Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2012
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Bonstetten - "l’aimable Français du dehors"
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Peter Walser-Wilhelm
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 1 Peter Walser-Wilhelm À Madame Béatrice Didier-Le Gall En chemin vers Charles-Victor de Bonstetten (1745-1832) Dans l’introduction au dernier roman qu’il rédigea dès 1810, Les gardiens de la couronne (Die Kronenwächter), l’un des meilleurs textes en prose allemande, Achim von Arnim se demande pourquoi la poésie, œuvre éphémère de l’esprit, est « ce que nous cherchons, ce qui nous cherche ». Bien souvent les éditeurs des Bonstettiana se sont souvenus de ce mot depuis qu’au début des années 1970, ils ont commencé à s’intéresser à Bonstetten. Rétrospectivement, le chemin qui mena vers Bonstetten semble bien avoir eu une conséquence. Tout commença par notre traduction allemande de L’âme romantique et le rêve d’Albert Béguin, un essai sur le romantisme allemand et la poésie française paru sous forme de livre en 1939 chez José Corti. Cette étude nous rendit attentifs à Étienne Pivert de Senancour. Lors de notre traduction de son Oberman, ce roman épistolaire qui se distingue d’un bout à l’autre par sa musicalité et dont l’action se situe majoritairement en Suisse romande, où il a également été écrit, nous sommes tombés sur la magnifique étude de Béatrice Le Gall, intitulée L’Imaginaire chez Senancour, parue en 1966 chez le même éditeur que le magnum opus de Béguin et, comme ce dernier, rééditée à de nombreuses reprises. L’auteur y observe l’épanouissement du monde imaginaire dans l’œuvre de Senancour, un monde dont elle met en évidence l’originalité esthétique et qu’elle délivre de la qualification de « préromantisme », qui, purement historique, le taxe de phénomène de transition. La littérature qui naît de 1790 à 1820 a une valeur propre, intrinsèque ; elle opère une synthèse qui n’a rien d’artificiel entre littérature des lumières et romantisme, une synthèse qui, déjà amorcée pendant tout le XVIII e siècle, permet la naissance d’un art nouveau, irréductible à aucun autre : elle atteint un équilibre, un épanouissement. Le romantisme 1 La citation provient de Sainte-Beuve. Voir ci-dessous, p. 83, note 60. OeC02_2012_I-173AK2.indd 59 OeC02_2012_I-173AK2.indd 59 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 60 Peter Walser-Wilhelm n’eût-il jamais existé, cette période aurait, en toute sa splendeur, manifesté sa parfaite originalité 2 . Pour Béatrice le Gall, Senancour est de tous les « préromantiques » celui dont la pensée et l’esthétique sont demeurées les plus fidèles aux « lumières », au sensualisme et à l’idéologie. Et c’est bien là que réside à ses yeux l’un des intérêts majeurs de l’œuvre de Senancour : contrairement à Châteaubriand, il n’a pas rompu avec la philosophie et l’esthétique du siècle précédent. « Senancour, lui, n’écrivit jamais son Génie du Christianisme » 3 . Bien plus, le drame et la richesse de Senancour résident dans un équilibre précaire et toujours menacé entre « le vieil homme voltairien et l’homme nouveau romantique ». Quelle force, pour ne pas dire quelle magie, prêtait-il à l’imagination ? Celle-ci crée-t-elle un univers artificiel ou découvre-t-elle un monde possible ? Quel rapport suppose-t-il entre l’imagination et la nature ? Au sujet de telles questions, Béatrice le Gall renvoie fréquemment tant dans le texte principal que dans les notes à Charles-Victor de Bonstetten, « l’ami de M me de Staël, mais qu’il [i. e. Senancour] ne connaissait pas vraisemblablement » 4 . Des citations tirées des deux tomes des Recherches sur la nature et les lois de l’imagination ont éveillé notre intérêt pour ce philosophe que nous ne connaissions pas encore et qui écrit : Il n’est point vrai que l’imitation, pas même celle de la belle nature, soit le principe des beaux-arts. Ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les objets extérieurs que l’imagination cherche à exprimer, mais l’harmonie que ces objets ont fait naître en elle. […] Mais comme l’artiste ne sent que par les images, qu’il faut pour ainsi dire un corps à son sentiment, il cherche à exprimer par les images ce qu’il a vivement senti. L’imitation n’est donc ni le but ni le principe des beaux-arts, mais bien un des moyens des beaux-arts 5 . Béatrice Le Gall commente : « Ce texte est particulièrement intéressant : il rattache en effet la notion d’imitation très étroitement à l’imaginaire, et à la question du style imagé ». Senancour avait-il lu les Recherches sur l’imagination de 1807 ? Cette question est restée ouverte et nous avons dû nous contenter d’observer des affinités, pour le moins intéressantes. Or, les idées ne vivent pas dans des livres, mais dans leurs lecteurs, lors de discussions dans le grand ou le petit salon. Bonstetten n’était pas un inconnu à Paris. Il y avait des amis et des lecteurs, dont Suard, Carnot, Degérando, Eusèbe 2 Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, 1966, t. I, p. V. 3 Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, 1966, t. I, p. VI. 4 Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, 1966, t. I, p. 361. 5 Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, 1966, t. II, p. 268. - Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 185. OeC02_2012_I-173AK2.indd 60 OeC02_2012_I-173AK2.indd 60 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 61 Salverte, Marc-Antoine Jullien, Louis Simond, Raoul-Rochette, M me de Staël, la comtesse de Caffarelli, Benjamin Constant, Maine de Biran (son Journal de 1811/ 12 témoigne d’une lecture critique des Recherches de Bonstetten), Victor Cousin et Philipp Albert Stapfer, ami de Bonstetten depuis les années 1790, auteur des biographies de Socrate et de Kant et de bien d’autres philosophes pour la Biographie Universelle (en 1800, Senancour avait été son correspondant politique). Sans oublier la jeune génération des « Obermanistes », qui écrivaient pour Le Globe (aussi au sujet de Bonstetten), Stapfer le Jeune, Ampère le Jeune, Charles Didier, qui explora le Latium après avoir lu le Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide. Plus nous nous approchions de Bonstetten, plus nous attiraient précisément les relations et les amitiés si nombreuses et si variées qui se tissaient autour de lui et qu’atteste une correspondance abondante. Il est usuel, aujourd’hui, de qualifier de « réseau » un ensemble de relations personnelles. Ainsi parle-t-on du réseau de relations qui liait Albert de Haller, le « grand Haller » (né en 1708), à de nombreux correspondants dans la République savante de son époque. Mais on ne peut appliquer ce concept tel quel à Bonstetten. La métaphore du réseau provient du monde de la chasse et désigne une texture solide qui ne retient que ce qu’on veut et laisse échapper ce qu’on ne veut pas. Le concept actuel de la métaphore met en exergue l’aspect de régularité, de solidité, d’hiérarchie, de contrôle des systèmes de trafic, de communication etc. ; cet aspect est également plus ou moins prégnant lorsque la métaphore est appliquée à la société ou à la culture. Les relations avec Bonstetten ne suivaient cependant ni système, ni hiérarchie, et elles n’étaient pas exclusives. Il attirait autrui, sans néanmoins le fixer dans sa sphère. Il n’attirait pas moins les petites gens et les enfants. « La mort de toute coterie, c’est l’exclusion, la répulsion. La vie, ce serait l’attraction, le plus grand libéralisme » 6 - voilà son credo. Dans un essai sur Bonstetten paru en 1864, Henry Reeve, directeur de la Edinburgh Review, a caractérisé sa sociabilité avec pertinence. Après avoir énuméré des dizaines de ces connaissances, il termine : « These are some of the shadows which pass across the magic lantern of his varied and amusing existence. He lived for society, and probably no man ever enjoyed a wider range of it. His biographers have therefore at least as much to say of his acquaintances as of