Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2012
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Charles-Victor de Bonstetten et l'Antiquité
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2012
Martin Bondeli
Bonstetten, disons-le bien vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand ils l'ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout causait agréablement en français, et qui semblait n'avoir tant vécu, n'avoir tant vu d'hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se souvenir.
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité Antje Kolde I Bonstetten, disons-le bien vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand ils l’ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout causait agréablement en français, et qui semblait n’avoir tant vécu, n’avoir tant vu d’hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se souvenir 1 . Voilà le début de la première des trois Causeries du lundi que Sainte-Beuve consacre en 1860 à Bonstetten, sans doute les lignes les plus connues écrites sur Bonstetten, car maintes fois citées. À la fin de cet extrait, Bonstetten apparaît tel Ulysse dans les premiers vers de l’Odyssée : « O Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif : celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages… » 2 . Si Sainte- Beuve nous présente implicitement Bonstetten sous les traits d’Ulysse, ce n’est pas un hasard, tellement l’Antiquité est présente dans la vie de Bonstetten, essentiellement par les auteurs qui l’accompagnent tout au long de sa vie, mais également par les vestiges archéologiques dont il suit la découverte avec passion. Dans les pages qui vont suivre nous nous intéresserons d’abord à la rencontre de Bonstetten avec les auteurs antiques, pendant ses années de jeunesse et de formation puis au début de son amitié avec Johannes von Müller. Dans un deuxième temps nous verrons l’usage que Bonstetten fait de ces auteurs, qui lui sont tantôt des compagnons de route, tantôt des modèles, mais aussi des maîtres à penser et des dispensateurs de savoir et de sens de la vie, comme le donnent à voir sa correspondance et ses nombreux 1 Charles-Augustin Sainte-Beuve, Causeries du Lundi. T. XIV Paris : Garnier frères, 1861, p. 417. 2 Odyssée, v. 1-3 ; traduction de Philippe Jaccottet. Homère. L’Odyssée. Traduction, notes et postface de Philippe Jaccottet. Paris : La Découverte, 1982, p. 12. OeC02_2012_I-173AK2.indd 31 OeC02_2012_I-173AK2.indd 31 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 32 Antje Kolde traités. C’est également dans cette deuxième partie que nous évoquerons l’intérêt de Bonstetten pour les vestiges antiques. II La rencontre de Charles-Victor de Bonstetten avec les auteurs antiques Quels auteurs grecs et latins Bonstetten a-t-il lus, et quand ? Pour répondre à cette question, nous ne disposons malheureusement pas d’une liste dressée par Bonstetten, comparable à celle qui regroupe les personnalités dont il a fait connaissance et les villes et les pays qu’il a visités et qu’il dicta à Espérance Sylvestre au début des années 1830 3 . S’il n’existe pas de liste semblable pour les auteurs antiques qu’il a lus, c’est peut-être parce qu’ils lui étaient si familiers qu’il ne pouvait les dissocier de lui et les énumérer dans une liste - sa façon spontanée de les citer dans le texte, souvent sans indiquer l’auteur en question, est peut-être révélatrice de cette familiarité. Aussi devons-nous nous satisfaire des indications qu’il fournit dans ses écrits, plus particulièrement ses lettres. Ainsi, dans divers textes, reproduits dans le premier volume des Bonstettiana, Bonstetten retrace la formation dont il a bénéficié 4 . Après les toutes premières années de sa vie passées au château de Buchsee, il vit son enfance à Berne. Des quelques lignes qu’il consacre à ces années-là, il ressort que la formation qu’il reçoit ne satisfait pas la faim de son intelligence : il n’y apprend « que des mots latins & grecs » 5 . Si bien qu’après bien des années d’apprentissage et malgré tout le zèle employé lors des leçons, il ne comprend à l’âge de dix ans pas la moindre ligne de latin 6 . Ces leçons, loin de l’intéresser, le terrorisent - mais ne le détournent étonnamment pas des auteurs latins : « je me souviens qu’à 13 ou 14 ans, je fuyais les lecons de M. Sprungly pour aller lire Horace […] dans le grenier de la maison » écrit-il à son père en 1769 7 . À l’issue de ces premières années, son père l’envoie en 1759 à Yverdon, où le jeune Charles-Victor habite d’abord chez la famille Haldiman, puis, de 1760 à 1763, chez la famille Traytorrens, dont il garde tout au long de sa vie un souvenir ému. Il y reçoit certes au début encore des 3 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, pp. 110-127. 4 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, pp. 1-127. 5 « Histoire de ma vie pensante », Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 57. 6 Erinnerungen aus Bonstetten’s Jugendleben, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 25 : « Die alte Sprachmethode, die noch viele altdenkende Menschen verehren, war so zweckwidrig, dass bey vielem Fleiß, bey vielen Lehrstunden, und bey recht guten Naturgaben, ich im zehnten Jahr nicht eine Linie Latein verstand. » 7 Lettre du 16 septembre 1769 à Karl Emanuel von Bonstetten, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 717. OeC02_2012_I-173AK2.indd 32 OeC02_2012_I-173AK2.indd 32 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 33 leçons du pasteur allemand - mais à son plus grand bonheur, les Traytorrens sont rapidement convaincus de l’inutilité de son mentor et le renvoient, si bien que Charles-Victor devient son propre maître « et maintenant seulement, je me mis à travailler avec passion. Je voulus utiliser mon latin et me rendis compte que je ne savais que peu, voire rien du tout » 8 . Il découvre alors quelques volumes d’Horace dans l’édition bilingue d’André Dacier 9 qu’il dévore, même s’il y comprend fort peu. « Ce que je ne comprenais pas, je l’apprenais par cœur en me promenant, jusqu’à ce que j’y découvrisse quelque sens » 10 . L’habitude d’apprendre les poèmes d’Horace par cœur en cheminant, Bonstetten la conservera toute sa vie, comme nous l’apprenons par une lettre écrite en 1834 par Albertine-Andrienne Necker, née De Saussure, à Henri Boissier et où elle raconte : « [Bonstetten] cherchait surtout à entretenir sa mémoire et il apprenait par cœur son Horace dans sa voiture » 11 . Même si à Yverdon, Charles-Victor peut compter pour ses lectures d’Horace sur l’aide d’un ex-jésuite, il les mène surtout en autodidacte, comme celles, très tâtonnantes, de quelques œuvres philosophiques de Cicéron 12 . En mai 1763, Bonstetten quitte le havre d’Yverdon pour se rendre à Genève, où il reste trois ans. Dans le cadre de ses études, dirigées notamment par Abraham Prevost, il poursuit sa lecture d’auteurs latins, privilégiant désormais la prose - les œuvres philosophiques et oratoires de Cicéron et l’histoire romaine de Tite-Live, deux auteurs que Bonstetten lit dans le cadre de son programme d’études et qu’il appréciera tout au long de sa vie 13 . À Genève, il prend également des leçons de grec auprès d’Abraham Prevost, avec un certain succès - « cette langue ne me coûte aucune peine », écrit-il à 8 « Da ward ich mein eigener Lehrer, und nun erst fing ich an recht mit Liebe zu arbeiten. Ich wollte mein Latein benutzen, ward aber bald inne, dass ich wenig oder gar nichts wußte », Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 28. 9 Œuvres d’Horace en latin, traduites en françois par M. Dacier [1651-1722] et le P. Sanadon. Avec remarques critiques, historiques et géographiques de l’un et de l’autre. Amsterdam : J. Wetstein & G. Smith, 1735. 10 « Zu allem Glück fand ich einige Bände vom Horaz der Madame Dacier. Was ich nicht recht verstand, lernte ich auswendig und studirte im Spatzierengehen, bis ich einen guten Sinn entdeckte. » Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, pp. 28-29. Voir aussi, pour une version française, ibid., p. 58. Nous ne savons pas pourquoi Bonstetten attribue la traduction d’Horace à Anne Dacier, traductrice d’Homère. 11 Lettre du 10 octobre 1834, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 165. 12 Histoire de ma vie pensante, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 58 ; l’enseignement par un jésuite défroqué est raconté dans Erinnerungen aus Bonstetten’s Jugendleben, ibid., p. 28. 13 Voir, pour la première remarque, la lettre du 14 décembre 1763 à son père, pour la seconde, la lettre du 18 juin 1865 au même. C’est dans cette dernière lettre qu’il est question du précepteur Abraham Prevost qui lui enseigne le grec. OeC02_2012_I-173AK2.indd 33 OeC02_2012_I-173AK2.indd 33 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 34 Antje Kolde son père en juin 1765. Cependant, s’il lit toute sa vie les auteurs latins dans le texte, ce n’est pas le cas pour les auteurs grecs : dans un de ses aperçus autobiographiques, Bonstetten raconte n’avoir appris le grec que pendant un an et avoir arrêté les leçons à l’âge de 15 ans, étant alors, en 1760, bien avant de séjourner à Genève, capable de lire le Nouveau Testament en grec 14 ; les leçons de grec prises auprès de M. Prevost ne sont donc promises à aucun lendemain. Le 29 octobre 1766, Charles-Victor doit rentrer à Berne. C’est pour lui le début d’une période terrible, marquée d’une profonde souffrance morale et d’un ennui mortel. Cette période sombre dure, à l’exception de quelques interruptions comme le voyage de Suisse en juillet 1767, jusqu’à son départ pour la Hollande, au printemps 1768, où il s’immatricule à l’université de Leiden. Ni dans les lettres qu’il écrit à ses divers correspondants, ni dans les paragraphes des récits autobiographiques consacrés à son séjour en Hollande qui dure jusqu’à fin juillet 1769, il n’évoque la lecture de textes antiques. Il en va de même pour son séjour en Angleterre (fin juillet 1769-24 mars 1770), essentiellement à Londres, puis à Cambridge auprès du poète Thomas Gray. Il est néanmoins évident que du moins les philosophes grecs sont évoqués dans les discussions entre Gray et Bonstetten - dans une lettre adressée le 12 avril 1770 à Charles-Victor, Thomas Gray se réfère longuement à la République de Platon 15 . Sans doute les deux amis évoquent-ils de tels sujets également de vive voix, peut-être lisent-ils même à ces occasions l’un ou l’autre texte. Que ce soit simplement par le biais de discussions ou à travers la lecture de textes, Charles-Victor s’approprie manifestement la théorie politique de Platon : il s’y rapporte tout naturellement dans une lettre à son père, écrite le 19 août 1770 près de Paris et dans laquelle il trace le portrait de la monarchie française 16 . Et à considérer le naturel avec lequel le poète anglais cite des vers virgiliens 17 , on ne peut douter qu’il parle également d’auteurs latins avec son jeune ami suisse. En octobre 1770, Charles-Victor rentre via Genève à Berne, où il succombe une nouvelle fois à un ennui paralysant. Il parvient à lui échapper grâce à la visite d’un ami anglais, Norton Nicholls, avec qui il parcourt l’Oberland Bernois et le Valais durant l’été 1771. À la suite de ce voyage, Charles-Victor réussit à ne pas retourner à Berne, mais à séjourner à Valeyres près d’Yverdon, puis à Genève du printemps à l’automne 1772 avant d’être rappelé à Berne fin octobre, au chevet de son père. Dans une lettre datant du 19 août 1772, il 14 Voir Erinnerungen aus Bonstetten’s Jugendleben, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 25 et la lettre du 15 juin 1760 du père de Bonstetten à Jean Cramer, ibid., p. 205. 