langues. 11 Première édition : Paris, 1746. 12 Première édition : Paris, 1754. 13 Première édition : Amsterdam/ Paris, 1758. 14 1744-1818, professeur de philosophie et de médecine à Leipzig. OeC02_2012_I-173AK2.indd 10 OeC02_2012_I-173AK2.indd 10 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 11 Johann Nikolaus Tetens 15 , Johann Georg Heinrich Feder 16 et Christoph Meiners 17 , cherchèrent dès les années 1770 à dégager les prémisses immanentes à ce système. Ils annoncèrent une théorie psychologique des facultés, l’approfondirent et, finalement, l’élevèrent au rang de nouvelle discipline philosophique. Là encore, l’influence de Locke - accrue par la publication des Nouveaux essais sur l’entendement humain 18 - fut manifeste. Ce processus, qui ne fut néanmoins pas considéré comme une rupture, fut soutenu par le wolffianisme esthétique conçu par Alexander Gottlieb Baumgarten et son entourage. Ce groupe d’adeptes de Wolff tenait à valoriser les facultés de connaissance inférieures (ou sensuelles) par rapport aux facultés de connaissance supérieures (ou rationnelles), ce qui généra de nouveaux débats sur les rapports entre pensée, représentation et sentiment. Johann Georg Sulzer, Johann Gottfried Herder, Moses Mendelssohn et Johann August Eberhard 19 , notamment rédigèrent alors des ouvrages décisifs sur la notion de sentiment et sur le rapport entre sentiment et pensée. Grâce aux ouvrages sur l’esthétique composés par le chef de l’Aufklärung berlinoise, Moses Mendelssohn, une conviction qui allait prévaloir chez Kant se mit à circuler ; elle stipulait que la faculté du goût ou le jugement esthétique relevait non pas de la faculté théorique ou pratique, mais d’une troisième faculté élémentaire et autonome de l’âme humaine 20 . La philosophie de Kant ne cessait de gagner en notoriété depuis la parution de la Critique de la raison pure 21 . À la faveur de son paradigme d’une raison critique dirigée contre des points de vue dogmatiques et sceptiques, la philosophie kantienne approfondit la réflexion sur la théorie de la connaissance ainsi que sur la critique de la métaphysique : elle surpassa dans ce domaine tant l’empirisme dans la ligne de Locke et de Hume que 15 1736-1807, professeur de philosophie à Kiel. 16 1740-1821, professeur de philosophie à Göttingen. 17 1747-1810, professeur de philosophie à Göttingen. 18 Première édition : Amsterdam/ Leipzig, 1765 (Dans : Œuvres philosophiques latines et françoises. Ed. R.E. Raspe). 19 Le rapport entre pensée et sentiment se trouvait au centre du sujet de concours de l’Académie de Berlin rédigé par Sulzer en 1773. Eberhard reçut le premier prix pour son traité Allgemeine Theorie des Denkens und Empfindens. Eine Abhandlung, welche den von der Königl. Akademie der Wissenschaften in Berlin auf das Jahr 1776 ausgesetzten Preis erhalten hat, paru en 1776 à Halle. 20 Au sujet de la doctrine des trois facultés élémentaires, élaborée avant Kant surtout par Mendelssohn et Tetens, mais à la genèse de laquelle Baumgarten et Sulzer prirent une part non négligeable, voir Marion Heinz : Sulzer und die Anfänge der Dreivermögenslehre bei Kant. In : F. Grunert, G. Stiening (éd.) : Johann Georg Sulzer (1720-1779). Aufklärung zwischen Christian Wolff und David Hume. Berlin : Akademie, 2011, 83-100. 21 Première édition : Riga, 1781. OeC02_2012_I-173AK2.indd 11 OeC02_2012_I-173AK2.indd 11 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 12 Martin Bondeli toutes les nuances du rationalisme inspirées de Leibniz et de Wolff. Cela ne remit cependant nullement en question le fait de considérer l’âme humaine comme objet principal de la philosophie, mais le renforça : une des intentions fondamentales de Kant était de mieux mettre en évidence les frontières et les liens existants entre la raison théorique (relative à la connaissance), la raison morale et pratique (concernant le désir ou la volonté), la raison technico-pratique (déterminant les buts) et la raison esthétique (rendant des jugements de goût). Durant les premières décennies du XIX e siècle, le mouvement de pensée qui mena de Kant à Hegel, en passant par Reinhold, Fichte et Schelling, marqua une rupture avec le mouvement de philosophie psychologico-anthropologique, dans la mesure où l’on attribua davantage de poids à certains modèles de pensée métaphysique. 22 Mais ici également, la continuité est manifeste : la valorisation de la sensualité et de la raison esthétique, provenant du wolffianisme esthétique, fut maintenue et elle permit d’articuler parfaitement des conjugaisons idéales de sensualité et de raison. En tant qu’auteur philosophique qui raisonne et qui s’exprime sur les facultés de l’imagination ainsi que sur le rapport entre sensibilité et pensée dans les premières décennies du XIX e siècle, Bonstetten se situe naturellement au confluent de ces courants qui s’étendent du XVIII e siècle au début du XIX e siècle. Intellectuel parfaitement à l’aise en anglais, en français et en allemand, il a accès à de nombreux ouvrages relevant de son domaine de recherche et il s’efforce de se les approprier. Il ne cache cependant ni ses préférences ni ses aversions à l’encontre de ces courants. En outre, il ne renonce pas à la prétention de participer à la discussion avec un esprit critique et novateur. Les théories sensualistes dans la ligne de Locke et de Condillac constituent incontestablement les modèles fondamentaux de Bonstetten. Ce furent sans aucun doute ses études auprès de l’érudit genevois Charles Bonnet et sa lecture attestée de l’Essai analytique sur les Facultés de l’âme 23 qui éveillèrent l’intérêt de Bonstetten pour ce domaine. Grâce à Bonnet, Bonstetten prit connaissance de la psychologie physiologique, qui s’intéresse aux liens entre événements psychiques et excitations physiques des nerfs. Bonnet lui fit également connaître la philosophie de la nature qui cherche à résoudre le problème par gradations selon une évolution du simple au complexe (dans le cadre de ce courant fut d’ailleurs esquissée 22 Il s’agit des modèles de pensée métaphysiques qui tirent leurs origines avant tout de Spinoza, du Neo-Platonisme et de la dotrince kantienne sur les « idées transcendentales ». 23 Première édition : Copenhague, 1760. - Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. XXXIX, LXXI. OeC02_2012_I-173AK2.indd 12 OeC02_2012_I-173AK2.indd 12 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 13 l’idée d’une échelle des êtres organiques très discutée). Sans doute, le fait que Bonstetten s’oriente vers le sensualisme tout en s’appropriant les théorèmes de Leibniz sur l’« harmonie préétablie » ainsi que sur la perfectibilité du monde intellectuel et physique est également imputable à l’influence de Bonnet. On ignore par contre - bien que cela semble vraisemblable 24 - si Bonstetten fut inspiré par les adeptes de Wolff et de Leibniz qui tentèrent de rendre compréhensible l’unité et la différence entre penser et sentir à partir de points de vue empirico-psychologiques et esthétiques. Kant, enfin, participe à la façon dont Bonstetten développe et consolide l’édifice de sa pensée. Toutefois, l’influence de Kant est avant tout négative : Bonstetten reproche à la pensée kantienne de constituer les errements philosophiques qu’elle critique elle-même. Bonstetten ne cache pas en effet qu’il considère Kant comme un penseur peu attrayant, trop abstrait et trop peu attentif à la richesse de l’expérience ainsi qu’à celle de la vie. En tout et pour tout, la philosophie de Kant lui paraît incarner la froide façon de penser du Nord, qui tend à exagérer intériorisation et systématisation. 