himself » 7 . En ce sens, il n’y a pas de « réseau » des relations de Bonstetten, mais un monde de relations de Bonstetten et avec lui, un monde qui s’est 6 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, p. 267, lettre du 19 juin 1829 à Heinrich Zschokke : « Der Tod alles Zunfftwesens ist der Monopol ist ausschliessung und Abstoßung - das Leben wäre Anziehung - groster Liberalismus. » 7 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, p. 915, Henry Reeve, « Charles Victor de Bonstetten », Edinburgh Review, 15 avril 1864. OeC02_2012_I-173AK2.indd 61 OeC02_2012_I-173AK2.indd 61 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 62 Peter Walser-Wilhelm beaucoup modifié durant les 86 ans de sa vie. Bonstetten lui-même a appelé Bonstettiana l’ensemble de son œuvre publiée et inédite. Il convient d’y joindre sa correspondance. Autant son œuvre que les lettres proviennent de la même source, c’est-à-dire de la conversation, du monde des relations. En ce sens, il importe d’élargir l’acception du terme « œuvre », qui sous-entend autorité et unité, vers l’ouverture d’un monde relationnel que nous appelons Bonstettiana. L’œuvre et la correspondance de Bonstetten reflètent un discours européen ouvert qui s’est épanoui de la Guerre de Sept Ans à la Révolution de 1830, de l’Encyclopédie au Schellingianisme. Parfois, elles le reflètent mieux dans des brouillons que dans les versions imprimées, où Bonstetten pense devoir la trame d’une systématique à un rationalisme cartésien. Considérer son œuvre philosophique comme relevant de l’éclectisme, à l’instar de Jean- Philibert Damiron dans son Essai sur l’Histoire de la Philosophie en France, au dix-neuvième Siècle paru en 1828, n’est pas très intéressant. Ce qui en revanche est intéressant est de lire son œuvre en écoutant attentivement : Bonstetten est un médiateur entre deux époques, tendu vers l’avenir, à cheval sur plusieurs langues et plusieurs cultures. Bonstetten descendait de l’une des plus vieilles familles connues de la partie méridionale des pays de langue alémanique. À plusieurs reprises, alliés aux comtes et aux ducs de Habsbourg et à leurs côtés, ses ancêtres, des chevaliers, avaient combattu la piétaille des Confédérés et étaient tombés. Dans la famille des barons de Bonstetten se distingue une lignée plus intellectuelle, dont le représentant le plus fameux est l’humaniste suisse Albert de Bonstetten, qui vécut dans la seconde moitié du 15 ème siècle. Grâce à ses voyages à travers toute l’Europe et à sa vaste correspondance, il était en relation avec de grandes personnalités des sciences, de la politique et de l’Église. Il est l’auteur d’une œuvre historique et biographique remarquable rédigée en allemand et en latin, dont la première description de la Guerre de Bourgogne (1477) et la première histoire de la Confédération (1479), qui était moins une histoire des guerres qu’une histoire culturelle de la Suisse d’alors ; ces deux ouvrages constituèrent des mines pour Jean de Müller, l’auteur de l’Histoire de la Confédération suisse (Geschichten Schweizerischer Eidgenossenschaft) et l’ami de Charles-Victor de Bonstetten. Il semblerait presque que trois cents ans après Albert, Charles-Victor recueillit l’héritage de l’humaniste alémanique, passé au filtre du siècle des Encyclopédistes et de Voltaire. Au travers de son Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide et de ses Recherches sur l’imagination, parus tous deux chez Paschoud, le premier en 1805, le second en 1807, nous l’avons rencontré tout d’abord comme un auteur s’exprimant en français. Sur la page de titre, l’auteur se dit Ancien Baillif de Nion ; de l’Académie Royale des Sciences de Coppenhague, et de la Société de Physique et d’Histoire naturelle de Genève. OeC02_2012_I-173AK2.indd 62 OeC02_2012_I-173AK2.indd 62 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 63 « On écrit pas mieux en français » Ce mot appartient à Sainte-Beuve qui le note en lisant Bonstetten, et il est pleinement justifié. Dans les Recherches sur l’imagination, l’extrait que nous avons cité, relatif à l’imitation, suit un passage qui traite du langage et qui rappelle le Traité sur l’origine du langage de Herder, paru en 1772. Bonstetten écrit : Le besoin d’un langage est un des premiers besoins de l’homme ; c’est par le langage que l’homme, en s’entourant de ses propres idées, crée un monde qui devient son ouvrage ; c’est le langage qui, en répandant nos pensées au-dehors de nous, leur donne une espèce de réalité qui nous enchante. - Le véritable langage de l’harmonie, ce sont les beaux-arts : les beaux-arts expriment ce que nous sentons, bien mieux que le langage parlé ne peut exprimer ce que nous pensons. C’est que les beaux-arts n’ont que des signes naturels, tandis que le langage parlé, ayant perdu tout ce qui était naturel dans l’origine du langage, ne présente plus que des signes de convention, qui ne sont propres qu’à l’abstraction 8 . On entend bien la réserve qu’émet Bonstetten : lorsque nous essayons d’exprimer par des phrases ce que nous pensons, cela subit toujours des pertes. Tout au long de sa vie, Bonstetten est profondément sceptique à l’égard tant du langage que des langues. Il était certes polyglotte - il parlait et écrivait l’allemand et le français, parlait l’anglais et l’italien, comprenait le latin et le danois - mais dans aucune langue, il n’était vraiment à son aise. Cela tient à son origine : il descendait de l’une des six familles patriciennes les plus renommées de l’ancienne République de Berne. Dans ce centre du pouvoir politique, le français était de bon ton ; avec les nourrices et les domestiques, on parlait un traînant patois alémanique et la langue de la politique était l’allemand de la chancellerie, « un rocher raboteux » selon l’historien Jean de Müller. Charles-Victor, quant à lui, s’enfuit encore tout jeune de sa ville natale pour se rendre à Yverdon, où il rencontra le Promeneur solitaire ; puis il partit à Genève, où il devint le disciple de Charles Bonnet et un figurant sur la scène de Voltaire, où il s’infecta de la petite vérole de l’esprit qui sévissait dans la ville natale de Rousseau et où il écrivit des idylles en français avant d’avoir lu Salomon Gessner. Mais il n’échappa pas au destin du fils de patricien. Aussi peu bernois que possible, il dut servir de 1775 à 1798 la sénile République de Berne en tant qu’acteur politique et bailli de Nyon. Mais en même temps, il se faisait aussi un nom comme auteur de textes en allemand, telles ses célèbres Briefe über ein schweizerisches Hirtenland (Lettres sur une contrée pastorale) - en vérité soit des écrits rédigés en français que ses 8 Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 185. OeC02_2012_I-173AK2.indd 63 OeC02_2012_I-173AK2.indd 63 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 64 Peter Walser-Wilhelm amis lui traduisaient, soit des ébauches esquissées dans un allemand qu’il leur fallait encore polir. En 1785 il écrivit à son éditeur zurichois Jean-Henri Fussli : Meine Seele findet überall eine schauervolle Leere ; hätte ich eine Sprache, so lebte ich mir selbst, und mit edlen Seelen wie Ihre ist. Allein das Bewusstseyn, seine Empfindungen und seine ganze Seele eingekerkert zu fühlen, weil man keine Sprache besitzt, ist erniedrigend, und wahrlich eine Ursach der Unwissenheit aller Berneren 9 . Dès cette période, il désira vivement apprendre la langue des poètes allemands, ce qu’il put réaliser après s’être à nouveau enfui de Berne en mars 1798, craignant davantage la vengeance de patriciens déchus que la garnison française. Il apprit l’allemand à Copenhague, au sein de la haute société qui, constituée en grande partie de la diaspora allemande, était cosmopolite et entretenait des relations commerciales avec la nouvelle France et l’Est de l’Europe. À Copenhague, un archiviste l’initia également à la langue et à la littérature du vieil islandais, si bien qu’il devint un pionnier enthousiaste des études scandinaves en allemand. De 1799 à 1801 quatre tomes de ses