15 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, pp. 759-760. 16 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 780. 17 Voir la lettre du 20 mars 1770, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 737. OeC02_2012_I-173AK2.indd 34 OeC02_2012_I-173AK2.indd 34 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 35 brosse à son père un tableau enthousiaste d’un court séjour dans la maison de son maître Charles Bonnet à Genthod et de sa méthode de travail tant auprès de Bonnet qu’à Genève qui « apaise les passions de l’âme, dissipe les inquiétudes, et procure ce calme, cette paix où l’on jouit de tout » 18 . Pour expliciter son propos, il évoque un passage de Lucrèce, « un beau tableau du Temple du Sage, où retiré dans le sein de la paix et de la lumière, il voit sous ses pieds les orages et les sottises qui tourmentent le reste des hommes » 19 . Au détour de cette phrase, le lecteur se rend compte que non seulement Charles-Victor poursuit sa lecture des poètes latins, et cela d’une façon que l’on pourrait qualifier de « spontanée » en ce qu’elle ne fait pas partie d’un programme ouvertement décliné à son père, comme celle de Tite-Live ou de Cicéron ; mais aussi, comme c’était le cas pour Platon dans l’avant-dernière lettre citée, que le jeune homme s’est approprié le texte antique et surtout son message, devenu une référence bien présente. Et si l’on considère l’ensemble des années de formation, on constate que malgré des conditions assez peu propices à l’apprentissage des langues anciennes, Charles-Victor a non seulement appris le latin en autodidacte au point de pouvoir lire les textes en langue originale ; mais aussi que le contenu de ces textes le touche au point qu’il s’en entretient avec certains de ses amis - notamment Thomas Gray - et qu’il l’intériorise. III Les auteurs antiques comme sujets de discussion et de lectures Que certains dialogues avec Thomas Gray concernaient des textes antiques, nous ne pouvons que le supposer sur la base des lettres citées ci-dessus. Il en va différemment avec d’autres interlocuteurs, plus tard : quelques-unes des lettres que Charles-Victor envoie lors de son premier voyage en Italie (1773- 1774) à Johannes von Müller, le futur historien des Républiques fédératives des Suisses, montrent bien davantage le rôle que les textes antiques jouaient dans leurs entretiens. À titre d’exemple, citons la remarque de Bonstetten au sujet du comte Firmian : « Mon cher il sait mieux que nous deux ensemble son Horace et son Virgile » 20 , une remarque qui montre bien l’importance que les deux amis attachent à la connaissance intime de ces deux poètes, qui devaient fréquemment alimenter leurs discussions. Un autre témoignage de cette familiarité se lit dans la description que Bonstetten fait à son ami de certains endroits qu’il visite, comme les alentours de Naples et la grotte de la 18 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 904. 19 Bonstetten évoque le début du livre 2 du De rerum natura, où Lucrèce chante les louanges de la philosophie épicurienne et du détachement qu’elle procure. 20 Lettre à Johannes von Müller du 11 décembre 1773, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 150. OeC02_2012_I-173AK2.indd 35 OeC02_2012_I-173AK2.indd 35 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 36 Antje Kolde Sibylle : observations sur place et évocations tout comme citations en latin du chant VI de l’Énéide de Virgile s’y entremêlent 21 . À cette superposition géographique du monde virgilien au monde contemporain de Bonstetten se joint une superposition chronologique : à plusieurs reprises, Charles-Victor retrouve dans les coutumes italiennes qu’il observe celles-là mêmes que décrit Virgile, comme dans la lettre écrite le 20 mai 1774 à Rome : « Je suis fatigué, […] et puis, au lieu de me mettre à vous écrire, je viens d’écouter deux poètes qui, assis chacun sur un tronçon de colonne, s’attaquaient et se répondaient, accompagnés d’une guitare - et cantare pares et respondere parati » 22 . S’ensuit une description empreinte d’humour de ce combat poétique au clair de lune, de l’allure des deux protagonistes, du contenu pittoresque de leurs chants et de la réaction du public. Dans ses diverses phases, la correspondance entre Bonstetten et Johannes von Müller témoigne donc fréquemment de l’importance des auteurs antiques dans les discussions et les réflexions des deux amis, de même que du temps qu’ils passent à les lire ensemble. Nous y reviendrons plus bas. Johannes von Müller n’est pas le seul avec qui Bonstetten lit les textes antiques. Il y a par exemple aussi son amie Friederike Brun, née Münter, poétesse danoise d’expression allemande. Ainsi, lors du séjour de Friederike Brun en Suisse, dès la mi-octobre 1796 à Valeyres, puis du 19 décembre à la mi-avril 1797 à Berne, ils lisent ensemble des traités de Cicéron et des nouvelles de Lucien, les deux auteurs dans des traductions allemandes, comme le raconte M me Brun dans son journal 23 . Bonstetten et M me Brun s’adonnent également à de telles lectures lors de leur séjour à Rome, en 1802-1803 : dans son journal, M me Brun consigne les textes lus en compagnie de divers amis - l’Énéide de Virgile, Horace, Plutarque, Denys d’Halicarnasse, Horace, Ovide 24 . 21 Lettre à Johannes von Müller du 18 mars 1774, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 195-197, où l’on trouve des phrases comme celles-ci : « ‘Et tandem Euboicis Cumarum allabitur oris’ - vous rappelés vous du ‘quaerit pars semina flamae abstrusa in venis silicis’. Il falloit que les Troyens eussent portés [des] Silex avec eux, car dans tous ces pays il n’y en a pas un. » (p. 196). 22 À Johannes von Müller ; Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 208. Bonstetten cite Virgile, Bucolique 7, 5 : [Corydon et Thyrsis], « tous deux égaux dans l’art de chanter et de répondre aux chants ». 23 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, pp. 392, 422, 431, 433. 24 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 429. Friederike Brun ne précise ce qu’elle lit de ces auteurs. OeC02_2012_I-173AK2.indd 36 OeC02_2012_I-173AK2.indd 36 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 37 IV Comment lire les auteurs anciens ? Dans les lettres écrites à son père et citées ci-dessus, nous avons vu que lors de ses années de formation, Bonstetten lit de façon systématique certains auteurs latins, tels que Cicéron. Après sa rencontre avec Johannes von Müller, Charles-Victor reprend cette lecture systématique. Et dans les lettres qu’il adresse à son ami, revenu depuis peu de ses études à Göttingen, il est bien plus disert à ce propos que dans celles à son père. Ainsi, nous apprenons qu’à présent il prend en note des extraits. Cette façon de lire change la perspective sur le texte, comme il le constate dans cette lettre de début octobre 1779 : « Je fais tous les jours la moitié d’un livre de Grotius 25 , et la moitié d’un livre de Pline. J’avais lu ses lettres, mais quand on les extrait, c’est un autre ouvrage » 26 . Cette lecture approfondie est le fruit de l’échange intellectuel stimulant avec le jeune historien qui encourage son ami à lire tous les grands auteurs, comme dans cette lettre du 10 avril 1776 : « Tacitus, Livius, Montesquieü, Justinian, Blackstone, Machiavell, alles Grosse was das alte Griechenland, was das ewige Rom, was unser energische Norden, das freÿe Britannien, die französische Monarchie und der deütsche Fleiß hervorgebracht haben, alles was nach den vielen barbarischen Verwüstungen durch den langen Lauf von dritthalb tausend Jahren von den tiefsinnigen und wohlgedachten Arbeiten so vieler grossen Männer bis auf uns herunter gekommen ist, alles das, mein Freünd, ist vor uns ausgebreitet, und zu unserm Unterricht offen. Die ganze alte Welt und alle vergangenen Alter haben für uns gearbeitet, und der welcher das alles erhalten hat, er seÿ wer er will, ruft uns zu : Lies und werde klug. Wann wir diese göttlichen Studien - denn unter der Sonne ist nichts des Menschen würdiger - mit einander treiben, wenn wir mit einander lesen, wenn wir in zweÿ nahen Zimmern arbeiten, und uns am Abend die Resultate unserer Beobachtungen mittheilen könnten, welcher Nuze » 27 . 25 Hugo Grotius, Annales et historiae de rebus Belgicis. Amsterdam : Joannis Blaeu, 1657. 26 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 2, p. 844. 