25 Bonstetten est encore plus négatif à l’égard des idéalistes postkantiens Fichte, Schelling et Hegel ; ici également, c’est son aversion pour une manière de penser bien précise qui est décisive, et non pas une divergence touchant au contenu. Alors que Fichte, Schelling et Hegel pensent avoir libéré l’esprit fertile de Kant de l’étroitesse du système kantien, 26 Bonstetten est de l’avis contraire : selon lui, les successeurs de Kant méconnaissent le réel « esprit » philosophique de leur maître et au lieu de partir de résultats substantiels, ils ne s’attachent « qu’à ses formes, qu’à son système », ils se surpassent en caricaturant le côté formaliste et systématique de la philosophie kantienne 27 . En ce qui concerne le programme philosophique, la distance qui sépare Bonstetten de Kant et de ses successeurs idéalistes est moins grande qu’il n’y paraît à première vue. Si ferme que soit sa position dans le domaine d’un sensualisme dans le style de Locke et de Condillac, Bonstetten refuse 24 Les ouvrages philosophiques de Bonstetten n’évoquent ni Sulzer, ni Mendelssohn, ni Eberhard. On y trouve par contre des références à Herder. Ses efforts pour comprendre le sentiment et la pensée comme un phénomène cohérent n’ont pas pu échapper à Bonstetten. 25 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 129 sq. et L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502 sq. - Plus tard, Bonstetten atténue son jugement négatif de Kant (voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 856, 1247) ; cela est dû au fait qu’il considère divers jugements de Kant comme productifs. 26 À ce sujet, cf. surtout la distinction qu’opère Hegel entre « l’esprit » et la « lettre » de la philosophie kantienne (voir G.W.F. Hegel : Jenaer kritische Schriften. Gesammelte Werke, éd. Rheinisch-Westfälische Akademie der Wissenschaften, t. 4, Hamburg, 1968, p. 5). 27 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 62, 94 sq. OeC02_2012_I-173AK2.indd 13 OeC02_2012_I-173AK2.indd 13 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 14 Martin Bondeli tout aussi nettement des interprétations trop partiales de ce sensualisme et marque une volonté de suivre son propre chemin. Curieusement, cette voie le conduit à des jugements qui le rapprochent de Kant et des idéalistes allemands, comme nous allons le voir dans la suite à l’aide de trois exemples tirés des réflexions psychologiques de Bonstetten. Il sera question d’abord du concept de sens intérieur que Bonstetten s’applique à développer en lien avec les notions de l’imagination et du sentiment (I), puis du concept de liberté qu’il évoque dans le cadre du niveau moral du sens intérieur (II) et finalement du concept d’expérience auquel il recourt avant tout au niveau de la méthode de la connaissance (III). I Les concepts de l’imagination, du sentiment et de la pensée, qui apparaissent dans les titres des traités publiés de Bonstetten, constituent trois concepts importants dans ses réflexions psychologiques. Il s’agit de démontrer, d’une part, que la pensée (et la représentation) sont stimulées, mues et animées par le sentiment et, d’autre part, que les facultés de l’imagination consistent en un rapport entre le sentiment et la pensée (ou la représentation). L’imagination unifie en effet le sentiment et la pensée en se manifestant sous la forme des lois chronologiques que sont la succession et l’association ainsi que sous la forme d’effets de composition et d’invention. 28 À cela s’ajoute une autre trinité de concepts axiomatiques : sensation, idée (représentation) et sentiment. Dans ce cas-là, Bonstetten tente avant tout de saisir le sentiment dans sa différence avec la sensation et avec l’idée. Le sentiment est caractéristique de la faculté de la sensibilité et s’érige comme un sens autonome, que Bonstetten appelle d’abord « sixième sens », puis « organe intérieur » ou « sens intérieur » 29 . Selon les explications de Bonstetten, la sensation est d’abord un processus physique. Une donnée extérieure, par exemple un objet vert, affecte les sens et l’esprit. L’idée par contre relève du mental. L’âme se réfère à quelque chose et par là, elle représente quelque chose, elle a l’idée de quelque chose, l’idée du « vert ». L’idée en tant que processus ne relève jamais seulement des sens, mais toujours et en même temps des facultés intellectuelles ; elle n’est jamais seulement perception, mais toujours aussi pensée. Car sans pensée, sans langue et par conséquent sans faculté activée d’une intelligence qui forge des concepts et des jugements, il serait impossible d’articuler le contenu de l’idée. Finalement, il importe de comprendre le sentiment comme un processus mental qui anime le contenu 28 Voir la première partie des Recherches, Bonstettiana, Philosophie, pp. 167-205. 29 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 209, 581 sqq., 1030 sqq. OeC02_2012_I-173AK2.indd 14 OeC02_2012_I-173AK2.indd 14 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 15 d’une idée. Disposer du contenu d’une idée est une situation émotionelle : l’idée « verte » éveille une émotion « verte », accompagnée d’une série d’émotions semblables. Et cette émotion « vert » me touche principalement comme une impression de la perfection ou de l’imperfection, de l’agréable ou du désagréable. Dans le cas du sentiment, l’activité de l’âme - et donc par conséquent la mise en perspective d’un objet par un moi - joue un rôle bien plus grand que dans le cas de la sensation ou de l’articulation d’un contenu de l’idée. Dans un sens emphatique, le sentiment est mon sentiment ; le sentiment de quelque chose va directement de pair avec le sentiment de moi. Aussi n’est-ce pas par hasard que Bonstetten, lorsqu’il traite plus en détail de la sensibilité en tant que sens intérieur, aborde également le « sanctuaire » de l’âme et l’instance en nous que nous appelons « moi » 30 . Par ailleurs, il convient d’observer que le sentiment est traditionnellement classé comme une sorte d’idée parmi les fonctions des sens et des résultats obtenus par les facultés d’intuition et d’imagination. L’organe du sentiment apparaît comme le « sens des sens » ou comme la faculté de l’intuition sensuelle par excellence. Bonstetten se rallie à cette classification. Bien qu’il distingue le sentiment de l’imagination, il lui importe de souligner le rapport qui unit ces deux concepts et leur ressemblance : tous deux sont simultanément intellectuels et sensuels, tous deux ont une fonction au service de notre faculté de mémoire, tous deux sont à considérer comme des facultés actives et productives. Alors que dans un premier temps, Bonstetten regarde le sentiment et l’imagination comme des facultés nécessitant autant d’explications l’une que l’autre, il change d’avis à un niveau plus élevé de sa réflexion. Dans l’introduction à ses Études, il explique qu’à la différence de l’ouvrage de 1807, il ne s’attachera plus essentiellement à explorer l’imagination, mais davantage à traiter de la sensibilité de façon plus approfondie. Il différencie trois classes de sentiments, que l’on pouvait déjà distinguer partiellement dans l’imagination et dans le sens intérieur : « I.° le sens de nos besoins matériels, II.° le sens du beau, III.