Neue Schriften parurent en allemand à Copenhague. Bonstetten, devenu sujet danois, ne retourna pas à Berne mais s’établit en 1803 à Genève, que la République française avait provisoirement annexée. Le vieux Necker et M me de Staël, auxquels il était lié depuis longtemps, lui conseillèrent de passer au français pour ses activités littéraires, car ce ne serait qu’ainsi qu’il aurait quelque succès. Aussi traduisit-il en français l’ébauche de son livre sur Virgile rédigée en allemand. Son Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide parut en 1804 chez Paschoud à Genève. Le travail de traduction fut pour lui une véritable torture ; mais il lui permit aussi de faire des découvertes linguistiques qu’il consigna en français durant l’hiver 1804-1805 dans un brouillon intitulé Mnémosyné ou la Mémoire. Nous en donnons ici un passage dans sa formulation plus ou moins définitive : En jetant un coup d’œil sur les grandes destinées de l’homme on ne peut méconnaître dans la parole la première éducation de l’être pensant. Sans le langage qui donne un corps à la pensée, l’homme serait tellement ébloui par les sensations continuelles qui se succèdent l’une à l’autre que la réflexion serait comme absorbée par l’éclat des sens et la pensée toujours inerte oblitérée par le manque de mouvement et d’exercice. Il y 9 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. V/ 1, p. 118, lettre du [1]-2 février 1785 à Johann Heinrich Füssli. « Mon âme ne voit partout qu’un vide terrifiant ; si j’avais une langue, je vivrais avec moi et avec des âmes nobles telle la vôtre. Mais sentir sa sensation et toute son âme emprisonnées faute de posséder une langue, et en être conscient, est humiliant et en vérité une cause de l’ignorance de tous les Bernois. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 64 OeC02_2012_I-173AK2.indd 64 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 65 a plus ; on peut considérer les mots comme une espèce de lest, qui arrête la rapidité des idées pour donner au sentiment et à la pensée le temps de déployer ces raports qui donnent l’essor à notre Être. L’homme éloquent sait merveilleusement arrêter ou précipiter la marche des idées par les signes. Le grand secret de l’éloquence est dans le mouvement des paroles toujours en accord avec toutes les formes de la sensibilité. Il y a un jeu singulier à arrêter ou précipiter une idée et les mots longs et harmonieux des Grecs et des Romains étaient merveilleusement propres à développer les mouvements de l’âme, tandis que les mots sourds et écourtés de quelques langues modernes vont toujours trop vite ou semblent quelquefois tomber à plat. Il faut cependant en excepter l’allemand qui, plus sourd que le grec, en a l’abondance, le mouvement et toute la souplesse. [Entre les lignes : ] Que ne serait pas la langue italienne si elle était jamais parlée par des hommes libres dignes de leur ciel, dignes enfin de leur magnifique langage ? La parole est un Sens actif et passif à la fois, il éveille et anime les idées dans l’âme et les jette p[our] a[insi] dire hors d’elle pour aller émouvoir le cœur de ce qu’on aime, en un mot le sens de la parole commun d’homme à homme sert de lien entre les âmes. Donnez aux idées un plus grand développement, une plus forte intensité, et vous concevrez le point où l’échafaudage du langage peut devenir inutile au développement intérieur. Nous voyons l’âme agir sur l’âme par l’intermédiaire matériel des sons, on peut concevoir des sens tellement organisés que les âmes pourraient agir immédiatement l’une sur l’autre et se toucher pour ainsi dire. Nous voyons l’âme agir sur nos organes, nous voyons les âmes se toucher mais par un intermédiaire. Il n’y a aucune contradiction à concevoir que l’âme agisse enfin sur l’âme même comme sur son propre organe ; ce point de perfection semble même se trouver sur la ligne de notre développement, où la finesse des sens parvient à sentir les mouvements les plus déliés et à éprouver l’émotion secrète de la nature dans toute son inépuisable harmonie 10 . Ce brouillon évoque la Lettre à l’Académie de Fénélon, publiée en 1774. L’auteur y explique que l’ordre direct de la phrase française génère un appauvrissement rythmique de la pensée. « C’est ce qui exclut toute suspension de l’esprit, toute attente, toute surprise, toute variété et souvent toute magnifique cadence ». En même temps que Bonstetten écrivit son brouillon, Heinrich von Kleist rédigea son Essai sur l’élaboration progressive des idées pendant le discours (Über die allmähliche Verfertigung der Gedanken beim Reden). La pensée, d’abord encore obscure, commence à se former, à adopter un rythme, sitôt que la bouche s’ouvre, affirme Kleist. On recourt à des artifices, on étire le discours, on y insère des appositions, des digressions subordonnées, on se racle la gorge, tout cela pour gagner du temps, la tension s’ac- 10 Bonstettiana, Philosophie, t. I. pp. 136-137, transcription avec des variantes. OeC02_2012_I-173AK2.indd 65 OeC02_2012_I-173AK2.indd 65 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 66 Peter Walser-Wilhelm croît, et subitement la période est finie, la tension se décharge, la pensée est là. C’est l’ « art d’accoucher de pensées », pour reprendre les termes de Kant (« die Hebammenkunst der Gedanken »), en tirant profit tant du dialogue que de la situation. Kleist observe et manie l’énonciation d’une parole en tant que dramaturge. Bonstetten, quant à lui, ressent et juge en tant que bilingue : après avoir quitté l’allemand pour le français en 1803-1804, il ne ressent pas cet « ordre direct » comme une garantie de la clarté française, à l’instar de Rivarol (Discours sur l’universalité de la langue française, 1783), mais comme une torture : « Mes pensées se font étirer, si bien qu’elles poussent souvent des cris de douleurs ; mais ces pauvrettes doivent tendre leurs mains et leurs pieds » 11 . Si nous lisons ce brouillon jusqu’au bout, Bonstetten nous rappelle à nouveau Kleist, lorsqu’il déclare qu’au terme de son évolution, la pensée peut atteindre un point où l’échafaudage du langage devient inutile au développement intérieur et qu’il est vraisemblable que l’humanité aussi atteigne ce point de perfection, où la finesse des sens parvient à sentir les mouvements les plus déliés sans avoir besoin du langage. De fait, à la fin de son Essai sur le théâtre des marionnettes (Über das Marionettentheater), paru en 1801, Kleist pose cette question : « Devrions-nous donc à nouveau manger de l’arbre de la connaissance pour revenir à l’innocence ? » Et de répondre : « Certainement ; et c’est le dernier chapitre de l’histoire du monde ». Par conséquent, l’optimisme qu’affiche Bonstetten à l’égard de l’histoire du monde est plutôt hésitant - ce point de perfection semble même se trouver sur la ligne de notre developpement. Âgé de 85 ans, Bonstetten soupire : « Moi, j’aurais un plaisir immodéré à écrire dans une langue neuve qui recevrait jusqu’aux moindres nuances de ma pensée et me donnerait comme une glace pure l’image la plus vraie de mon âme » 12 . 11 C’étaient Jacques Necker et Mme de Staël qui encourageaient Bonstetten en 1803 de publier ses ouvrages en français s’il cherchait le succès comme écrivain. C’est alors qu’il traduisit le premier brouillon de son ouvrage « Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide », se plaignant caustiquement dans sa lettre du 28 janvier 1804 à Friederike Brun, mais reconnaissant tout de même l’utilité de ses efforts qui donnaient du corps aux idées jusqu’alors trop rétrécies : « Du kannst Dir keinen Begriff von meiner Ochsenarbeit machen ! Doch fühl’ ich, daß diese Eselarbeit nützet. Meine Gedanken werden auseinandergezogen, so daß sie oft Marterschreie ausstoßen ; aber die Dinger müssen Händ’ und Bein’ ausstrecken. Es ist noch eine Frage, ob ich französisch schreiben kann ; lernen würde ich’s gewiß bald, aber in Paris, wo Leben ist, oder bei der Staël. Ich will das Werk zu Ende bringen ; mir ist unbegreiflich, wie eine große Gesellschaft mich mit Enthusiasmus angehört und gelobt hat - und nun auf Einmal alles nichts taugen soll ! » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 601-602). 