27 « Tacite, Tite-Live, Montesquieu, Justinien, Blakstone, Machiavel, toute la grandeur que la Grèce antique et la Rome éternelle, que notre nord énergique, la Bretagne libre, la monarchie française et le zèle allemand ont produite, tout ce qui, des œuvres profondes et bien pensées de tant de grands hommes, est parvenu jusqu’à nous, après les nombreux ravages causés par les barbares et à travers trois millénaires et demi, tout cela, mon ami, est déployé devant nous et s’offre à nous pour nous instruire. Tout le monde antique et tous les âges passés ont travaillé pour nous, et celui qui a conservé cela pour nous, qui qu’il soit, nous exhorte : lis et deviens savant. Si nous nous adonnions ensemble à ces études divines - car sous le soleil, rien n’est plus digne de l’homme - si nous lisions ensemble, si nous travaillions dans deux chambres voisines et que le soir nous pouvions partager nos observations, quel gain ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 1, pp. 34-35. OeC02_2012_I-173AK2.indd 37 OeC02_2012_I-173AK2.indd 37 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 38 Antje Kolde Il apparaît clairement dans ces lignes que la lecture commune, pratiquée sur le mode épistolaire ou sur le mode directe, sert désormais à plus qu’à s’assurer une connaissance parfaite des textes latins susceptible de rivaliser avec celle d’un comte Firmian ou qu’à retrouver des traces antiques dans le paysage italien ou dans les mœurs italiennes, comme c’était le cas lors du premier voyage de Bonstetten en Italie : dorénavant, les deux amis visent la connaissance intime de l’histoire. Cela ressort nettement d’autres passages également, comme de la suite de la lettre citée précédemment ou de celle-ci, rédigée quelques jours plus tard, où Bonstetten livre son appréciation de Pline : « Vous n’imaginez pas à quel point les Lettres de Pline sont interessantes quand on en fait un Extrait. On est a Rome, on sait la nouvelle du Jour, on y conoit la meilleure Societé. J’ai presque fini, apres cela je vais extraire ou Suetone ou Tacite. - Ces lettres donent mieux qu’aucun ouvrage une idée du Gouvernement d’alors, ou l’esprit republicain avoit reparu avec les ancienes Formes. […] » 28 . Après quelques lignes sur Pline, puis sur diverses affaires, Bonstetten ferme la lettre, pour la rouvrir quelques jours plus tard et y ajouter des citations de Pline, en latin. Au milieu de ces citations, dont l’une reproduit un petit dialogue de deux personnages sur le degré de vérité que l’on peut attendre d’un ouvrage historique, Bonstetten fait une proposition à Johannes von Müller : « Beau mot digne de Rufus et que vous pourrez rapeller quelque part » 29 . Pour bien comprendre la portée de cette proposition, il convient de se rappeler que Müller est en plein travail pour sa Vue Générale sur la Confédération des Suisses (1776-1777) 30 . L’histoire de la Suisse tout comme l’histoire universelle jouent un rôle primordial dans l’échange si productif entre Müller et Bonstetten, qu’il s’agisse de lecture et de prise d’informations ou d’écriture. Ainsi, le souci de s’informer de manière systématique et exhaustive pousse Müller, lors de son séjour en Allemagne, à lire tous les textes antiques qu’il peut se procurer, si possible en langue originale, mais aussi à l’aide d’une traduction, si nécessaire. Il suit l’ordre chronologique et, à l’intérieur d’une même période, il regroupe les auteurs par genres. Pour ne pas perdre le fruit de ce travail de longue haleine, Johannes von Müller prend des notes et recopie des extraits, conservés aujourd’hui dans les archives des frères Johannes von Müller et Georg Müller, dans la bibliothèque municipale de Schaffhouse. Le 4 juin 28 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 2, pp. 852-853. 29 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 2, p. 854. 30 Publié pour la première fois, en français et en allemand, par Peter et Doris Walser- Wilhelm, Zurich : Amman Verlag, 1991. OeC02_2012_I-173AK2.indd 38 OeC02_2012_I-173AK2.indd 38 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 39 1781, il écrit de Kassel à Bonstetten qu’il se donne dix-huit mois pour lire les auteurs de toute l’antiquité - en réalité, il mettra plus de trois ans. Dans ses lettres à Bonstetten, Müller fait état de son avancement et livre ses impressions sur les divers auteurs. Son rôle d’ami-animateur ne s’arrête cependant pas là. De fait, le 20 septembre 1783, de retour à Genève, il écrit : « Die Leben der unwürdigsten Menschen wie die meisten alten Kaiser waren, sollte die Frau von Bonstetten lieber nicht lesen ; aber mehr als einmal den Plutarch (auch wol den brittischen), die Cyropädie, Middletons Cicero, des de Brosses Sallust, &c. Aus Livius, aus Dionysius ist vieles vortreflich zum gesellschaftlichen Lesen. […] Lies Herodianus. Unter denjenigen Alten die ich schon excerpirt habe, sind für eüch, Homer ; Hesiodus (wenigstens vieles) ; der größte Tragiker So φ ocles ; der beredteste, Eüripides ; Herodotus, ungemein lieblich und interessant ; Palä φ atus, der den Verstand vieler Fabeln glücklich genug zeigt ; (für dich, Thucydides, und, welcher an Grazie unnachahmlich ist, Lysias, den Auger neülich übersetzt ; auch Anti φ on und Andocides wenn sie übersezt sind oder werden), der ganze Xenophon, viele platonische Gespräche, auch die zu Paris übersezten alten Moralisten, (für dich, Aristoteles’ tiefe Politik ; auch der anmuthige gelehrte Theo φ rastus, und, wenigstens in Segni italienischer Uebersezung Demetrius Φalereus), Diodorus von Sicilien besonders vom eilften Buch an, obwohl er auch die Mythologie sehr gelehrt ausführt ; ja, der Theocritus ; und Callimachus wenn er gut übersezt ist (Cato und Varro vom Landbau für dich ; gelehrter als beide, Columella) der grosse Polybius, aus welchem allemal viele Geschichten für beyde interessant seyn werden ; Cicero weiß du ; Terrentius und Plautus ; von Sallustius, von Cornelius Nepos (zumal seinem Epaminondas), von Cäsar und Ovidius nichts zu sagen. Alle die ich noch lesen werde, will ich dir anzeigen und schildern. Es ist nichts wichtiger als das Leben ausfüllen zu wissen ; Reichtum besteht weniger in Gold als in ressources. Versaüme diese nie. Sie werden deinen Geist von den Leiden des Augenbliks zerstreüen ; sie werden dich in die Zeiten der sorglosen Einfalt und stillen Grösse der antiken Seelen verzaubern. Die Freündschaft wird hierauf die Ideen welche sie dir geben werden, erwärmen ; sie werden Früchte tragen bey dir und mir und vielleicht für das publicum » 31 . 31 « Que Madame de Bonstetten ne lise pas les vies des hommes les plus indignes qu’étaient la plupart des anciens empereurs. Mais qu’elle lise Plutarque, la Cyropédie, le Cicéron de Middleton, le Salluste de Des Brosses, etc. Dans Tite-Live, dans Denys d’Halicarnasse, on trouve beaucoup qui se prête à lire en société. […] Lis Hérodien. Parmi les Anciens, dont j’ai déjà fait des extraits, il y a pour vous Homère ; Hésiode (en grande partie, du moins) ; le plus grand des tragédiens, Sophocle ; le plus érudit, Euripide ; Hérodote, extrêmement aimable et intéressant ; Palaiphatos, qui explique avec bonheur beaucoup de fables ; (pour toi, Thucydide, et celui dont la grâce est inimitable, Lysias, que Auger a récemment traduit ; Antiphon, également, et Andocide, s’ils sont traduits ou le seront un jour), tout OeC02_2012_I-173AK2.indd 39 OeC02_2012_I-173AK2.indd 39 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 40 Antje Kolde Aux yeux de Bonstetten, les auteurs anciens ne constituent pas seulement une mine de renseignements, comme l’attestent par exemple ses remarques sur Pline que nous venons de lire, mais aussi un modèle de style. Ainsi, au sujet de quelques pages de sa Vue Générale que Müller lui a envoyées pour relecture, Bonstetten lui écrit le 28 juillet 1776 : « In ihren Schriften fuhlt man hier und da den fleißigen Leser der Alten, und diese sind eben die besten Stellen ihrer werke. Sallust und Tacitus sollten sie bestandig wie die Indier den Betel gebrauchen, das ist einen schonen Spruch im mund zerkaüen, und in ihr wesen herübertragen » 32 . De tels jugements révèlent que Bonstetten a intégré l’art de l’observation appris chez Bonnet 33 dans sa poétique de l’historiographie et qu’il accorde une grande importance à l’esthétique. Tout au long de leur amitié, Bonstetten ne cesse de faire à Müller des remarques sur son style. Plus de vingt ans plus tard, après avoir lu le troisième livre de ses Geschichten Schweizerischer Eidgenossenschaft, il écrit à Müller : « Je vous mets de pair avec les premiers historiens, mais je trouve un Defaut dans votre Ouvrage aisé à eviter. Si vous le considerez dans son Ensemble nach der Esthetik - et come ouvrage de l’Art, il manque de beauté et voici coment. Je voudrois qu’on ecrivit l’histoire comme Homere ecrivit son Illiade ou son Odyssée, surtout come Salluste son Catilina ou son Jugurthe ou Cesar ses Commentarii qu’on Xénophon, beaucoup de dialogues de Platon, aussi les anciens moralistes, traduits à Paris, (pour toi, la profonde politique d’Aristote, Théophraste aussi, l’érudit amène et Démétrios de Phalère, du moins dans la traduction italienne de Segni), Diodore de Sicile, en tout cas à partir du livre 11, bien qu’il expose également la mythologie avec beaucoup d’érudition ; oui, Théocrite ; et Callimaque, s’il est bien traduit (Caton et Varron, sur l’agriculture ; plus érudit que tous deux, Columelle) ; le grand Polybe, dont bien des histoires vous intéresseront tous deux ; tu connais Cicéron ; Térence et Plaute ; pour ne rien dire de Salluste, de Cornélius Nepos (surtout son Épaminondas), de César et d’Ovide. Tous ceux que je lirai encore, je te les signalerai et te les décrirai. Rien n’est plus important que de savoir remplir la vie ; la richesse consiste moins en or qu’en ressources. Ne les oublie jamais. Elles vont distraire ton esprit des souffrances du moment ; elles vont te transporter aux époques de l’insouciante candeur et de la grandeur silencieuse des âmes antiques. Ensuite, l’amitié chauffera les idées qu’elles te donneront ; elles porteront des fruits chez toi et chez moi et peut-être pour le public ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IV/ 2, pp. 757-758. 32 « Dans vos écrits, on sent ici et là le lecteur zélé des Anciens, et ce sont justement les meilleurs passages. Vous devriez constamment utiliser Salluste et Tacite, comme les Indiens le bétel - c’est-à-dire mastiquer une belle expression dans votre bouche et la transposer dans votre être ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 1, p. 111. 