° le sens moral » 31 . À la suite de cette révision, 30 Le parallèle entre sentiment de quelque chose et sentiment de moi est au fond un topos tant chez Condillac que chez les adeptes du wolffianisme psychologique et esthétique. Sulzer le traite abondamment. Chez lui, on peut comprendre le sentiment, distinct de l’idée, comme une forme subjective de l’idée que l’on se fait d’un objet en ce qu’elle se réfère à l’âme (voir Udo Thiel, « Sulzer über Bewusstsein im Kontext ». In F. Grunert, G. Stiening (éd.), Johann Georg Sulzer (1720-1779). Aufklärung zwischen Christian Wolff und David Hume. Berlin : Akademie, 2011, 25-27, 34-36.) Pour Bonstetten par contre il convient de voir le sentiment comme base de l’idée et non comme manière de se faire une idée, ni comme une composante subjective de l’idée. 31 Bonstettiana, Philosophie, pp. 581, 1033. OeC02_2012_I-173AK2.indd 15 OeC02_2012_I-173AK2.indd 15 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 16 Martin Bondeli le concept du sens intérieur devient le pivot et la charnière de la recherche dans son ensemble, alors que la présentation de sujets matériellement utiles, esthétiquement harmonieux et moralement agréables devient quant à elle, le but essentiel de son exposé. En outre, Bonstetten fournit une nouvelle explication du rapport entre sentiment et pensée ainsi qu’une analyse plus détaillée de l’intelligence. Ce n’est plus l’imagination en tant que telle, mais la sensibilité même, après avoir intégré l’imagination, qui établit le lien avec la pensée. Par ailleurs, on ne peut suffisamment comprendre notre intelligence, si l’on n’inclut pas les conceptions de vérités logiques issues de la théorie de la connaissance (concernant le rapport entre idée et objet extérieur) 32 . Par conséquent, il faut tenir compte des limites auxquelles se heurte l’exigence d’une unité de sentiment et de pensée. Les significations de « convenance » pertinentes pour la vérité logique et relevant de la théorie de la connaissance ne peuvent être interprétées comme les variantes de la convenance dont il s’agit dans le cas du sentiment, à savoir la convenance comme harmonie ou émotion du plaire. En d’autres termes, on ne peut faire abstraction de l’autonomie de l’intelligence dans son rapport à la sensibilité et à l’imagination : « La vérité logique suit les lois de l’intelligence, qui compare, distingue, rapproche, et classe les objets dans le temps et l’espace. L’intelligence s’élève d’identité en identité à la connaissance des objets extérieurs, tandis que l’imagination, suivant toujours les lois du sens intérieur, va de préférence en préférence. 33 » En expliquant le sens intérieur par une sensibilité structurée graduellement et imprégnée de la signification de l’imagination, Bonstetten confère à cet organe des traits sensuels, mais aussi intégraux et dynamiques. De cette manière, il cherche manifestement à se distancier de ses modèles : Locke, Bonnet et Condillac. Chez Locke, le sens intérieur (« internal sense ») constitue outre la source de la perception (« sensation ») la source de la réflexion (« reflection ») 34 . Si, dans le cas de la perception, ce sont des objets extérieurs qui imposent des idées à l’entendement, dans le cas de la réflexion, par contre, c’est l’esprit qui fournit à l’entendement des idées issues de ses propres opérations : « the mind furnishes the understanding with ideas of its own operations » 35 . Parfois, Bonstetten compare ce qu’il nomme « idée » avec la source de la « sensation » chez Locke 36 et lorsqu’il traite de la fonction synthétique de l’intelligence, des marques d’approbation de la « reflection » de Locke ne 32 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 740-749, 1303-1313. 33 Bonstettiana, Philosophie, p. 744. 34 Voir An Essay Concerning Human Understanding, livre II, chapitre I, § 3-4. 35 Voir An Essay Concerning Human Understanding, livre II, chapitre I, § 5. 36 Voir Bonstettiana, Philosophie, p. 1032. OeC02_2012_I-173AK2.indd 16 OeC02_2012_I-173AK2.indd 16 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 17 manquent pas 37 . Ce que Bonstetten développe comme sa propre conception d’un sens intérieur n’est cependant nullement identique à la source de la réflexion chez Locke. En tant que faculté appartenant au sentiment, le sens intérieur n’est pas selon Bonstetten une faculté avant tout spirituelle et encore moins une faculté spirituelle côtoyant une faculté sensuelle. En ce qui concerne Bonnet et Condillac, Bonstetten concorde avec leur attitude sensualiste fondamentale, divergente de celle de Locke. Le sens intérieur n’est pas une source particulière, différente de la sensualité ; il est plutôt l’organe principal de la sensibilité caractérisée par des degrés sensuels et spirituels. Bonstetten diffère cependant de Bonnet en ce qui concerne la caractérisation de la faculté de l’imagination, qui revient au sens intérieur. Dans les Recherches, il montre que la définition que donne Bonnet de l’imagination comme faculté de se représenter des objets absents est trop étroite. Il reproche par ailleurs explicitement à Bonnet de ne pas avoir distingué suffisamment l’imagination de la mémoire et d’avoir vu dans l’imagination seulement une forme plus intense de la mémoire 38 . En contrepartie, Bonstetten voudrait que le côté productif et créateur de l’imagination soit également pris en considération 39 . Par cette critique de Bonnet et par sa prise de position en faveur d’une conception plus large de l’imagination, Bonstetten se rapproche de Condillac. À la différence de Bonnet, Condillac a établi une distinction que l’on doit qualifier de substantielle entre l’imagination, qui conserve la perception, et la mémoire, qui n’en conserve que les noms et les circonstances 40 . Bien que Condillac parle avant tout de l’imagination comme d’une capacité, propre à l’attention et à la contemplation, qui reproduit des perceptions, il tient à la considérer en même temps comme une faculté génératrice de nouvelles combinaisons d’idées 41 . Il ne traite cependant pas de cette dernière facette de l’imagination en particulier et, tout en réfléchissant sur les aspects esthétiques de l’imagination, il se contente de renvoyer le lecteur à une recherche ultérieure 42 . Aussi Bonstetten s’en prend-il également au représentant principal du sensualisme français : les contributions de Condillac constituent certes une lueur d’espoir, conclut-il, puisqu’elles garantissent autant une conception fondamentale sensualiste du sens intérieur que l’intention de ne pas voir l’imagination uniquement comme une faculté passive. Mais il convient de 37 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 1058, 1099. 38 Voir Bonstettiana, Philosophie, p. 167. 39 À cet égard, Bonstetten établit ensuite une distinction entre la mémoire comme « faculté conservatrice » et l’imagination comme faculté « excitatrice et combinatrice ». (Bonstettiana, Philosophie, pp. 884, 1275). 40 Voir Essai sur l’origine des connaissances humaines, I/ 2, § 19-20. 