12 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, p. 333, lettre du 22 décembre 1829 à Anastasija Semenovna Chljustina, citée par Sainte-Beuve : « […] le français est, OeC02_2012_I-173AK2.indd 66 OeC02_2012_I-173AK2.indd 66 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 67 Les séjours de Bonstetten en France (1770, 1805, 1810 et 1812) 1770. Dans les années 1765-66, Charles Bonnet introduisit le jeune Bonstetten dans l’art de l’observation, cette spécialité de la physico-théologie genevoise. Et dans cet art, le disciple resta sa vie durant fidèle à son maître, que ce fut dans l’observation de soi-même, dans celle de la vie sociale ou des peuples. Il effectua son Grand Tour en observateur attentif et à partir de ses diverses observations, il induisait des principes généraux et procédait à des comparaisons critiques. Ainsi observa-t-il en 1768-69 le genre de vie des Hollandais, le compara en 1769-1770 avec la civilisation anglaise, avant de séjourner en 1770 pendant six mois à Paris. Des lettres à ses parents, très instructives comme toutes ses lettres de voyages, nous transmettent ses impressions : en Hollande, il souffrait continuellement de dépression ; en Angleterre, « mes poumons s’étaient élargis » ; sur la route qui le mena de Calais à Paris, il se heurta à la faim et à la misère ; à Paris, il assista aux festivités qui accompagnèrent le mariage du Dauphin. Jeune homme séduisant, il fut admis dans les salons des M mes Geoffrin, Necker, de Lespinasse, d’Houdetot. Il lui fut facile d’obtenir les bonnes grâces des princes de l’esprit. Il observait l’aristocratie du goût et du bel esprit, tout comme la manière dont l’opinion était fabriquée ; avec lucidité, il y vit tant des phénomènes relevant de la dernière saison du raffinement et de la décadence que l’expression d’un ordre monarchique qui, comparé à l’esprit républicain anglais, faisait mauvaise figure : Sur la fin du règne de Louis XIV chaque maison avait son directeur. Mais ce fut l’époque où les arts s’introduis[ir]ent dans la société et où l’esprit et l’intrigue succédèrent à la force et au courage. Dès lors l’on ne fut plus occupé que de ses plaisirs et la considération demeura le prix de qui pouvait en procurer aux autres. De là l’empire du goût et du bel esprit ; mais, pour parvenir à la considération que la réputation de se connaître en plaisirs pouvait donner, il fallait prononcer des jugemens sûrs. Dès lors l’empire des gens instruits. Une nouvelle pièce a-t-elle paru, l’on va chez Madame Jauffrin ou chez Madame Necker ou chez Mademoiselle d’Espinas, on retient ce qu’en ont dit Diderot, d’Alembert, Marmontel, Thomas, on fait des visites ce même soir, on voit au moins 60 personnes à qui on répète la même chose. Ces 60 personnes en font autant de leur côté de selon moi, la langue la plus ingrate, la plus sourde, la plus pauvre, la moins souple, mais de toutes la plus soignée ; semblable aux femmes françaises qui, moins belles comme race qu’aucune autre race européenne, sont de toutes les femmes les plus habiles à se faire valoir par les grâces, l’esprit et le tact si rare de toutes les convenances du lieu et du moment. Moi, j’aurais un plaisir immodéré à écrire dans une langue neuve qui recevrait jusqu’aux moindres nuances de ma pensée et me donnerait comme une glace pure l’image la plus vraie de mon âme. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 67 OeC02_2012_I-173AK2.indd 67 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 68 Peter Walser-Wilhelm sorte que le lendemain l’arrêt se trouve promulgué dans tout Paris et la pièce jugée. Ces décisions des hommes de goût ne sont dans le fond que la voix publique que les hommes d’un tact supérieur devinent par instinct, ces décisions se modifient et se perfectionnent en passant de bouche en bouche. La nécessité dans laquelle on se trouve chaque jour de porter un jugement sur ce qui a paru de nouveau dans les arts oblige chaque maison d’avoir un bel esprit, c’est-à-dire un homme qui la fournisse de décisions sur tout ce qui se présentera. Ces beaux esprits font entr’eux une aristocratie invisible qui va finir dans le peuple par des gradations imperceptibles. Les chefs ont leur tribunaux, qu’ils tiennent d’ordinaire chez leurs maîtresses, les subalternes ont leurs départements 13 . En comparant les caractères nationaux, le jeune Bonstetten mesurait la « distance immense du génie anglais à celui des Français » et, à la suite de Montesquieu, il élabora une morphologie comparative des cultures, une « anthropogéographie », qui l’occupa toute sa vie, jusqu’à ses ouvrages de vieillesse L’homme du Midi et l’homme du Nord (1824) et La Scandinavie et les Alpes (1826). Dans les plans irréguliers des jardins anglais et symétriques des jardins français, dans la soumission de la nature ici et l’imitation de la beauté champêtre là, il perçoit la même dialectique que dans les vertus nationales, la modestie, la décence, l’honnêteté en Angleterre, la politesse en France. La politesse présuppose un esprit monarchique, un écart important entre les couches sociales, de la fierté et de la vanité d’un côté, de l’obéissance et de la flatterie de l’autre. Le gain principal que Bonstetten retira de son premier séjour à Paris résidait dans le fait que pour avoir fréquenté les salons, avoir assisté à de nombreuses représentations de ballet et de théâtre et avoir parcouru les galeries de peinture dans le Palais Royal, il put affiner et épurer son phénoménisme. À cette fin, il lisait beaucoup et il prenait des notes, destinées à son seul usage ou rassemblées dans des journaux épistolaires, comme lors de chaque voyage ultérieur. « Chaque science, chaque art est un nouvel univers » 14 . 13 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 785, lettre du [septembre 1770] à Karl Emanuel de Bonstetten. 14 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 781, lettre du 19 août [1770] à Karl Emanuel de Bonstetten : « Je passe des 6 heures dans les Galeries du Palais royal à etudier cette collection immense des meilleurs tableaux du monde. Mais ce que je fais dans ces chambres vous etoneroit bien d’avantage ; j’y copie les tableaux c’est-a-dire que j’en fais une description exacte, et j’en emporte une Idée tres nette. Je sens que si j’etois né à Paris j’eusse été Poete ; quelle Poesie sublime que celle des Raphael et Des Jules ! Je lis et etudie les livres de Peinture. Et dès que j’en aurois l’occassion j’aprendrois le dessein non pour faire des tableaux, mais pour m’exercer le coup d’oeil, et pour dessiner une machine, une Plante ou un Insecte, et exprimer mes Idées. Il n’y a pas de Jouissances sans cet improbus labor ; il aiguise OeC02_2012_I-173AK2.indd 68 OeC02_2012_I-173AK2.indd 68 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 69 1805. L’été 1805, Bonstetten écrit à M me de Staël : « Paris est un nouvel univers pour moi » 15 . Âgé de soixante ans, il séjourne pour la deuxième fois à Paris. « Je crois que ma passion dominante est la curiosité ; d’ailleurs ici je suis plus à mon aise que dans aucun pays où j’ai été ; ce que je ne trouve pas dans mon propre fonds, je le trouve dans les autres. Ailleurs on ne gagne que sa mise, et trop souvent on la perd en entier 16 ». Il se promène le long des boulevards avec Philippe-Albert Stapfer et il l’accompagne dans le salon des Suard - « un souvenir vivant de l’ancien Paris, c’est le dernier accent d’un monde mourant, son dernier soupir ». La conversation se limite aux généralités et stagne ; Bonstetten, pris par l’ennui, se tourne vers sa voisine. « Vous devez les enivrer », écrit-il à M me de Staël, « et j’ai peur que vous ne soyez encore trop près à 20 lieues de ce monde décoloré auprès de vous 17 ». Tout comme la conversation, l’opinion a perdu de sa valeur. « C’est une singulier spectacle pour un observateur que celui de l’opinion publique. La louange et le blâme ont