33 Voir la contribution de Peter Walser-Wilhelm « Bonstetten - ‹l’aimable Français du dehors› (Sainte-Beuve) », ci-dessus, pp. 63, 67, 71. OeC02_2012_I-173AK2.indd 40 OeC02_2012_I-173AK2.indd 40 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 41 arrangeat les materiaux selon les regles de l’art, et qu’on rejettat dans des nottes et de memoires particuliers tout ce qui defigure. Vous vous faittes vos Extrait non come l’abeille, mais come un Negotiant qui vuide son magasin meme jusqu’au balayures - ut poesis historia » 34 . La citation latine montre clairement à quelle source Bonstetten puise ses exigences esthétiques : l’Art poétique d’Horace, dont Bonstetten adapte le vers 361 à son propos, modifiant ut pictura poesis (un poème est comme un tableau) en ut poesis historia (l’histoire est comme un poème). Il convient donc selon Bonstetten d’écrire l’histoire avec une plume poétique, « selon l’esthétique, comme ouvrage de l’art », en étant attentif à l’unité du style et à la beauté 35 . Cette exigence inspirée d’Horace, il l’adresse encore en 1828 à Heinrich Zschokke, à propos de son Addrich : « Vielleicht ist Adrichs Charakter historisch wahr. Man kann sich aber nicht für Ihn intereßieren, oder nur halb. Das Ganze große Werk ist anziehender, hat mer Einheit, wie kein Walter Scott. Sie sind ein ganz dramatisches Genie. Ut pictura poesis. darum alle Figuren eine relative oder absolute Schonheit haben sollten » 36 . V Les auteurs antiques dans les traités de Bonstetten jusqu’à son installation à Genève (1803) Il est évidemment impossible de déterminer quelle serait la culture antique de Bonstetten s’il n’avait pas rencontré Johannes von Müller. Nous avons vu que dans sa jeunesse, Charles-Victor a lu la plupart des auteurs latins. Il semble néanmoins assuré que l’échange intellectuel avec Johannes von Müller lui amène une connaissance bien plus intime des auteurs latins et la découverte des auteurs grecs. La familiarité qu’acquiert Bonstetten se reflète dans ses nombreux traités, qui appartiennent à des genres divers et portent sur des sujets très variés. Considérons d’abord ceux qu’il écrit jusqu’à son installation à Genève en 1803, à l’exception de ceux qui traitent de l’éducation : comme ce sujet préoccupe Bonstetten sa vie durant, les écrits qui lui sont consacrés seront discutés à part. 34 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 477. 35 À ce propos, voir aussi Doris et Peter Walser-Wilhelm, « Johannes von Müller in der Romandie », dans : Geschichtsschreibung zu Beginn des 19. Jahrhunderts im Umkreis Johannes von Müllers und des Groupe de Coppet. Paris : Champion, 2004, pp. 30-33. 36 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, pp. 980-981. « Peut-être le personnage d’Addrich est historiquement vrai. On ne peut cependant s’intéresser à lui, ou seulement à moitié. Ce grand ouvrage en son ensemble est davantage attirant, il a plus d’unité que n’importe quel Walter Scott. En ce qui concerne les drames, vous êtes un véritable génie. Ut pictura poesis. Tous les personnages devraient avoir une beauté relative ou absolue. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 41 OeC02_2012_I-173AK2.indd 41 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 42 Antje Kolde Le premier traité que Bonstetten publie s’intitule Briefe über ein schweizerisches Hirtenland (Lettres sur une contrée pastorale de la Suisse). Il en commence la composition en 1779, alors qu’en tant que bailli, il habite la vallée qu’il y décrit, le Gessenay, située dans le pays bernois de Saanen 37 . Ces lettres, dont Müller assure en grande partie la rédaction en allemand 38 , constituent en quelque sorte le volet littéraire d’une campagne d’information à laquelle se sont attelés les deux amis : elles portent notamment sur l’état politique, économique, industriel, social et culturel de ce baillage bernois et contiennent donc, à côté de la description du paysage, des études économiques inspirées par les écrits d’Adam Smith, tout comme des considérations d’ordre social et culturel. La mise en scène de ces Lettres souligne la tradition dont elles se montrent, dans un premier temps, les héritières : la poésie didactique, dont les premiers témoignages remontent à Hésiode et aux Géorgiques de Virgile. Aussi le narrateur se présente-t-il en promeneur solitaire qui parcourt une région alpestre vierge avec son Horace 39 à la main - dans un décor qui évoque l’âge d’or, il lit le poète latin des heures durant, couché sous les pins 40 . Lorsqu’il en vient à décrire dans la Lettre 6 une des principales ressources économiques de la région, la production de miel, il cite en exergue deux vers de la quatrième Géorgique de Virgile, décrivant le vieillard de Tarente, le premier à posséder des abeilles : « regum aequabat opes animis 37 Les Briefe über ein schweizerisches Hirtenland furent publiées une première fois deux ans plus tard, en 1781, dans le périodique Der Teutsche Merkur de Wieland, en cinq épisodes ; puis elles parurent en 1782 à Bâle, chez Carl August Serini ; en 1793, chez Orell, Gessner, Füssli et Compagnie, à Zurich, dans le cadre de l’édition Schriften von Karl Victor von Bonstetten, par Friedrich von Matthisson ; et finalement en 1824, chez le même éditeur, dans le cadre de la deuxième édition revue et corrigée des Schriften von Karl Victor von Bonstetten, par Friedrich von Matthisson. 38 Voir Bonstettiana, Schriften, t. I/ 1, pp. 12-17 ; p. 12 : « Bei der Lektüre der Hirtenlandbriefe ist nun aber zu bedenken, dass sie in ihrer erstveröffentlichten Gestalt, auf der grösstenteils die seitherige Rezeption beruht, aus Müllers Hand hervorgegangen sind. Bonstetten hat zwar später gelegentlich auf seiner alleinigen Autorschaft bestanden und lediglich für den letzten, fünfzehnten Brief über die Geschichte dieser Hirtenvölker Müllers Verfasserschaft eingeräumt. Der Zusammenarbeit eher gerecht wird jedoch der Schlusssatz seiner Nachschrift von 1792 : Den lezten [Brief] endlich, über die Geschichte des Lands, sezte Müller ganz hinzu, und verschönerte Alles durch die Leichtigkeit der Uebersetzung eines Originals, das er mit Recht, als Freund und Gefährte, wie sein Eigenthum behandelte. » 39 Cette autoreprésentation du narrateur ne correspond pas à un topos : souvent, après dîner, le bailli de Bonstetten fait d’abord un petit tour à cheval, puis il gravit diverses pentes et savoure la nature, comme il le raconte à Johannes von Müller dans sa lettre du 14 mars 1779 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 753) - le livre qu’il emmène n’est cependant pas Horace, mais Virgile. On peut s’interroger sur les raisons de cette subsitution. 40 Bonstettiana, Schriften, t. I/ 1, p. 31 : Lettre 3, § 8. OeC02_2012_I-173AK2.indd 42 OeC02_2012_I-173AK2.indd 42 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 43 seraque revertens/ nocte domum dapibus mensas onerabat inemptis » 41 . Après une phrase introductive sur le tapis de fleurs propice aux abeilles, il quitte l’univers bucolique et déplore qu’un seul homme ait reconnu le potentiel économique du miel - or, cet homme est décrit par la suite avec des traits qui l’apparentent d’emblée au vieillard sage de Tarente, dont la quatrième Géorgique décrit le jardin comme particulièrement hospitalier aux abeilles. Le mélange entre des topoi virgiliens et des considérations économiques qu’illustre cet exemple est caractéristique des Briefe über ein schweizerisches Hirtenland. En mars 1798, après la chute de l’ancienne république de Berne, Bonstetten quitte la Suisse avec son fils aîné pour se rendre au Danemark, auprès de Friederike et Constantin Brun, où il séjourne jusqu’en juin 1801. Ces années d’exil sont pour Bonstetten riches en rencontres et en découvertes de tous genres et comptent parmi les plus productives de sa vie sur un plan intellectuel. Encouragé par son amie, il rédige et publie de nombreux traités sur l’éducation, mais aussi sur un voyage à travers le Seeland, sur l’Islande, sa langue et ses sagas, sur les coutumes et la liberté, pour ne citer que quelques sujets. Or, même si ces pages n’ont pas à première vue de lien avec les auteurs anciens, ceux-ci n’en sont pas pour autant absents. Prenons par exemple le petit essai Über Gartenkunst (Sur l’art des jardins), paru en 1800 dans le périodique Der Neue Teutsche Merkur 42 . À l’occasion de la visite du château de Friedrichsburg et de ses jardins au début de l’automne 1798, Bonstetten s’interroge sur l’histoire des jardins et la perception de la nature par l’homme suivant les époques. Ces premières réflexions donnent lieu à l’étude citée, qui compare les jardins de diverses époques et cultures. Les premiers jardins à être décrits en détail sont les jardins romains. Bonstetten appuie ses affirmations sur deux lettres de Pline le Jeune, où celui-ci décrit sa villa Tuscum 43 en Étrurie et sa villa Laurentum 44 dans le Latium ; il en reproduit de longs passages en traduction, avant de faire quelques remarques générales sur l’adéquation entre l’aménagement des jardins et les coutumes des Romains et de procéder à une comparaison entre les jardins romains et ceux de son époque 45 . 41 Virgile, Géorgiques, 4, 132-133 : « Avec ces richesses, il s’égalait, dans son âme, aux rois ; et quand, tard dans la nuit, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés ». 42 Cet essai parut également la même année dans le cadre de Neue Schriften von Karl Viktor von Bonstetten, Kopenhagen, chez Friedrich Brummer, tome II, et dans le Taschenkalender auf das Jahr 1801, für Natur- und Gartenfreunde, à Tübingen, chez Cotta. 43 Pline 9, 36 ; voir Pline le Jeune, Lettres, tome III, Livres VII-IX. Texte établi et traduit par Anne-Marie Guillemin. Paris : Les Belles Lettres, 1928 ; pp. 136-138. 44 Pline 2, 17 ; voir Pline le Jeune, Lettres, Livres I-III. Nouvelle édition ; texte établi, traduit et commenté par Hubert Zehnacker. Paris : Les Belles Lettres, 2009, pp. 59-65. 