41 Voir Essai sur l’origine des connaissances humaines, I/ 9, § 75, note. 42 Voir Essai sur l’origine des connaissances humaines, I/ 10, § 91. OeC02_2012_I-173AK2.indd 17 OeC02_2012_I-173AK2.indd 17 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 18 Martin Bondeli critiquer le manque de courage de cet auteur, qui ne réalisa pas résolument ses plans relatifs à l’imagination. Avec ses propres travaux, Bonstetten comble la lacune laissée par Condillac. Il reconnaît à l’organe du sens intérieur une faculté de l’imagination tant active que passive et qui concerne des activités de l’âme aussi bien morales, pratiques et esthétiques que constitutives de la connaissance. Dans ce contexte, Bonstetten n’évoque que rarement Kant 43 . Mais il est évident qu’en s’élevant ainsi contre un sensualisme étroit, il adopte quelques-unes des positions-clés de Kant. Dans la Critique de la raison pure, Kant conçoit le « sens interne » comme un « temps », en opposition au « sens externe » conçu comme un « espace » 44 . À partir de là le sens interne ne lui sert pas seulement de matrice temporelle ordonnant des matières placées dans l’espace. Selon Kant, le sens interne est aussi ce par quoi « l’esprit s’intuitionne lui-même, ou intuitionne son état intérieur » 45 . De cette manière, Kant considère dès le début le sens interne non seulement sur la base d’une relation forme-matière, mais également dans l’horizon d’une intuition de soi, qu’il appelle plus précisément « la manière dont l’esprit est affecté par sa propre activité » 46 et qu’il explique comme un effet qu’exerce l’entendement sur le sens interne 47 . Dans cette perspective, le sens interne ne doit pas être identifié à l’entendement, l’aperception pure ou le moi, puisque, contrairement à eux, il relève du pur sensualisme. Mais il ne doit pas non plus être considéré comme séparé de l’entendement, d’autant plus que, stimulé par l’entendement, il peut se montrer actif et pas purement réceptif. En vertu de cette double fonction, sensuelle et intellectuelle, le sens interne participe à la formation de concepts qu’il dote de sens. Il donne une forme figurée ou schématique à des concepts qui ne sont que des noms. En d’autres termes, c’est au sens interne, affecté par l’entendement, que revient la faculté de « l’imagination », comme Kant l’explique 48 . Dans ce cas, il ne 43 Dans le cadre d’un passage des Études relatif à la faculté de la mémoire, Bonstetten évoque la conception kantienne du temps. (Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 891, 1284) Dans ses travaux préparatoires aux Recherches, il se réfère rapidement à la conception kantienne de l’espace et du temps (voir Bonstettiana, Philosophie, p. 154). Il devait par conséquent également connaître la définition kantienne du temps comme sens intérieur. Une prise de position explicite de Bonstetten sur ce point chez Kant manque cependant. 44 Voir Critique de la raison pure A 22 sq./ B 37 sq. (Œuvres philosophiques. Édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié. Paris : Gallimard, 1980sq., Vol. I, 784sq.). 45 Voir Critique de la raison pure A 22/ B 37. (Œuvres philosophiques I, 784). À cet égard Kant adopte la conception du « sensus internus » de Wolff et Baumgarten. 46 Voir Critique de la raison pure B 67. (Œuvres philosophiques I, 807). 47 Voir Critique de la raison pure B 153, B 155. (Œuvres philosophiques I, 868sq.). 48 Voir Critique de la raison pure B 151 sq. (Œuvres philosophiques I, 867). OeC02_2012_I-173AK2.indd 18 OeC02_2012_I-173AK2.indd 18 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 19 peut pas s’agir seulement d’une imagination commune ou reproductive. En tant qu’organe d’un sens interne que stimule l’entendement, l’imagination a également part à un acte de spontanéité. Il convient donc de parler d’une « imagination productrice ». Dans la Critique de la raison pure, Kant a souligné l’importance de cette imagination productrice avant tout pour établir des schémas temporels que l’on peut classer parmi les concepts purs de l’entendement. En vertu de l’imagination productrice, un concept peut être traduit en un schéma temporel, un schéma de la simultanéité ou de la succession. En ce qui concerne notre monde empirique, ce n’est qu’en relation avec l’intuition qu’un concept est doté de sens et de signification. Ce n’est qu’à cette condition-là que l’on peut développer un processus de création de la connaissance. Avec sa Critique de la faculté de juger, Kant n’a laissé planer aucun doute quant au fait que l’imagination productrice constitue un véhicule indispensable de la production et du jugement esthétique. Selon Kant, le jugement du goût, c’est-à-dire le fait de qualifier un objet de « beau », se fonde sur un état d’esprit qui se présente dans le « libre jeu » de « l’imagination » et de « l’entendement » 49 . Cependant, l’imagination productrice reste liée à une matière sensuelle, même dans son rôle d’artiste et elle n’est donc pas une faculté que l’on pourrait qualifier stricto sensu de « créatrice » 50 . Tout comme Kant, Bonstetten est d’avis - nous l’avons vu - qu’en ce qui concerne la connaissance et le jugement esthétique, nous disposons d’un sens intérieur lié en priorité à la fois à des idées du temps et à notre opinion de nous-mêmes. En outre, une action combinée de facultés sensuelles et intellectuelles, tout comme une imagination créatrice, figure parmi les composantes essentielles de ce sens intérieur. Alors que Kant développe les passages-clés liés aux concepts du sens interne et de l’imagination comme les éléments d’un concept de la raison complexe, théorique, pratique et esthétique, en ne leur attribuant ainsi qu’une fonction limitée et clairement subordonnée dans certaines parties de son édifice de critique de la raison, Bonstetten vise, quant à lui, en développant ces concepts, quelque chose de fondamental et de global. À ses yeux, le sens intérieur constitue le fondement d’un ensemble formé de sens théoriques, matériels, esthétiques et moraux. Par conséquent, la sensibilité, qu’il faut associer au sens intérieur, apparaît comme la première faculté, la faculté de toutes les facultés. Par là, les pensées de Bonstetten concernant la globalité et l’harmonie, influencées par Leibniz et Wolff, jouent un rôle éminent. À cet endroit cependant, Bonstetten se rapproche nolens volens de l’idée d’un système que les idéalistes allemands font alors valoir sur un nouvel arrière-plan kantien. Depuis 49 Voir Critique de la faculté de juger, § 9. (Œuvres philosophiques II, 975). 50 Voir Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 28. (Œuvres philosophiques III, 985sq.). OeC02_2012_I-173AK2.indd 19 OeC02_2012_I-173AK2.indd 19 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 20 Martin Bondeli 1789, le kantien Reinhold se consacre à une révision de la critique kantienne de la raison du point de vue de la théorie des facultés. Il s’agit de reconstruire l’ensemble de l’édifice de la raison à partir d’une première faculté, la faculté de l’idée. Fichte et le jeune Schelling suivent dans les années 1790 ce projet portant sur un système général de la raison, étant d’avis qu’il convient de partir non pas de la faculté de l’idée, mais du moi dans son activité intellectuelle. Schiller, Hölderlin, Novalis, Friedrich Schlegel et Schleiermacher contribuent à ce projet de réflexions esthétiques sur le premier principe de la philosophie. Vers 1800 déjà, Schelling réunit de façon remarquable cette idée postkantienne d’un système avec le concept d’un sens intérieur. Ainsi, on peut lire dans l’introduction à son Système de l’idéalisme transcendantal que la connaissance la plus élevée issue du système postkantien reposerait sur l’organe de l’intuition intellectuelle, un « sens intérieur » que l’on pourrait également appeler « esthétique » 51 . En filigrane s’impose la conclusion que Bonstetten a développé une théorie du sens intérieur apparentée à des passages-clés