perdu leur valeur, ils sont devenus des et assaissone les plaisirs sensuels, augmente celui que nous donent les Arts et créent ceux de l’Esprit et du Genie. Ce gout des tableaux m’entraine dans une nouvelle Sphere, me fait lire les Poetes et les Orateurs avec un interet nouveau ; me rapelle agreablement la Fable et les moeurs des nations etrangeres. Chaque Science chaque Art est un nouvel univers. » 15 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 955-956, lettre du 10 août 1805 à Mme de Staël : « Paris est un nouvel univers p[ou]r moi, j’y vois touj[ours] davantage combien les grandes ames et les grands caracteres sont rares, mais combien ils ont d’influence dans les evenemens. Eux seuls deroutent l’esprit, l’astuce et la ruse. […] Je me propose de voir souvent C[arnot] hier il me raconta la mort de Robersp[ierre]. Si j’etois plus savant dans l’hist[oire] de la revolution je retiendrois davantage. » 16 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 964, lettre de Bonstetten à Mme de Staël du 25 août [1805] : « je crois que ma passion dominante c’est la curiosité ; d’ailleurs ici je suis plus à mon aise que dans aucun pays où j’ai été ; ce que je ne trouve pas dans mon propre fonds je le trouve chez les autres. Aillieurs on ne gagne que sa mise, et trop souvent on la perd en entier. » 17 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 950, lettre à Mme de Staël du [2] août 1805 : « M[onsieu]r Suard est un souvenir vivant de l’ancien paris, c’est le dernier accent d’un monde mourrant, son dernier soupir. Il a raconté quelques anecdotes. M[a]d[ame] Suard est tres jeune, p[ou]r son age. je ne sais si je ne lui ai pas deplu en lui adressant souvent la parole ; Stapfer me dit qu’elle ne vouloit pas que dans son cercle il y ait d’autre qu’une conversation generale, mais quoiqu’à Paris la conversation trainoit quelquesfois et puis je me mettois à parler à ma voisine. Vous devez les enyvrer, et j’ai peur que vous ne soyez encore trop pres à 20. lieues de ce monde decoloré aupres de vous. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 69 OeC02_2012_I-173AK2.indd 69 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 70 Peter Walser-Wilhelm assignats » 18 . Et la politique ? Avant la Révolution, la politique avait encore été un jeu de commerce prévisible, on y jouait bien ou mal et parfois on pouvait se tromper. « Aujourd’hui on joue à rouge ou noir » 19 . D’un coup, la mort d’un seul homme peut changer le monde. Le pouvoir politique s’est détaché de la nation ; on lève les yeux vers l’empereur comme autrefois vers Zeus. Si l’on ne savait pas qu’il garde ses décrets secrets, on pourrait les déduire de l’opinion publique, qui va dans tous les sens, et qui ne donne à l’observation aucun résultat probable. « On se sent ici vivre au fond d’un sac » 20 . Parfois le journal épistolaire que Bonstetten rédige dans le Paris de l’Empire se lit comme une séquence tirée du roman épistolaire Delphine de M me de Staël : « J’aime à penser avec vous, et il me semble que je ne puis ni sentir ni penser sans vous - penser comme vous et auprès de vous, et par vous - est mon seul talent. » Tout en s’identifiant, sa sensibilité pour les phénomènes s’intensifie à l’occasion en tourbillon, comme lorsqu’il rend visite au numismate Millin qu’il trouve dans une bibliothèque, […] composant auprès de 7 à 8 personnes, se levant quelquefois, parlant, écrivant, raisonnant, lisant, saluant - tout cela dans une même minute. Le mouvement fait sur ces hommes l’effet que le silence fait sur les autres, ce mouvement donne sans doute une espèce d’ivresse. J’en étais si confondu que je n’ai pas ouvert la bouche, j’étais comme un baigneur effrayé à la vue d’une tempête, il n’ose toucher du bout du pied l’élément qui s’agite devant lui. Il y avait une femme malmise qu’on appellait gnedigué frau - c’était une savante allemande ; arrivèrent d’autres Allemands. Je fus à la bibliothèque entraîné sans le savoir et placé auprès des momies, des armures d’Henri IV et de Sully, jeté à la fois dans tous les siècles et dans tous les pays, à la Chine, en Amérique, en Phénicie, en Égypte, à 18 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 956, lettre à Mme de Staël du 10 août 1805. 19 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 974, lettre à Mme de Staël du 3 Septembre [1805] : « On n’oseroit etre Montesq[uieu] dans ces tems malheureux de defiance et d’incertitude. […] Avant la revolution l’on jouoit un jeu de comerce, où le bien-jouer entroit dans les Combinaisons, auj[ourd’hui] on joue à rouge ou noir, to bee or not to bee. La mort d’un home doneroit une face nouvelle à l’univers, une bataille perdue avec eclat seroit un grand evenement, une seconde faute bien grande en seroit un autre. Un grand home né quelque part dans le monde en seroit un, on prevoit de longues et terribles reactions, ou bien l’asservissement de la terre entiere. La puissance publique s’est tout à fait separée dela nation, l’on eleve ses regards aussi haut pour voir l’Empereur que jadis pour voir le Jupiter d’Homére. » 20 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 957, lettre à Mme de Staël du [12] août 1805 : « Je vois bien en noir, l’avenir est tellement impossible à l’effet des tenebres, on se sent ici vivre au fond d’un sac. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 70 OeC02_2012_I-173AK2.indd 70 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 71 Persépolis, à Athènes, à Rome et à Paris. Je ne cessais de me frotter les yeux et l’esprit, j’étais abîmé, confondu, et surtout étonné du calme de mes compagnons de voyage et de l’espèce de savante gentilesse de la dame allemande 21 . « Frotter l’esprit » - cette expression aurait fait plaisir à Charles Bonnet, qui recommandait à son disciple renégat de chasser sa « chienne d’imagination » - « quand vous voudrez me consulter comme médecin de vôtre âme, prenez des moments plus lucides, et que votre chienne d’Imagination ne tienne pas toujours la plume » 22 . À Paris, il est toutefois sûr de son jugement critique, par exemple lorsqu’il assiste à une représentation de Rodogune de Corneille : Les acteurs habillent et drapent très bien les idées qu’ils ont à rendre, mais sous cette parure l’on ne touche presque jamais qu’un mannequin. Le style moderne des acteurs est d’aller des idées au sentiment et non pas du sentiment aux idées. De là vient le défaut de tout peindre, de tout détailler ; ce qui rend les grands effets impossibles. C’est en négligeant à propos mille nuances qu’on produit ce lointain qui fait ressortir le sujet et le rapproche tellement de nous que nous en partageons toutes les émotions 23 . Les mannequins - des corps sans âme ! À l’école vétérinaire, il s’arrête devant « le magnifique squelette d’un cheval chargé de tous ses muscles, de tout son système artériel, veineux et nerveux dans l’attitude du galop », monté par un cavalier préparé de la même manière. Il pense à la ballade Lénore du poète Bürger - « Hourra, les morts vont vite ! » - et il médite : Dans ce merveilleux attirail de la vie on sent l’élévation de l’âme que toute cette savante matière semble n’atteindre de nulle part. En effet, l’anatomie la plus savante nous donne-t-elle la moindre révélation sur la nature de l’âme ? L’on m’a fait voir dans ce magnifique recueil de préparations anatomiques que la sensibilité des animaux est faible en raison de la grosseur des nerfs, et vive en raison de leur ténuité 24 . Bonstetten avait emporté le brouillon de sa théorie de l’imagination avec lui à Paris pour en lire des extraits à Stapfer et à Dégérando et entendre leur jugement. Dégérando sembla l’approuver, Stapfer a été dans de grandes angoisses. Tout le monde ici est matérialiste et athée ou a peu près. Il ne s’en sauve qu’avec un corset de liège de Kant. 21 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 975, lettre à Mme de Staël du 3-[4] septembre [1805]. 22 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 588. 23 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 950-951. 