45 Über die Gartenkunst : Bonstettiana, Neue Schriften, pp. 103-109. OeC02_2012_I-173AK2.indd 43 OeC02_2012_I-173AK2.indd 43 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 44 Antje Kolde Dans le même volume des Neue Schriften von Karl Viktor von Bonstetten, datant de 1800, se trouve aussi un tout petit traité, intitulé Über Ossian, Homer und die skandinavischen Dichter 46 . Dans la suite de son travail sur les sagas islandaises, Bonstetten réfléchit sur l’évolution culturelle des peuples : établissant un parallèle entre Ossian et Homère, il constate que si au début de leur évolution, la plupart des peuples connaissent une période culturellement très riche, celle-ci décline sitôt que deux cultures se rencontrent et que l’une prend le pas sur l’autre. En d’autres termes, qu’une nation voit sa culture disparaître sitôt qu’une autre lui impose sa langue et, par là, une culture artificielle, comme cela a été le cas pour les Scandinaves ; les Grecs par contre, ayant toujours conservé leur langue, n’ont jamais vu leur culture décliner. Dans la foulée, Bonstetten avance qu’une culture pour ainsi dire importée n’est d’aucune utilité pour le peuple qui la reçoit : il ne comprend par exemple les sciences exactes qui lui sont apportées par un autre peuple que le jour où il les découvre lui-même - tout comme la société chrétienne n’a compris les sciences exactes qu’elle a héritées d’Aristote que le jour où elle les a découvertes elle-même. Ce petit traité est particulièrement intéressant à plus d’un titre : tout en stipulant un parallèle anthropologique prometteur entre Homère et Ossian 47 , tout en reconnaissant la grandeur et la singularité de la culture grecque, ce qui en suppose une excellente connaissance, Bonstetten refuse de lui accorder la primauté ; bien plus, il donne à entendre que si chaque nation pouvait évoluer en gardant sa langue et donc sa culture, il en résulterait une plus grande variété de connaissances. Ce plaidoyer en faveur des langues et des cultures nationales et hostile à l’empire de la culture grecque porte des accents que nous retrouverons dans les traités sur l’éducation. Ces réflexions sur l’importance des langues et cultures nationales font suite aux recherches que Bonstetten a menées sur les sagas islandaises et par 46 Sur Ossian, Homère et les poètes scandinaves : Bonstettiana, Neue Schriften, pp. 220- 221. 47 « Eine Vergleichung zwischen Homer, Oßian und den Heldenzeiten der Skandinavier wäre ein interessantes und belehrendes Werk. Mir ist es genug die Idee von einer solchen Untersuchung hier anzugeben. » (« Une comparaison entre Homère, Ossian et les temps héroïques des Scandinaves serait une œuvre intéressante et instructive ; il me suffit de donner ici l’idée d’une telle recherche. ») (Über Ossian, Homer und die skandinavischen Dichter ; Bonstettiana, Neue Schriften, p. 221). Ossian aurait été un barde écossais du III e siècle, auteur de poèmes dit « gaëliques » ; le poète James Macpherson en publia une traduction anglaise entre 1760 et 1763. Très vite s’engagea un débat sur leur authenticité et Samuel Johnson (1709-1784) proposa qu’il s’agissait d’une supercherie littéraire de James Macpherson, qui aurait puisé à diverses sources irlandaises, galloises et anglaises. Bonstetten semble avoir ignoré ce débat. OeC02_2012_I-173AK2.indd 44 OeC02_2012_I-173AK2.indd 44 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 45 lesquelles il tend notamment à montrer les parentés linguistiques entre l’Islande et la Suisse. Comme le remarquent les éditeurs des Bonstettiana dans leur préface au volume en question des Neue Schiften, Bonstetten cherche par ses enquêtes à élucider d’une certaine façon une question qu’il se pose fréquemment lors de son exil politique et intérieur, celle de savoir d’où il vient. En juin 1801, Bonstetten et son fils aîné quittent le Danemark en compagnie de Friederike Brun et de sa fille Ida pour se rendre en Suisse. Après divers séjours à Genève, Valeyres et Cour, près de Lausanne, Bonstetten, Friederike Brun et sa fille Ida partent en septembre 1802 à Rome, où ils arrivent en novembre. Ils en repartiront moins d’un an plus tard, le 10 juin 1803. Ce n’est pas la première fois que Bonstetten y séjourne : il y a déjà passé quelque temps lors de son premier voyage en Italie, d’abord en février 1773, puis d’avril à juillet de la même année. Mais le séjour en 1802-1803 est particulier : afin de retrouver dans la topographie du Latium les lieux où se déroulent les chants 7 à 12 de l’Énéide de Virgile, Bonstetten suit du 25 au 29 mars le Tibre jusqu’à Ostie 48 . Plus tard, du 18 au 20 avril, il se rend à Préneste en compagnie de Friederike Brun 49 , puis, pour finir, du 21 au 25 mai, à Antium/ Nettuno et à Ardéa, avec le dessinateur Wilhelm Friedrich Gmelin 50 . Bonstetten met par écrit chacun de ces voyages, tout comme les autres excursions archéologiques qu’il entreprend lors de son dernier séjour à Rome, en 1807-1808, et qui le mènent fin septembre 1807 à Velletri et à l’antique Cora 51 puis mi-octobre à Nettuno, Astura et Ardea 52 . Le voyage à Antium est publié pour la première fois dans le volume Italien des Bonstettiana 53 ; les descriptions des autres voyages sont perdues, à l’exception de celui à Ostie, le Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide. Celui-ci paraît en 1804 chez Paschoud à Genève et fonde la réputation littéraire de Bonstetten qui n’écrit désormais plus qu’en français, comme le lui conseille par ailleurs M me de Staël. Comme il a déjà été dit, le propos de ce livre est de vérifier sur les lieux les données topographiques de la seconde moitié de l’Énéide. Dans ce but, Bonstetten soumet à un examen méticuleux non seulement le texte de ce grand poète, mais également ceux de nombreux autres auteurs anciens, tels que Tite-Live, Horace, Denys d’Halicarnasse, Pausanias, Strabon, Pline l’Ancien et Pline le Jeune, Rutilius Namatianus, pour n’en citer que quelques-uns. Et il ne s’en tient pas seulement à la littérature antique : il consulte aussi une riche littérature secondaire, dont il convient de citer l’historien Leandro Alberti, les topographes Philipp Clüver, Atha- 48 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 352 et p. 472. 49 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 352 et p. 480. 50 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 353 et pp. 486-487. 51 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 315 et p. 418. 52 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 315 et p. 429. 53 Voir Bonstettiana, Italien, t. I, pp. 326-351. OeC02_2012_I-173AK2.indd 45 OeC02_2012_I-173AK2.indd 45 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 46 Antje Kolde nasius Kircher et Giuseppe Rocco Volpi ou encore les auteurs de voyages en Italie Jean-Baptiste Labat, Joseph Addison et Joseph-Jérôme Lalande 54 . Ainsi, Bonstetten est propulsé parmi les plus éminents représentants de la recherche virgilienne, parmi lesquels Christian Gottlob Heyne 55 , auteur notamment d’une édition et d’un commentaire de l’Énéide 56 que Bonstetten consulte abondamment, et qui engage avec Bonstetten une correspondance d’un haut niveau scientifique 57 . En octobre 1804, Heyne publie dans le périodique Göttingische gelehrte Anzeigen un compte-rendu fort élogieux du Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide 58 . D’autres comptesrendus tout aussi positifs paraissent presque en même temps, en allemand par August Wilhelm Schlegel et par Johannes von Müller, en français par M me de Staël, par M. Estinbert et par Jean-Jacques Ampère 59 . Ces nombreux comptes-rendus ne sont pas la seule preuve de la notoriété du Voyage, notamment en France : le livre sert aussi de guide lors de voyages en Italie, 54 Leandro Alberti (1479 - env. 1552), religieux dominicain, philosophe, historien, théologien : Descrittione di tutta Italia, nella quale si contiene il sito di essa, l’origine et le Signorie delle Città et delle Castella, Bologna, 1550 ; Philipp Clüver (1580-1622), géographe : Italia antiqua, Leiden, Abraham Elzevier, 1624 ; Athanasius Kircher (1602-1680), jésuite, un des scientifiques les plus importants de l’époque baroque : Latium, id est nova et parallela Latii tum veteris tum novi descriptio, Amsterdam, apud J. Janssonium a Waesberge et haeredes E. Weyerstraet, 167 ; Giuseppe Rocco Volpi (1692-1746) : Vetus Latium, profanum, tomes III-X, Padua e Roma, Josephus Cominus, 1726-1745 ; Jean-Baptiste Labat (1663-1738), missionaire dominicain, notamment botaniste, explorateur, ethnographe : Voyage en Espagne et en Italie, tomes I-VIII, Amsterdam, Jean-Baptiste Delespine et fils, 1730 ; Joseph Addison (1672-1719), homme d’État, écrivain et poète : Remarks on Several Parts of Italy, &c. in the Years 1701, 1702, 1703 London, Tonson, 1767 ; Joseph-Jérôme Le Français de Lalande (1732-1807), comme astronome : Voyage d’un Français un Italie, fait dans les années 1765 & 1766. I-VIII, Paris, Veuve Desaint, 1769. Voir Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 638-770. 55 Christian Gottlob Heyne (1729-1812), philologue et archéologue allemand, professeur d’éloquence à l’Université de Göttingen dès 1761, bibliothécaire ; membre de la Royal Society dès 1789 et de l’Académie des inscriptions et belleslettres dès 1802. 56 Christian Gottlob Heyne, P. Virgilii Maronis opera, varietate lectionis et perpetua adnotatione ilustrata, I-IV, Leipzig, C. Fritsch, 1787-1798 ; P Virgilii Maronis opera, varietate lectionis et perpetua adnotatione illustratus a Chr. Gottl. Heyne, Editio quarta curavit Georg Philipp Eberhard Wagner, I-V, Leipzig, Hahnen, et London, Black Young et Young, 1830-1841 4 . Encore aujourd’hui, les spécialistes consultent cette édition. 57 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, pp. 466-469 ; Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 638-770, particulièrement pp. 645-646. 58 Voir Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 585-589. 59 Pour ces divers comptes-rendus, voir Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 590-614. OeC02_2012_I-173AK2.indd 46 OeC02_2012_I-173AK2.indd 46 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 47 entre autres à M me de Staël, Schlegel et Sismondi en 1804 et à Charles Didier qui, après avoir bénéficié du soutien de Bonstetten, suit ses traces à Rome avant d’émigrer à Paris en 1840. Que les thèses avancées dans le Voyage sont régulièrement reprises et discutées encore au XX e siècle dans le cadre des recherches virgiliennes montre qu’elles restent d’actualité 60 . Un autre propos se joint cependant à celui de la vérification topographique, comme le soulignent Peter et Doris Walser-Wilhelm dans leur préface au volume des Neue Schiften de même que dans leur introduction et leur commentaire au Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide dans les Bonstettiana, rédigé en collaboration avec Anja Höfler 61 : Bonstetten, balloté par les divers bouleversements qui ébranlent l’Europe, se sent un nouvel Énée ; comme lui, ayant fui sa patrie en flammes et étant arrivé sur les rives du Tibre au terme de longues errances, il a besoin de sentir la terre ferme sous ses pieds et, avec elle, la promesse d’un avenir meilleur. En ancrant les scènes du mythe fondateur qu’est l’Énéide dans la réalité spatiale qui lui est contemporaine, Bonstetten achève en quelque sorte cette éprouvante traversée de la Cordillère que constituent pour lui la Révolution française et les profonds changements qu’elle a entraînés à sa suite 62 . En effet, « il faut s’abymer dans l’antiquité pour vivre dans le present », comme il écrit à M me de Staël fin février 1803 63 . En permettant à Bonstetten d’entrevoir un avenir à l’instar d’Énée, le Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide constitue une réponse aux enquêtes scandinaves, tournées, elles, vers la recherche de l’origine. Lors de son voyage à Ostie, ce n’est donc pas au seul texte de Virgile que Bonstetten s’attache, mais également à son adéquation avec le terrain. Le 60 Voir Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 648-656. Il convient finalement de signaler un autre témoignage de ce Nachleben fécond : le commentaire très fouillé au Voyage, de la plume d’Anja Höfler et paru dans Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 617-770, résulte d’une thèse de doctorat entreprise sur le conseil de E. Stärk, à Leipzig. 