de la psychologie et de l’esthétique kantiennes et à des idées des idéalistes allemands relatives à la théorie des facultés. Ce qui sépare cependant Bonstetten tant de Kant que des idéalistes allemands concerne en priorité leurs conceptions et leurs appréciations différentes du concept de sentiment. D’après Kant, le « sentiment » (« Empfindung ») consiste soit, d’un point de vue objectif, en la matière et en l’effet qu’elle exerce sur notre capacité d’idée, soit, d’un point de vue subjectif, en l’expression d’un plaisir ou d’un déplaisir consécutif à l’action d’un sens. Par là, le sentiment est sensuel et non pas intellectuel, il s’agit d’une faculté empirique et non pas rationnelle. Les idéalistes allemands ne modifient pas fondamentalement cette conception ni cette appréciation, même si dans certains cas la conciliation de la sensualité et de la raison devient une tâche importante et que le concept kantien de la raison s’en trouve élargi et assoupli du point de vue dialectique. Bonstetten par contre, tout sensualiste qu’il est, opère avec une conception large du sentiment, quand il l’entend comme idée animée ou comme sens intérieur, simultanément sensuel et intellectuel. 52 À la suite de cela, il part également du fait que la raison ne constitue pas un organe étranger à la sensibilité. Aux yeux de Bonstetten, Kant et les idéalistes, malgré leurs efforts, ne rendent pas justice à l’intention du sensualisme. Aux yeux de Kant et des idéalistes 51 Voir F.W.J. Schelling : Sämtliche Werke. Éd. K.F.A. Schelling. Stuttgart, 1856-1861. I/ 3, p. 350 sq. 52 A ce sujet Bonstetten approche de la théorie de l’aperception de Maine de Biran. Ce penseur défend la thèse que le Moi est une aperception immédiate qu’on doit faire comprendre comme « sens intime », contenu dans tous les effets et tous les états sensuels et intellectuels. Voir De l’aperception immédiate (Berlin, 1807). OeC02_2012_I-173AK2.indd 20 OeC02_2012_I-173AK2.indd 20 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 21 allemands, il est inévitable que le sensualisme, même formulé de façon intégrative et pure, manque l’essence de la raison. II L’« harmonie » des facultés de l’âme est un topos dans la pensée de Bonstetten que l’on rencontre non seulement lorsqu’il présente les lois de l’imagination, mais également lorsqu’il réfléchit sur le sens du beau et sur le sens moral. La configuration des diverses parties de l’âme est ce qui détermine le sentiment du beau et ce qui donne l’impression d’une vie réussie et heureuse au niveau moral. Lorsqu’il aménage le niveau moral de son édifice de pensées psychologique, Bonstetten ne se contente pourtant pas de parler d’un sens moral lié aux idées de bien public et de bonheur. Il discute aussi du sens moral qui nous semble participer à nos actions et à notre volonté. C’est précisément ce sens-là dont des philosophes du « moral sense » tels que Francis Hutcheson et Adam Smith ont affirmé l’existence en tant que faculté autonome et qu’ils ont reconnu principalement dans les sentiments de bienveillance, de pitié et de sympathie. Bonstetten suit cette direction ; l’ouvrage monumental de Smith, The Theory of Moral Sentiments 53 , qui marque à ses yeux une étape importante de la nouvelle pensée philosophico-morale et psychologico-morale, lui sert de modèle pour son exposé. À son avis, Smith affirme avec raison que pour toute action morale le sentiment moral serait décisif, non seulement pour la raison de la motivation, mais également pour la mesure du raisonnement, l’« impartial spectator » 54 . Mais selon Bonstetten, Smith sépare trop le sentiment moral de la sensibilité en général. Il critique notamment la prise en compte insuffisante du sentiment esthétique, et donc du sentiment de l’harmonie. Cela vient du fait que Bonstetten considère le rapport harmonie-dissonance comme plus fondamental que le rapport sympathie-antipathie, central pour Smith. Bonstetten relie ainsi de façon originale le concept smithien du sens moral avec une pensée de l’harmonie d’origine leibnizienne mais esthétiquement transformée. De l’idée d’une harmonie des facultés de l’âme, Bonstetten déduit outre la beauté et le bonheur également la liberté. Ce n’est pas seulement la question de la liberté dans une vie raisonnable qui intéresse Bonstetten, mais aussi celle de la liberté dans l’action et dans la volonté, et donc celle du libre arbitre. Bonstetten tient la volonté en principe pour une tendance vers un bien ou un état préféré et il subdivise la volonté humaine en une volonté « intérieure » et une volonté « extérieure » 55 . La volonté intérieure s’applique 53 Première édition : Londres, 1759. 54 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 629, 773, 775, 778, 1106, 1152, 1154, 1158. 55 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 931, 1233. OeC02_2012_I-173AK2.indd 21 OeC02_2012_I-173AK2.indd 21 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 22 Martin Bondeli à ce qui se passe dans l’âme même, la volonté extérieure à un objet extérieur ; la volonté intérieure agit en tant que pensée et réflexion qui choisit et prend des décisions, la volonté extérieure comme volition qui devient action. On peut donc penser la liberté d’une part comme liberté d’action, c’est-à-dire comme liberté de faire ce que l’on veut, d’autre part comme libre arbitre, c’est-à-dire comme liberté qui n’exécute pas seulement la volonté, mais qui la détermine également. Bonstetten approuve les deux formes de libertés, se faisant davantage le champion du libre arbitre. Convaincu qu’une volonté libre doit se déterminer elle-même, Bonstetten affirme, dans les Recherches, la priorité de la liberté sur la volonté et il définit le libre arbitre comme faculté de se décider délibérément pour la sensualité ou pour la raison : « La liberté de l’homme précède la volonté ; elle consiste dans le pouvoir de décider la volonté pour le parti de la sensibilité ou pour celui de la raison » 56 . Avec cette prise de position ferme contre une liberté qui doit être considérée comme subordonnée à la volonté, Bonstetten refuse du même coup l’identification liberté-force. On peut certes comprendre la force comme une qualité de la liberté d’action, mais sous réserve comme qualité du libre arbitre. Dans sa Philosophie der Erfahrung 57 , Bonstetten réaffirme la position exprimée dans les Recherches ; il souligne que tant la décision pour une action raisonnable que celle pour une action passionnée relèvent de la volonté libre et il insiste sur la distinction implicite entre le libre arbitre, la liberté de l’homme en général, et la liberté morale, décision librement voulue de l’action morale : « La liberté morale ne doit point entrer dans la définition de la liberté de l’homme en général » 58 . La liberté morale consiste dans la liberté de décision tenant compte de l’alternative de la sensualité ou de la raison morale aussi bien que dans la décision pour la raison morale. Par conséquent, elle n’est pas le libre arbitre en général, mais elle est une forme particulière ou une variante de sa réalisation. Ne pas respecter cette distinction revient à mélanger le genre et l’espèce : « C’est tout confondre, que de faire entrer dans l’idée générale du genre, l’idée particulière d’une espèce subordonnée » 59 . Il est évident qu’en accordant la priorité à la liberté sur la volonté, Bonstetten favorise une liberté dans le sens de « choix » 60 . Il est également évident qu’il est ainsi amené à examiner de manière approfondie la conception traditionnelle de la liberté en tant que « libertas indifferentiae », une 56 Bonstettiana, Philosophie, p. 329. 