24 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 975. OeC02_2012_I-173AK2.indd 71 OeC02_2012_I-173AK2.indd 71 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 72 Peter Walser-Wilhelm Le morceau sur l’imagination lui a paru matérialiste, et d’un autre côté il m’a dit que les mots de substance pensante et presque celui d’âme était approuvés ici. […] On n’y est arrivé à Paris non par le raisonnement mais par l’entraînement contre toutes les idées qui se trouvaient ralliées sous les drapeaux de la théologie. Je suis persuadé qu’il n’est pas impossible de persuader aux Français qu’ils ont une âme. Les physiciens, surtout les physiologues tout occupés de matière, n’ont pas la pensée assez longue p[ou]r arriver à l’esprit et les spiritualistes oublient trop la matière. Il faut chercher des phénomènes mixtes qui rattachent l’esprit à la matière et remplissent le vide qui se trouve entre la science des corps et celle de l’esprit 25 . Le second séjour de Bonstetten à Paris fut aussi son dernier. Il s’y était rendu dans l’intention d’une part de trouver pour son fils Edouard et pour Auguste de Staël le meilleur pensionnat de Paris pour qu’ils y poursuivent leurs études et se préparent à entrer à l’École polytechnique et d’autre part de permettre à M me de Staël, à qui il était interdit de pénétrer dans la ville, de participer à ses observations et à ses discussions par l’intermédiaire d’un journal épistolaire prégnant. Les lettres sont très instructives. Bonstetten demanda qu’on les lui rendît, mais hésita à les publier. Longtemps après le décès de son amie, il les montra à des visiteurs. L’un d’eux, l’ancien ministre Aleksandr Ivanovi Turgenev, en prit copie. En juillet 1833 il écrivit à son ami Pëtr Andreevi Vjazemskij : « Pour ce qui touche sa correspondance avec M me de Staël en 1805 - elle était alors exilée à Coppet, tandis qu’il prenait plaisir à voir Napoléon, qui était à cette époque bien disposé envers lui - je lui avais promis de ne pas la publier en Europe. Je vais la faire paraître au-delà de la Volga, dans le village Turgenev, à Kalmagor » 26 . 1810. En été 1810 Bonstetten entreprit en compagnie de son ami physicien Marc-Auguste Pictet un long voyage à travers le Midi de la France, de la Savoie jusqu’au Béarn et aux Pyrénées occidentales et orientales, en passant par le Languedoc et la Gascogne. Pictet visitait les provinces en sa fonction d’Inspecteur Général de l’Université impériale ; son véhicule de voyage était un laboratoire de physique rempli de tous les instruments nécessaires pour observer la nature. Installé dans sa résidence d’été en Toscane, l’historien, l’économe et le psychologue Sismondi pensa aux deux voyageurs et écrivit à Bonstetten : Votre voyage avec M[onsieu]r Pictet a dû être charmant, il y a quelque rapport entre vos esprits, tous les deux vous avez cette chaleur qui prend intérêt à tout, qui s’anime pour tout ce qui est beau, utile, humain, dans 25 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 994-995. 26 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, p. 808. OeC02_2012_I-173AK2.indd 72 OeC02_2012_I-173AK2.indd 72 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 73 tous les genres. […] Tous les deux vous voyez le plus beau côté de chaque chose et vous savez l’art de tirer parti de la vie, comme de chacune de ses circonstances. Il vous aura de plus servi comme un dictionnaire portatif, et presque universel, que vous aurez ouvert à volonté pour y trouver des connaissances positives, mais vous lui aurez été infiniment plus utile encore, parce que vous aurez donné la vie à chaque chose, votre imagination place une âme dans tous les objets devant lesquels vous passez, c’est la vraie création poétique, et il aura appris la France avec vous d’une manière toute nouvelle 27 . Bonstetten a consigné ce Voyage dans le Midi de la France de 1810 dans un volumineux journal, un manuscrit d’environ 300 pages qui a été conservé et qui est à présent édité dans les Bonstettiana 28 . Lors de ce voyage, Bonstetten intègre les provinces françaises du Midi dans la vue générale de sa géographie anthropologique de l’Europe. Après une décennie de voyages et de séjours dans le Midi et le Nord de l’Europe, il est convaincu de sa méthode de l’observation : Le voyageur aussi se paralyse s’il n’a grand soin de se rendre raison des petites surprises que les objets nouveaux lui causent. Il faut pour bien voir en voyage, écrire beaucoup, noter avec soin tout ce qui nous frappe, même faiblement. Tous les petits aperçus mis ensuite bout à bout dans la mémoire forment, comme les lettres de l’alfabet, des phrases qui révèlent souvent des vérités utiles. Bien loin de s’abstenir de juger les objets qu’on voit rapidement, il faut au contraire prononcer sur leur compte ; cela donne du relief à la pensée et la rend plus évidente à nos propres yeux. Juger c’est comparer, et prononcer donner le résultat de la comparaison ; c’est pour juger qu’on voyage, et tout homme qui par une fausse sagesse s’abstiendra de prononcer finira par voir plus mal que celui qui, donnant à sa pensée tout son développement, se mettra à même de redresser son jugement par un autre 29 . Dans le Midi de la France, Bonstetten « a le jabot plein de bonbons, c’est-àdire de remarques », de signes caractéristiques 30 . Ainsi, en entrant dans le Béarn, il découvre le barretté que portent les hommes, un « bonnet rond et presque plat, dont le bord ceint la tête, le drap brun, qui le couvre, plus large que le bord, le dépasse un peu ; au-dessus du bonnet il y a un bouton, où les plis vont aboutir comme les rayons à leur centre. » Les habitantes des villes 27 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 954, lettre du 7 juillet 1810 de Jean- Charles-Léonard Simonde de Sismondi à Bonstetten. 28 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, pp. 12-229. 29 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 69. 30 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 956, lettre de Bonstetten du [juillet 1810] à Jeanne-Catherine Rilliet-Huber. OeC02_2012_I-173AK2.indd 73 OeC02_2012_I-173AK2.indd 73 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 74 Peter Walser-Wilhelm « sont coiffées d’un mouchoir qui couvre tous les cheveux ; elles ont une manière de placer le nœud du mouchoir et d’en passer sur le côté la pointe qui leur sied très bien. Ces mouchoirs je ne les ai vus que chez les paysannes suédoises, aussi distinguées par leur bonne tournure que les Béarnoises » 31 . Le plan rectangulaire des bâtiments et leur clôture que constitue un fossé extérieur lui rappellent le gørd (cours) danois 32 . L’espace de la géographie anthropologique de Bonstetten se distingue par une profondeur temporelle. Le passé et l’avenir sont toujours présents. « L’étude de l’histoire est intéressante dans les livres, mais elle l’est bien plus sur le terrain » 33 . À Pau, il sent la présence d’Henri IV. À la bibliothèque, il se plonge dans la grammaire basque. De par leur isolement, les régions habitées des Pyrénées occidentales et orientales constituent, comme en Suisse, un puits des diverses langues et cultures plus anciennes, alors que dans l’espace ouvert et le niveau plus régulier de la Provence, du Languedoc et de la Gascogne, l’étranger n’aperçoit aucune différence entre les peuplades. Mais qu’est-il resté du siècle des Montaigne et Montesquieu, qui étaient pourtant tous deux Gascons ? Les Provenciens, les Languedociens et les Gascons ont une grande vivacité dans l’esprit. Avant de les connaître je les ai crus tous aimables. Mais en vivant parmi eux j’ai vu que la vivacité d’esprit était un grand écueil et que pour n’être pas bavard et insupportable avec beaucoup d’idées, il fallait beaucoup de culture. L’esprit de ces peuplades, s’il n’est pas manié avec art, est comme les arbres fruitiers qui, abandonnés à eux-mêmes, poussent des branches gourmandes et finissent par n’être que des buissons stériles. Le défaut dont je parle tient à une excessive fécondité, c’est-à-dire aux plus grands talents naturels. Mais le caractère particulier de ce talent français est de pousser partout également et de devenir buisson s’il n’est manié par un jardinier habile. Mais concentrez ce talent sur un objet particulier, sachez éloigner partout ce qu’il y a de trop, ou plutôt de mal placé, et vous verrez l’esprit de ces Français s’élancer comme un palmier superbe 34 . Bonstetten critique sévèrement l’administration des Provinces françaises. « Ce qui fait la bonté d’une constitution une fois donnée, c’est la perfection de son administration » 35 . Une bonne administration présuppose une bonne 31 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 943, lettre de Bonstetten du 10-13 juin [1810] à Jeanne-Catherine Rilliet-Huber. 