61 Bonstettiana, Italien, t. I et II. 62 Voir Charles-Victor de Bonstetten, L’homme du Midi et l’homme du Nord, chapitre 24, « Ce que nous avons été et ce que nous sommes, ou l’an 1789 et 1824 » : « Je viens d’exposer quelques souvenirs d’une vie très-variée ; je viens de peindre les mœurs des nations que j’ai connues ; mais la plupart des tableaux que je viens de faire sont maintenant d’un autre monde, d’un temps antique, d’une époque placée au-delà de la grande barrière historique appelée révolution. Presque tous ces tableaux ont disparu et n’ont laissé que des fragments qui nous rappellent ce qui n’est plus. Nous voyons les Alpes séparer des peuples qui ne se ressemblent point. Il en est de même de cette grande Cordillière placée entre deux siècles ; elle sépare des hommes si différents d’eux-mêmes, que ceux qui comme moi ont vécu dans les deux époques, sont étonnés d’être les mêmes hommes. » (Bonstettiana L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. II, p. 506). 63 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 454. OeC02_2012_I-173AK2.indd 47 OeC02_2012_I-173AK2.indd 47 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 48 Antje Kolde Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide n’est pas le seul témoignage de son intérêt pour les realia - qu’il s’agisse de réalités topographiques, de ruines ou encore d’objets quotidiens : en diminuant le temps qui le sépare de l’antiquité, elles la lui rendent plus tangible. Il convient par ailleurs de noter que Bonstetten observe avec l’acuité qui lui est propre non seulement les realia antiques, mais aussi celles qui le renseignent sur la réalité contemporaine, souvent affligeante. Ainsi, dans la deuxième partie du Voyage, intitulée Observations sur le Latium moderne, en confrontant les realia antiques et contemporaines, il souligne tout ce qui, dans la Rome de son époque, demanderait à être amélioré, d’un point de vue tant économique que politique et social. Mais revenons aux realia antiques. Lors de son premier voyage, il s’enthousiasme par exemple à la vue des fouilles de Pompéi et des objets quotidiens qu’elles livrent 64 , ou à celle des villas de Cicéron et des Caton lors de sa visite de Tusculum 65 . Son observation minutieuse de diverses ruines lors de son voyage à Antium, consignée dans l’essai qu’il consacre à cette excursion 66 (B ST Italien 326-351), atteste le même intérêt. Friederike Brun l’évoque également dans son journal de voyage, lorsqu’elle y narre diverses visites communes de ruines, comme dans l’extrait suivant : « 1802 rom Novbr - Palatin - Zoéga 26 Bonstetten lief wie immer Seit ab rechts und links ! ‹ich habe einen Bach gefunden schrie er aus der Kornmühle - der ist der Eüripus ich habe ihn noch nie gesehn› ! Antwortet Zoéga ihm von außen neben mir herein ! ich glaube Sie waren beide nicht gescheüt - der Bach heißt jetzt la Morrana und treibt mühlen und ist waßerreich. Ehedem hies Er der Eüripus, und war vor den Sitzen des Circus Maximus in einem Canal rundum geleitet - wollte man Naumachien geben so ließ man ihn dämmen am Abfluß und der See füllte die Arena » 67 . 64 Lettre à Johannes von Müller du 1 er mars 1774 ; Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 193-194. 65 Lettre à Johannes von Müller du 20 mai 1774 ; Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 208. 66 Bonstettiana, Italien, t. I, pp. 326-351. 67 « 1802, Rome, novembre, Palatin, Zoéga, 26. Bonstetten courait toujours à droite et à gauche ! ‹J’ai trouvé un cours d’eau, a-t-il crié depuis le grenier - c’est l’Euripe, je ne l’ai encore jamais vu› lui répondit Zoéga depuis l’extérieur, à côté de moi, vers l’intérieur ! Je crois que tous deux n’avaient plus tous leurs sens - le cours d’eau s’appelle aujourd’hui la Morrana, il actionne des moulins et est riche en eau. Autrefois il s’appelait l’Euripe et il était dévié dans un canal devant les sièges du Cirque Maxime dont il faisait le tour - si on voulait donner des naumachies, on érigeait une digue à l’écoulement et le lac emplissait l’arène ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 410. OeC02_2012_I-173AK2.indd 48 OeC02_2012_I-173AK2.indd 48 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 49 Ce n’est pas qu’à Rome que Bonstetten éprouve de l’intérêt pour les ruines. De fait, dans son texte Voyage dans le Midi de la France, qui relate le voyage qu’il fait en 1810 avec Marc-Auguste Pictet dans le sud de la France et qui est publié pour la première fois dans le cadre des Bonstettiana, Bonstetten évoque l’importance que revêt pour l’historien la recherche sur le terrain, complémentaire de la lecture des livres : « L’Etude de l’histoire est interessante dans les livres, mais elle l’est bien plus sur le terrain meme de l’histoire » 68 . Lors du séjour romain de 1802-1803 en général et dans le Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide en particulier, Bonstetten donne donc un sens aux événements par le biais du texte de Virgile et des ruines romaines. Ce n’est pas la seule fois de sa vie où l’aura des antiques confère une importance particulière à un événement : en 1795, à l’occasion d’un voyage dans le Tessin, Bonstetten fait visiter la villa de Pline sur les bords du lac de Come à Friederike Brun et à Friedrich von Matthisson ; ils y concluent un pacte d’amitié auquel la solennité du lieu confère une signification toute particulière, comme le raconte Friederike Brun avec émotion dans son journal de voyage 69 . VI Les auteurs anciens dans les traités postérieurs à 1803 Après son retour de Rome, Bonstetten s’installe définitivement à Genève, qu’il quittera sporadiquement pour divers voyages. Sa correspondance et sa production littéraire restent toutes deux très riches et aux thématiques déjà présentes, comme les observations anthropologiques ou relatives au bien public, se joignent les études sur l’esprit humain. Dans ces traités et essais, publiés ou inédits, Charles-Victor se réfère souvent aux auteurs anciens. Le mode sur lequel il les évoque varie de la simple citation sans nommer l’auteur à une citation longue avec l’indication de l’auteur, en passant par la paraphrase. Quel que soit le mode, tous ces passages témoignent de la profondeur avec laquelle Bonstetten s’est approprié ces textes, comme nous allons le montrer par quelques exemples. Commençons par les textes simplement évoqués ou cités comme sources. Dans son Voyage dans le Midi de la France, à l’occasion de son passage à Montmélian au sud-est de Chambéry, Bonstetten évoque le passage d’Hannibal en s’appuyant sur une source romaine : « C’est bien l’Isère qui conduisit Annibal en Italie, puisque c’est un Consul romain, contemporain de Tacite, Silius, qui nous l’aprend » 70 . Lorsqu’il rédige le chapitre sur les « Opinions, modes, coutumes et coterie » de son traité L’homme du Midi et l’homme du Nord, paru 68 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 21. 69 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, pp. 259-260. 70 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 71. OeC02_2012_I-173AK2.indd 49 OeC02_2012_I-173AK2.indd 49 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 50 Antje Kolde en 1824 à Paris et à Genève, Bonstetten étaye ses dires relatifs aux Germains par Tacite, qu’il cite : « Tacite remarque, qu’au lieu de temples et de statues, les Germains n’avoient que des forêts sacrées, où les dieux n’étoient visibles que par le respect qu’ils inspiroient. Deorumque nominibus appellant secretum illud quod solâ reverentiâ vident » 71 . Ailleurs, Bonstetten évoque les auteurs antiques pour illustrer son propos. Par exemple, dans son traité intitulé Analyse de l’Intelligence, rédigé en 1807 lors du troisième voyage à Rome et publié pour la première fois intégralement dans les Bonstettiana, Bonstetten prévoit de parler entre autres des « Effets des Sentimens sur les autres », comme il l’indique dans son plan de l’ouvrage, et il projette d’illustrer ce point par Pline : « Pline parle d’un home vilain et fastueux qui servoit 3 vins à ses convives. Il appelloit cela Economie et magnificence, Pline l’appelle Gourmandise et Vilainie » 72 . De passage à Donzère lors de son voyage dans le Midi de la France en 1810, Bonstetten s’enthousiasme de « la magie de la parole qui fait briller à travers les siecles la pensée et le sentiment » - magie qu’il illustre d’emblée par les exemples de M me de Sévigné et de Pline le Jeune : « Madame de Sevigné nous parle d’objets qui nous sont etrangers, et cependant elle est sentie et entendue par tous les homes qui savent sentir ou entendre. Que de generations se sont ecoulées entre Pline et nous, entre Madame de Sevigné et nous que de sentiments que de pensées ont passée sur les homes sans laisser plus de traces que le souffle de l’air qu’ils ont respirés, et quelques pensées, quelques sentimens de Pline et de Sevigné ont survecu aux Nations et aux Siecles » 73 . Dans la seconde partie des Études de l’homme, ou Recherches sur les facultés de sentir et de penser, parues en 1821 à Genève et à Paris, et dans laquelle Bonstetten se penche sur la liaison des idées, il consacre un chapitre au sentiment de l’harmonie ; pour l’illustrer, il évoque notamment deux textes latins, l’un tiré de l’Énéide de Virgile et l’autre d’une ode d’Horace, qu’il cite en langue originale 74 . L’évocation de textes antiques comme source peut générer une réflexion plus approfondie, par exemple au sujet de diverses doctrines philosophiques. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Unité et harmonie dans le caractère de l’homme » de ses Recherches sur la nature et les lois de l’Imagination, parues en 1807 à Genève, Bonstetten discute des différents tempéraments de l’homme. À leur propos il évoque d’abord Hippocrate, puis, au sujet du 71 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. II, p. 410. 72 Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 402. 73 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 135. 74 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 643. OeC02_2012_I-173AK2.indd 50 OeC02_2012_I-173AK2.indd 50 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 51 développement de l’âme, les règles du beau et de la pensée. Cela l’amène non seulement à citer en langue originale tout un passage des Tusculanes de Cicéron, mais également à comparer les évocations de Platon que fait Cicéron aux idées innées de Leibniz 75 . Parfois, Bonstetten recourt pour souligner ses propos à une courte citation latine en langue originale, dont l’auteur n’est généralement pas nommé. Ces citations ont ceci d’intéressant qu’elles traversent les écrits de Bonstetten, qui les utilise à diverses reprises, tels des leitmotivs. Leur rôle semble être de conférer à ce qu’elles illustrent une valeur de vérité générale, comme le donnent à penser les trois exemples suivants qui se réfèrent tous trois à des enseignements que Bonstetten a tirés de sa vie. Ainsi, une phrase tirée de la guerre de Jugurtha de Salluste et désignant l’âme comme le guide et le chef de la vie des mortels, apparaît une première fois dans les Études de l’homme, dans un passage relatif à la vieillesse : « la vieillesse est le résultat, je dirois presque le bilan, de la vie passée. Elle est ce que vous l’avez faite, bonne ou mauvaise comme vous l’avez voulue. Rien de plus vrai que ce que dit Salluste : Dux atque imperator vitae mortalium animus est » 76 . Bonstetten la cite une deuxième fois dans le petit traité intitulé Influence de l’étude de l’homme sur les progrès des sciences, appartenant au contexte de Études de l’homme et inédit ; cette fois, elle illustre sa thèse qu’aucune action n’est dépourvue de motif 77 . Une petite expression virgilienne, mens agitat molem 78 , possède encore bien plus les traits d’un leitmotiv : Bonstetten la cite dans des contextes bien différents, par exemple dans son traité Pensées sur divers objets de bien public, paru à Paris et à Genève en 1815, en conclusion de l’affirmation suivante : « Quelle que soit l’influence de la matière sur l’être pensant, il n’est pas moins vrai qu’une nation est, aussi bien que l’individu, déterminée dans ses actions par sa partie pensante. Mens agitat molem » 79 . Et il la cite à nouveau dans les Études de l’homme à propos du fait que « c’est l’âme qui meut la matière » 80 . Une autre citation tirée également de l’Énéide de Virgile connaît un destin semblable dans les écrits de Bonstetten, à savoir mobilitate viget, termes qui décrivent la célérité de la Renommée dans le texte virgilien 81 . Bonstetten la cite au sujet de l’imagination dans son traité Suite 75 Bonstettiana, Philosophie, t. I, pp. 201-202. 76 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 658. Cette citation apparaît bien entendu aussi dans la version allemande des Études de l’homme, la Philosophie der Erfahrung, parue en 1828 à Stuttgart et Tübingen ; voir Bonstettiana, Philosophie, t. III, p. 1139. 77 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 986. 78 Virgile, Énéide 6, 727 : « l’esprit meut la masse ». 79 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 258. 80 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 572. Voir Bonstettiana, Philosophie, t. III, p. 1027 pour la traduction allemande des Études de l’homme. 81 Virgile, Énéide 4, 174 : « la mobilité accroît sa vigueur ». OeC02_2012_I-173AK2.indd 51 OeC02_2012_I-173AK2.indd 51 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 52 Antje Kolde de la mémoire, composé en 1804 et resté à l’état de brouillons manuscrits : « L’imagination au contraire [de l’esprit] est come la renomée, mobilitate viget, sa force est dans la vitesse c’est qu’elle ne cherche point le semblable c’est a dire l’identique » 82 . Dans les Recherches sur les lois et la nature de l’Imagination, c’est à propos des passions que Bonstetten cite ces deux mots 83 . On les retrouve aussi dans les Études de l’homme au sujet de la matière dominée par l’esprit 84 . Avant de nous tourner vers le dernier volet consacré aux réflexions de Bonstetten sur l’éducation, il convient d’évoquer encore deux faits également emblématiques de la profonde familiarité de Bonstetten avec les textes et le monde antique. Tous deux sont transmis par voie épistolaire. Le premier concerne une autre citation virgilienne, maior rerum mihi nascitur ordo 85 , que Bonstetten emploie deux fois à quelques mois de distance pour qualifier le cours des événements politiques. La première fois, elle figure dans sa lettre du 11 novembre 1813, adressée à Karl Ludwig von Haller, sur l’arrière-plan des guerres napoléoniennes : « Je ne vois pas dans l’histoire de plus belle ni de plus dramatique Epoque que l’histoire de l an 1813. Le pauvre et cher Muller que ne vit il encore. Et novus rerum panditur ordo. Je ne doute pas que l Italie ne suive bientot l’exemple de l’Allemagne » 86 . Cette même citation 87 se trouve en exergue de la lettre qu’il écrit le 14 avril 1814 à son ami Philipp Albert Stapfer, dix jours après l’entrée des alliés à Paris 88 . Le second fait se rapporte à une création de mot. Lors de son séjour à Hyères pendant l’hiver 1812, Bonstetten parcourt durant de longues heures l’arrière-pays à dos d’âne. Il passe tellement de temps juché sur sa monture qu’ils ne forment plus qu’un, comme il l’écrit à Jean-Charles-Léonard de Sismondi, le 12 février 1812 : « Je suis tous les jours quatre heures à la promenade, le plus souvent a quatre jambes qui se sont identifiées avec mon corps de maniere à me croire un centaure, onanthrope » 89 - un « homme-âne », un être apparenté aux centaures qui peuplent la mythologie grecque, lui-même digne d’y figurer. Bonstetten n’hésite pas à lui donner un nom grec, taillé sur mesure. Ce jeu linguistique est caractéristique non seulement de l’intérêt 82 Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 45. 83 Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 324. 84 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 705. Voir Bonstettiana, Philosophie, t. III, p. 1210 pour la traduction allemande des Études de l’homme. 85 Virgile, Énéide 7, 44(-45) : Maior rerum mihi nascitur ordo (maius opus moueo) : « Plus l’ordre qui naît est grand, (plus grande est l’œuvre que j’entreprends). » 86 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 410. 87 Bonstetten doit citer de mémoire et transforme quelque peu la phrase : « Et novus rerum nascitur ordo ». 88 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 440. 89 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 53. OeC02_2012_I-173AK2.indd 52 OeC02_2012_I-173AK2.indd 52 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 53 de Bonstetten pour la langue, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois, mais également de sa familiarité avec l’imaginaire antique. VII Les auteurs anciens et l’éducation Déjà au cours de ses années de formation, Bonstetten s’intéresse à l’éducation. Dans une lettre datant de novembre 1765, il s’informe auprès de son père sur la réalisation de la réforme de l’éducation lancée notamment par l’érudit bernois Johann Rudolf Sinner von Ballaigues. Cette réforme était basée sur un Essai sur l’éducation publique paru de façon anonyme à Berne au printemps 1765, mais rédigé par Sinner. S’élevant contre l’éducation publique telle qu’elle est alors pratiquée, ce texte entend la réformer. Il critique notamment l’enseignement du grec et du latin basé essentiellement sur la grammaire : « L’écolier pense toujours en allemand ; la tournure de sa phrase [latine] est allemande ; comment cela seroit-il autrement ? On ne lui apprend cette langue morte que comme un mystère d’écoles. […] Salluste, Tite-Live, à ses yeux, sont des Régens, qui lui proposent des constructions difficiles à résoudre » 90 . En lieu et place de cet enseignement-là, Sinner propose un apprentissage inductif des langues mortes, basé sur la conversation, la rétroversion et la mémorisation de beaux vers d’Horace et de Virgile, qui lui ont d’abord été expliqués ; par ailleurs, il convient de ne pas attribuer trop de temps à l’étude de la grammaire, réservée aux classes supérieures. Dans de telles propositions, Charles-Victor retrouve sans nul doute ses propres pensées, lui qui apprit le latin en autodidacte, les leçons dont il bénéficia dans sa jeunesse ne lui ayant nullement profité, comme nous l’avons vu ; de fait, il juge à un âge avancé que « die alte Sprachmethode, die noch viele altdenkende Menschen verehren, war so zweckwidrig, daß bey vielem Fleiß, bey vielen Lehrstunden, und bey recht guten Naturgaben, ich im zehnten Jahre nicht eine Linie Latein verstand » 91 . Sinner n’est pas le seul dont les idées pédagogiques retiennent l’attention de Bonstetten. De fait, tout au long de sa vie, il s’intéresse de près aux réflexions et innovations pédagogiques et aux institutions novatrices, telles que les écoles de Pestalozzi à Burgdorf et à Yverdon, de Philipp Emanuel de Fellenberg à Hofwyl près de Berne et de Caspar von Voght à Flottbeck près 90 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 435. 