57 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 1233-1243 ; cette partie de la Philosophie der Erfahrung manque dans les Études ; on en trouve une version préliminaire non publiée dans Bonstettiana, Philosophie, pp. 930-936. 58 Voir Bonstettiana, Philosophie, p. 933. 59 Bonstettiana, Philosophie, p. 933. 60 Voir Bonstettiana, Philosophie, p. 327. OeC02_2012_I-173AK2.indd 22 OeC02_2012_I-173AK2.indd 22 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 23 conception que Leibniz discute dans ses Nouveaux Essais sous la désignation de « liberté d’équilibre », supposant un équilibre entre des forces de la volonté, position que Leibniz juge intenable 61 . Bonstetten semble suivre pleinement Leibniz, lorsqu’il note au sujet de cet équilibre supposé : « L’idée d’un équilibre de forces et de motifs qui produirait le repos de la volonté est absurde » 62 . À y regarder de plus près, on constate cependant que cet accord cache deux points de départ différents. En vertu de sa thèse qu’il ne peut y avoir deux objets identiques ou deux parties identiques d’un même objet, Leibniz tient l’indifférence pour impossible et il tend donc à distinguer le libre arbitre uniquement de la « coaction » ou « contrainte », mais non de la « nécessité » 63 ; Bonstetten quant à lui reconnaît une certaine conception de l’indifférence, il est peut-être même obligé de la reconnaître pour pouvoir maintenir son affirmation de la volonté autonome. Si la volonté est autonome, elle n’est pas déterminée de l’extérieur, que ce soit par la contrainte ou par une nécessité supérieure. Par conséquent, la volonté se détermine elle-même et peut se déterminer elle-même à tout moment. De par cette autodétermination, la volonté est en quelque sorte indifférente, puisqu’elle peut faire une chose aussi bien que son contraire. Bonstetten partage cette acception de l’indifférence. L’interprétation de l’indifférence qu’il n’approuve pas, par contre, est celle qui part de l’idée d’un équilibre physique ou de l’idée d’une équidistance spatiale pour laquelle la liberté constitue le repos ou le centre. Selon Bonstetten, cette interprétation est à rejeter car elle est inappropriée à la conception première de la volonté. De par sa nature, la volonté n’est ni physique, ni spatiale. La volonté, en tant que faculté qui choisit, qui compare des options et qui pense, « est une opération que la matière n’explique point. Cette opération est comme l’entrée dans le domaine spirituel de l’homme » 64 . Il n’est néanmoins pas de première importance pour Bonstetten de se distancier de la conception leibnizienne du libre arbitre. Il lui importe avant tout de remettre à leur place les matérialistes et les déterministes, qui tiennent le libre arbitre pour une chimère ou pour l’idée absurde d’une volonté qui se veut elle-même. En prenant parti pour la priorité de la liberté sur la volonté et pour une liberté qui ne peut être identifiée avec la force, il attaque de plus explicitement Bonnet et Condillac 65 . Locke n’est pas évoqué, mais son explication selon laquelle la liberté ne concernerait pas la volonté, mais l’action, c’est-à-dire la puissance de faire ou de ne pas faire ce que l’on 61 Voir Nouveaux essais sur l’entendement humain II/ 1, § 15 ; II/ 21, § 15. 62 Bonstettiana, Philosophie, p. 934. 63 Voir Nouveaux essais sur l’entendement humain II/ 21, § 8. 64 Bonstettiana, Philosophie, p. 939. 65 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 327, 329, 936, 1239. OeC02_2012_I-173AK2.indd 23 OeC02_2012_I-173AK2.indd 23 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 24 Martin Bondeli veut 66 - explication appelée à devenir le canon de l’empirisme - est également critiquée dans son essence. À nouveau, on cherche en vain l’examen des positions de Kant et de ses successeurs. Si Bonstetten y avait procédé, il aurait certainement constaté des parallèles significatifs. Pour Kant et ses successeurs, la philosophie du « moral sense » n’a pas la même valeur que pour Bonstetten. Ces derniers sont d’avis que les sentiments moraux sont très utiles pour motiver les actions morales, mais pas pour justifier les jugements moraux. En ce qui concerne la justification des jugements moraux, c’est la raison morale qui doit être décisive et non pas le « sentiment moral, ce prétendu sens particulier » 67 . Cela ne change rien au fait que, par rapport au libre arbitre, il y a un accord remarquable. Comme Kant et ses successeurs, Bonstetten est un partisan du libre arbitre et il s’oppose aux conceptions matérialistes et déterministes de la liberté. Comme Kant et ses successeurs, Bonstetten cherche à se distancier d’interprétations insuffisantes du libre arbitre, qui ne surpassent le déterminisme qu’en apparence. Il convient de comprendre le libre arbitre prima facie non pas comme un élément contingent dans un système déterminé, mais comme l’opposé d’une nature soumise aux lois de la causalité. Selon Kant, la sphère de la liberté se trouve non pas à l’intérieur de la nécessité de la nature, mais au-delà. Elle possède sa véritable place dans le domaine de la raison morale, qui est à distinguer de la raison théorique ; par conséquent, sa signification et sa fonction essentielle résident dans une liberté morale. Il convient de reconnaître cette dernière non seulement comme liberté d’action, mais également et surtout comme libre arbitre ou volonté autonome. La volonté libre et autonome doit être décrite comme faculté de la volonté d’être une loi pour elle-même. Et le « principe » de cette volonté libre ou autonome est donc « de toujours choisir de telle sorte que les maximes de notre choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir » 68 . Selon Kant, la volonté qui se détermine et se choisit elle-même est une composante de la liberté, Bonstetten le souligne également dans sa conception du libre arbitre. Kant tient à souligner qu’en fin de compte, seule la volonté qui, dans son autodéterminisme et sa faculté de choisir, choisit ce qu’il faut, à savoir une maxime conforme à la loi morale, devrait être appelée libre ; Bonstetten par contre est d’avis que la volonté devrait être qualifiée de libre également lorsqu’elle se décide pour la sensualité, au lieu de la raison. Pour Bonstetten, il y a donc des raisons d’une part pour accepter la position de Kant et, d’autre part, 66 Voir An Essay Concerning Human Understanding, Book II, Chapter XXI, § 15. 67 Fondements de la Métaphysique des mœurs. Sect. II (Œuvres philosophiques II, p. 311). 