32 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 972, lettre du 20 août 1810 à Friedrich Münter. 33 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 21. 34 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 23. 35 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 47 : « Ce qui fait la bonté d’une constitution une fois donée c’est la perfection de son administration. Qu’on ne s’y trompe, cette perfection exige une foule de detail, et un travail perpetuel, OeC02_2012_I-173AK2.indd 74 OeC02_2012_I-173AK2.indd 74 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 75 éducation nationale. Bonstetten en a ébauché les principes au Danemark et il les a publiés en allemand en 1802 dans un traité intitulé Über Nationalbildung 36 . Le principe le plus important de l’éducation nationale consiste dans l’éducation permanente tant de l’individu que de la société, basée sur la coopération entre les sciences et l’industrie nationale, non pas dans le cadre d’institutions centralisées, mais dans celui d’ateliers régionaux expérimentaux. La nation ne peut progresser que si tous ses membres progressent. En 1810, la censure en France se durcit. Alors que dans ses lettres, Bonstetten s’exprime toujours avec beaucoup de franchise, il devient plus prudent dans ses traités. « J’ai tout noté, et dans la plupart de ces villes j’ai parcourru ce qu’il y avoit sur le pays, tout cela fera un bouquet charmant dans mon souvenir. Je creve d’envie d’ecrire, mais coment dire que la F[rance] est le pays ou l’on pense le moins et qui va etre un des plus ignorans de l’Europe, à moins que l’on ne detruise tous ceux ou l’on pense encore, c’est adire tout le Nord » 37 . Ce n’est qu’en 1815 qu’il ose publier ses principes de l’éducation nationale dans une version française, intitulée Pensées sur divers objets de bien public 38 . Si Sismondi a noté que Bonstetten « place une âme dans tous les objets devant lesquels vous passez », cette « vraie création poétique » implique que Bonstetten perçoit les « objets » dans leur vivacité et leur variabilité tout comme il entrevoit les possibilités de les améliorer. Bonstetten était sensible aux réalités impérieuses de la vie : dans ses jeunes années, il avait été vigneron ; plus tard, en sa qualité de bailli de Nyon, il réalisa un projet de drainage et des paysans venaient de la France voisine pour lui demander conseil. Par ailleurs, ses amis Philipp Emanuel von Fellenberg à Berne/ Hofwyl et Caspar von Voght à Hambourg/ Flottbek étaient des pionniers dans l’agronomie. 1812. De janvier à mars 1812, Bonstetten séjourna à Hyères. Il cherchait à y soulager les douleurs que lui causait son angine de poitrine ainsi que la dépression dont il souffrait au seuil du grand âge. Paris en 1805 et Hyères en 1812 étaient deux mondes qui s’opposaient. Les lettres qu’il adressa à M me de Staël et à Sismondi sont emplies de poésie, de douleur et d’humour. qui une fois organisé fait la prosperité d’un etat, bien mieux que des constitutions magnifiquement montrée[s] sur le papier, où la realité est sacrifiée à des abstractions dont on conoit maintenant tous les dangers. Je vois en France, come dans beau[cou]p d’autres pays, d’un coté un grand nombre de jeunes oisifs, ou d’ambitieux errans au hazard sur la route de la fortune, et de lautre une foule de branches d’administrations capables d’etre sans cesse perfectionées. » 36 Bonstettiana, Neue Schriften, pp. 337-445. 37 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 948, lettre du 6 juillet 1810 de Bonstetten à Jeanne-Catherine Rilliet-Huber. 38 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, pp. 251-349. OeC02_2012_I-173AK2.indd 75 OeC02_2012_I-173AK2.indd 75 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 76 Peter Walser-Wilhelm Je me suis prescrit un mois de noviciat à Hyères ; je veux me retrouver moi même dans cette solitude et savoir ce que je puis. J’aime briser mes habitudes et me dévieillir. Si je pouvois come [Jean de] Muller ou [Albert de] Haller n’eprouver jamais de fatigue je pourrois ne vivre que de travail, mais cela ne se peut pas. Je me fais ici une vie d’habitude, je travaille le matin et fais bien, à midi je trouve mon fidèle ami, honnête grison à longues oreilles 39 . Promeneur solitaire, il parcourt jour après jour les régions sauvages de l’arrière-pays d’Hyères, les collines et les vallées toutes couvertes de verdures et de buissons fleuris et inoffensifs de romarin, de myrthe, de kermès, et légèrement voilées par un bois de jeunes pins de la plus belle verdure. Les quatre jambes de son ami gris s’identifient avec son corps « de manière à me croire un centaure, un onanthrope (âne-homme) » 40 . Ce qui est fixe, immobile et éternel est dans moi, c’est là que tout se rattache, et plus je serai fort dans le sanctuaire de mon âme et moins je serai le vil esclave du hasard. Rentré chez moi, je prends la plume et j’écris, ou je m’élève avec Leibniz dans les régions plus hautes que tous les points du globe. Chaque heure que je puis gagner pour mon indépendance est une conquête pour moi. Il n’y en a que 5 ou 6 qui embarassent, celles-là conquises, je dis comme Medée moi dis-je et c’est assez 41 . Dans les solitudes de la Provence, Bonstetten, se « déveillissant », retrouve sa force physique en même temps que l’observation de soi-même, par le biais d’exercices spirituels. Cinq ans après ses Recherches sur la nature et les lois de l’imagination 42 , ces exercices lui ouvrent le chemin qui le mène à son œuvre de vieillesse, les Études de l’homme 43 (1821), L’homme du Midi et l’homme du Nord 44 (1824), la Philosophie der Erfahrung 45 (1828), une version allemande augmentée de ses Études de l’homme, et de nombreux essais anthropologiques 46 transmis sous forme de manuscrits ou dans la Bibliothèque Universelle. « Il a fallu Hyères, ma solitude et mon genre de vie sauvage pour me remettre aux idées philosophiques, les seules qui agissent fortement sur 39 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 34, lettre du 16 janvier 1811 à Mme de Staël. 40 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 53, lettre du 12 février 1812 à Mme de Staël. 41 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 57, lettre du 24 février 1812 à Mme de Staël. 42 Bonstettiana, Philosophie, t. I, pp. 159-374. 43 Bonstettiana, Philosophie, t. II, pp. 562-893. 44 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. II, pp. 376-527. 45 Bonstettiana, Philosophie, t. III, pp. 1011-1424. 