91 « L’ancienne méthode d’enseigner les langues, que beaucoup d’hommes à la pensée dépassée vénèrent encore, était si inappropriée que malgré beaucoup de zèle, malgré de nombreuses heures d’apprentissage et malgré d’assez bonnes aptitudes naturelles, je ne comprenais à l’âge de dix ans pas une ligne de latin ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 25. OeC02_2012_I-173AK2.indd 53 OeC02_2012_I-173AK2.indd 53 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 54 Antje Kolde de Hambourg ; il soutient les deux premières activement en les recommandant à ses connaissances et en publiant des textes à leur sujet. Charles-Victor revient par ailleurs à maintes reprises sur le sujet même de l’éducation, que ce soit dans sa correspondance, dans ses traités - il en consacre une bonne dizaine à ce sujet - ou au détour de traités portant sur d’autres sujets. Au milieu des nombreux points qu’il aborde en connaisseur avisé, tels que diverses institutions et méthodes, il réfléchit souvent sur les matières que devraient apprendre les écoliers - et à son avis, le latin et le grec n’y figurent en aucun cas, justement à cause de la méthode employée. Et c’est bien la méthode qui est en cause, et non les langues anciennes elles-mêmes ni les textes - le rôle primordial que les textes anciens jouent dans la formation intellectuelle de Bonstetten a largement été souligné dans ces quelques pages. Mais attardons-nous quelques instants sur les reproches méthodologiques que Bonstetten formule à l’égard de l’enseignement du grec et du latin tel qu’il le connaît. Ainsi, à l’âge de 20 ans déjà, dans une lettre adressée à son père en juin 1765, son aversion contre l’enseignement précoce des langues mortes à des enfants lui fait pousse un cri du cœur : « Ici je ferois une petite Episode pour M. Tscharner en qualité d’Oncle de ses enfans. Je le prie à genoux de ne pas tourmenter ses enfans avec le Latin ou le Grec. C’est etouffer la nature, qui nous appelle si instament ailleurs. […] Les enfans sont observateurs, ils peuvent suivre un insecte, ils font des questions sur des objets simples ; ils demanderont coment l’araignée fait sa toile et jamais coment les Romains ont raisonés » 92 . Dans ce passage, Bonstetten montre clairement du doigt la méthode employée, qui n’accorde pas assez d’importance à l’observation - et nous retrouvons là le disciple de Bonnet - mais trop au raisonnement. La citation suivante, tirée de son traité Über Volkserziehung paru en 1799, transmet le même message, puisque Charles- Victor y démontre qu’il est bien plus utile pour une nation de connaître la nature que d’étudier les langues mortes. « So lang eine Nation nicht mehr im Kampf mit Ketzern lebt, ist dem Landpfarrer die Naturkenntniß nützlicher, als die Sprache der Juden, oder ihres griechischen Testaments, ja selbst als die Sprache Anakreons oder Aristophanes. Was ist Sprachkenntniß für ideenleere Menschen ? » 93 . Dans une note à ce passage, il spécifie justement que la question n’est pas de savoir si la connaissance de trois langues mortes est utile, mais celle de savoir si d’autres connaissances ne sont pas plus utiles pour l’éducation du peuple et quel profit on peut retirer de trois langues 92 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 390. 93 « Tant qu’une nation ne vit plus dans le combat contre des hérétiques, la connaissance de la nature est plus utile au pasteur de la campagne que la langue des Juifs ou celle de leur testament grec, oui, même que la langue d’Anacréon ou d’Aristophane. Qu’est la connaissance des langues pour des hommes qui manquent d’idées ? » Bonstettiana, Neue Schriften, p. 81. OeC02_2012_I-173AK2.indd 54 OeC02_2012_I-173AK2.indd 54 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 55 mortes, si elles n’ont été apprises qu’à moitié. En d’autres termes, et c’est le deuxième reproche, la méthode employée génère une perte de temps considérable, par le fait même qu’elle n’aboutit qu’à un apprentissage partiel. Dans son essai « Über Ossian, Homer und die skandinavischen Dichter » (« Sur Ossian, Homère et les poètes scandinaves »), Bonstetten revient sur cette perte de temps - mais cette fois-ci, c’est l’apprentissage des langues en général qui est en cause : « Ich wünschte eine Rechnung zu sehen von allen Stunden, die auf fremde todte Sprachen sind verwandt worden ; ich möchte das Verhältniß vom Zeitaufwand, vom Unterricht in den todten Sprachen zum Sachunterricht kennen. Daraus würde man sehen, daß es doch problematisch ist, ob das zu allgemein gewordene Studium fremder Sprachen wirklich mehr genutzt als geschadet hat » 94 . Un troisième point faible de la méthode employée est qu’elle ne souligne pas suffisamment la polysémie des langues anciennes, comme Charles- Victor l’explique dans son traité Über die Erziehung der Patrizischen Familien von Bern (Sur l’éducation des familles patriciennes de Bern), paru en 1786 95 . Un quatrième manquement consiste, nous l’avons déjà vu, dans l’orientation exclusivement grammaticale de cet enseignement, une orientation par ailleurs fréquente dans l’enseignement des langues en général et que Bonstetten déplore encore à un âge avancé : le 24 février 1829, il écrit à Philippe Albert Stapfer : « En aprenant une langue etrangere, on a toujours sa langue maternelle entre elle et nous. Ce n’est qu’en touchant sans intermédiaire une langue avec le sentiment qu’on eprouve qu’on lui done de la vie. Rien au monde ne remplace le sentiment imediat. Placer une idée abstraite (regle de gramaire) entre le sentiment et le langage c’est fermer le contrevent au jour » 96 . C’est donc bien à cause de la méthode employée que Bonstetten désire bannir les langues anciennes des programmes d’école. Les textes des anciens par contre, justement en matière d’éducation, sont riches en exemples à suivre. C’est ce qui ressort par exemple d’un 94 « J’aimerais voir un décompte de toutes les heures qui ont été employées pour les langues étrangères mortes ; je désire connaître le rapport entre le temps investi dans l’enseignement des langues mortes et celui investi dans l’enseignement des sciences humaines. On verrait alors qu’il est encore problématique de savoir si l’étude des langues étrangères, devenue trop commune, a réellement plus profité que nui ». Bonstettiana, Neue Schriften, p. 221. 95 Bonstettiana, Schriften, t. II, p. 435. 96 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, pp. 179-180. OeC02_2012_I-173AK2.indd 55 OeC02_2012_I-173AK2.indd 55 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 56 Antje Kolde chapitre du traité Über Nationalbildung (Sur l’éducation nationale) paru en 1802, intitulé « Hauptunterschied zwischen der Erziehung der Alten und der unsrigen » (« Différence principale entre l’éducation des anciens et la nôtre »). Bonstetten y démontre en quoi l’éducation des anciens surpassait celle de son époque : « Die Erziehung der Alten war mehr als die unsrige auf unmittelbare Erfahrung gegründet, und alles mehr bey den Alten nach einem Plan gerichtet. Ihre Erziehung hatte aber noch diesen dritten Vortheil : daß die Jünglingsjahre mehr wie bei uns benutzt wurden, und daß die Bildung des Jünglings auch die des Mannes war » 97 . Dans l’Homme du Midi et l’homme du Nord, Bonstetten cite le père d’Horace en modèle de cette éducation par l’exemple : « On a dans tous les temps admiré l’éducation que le père d’Horace avoit donnée à son fils. Ce père alloit de l’exemple à la règle. Tel homme étoit-il blâmé pour être avare, libertin ou prodigue ? le père du jeune poète faisoit sentir à son fils ce que ces vices avoient de honteux. Tel autre étoit-il loué pour ses vertus ? il lui faisoit comprendre l’avantage de la vertu, de manière que chaque précepte étoit vivifié par un exemple frappant, toujours marqué du sceau de l’estime, ou du mépris des hommes » 98 . Si donc l’on changeait de méthode et que l’on ne s’appuyait pas essentiellement sur la mémoire pour l’enseignement des langues anciennes, celui-ci gagnerait beaucoup en attrait et en utilité, au grand plaisir des auteurs anciens eux-mêmes : « Qu’auroit dit Salluste ou César, s’ils avoient pu voir le vulgaire de leurs interprêtes ? Il faut pour l’intelligence des anciens, bien plus de goût, de jugement, de sagacité, et surtout de connoissances préliminaires, que de mémoire. Les enfans ont plus d’esprit qu’on ne leur en suppose ; et bien souvent les maîtres en ont moins qu’on ne leur en croit. Ouvrez le grand dictionnaire de Gessner, et vous y verrez des mots qui ont plus de vingt significations, et peu de mots qui n’en aient qu’une. En fixant le sens varié d’un mot latin ou grec à un ou deux mots de notre langue, on empêche plus qu’on ne facilite la connoissance du véritable sens du mot grec ou latin. Ajoutez que tout ce qui tient à la connoissance de l’antiquité ne se traduit point, mais s’explique par l’histoire. La mémoire est faite pour retenir ce qu’on sait, et non pour expliquer ce qu’on ne sait pas » écrit-il dans l’Histoire de ma vie pensante 99 . 97 « L’éducation des anciens reposait davantage que la nôtre sur l’expérience immédiate, et chez les anciens, tout suivait davantage un plan. Mais leur éducation avait encore ce troisième avantage : que l’on utilisait davantage les années de jeunesse et que l’éducation du jeune homme était aussi celle de l’adulte ». Bonstettiana, Neue Schriften, p. 374. 98 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. II, p. 484. 99 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 57. OeC02_2012_I-173AK2.indd 56 OeC02_2012_I-173AK2.indd 56 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 57 VIII Au terme de ces pages qui ont tenté d’éclairer les liens de Bonstetten avec les auteurs antiques, il apparaît clairement à quel point il a fait sien le conseil que Johannes von Müller lui a donné. De fait, son appropriation profonde des auteurs anciens se manifeste continuellement. Que l’on songe à sa manière de recourir à leurs textes comme sources ou comme illustration, ou à leurs mots pour désigner son propre état ou des étapes de l’évolution politique, ou encore à son admiration pour leurs modèles éducatifs, et on voit qu’il en était si pénétré qu’il est pour ainsi dire devenu l’un d’eux. N’at-il pas su donner un sens à sa vie en devenant, non pas comme le suggère Sainte-Beuve, un second Ulysse, mais un second Énée ? Bernhard von Beskow déjà le compare à l’un des auteurs latins que Bonstetten appréciait le plus, lorsqu’il écrit en 1867 : « Mais lors même que tous ses autres ouvrages auraient péri, ses lettres suffiraient, comme à Pline, à le rendre immortel » 100 . 100 Bernhard de Beskow, Charles Victor de Bonstetten, Stockholm, Imprimerie de P.A. Norstedt & Fils, 1867 ; Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 179. OeC02_2012_I-173AK2.indd 57 OeC02_2012_I-173AK2.indd 57 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34