68 Fondements de la Métaphysique des moeurs. Sect. II (Œuvres philosophiques II, p. 308sq.). OeC02_2012_I-173AK2.indd 24 OeC02_2012_I-173AK2.indd 24 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 25 pour lui reprocher de réduire le libre arbitre général au libre arbitre moral. Il est intéressant de noter que ce constat éloigne quelque peu Bonstetten de Kant, tout en le rapprochant davantage d’une discussion postkantienne. La conception du libre arbitre chez Bonstetten ressemble à celle de Karl Leonhard Reinhold, disciple de Kant. Dans le deuxième volume des Lettres sur la philosophie de Kant (Briefe über die Kantische Philosophie), paru en 1792, Reinhold explique être convaincu que tant la volonté pure et morale que la volonté impure et amorale doivent être qualifiées de libres ; par conséquent, il qualifie le libre arbitre de « faculté d’une personne de se déterminer ellemême pour satisfaire ou non un désir, soit selon la loi pratique, soit contre elle » 69 . Ainsi, la volonté libre morale aussi bien que la volonté libre amorale sont conçues comme des formes dérivées et élargies de la volonté libre en général. Dans un premier temps, Reinhold présenta sa définition du libre arbitre pour éclaircir des propos de Kant relatifs au concept de la liberté. Après la remarque de Kant tirée de l’introduction à La Métaphysique des mœurs publiée en 1797, selon laquelle « la faculté de choisir d’agir pour ou contre la loi (libertas indifferentiae) » ne ferait pas partie intégrante de notre liberté dans le cadre de la détermination des maximes 70 , Reinhold a présenté sa définition, en prétendant avoir surpassé une position kantienne imparfaite. Dans son ouvrage, Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, publié en 1809, Schelling affirme que « le concept réel et vivant » de la liberté consisterait dans le fait « qu’elle est une faculté du Bien et du Mal » 71 , une affirmation certainement impensable sans l’effet exercé alors par Reinhold et l’interprétation qu’il proposa. On ne peut exclure que Bonstetten ait également développé sa conception du libre arbitre à la suite de suggestions directes ou indirectes de Reinhold. III Le titre que Bonstetten donne à la version allemande de ses Études, Philosophie der Erfahrung (Philosophie de l’expérience), vient sans doute de son intention de situer son ouvrage aux antipodes de la philosophie allemande la plus récente, à ses yeux trop spéculative et trop pauvre en sentiments. Cela ne signifie pas que le titre serait inapproprié au sujet qui intéresse Bonstetten ; 69 Briefe über die Kantische Philosophie. Zweyter Band. Leipzig, 1792, 217 sq. (K.L. Reinhold : Gesammelte Schriften. Ed. M. Bondeli, t. 2/ 2, Basel, 2008, 188). 70 Voir Métaphysique des mœurs. Introduction, IV (Œuvres philosophiques III, p. 473sq.). 71 Philosophische Untersuchungen über das Wesen der menschlichen Freiheit und die damit zusammenhängenden Gegenstände. Mit einem Essay von Walter Schulz. Frankfurt a.M., 1975, p. 48. OeC02_2012_I-173AK2.indd 25 OeC02_2012_I-173AK2.indd 25 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 26 Martin Bondeli bien au contraire, dans ses premiers brouillons de philosophie déjà se trouve l’aspiration à une philosophie dont l’expérience constituerait le centre et elle préfigure l’ensemble de sa réflexion. L’échafaudage psychologique de ses réflexions est sans conteste édifié sur l’expérience des sens, tant sa pensée se caractérise par sa tendance à réunir des sujets et des connaissances d’origines diverses. Comme nous l’avons décrit, Bonstetten analyse les activités de l’âme au confluent des mécanismes physiques de la sensation et des processus mentaux de l’idée, de la pensée et du sentiment. Bien que cela conduise de facto à une association d’éléments de pensée matérialiste et d’éléments de pensée idéaliste, le vocabulaire utilisé pour l’exposé sur le sens intérieur, qui constitue le fil rouge de l’analyse, souligne l’orientation idéaliste de Bonstetten. En intégrant de plus les idéaux d’harmonie de Leibniz, la position de Bonstetten est celle de la synthèse de l’empirisme et du rationalisme classique. Mais à y regarder de plus près, l’un des deux l’emporte : de ce point de vue, Bonstetten est en premier lieu empiriste. Il adopte la position de base typique de Bacon, de Locke, de Hume et d’autres représentants célèbres de l’empirisme selon laquelle la réflexion doit d’une part être liée à l’expérience et d’autre part être considérée comme une opération ainsi que comme un résultat dont les origines se situent dans l’expérience. C’est par contre une autre question de savoir si Bonstetten s’accorde avec Locke contre Leibniz sur le fait que les idées innées n’existent pas. Bonstetten semble certes donner en principe raison à Locke, mais il ne renonce pas pour autant à tenir compte de l’objection formulée par Leibniz contre Locke, selon laquelle il serait difficile de considérer des activités issues de l’âme (distinguer, comparer) comme des activités enracinées dans l’expérience 72 . De plus, lors de réflexions relatives à la méthode de la connaissance, l’attitude fondamentalement empiriste de Bonstetten est manifeste. En accord avec Francis Bacon, qui critiquait dans le Novum organon la manière de penser stérile de l’aristotélisme scolastique, qui procédait par syllogismes et qui attendait des progrès nécessaires de la recherche et de l’ingéniosité empiriques tout comme de la méthode inductive - une élévation continuelle de l’activité de l’esprit, le conduisant de perceptions singulières à des généralisations - 73 , Bonstetten critique l’immobilisme des « sciences intellectuelles » 74 et prend le parti d’une « méthode analytique » qui, lors de la reconnaissance d’un objet, avance du « composé » vers le « simple » 75 . Sa critique implicite d’une méthode de la connaissance abstraite ou exclusivement synthétique 72 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 621-622, 1099-1100. 73 Cf. Instauratio magna. Novum organum. Aph. Lib. 1, §§ 13-14, 19, 22. 74 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 573, 1028. 75 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 801, 835, 1337, 1381. OeC02_2012_I-173AK2.indd 26 OeC02_2012_I-173AK2.indd 26 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 27 vise non seulement le rationalisme classique, mais également un empirisme qui certes combat ses adversaires rationalistes au niveau ontologique, mais s’accorde en grande partie avec eux au niveau épistémologique. À nouveau, Bonstetten considère qu’il importe d’être critique à l’égard de ses prédécesseurs sensualistes. Il reproche à Bonnet et à Condillac d’avoir donné trop d’importance au passage du simple au composé et d’avoir par là succombé à une abstraction inutile 76 . En ce qui concerne Locke, Condillac et Bonnet, il prétend que leur accès génétique à la connaissance est insuffisant : « Locke, Condillac et Bonnet ont pris leur sensation, non chez l’enfant nouveau-né, mais chez l’homme abstrait. Au lieu d’analyser un fait réel, ils ont construit l’esprit humain avec des abstractions. Ils ont étudié la naissance de l’arbre dans l’arbre fait au lieu de le suivre dans le germe. 77 » Alors que dans le premier cas, Bonstetten critique Bonnet et Condillac en endossant le rôle d’un nouveau Bacon - d’un Bacon dans le domaine de la psychologie -, il amplifie dans le second cas la critique que Condillac adresse à Locke. Le représentant le plus influent du sensualisme avait déjà reproché à l’auteur de l’Essay Concerning Human Understanding d’avoir analysé l’activité de l’âme de l’homme adulte plutôt que celle d’un enfant. Par là, il voulait dire que non seulement les idées, mais également les activités de l’âme devaient être considérées du point de vue de leur naissance à partir de l’expérience 78 . À y regarder de plus près, Bonstetten ne se borne pas à reprendre la critique de Condillac, mais il la retourne en fin de compte contre Condillac lui-même. Ce faisant, il semble vouloir mettre en évidence moins un problème de méthode qu’un problème lié au concept d’expérience. Selon Bonstetten, même des empiristes ou des sensualistes purs comme Condillac tirent ce qu’ils appellent l’expérience encore trop de livres et donc pas assez de l’observation de la nature ni de celle de soi-même. En tant qu’adepte de la méthode analytique du genre de Bacon, Bonstetten est bien conscient du fait que la qualité d’une connaissance déduite de l’expérience dépend non seulement d’une recherche minutieuse et d’une confrontation sévère des connaissances déjà acquises avec le monde empirique, mais également du maniement prudent de modèles théoriques. Ce n’est que lorsque la théorie est suffisamment développée que nous disposons d’une base d’expériences suffisamment riche et différenciée. L’expérience est indispensable, mais il convient également de considérer que « là où il n’y a pas de principe, il n’y a pas d’expérience » 79 , que l’expérience constitue un rapport entre faits et principes et que « l’expérience même 76 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 578, 1030. 77 Bonstettiana, Philosophie, pp. 905, 1073. 78 Voir Essai sur l’origine des connaissances humaines. Introduction. 79 Bonstettiana, Philosophie, pp. 611, 1067. OeC02_2012_I-173AK2.indd 27 OeC02_2012_I-173AK2.indd 27 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 28 Martin Bondeli est toujours vraie ou fausse, selon la théorie dont elle est l’application » 80 . Avec de telles considérations sur la potentialité de l’expérience et sur sa dépendance à l’égard de théories, Bonstetten se distancie non seulement d’un empirisme trop enclin aux concessions au niveau de la méthode de la connaissance pour un rationaliste mais aussi d’un empirisme naïf, c’est-àdire d’un empirisme insuffisamment en accord avec ses données théoriques. De ce point de vue, Bonstetten est finalement bien plus proche de Kant et de ses successeurs qu’il ne l’a semblé d’abord. À la différence de Bonstetten, Kant a certes fait peu cas d’une recherche approfondie sur l’origine empirique de nos connaissances ; de plus, il considère certaines ressources de l’expérience, comme « l’observation de soi-même », davantage en lien avec « l’extravagance » et le « délire » 81 qu’avec la science. Mais il y a accord sur la conception que l’expérience est utile seulement si nous la comprenons, en d’autres termes seulement si nous la déduisons à partir de ses conditions théoriques et conceptuelles. Plus que tout autre, Kant a pris ce jugement comme point de départ pour sa méthode de connaissance transcendantale et il a présenté de nouveaux résultats décisifs sur la façon dont nous devons construire les expériences. À la différence de Bonstetten, Hegel s’est rarement exprimé positivement sur une philosophie qui s’attarde avant tout sur les degrés spirituels du sentiment et de la représentation. Il y a cependant des accords significatifs dans la recherche d’une méthodologie qui tente de rendre justice à l’objet que constitue un esprit en plein développement. Depuis sa Phénoménologie de l’esprit, Hegel a soumis à la discussion une méthode du mouvement dialectique de la conscience placée explicitement sous le terme d’« expérience » 82 et selon laquelle une interdépendance de principes et de faits, telle que l’envisage Bonstetten, constitue le moteur de la recherche de la vérité. * Bonstetten écrit au sujet de la « nouvelle philosophie allemande » qu’elle forme le contrepoint de la psychologie comme science empirique et « cherche à rendre méprisable la science des faits » 83 . Avec cette appréciation, il en attaque le discours idéologique, mais non le discours scientifique. Apparemment, il en est lui-même conscient jusqu’à un certain point. De plus, il semble en grande partie exclure Kant de ce jugement général sur la nouvelle philosophie allemande, puisqu’il reconnaît à l’auteur de la Critique 80 Bonstettiana, Philosophie, pp. 608, 1064. 81 Voir Anthropologie du point de vue pragmatique, § 4 (Œuvres philosophiques III, 950). 82 Voir Phänomenologie des Geistes. Gesammelte Werke, éd. Rheinisch-Westfälische Akademie der Wissenschaften, t. 9, Hamburg, 1980, p. 60. 83 Bonstettiana, Philosophie, pp. 835, 1337. OeC02_2012_I-173AK2.indd 28 OeC02_2012_I-173AK2.indd 28 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 29 de la raison pure une attitude pondérée à l’égard de la connaissance. Et il y a plus. Bonstetten signale des points communs concrets entre sa pensée et certaines thèses fondamentales de cet ouvrage. En adoptant l’attitude critique de Kant à l’encontre de la connaissance, il insiste sur la nécessité de tracer des limites raisonnables entre ce dont on peut faire l’expérience et ce dont on ne peut pas faire l’expérience. En accord avec le passage-clé de la Critique de la raison pure relatif aux antinomies cosmologiques, il martèle « qu’il ne faut jamais conclure au-delà des phénomènes » 84 , que le chemin au-delà des phénomènes, c’est-à-dire au-delà du domaine de l’expérience, conduit à des affirmations concernant la connaissance qui « peuvent être prouvées ou niées avec une égale apparence » 85 . Finalement, Bonstetten est également fasciné par les conséquences qui découlent de la limitation de la connaissance tracée par le philosophe de Königsberg. L’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ne peuvent être prouvées selon Kant, mais seulement supposées comme une idée hypothétique ou postulée pour des raisons morales, sur la base d’une exigence émanant des lois morales. L’existence du moi ne peut être prouvée selon Kant, mais seulement affirmée et vérifiée à partir de notre conscience de nous-mêmes in actu. Lors de ses exposés traitant précisément de ces idées métaphysiques, Bonstetten ne se détache certes pas entièrement des modèles métaphysiques traditionnels, puisque pour justifier l’idée de l’existence de Dieu, il évoque des raisons qui rappellent la preuve ex consensu gentium (chez « toutes les nations » on trouve des représentations de Dieu ! ) ou la preuve physico-théologique (comment « l’ordre d’un univers » serait-il compréhensible « sans croire à une Intelligence, suprême ordonnatrice » ? ) 86 . Des arguments qui prennent comme point de départ le sens intérieur interprété comme conscience de soi prédominent cependant. La quintessence de ce qu’il faut comprendre à ce sujet est que les idées de Dieu et de l’immortalité de l’âme sont intimement liées à la conscience de soi soucieuse de l’harmonie des forces, idées dont la véritable fonction consiste à confirmer l’homme dans sa conscience de soi. Il s’ensuit que le sens intérieur n’est pas seulement pour Bonstetten l’ensemble des sens matériels, esthétiques et moraux, mais aussi le centre névralgique des idées métaphysiques essentielles, en rapport avec des questions relatives à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. En vertu de cette théorie approfondie du sens intérieur, Bonstetten était finalement plus qu’un philosophe des Lumières qui répondait au besoin d’une transformation spirituelle du monde par l’élaboration d’une doctrine sensualiste de l’âme. Il se fit aussi le champion d’une nouvelle métaphysique fondée sur la conscience de soi. 84 Bonstettiana, Philosophie, pp. 848, 1352. 85 Bonstettiana, Philosophie, pp. 848, 1352. 86 Bonstettiana, Philosophie, pp. 751, 1315. OeC02_2012_I-173AK2.indd 29 OeC02_2012_I-173AK2.indd 29 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 30 Martin Bondeli Son idée de Dieu n’était pas bien éloignée de celle de Fichte, qu’on avait accusé d’athéisme à la fin du XVIII e siècle. OeC02_2012_I-173AK2.indd 30 OeC02_2012_I-173AK2.indd 30 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34