46 Bonstettiana, Philosophie, t. I, pp. XXVIII-XXIX, « Stemma von Bonstettens Schriften 1802-1831 ». OeC02_2012_I-173AK2.indd 76 OeC02_2012_I-173AK2.indd 76 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 77 l’âme. » Les années de l’Empire napoléonien ne sont pas favorables à la philosophie, mais l’intérêt philosophique n’est pas mort en France. Le général qui commande les troupes stationnées sur les îles devant Hyères s’assied à côté de Bonstetten et lit avec lui les Recherches sur l’imagination. M me de Staël aussi l’encourage : « Je suis bien impatiente de lire ce que vous avez écrit, vous êtes si bon et si utile à entendre car de vos idées il en naît toujours d’autres tant elles sont fortes et fécondes. » Relations personnelles avec la France : Madame de Vermenoux ou Minerve, Julienne de Caffarelli, la Muse sur le canapé blanc Minerve : depuis la brillante thèse de Pierre Kohler sur Madame de Staël et la Suisse (1916), il est courant de voir en Bonstetten un membre du « Groupe de Coppet ». De fait il devait à M me de Staël, à ses parents et au Salon de Coppet une grande partie de ses relations avec la France. Son horizon mental et social cependant, depuis ses études à Genève et jusqu’à ses dernières années largement ouvert sur l’ouest, ne recoupait que partiellement celui de Coppet. Dans les pages qui vont suivre, je présenterai trois personnalités emblématiques pour ses relations avec la France, la première lors de son adolescence, la deuxième durant sa vieillesse et la troisième pour sa vie post mortem. En décembre 1763, Charles-Victor, âgé de 18 ans, écrit de Genève à son père à Berne qu’il a « fait connaissance avec une jeune veuve parisienne fort jolie, fort riche, fort aimable et fort sage. Elle est toujours chez elle et ne voit que peu de femmes. Elle a toujours un cercle d’hommes chez elle et comme c’est une femme de goût il n’y a que la quintessence de la bonne compagnie de Genève ; j’y vais quelquefois causer et passer le soir » 47 . Bien plus tard, Madame de Vermenoux (1739-1817) lui semblait encore la représentante parfaite de la vieille noblesse française ; il se souvenait d’elle dans un texte parlant de Jacques Necker et de Suzanne Curchod, qu’il ébaucha en 1831 mais qu’il ne publia pas dans ses Souvenirs : Madame de Vermenoux a passé plusieurs années à Genève. C’était une très belle femme, aimable, instruite qui réunissait auprès d’elle les hommes les plus spirituels de Genève. On y soupait souvent. J’y étais le seul homme de mon âge admis dans sa société intime. Qu’on s’imagine l’effet d’une dame de Paris, célèbre par son esprit et sa beauté, sur un jeune homme de 18 ans, timide, mais attentif à tout ce qui peut plaire ou déplaire ; chaque parole de Madame de Vermenoux était un oracle pour moi. L’effet de sa beauté sur mon jeune âge était tellement couvert par le respect que je n’avais pour cette belle personne que les sentiments d’un 47 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 264. OeC02_2012_I-173AK2.indd 77 OeC02_2012_I-173AK2.indd 77 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 78 Peter Walser-Wilhelm fils pour sa mère cherie. Tous mes soins se bornaient à ne pas déplaire, à ne pas faire telle chose, c’était la vraie méthode pour aller au bien sans donner l’éveil à la vanité. La société de Madame de Vermenoux était celle de Voltaire, on y trouvait l’esprit de Ferney sans la licence qui le souillait quelquefois. On n’eût jamais vu franchir les bornes de la décence en présence de la divinité à qui on prodiguait les hommages les plus délicats et les plus spirituels. Monsieur Moultou seul [l’ami puis l’éditeur de Rousseau] avait le ton passionné d’un amant, non qu’il eût de l’amour mais parce que son imagination vive et ardente mettait tout en poésie. Le sentiment qu’il éprouvait était une vive et respectueuse amitié habillée en amour. Quand j’étais seule avec Madame de Vermenoux elle me disait ce que j’avais mal ou bien dit, elle me louait sur les mœurs, sur mon amour de l’étude et de la bonne société. Elle était Minerve pour moi 48 . La Muse sur le canapé blanc : Julienne de Caffarelli, née d’Hervilly, aujourd’hui méconnue en France, fut l’une des lectrices les plus remarquables de Bonstetten ; bien plus, dès 1817, elle était sa muse française, tout comme la poétesse et écrivaine Friederike Brun, née Münter, avait été sa muse allemande durant les années passée au Danemark 49 . Née en 1784, elle descendait d’une famille de la noblesse de la Basse-Normandie et selon la tactique de l’Empereur de décorer ses généraux avec des filles issues de la vieille aristocratie, elle se trouva mariée en 1803 à Auguste de Cafarelli, comte de l’Empire, frère cadet du fameux « héros à la jambe de bois », qui était tombé en 1799 devant Saint-Jean-d’Acre et dont Bonaparte avait ramené le cœur en France en tant que relique. Lorsqu’en 1804 son époux escorta sur ordre de l’empereur le pape Pie VII à Paris, il incomba à la jeune mariée de conduire les visiteurs à Fontainebleau à l’audience avec sa Sainteté. Le Saint Père lui témoignait une condescendance aimable : « Il ne pouvait s’empêcher de rire toutes les fois que je lui menais du monde qui respectueusement lui baisait le pied, puis la main, de ce que jamais je ne me baissais pour prendre son pied et lui serrais la main sans jamais la baiser », écrit-elle dans ses mémoires manuscrites 50 . À la cérémonie du couronnement, Bonaparte, revêtu de sa robe impériale, lui parut tout petit. « Il n’était plus pour moi le grand homme, mais un comédien, et nous tous, de vraies marionnettes. » Un an plus tard son époux fut nommé gouverneur des Tuileries. En son absence, attiré par la beauté et l’intelligence de la jeune épouse du général, l’empereur chercha à 48 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I, pp. 89-91. 49 Nous devons la biographie de la comtesse de Caffarelli à Suzanne Fiette : Noblesse foncière et notabilité : Les Caffarelli de la fin de l’Ancien Régime aux débuts de la troisième République, t. V, Paris 1989. 50 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 1, pp. 292-293, Julienne comtesse de Caffarelli, née d’Hervilly, « Notes sur les 1ères années de l’Empire », Archives du château de Leschelle, autogr. OeC02_2012_I-173AK2.indd 78 OeC02_2012_I-173AK2.indd 78 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 79 s’approcher d’elle en faisant ôter les verrous des portes de son appartement. Elle lui échappa grâce à une ruse - « je crois que l’innocence et la confiance sont les meilleures gardiens d’une femme », ajouta-t-elle dans ses mémoires manuscrites. En 1806 son époux fut muté à Milan, nommé ministre de la Guerre et de la Marine. Durant les années qui suivirent, en plus d’élever trois enfants, elle avait à gérer trois majorats concédés par Napoléon à son époux, à Milan, en Bretagne et en Allemagne du Nord. Depuis sa jeunesse, Marc-Aurèle constituait sa lecture quotidienne. « C’est sur ce livre que j’ai cherché à me former ; c’est à lui que je dois tout. Il a souvent soutenu mon courage ; il m’a servi de règle de conduite, et m’a fait marcher d’un pas bien plus assuré dans la route difficile de la vie. » Ce fut en inspectant le majorat allemand, en 1811, qu’elle découvrit le monde intellectuel allemand. À Goettingen, dans l’amitié avec Charles de Villers et Benjamin Constant, un élan de toute la sensibilité remplaça ses états dépressifs chroniques. À cette époque, elle prit conscience « combien l’amitié l’emporte sur l’amour, car rien ne put nous empêcher d’être toujours tout l’un pour l’autre et de voir les passions bien au-dessous du lien qui nous unit. » Une amitié affranchie de toute exigence amoureuse correspondait au postulat révolutionnaire de l’égalité et visait l’épanouissement d’une culture des sentiments et de l’esprit qui ne fût pas circonscrite par le mariage ou des groupes fermés, mais qui s’ouvrît à un large éventail d’intérêts philosophiques, philanthropiques, littéraires, scientifiques et libéraux. À Milan, M me de Caffarelli put nourrir ses aspirations auprès du conte Melzi d’Eril, puis, dès 1816-1817, auprès de la jeune élite lombarde des patriotes libéraux ; encouragés par M me de Staël, ceux-ci s’engageaient pour le renouvellement politique et moral de l’Italie et pour son ouverture vers l’Europe. Dans ce but et dans celui d’introduire la littérature européenne en Italie, ils publiaient dans leur journal scientifique et littéraire Il Conciliatore des textes entre autres de Jean de Muller, de Bonstetten et de Sismondi. À la tête de ces préromantiques italiens se trouvait Ludovico di Breme, quatre ans plus âgé que Julienne et fils du ministre de l’Intérieur du Royaume d’Italie créé par Napoléon. Il connaissait Bonstetten depuis 1816 - depuis le dernier grand été avec Byron dans le Salon de Coppet - et il vénérait « son maître » comme « l’autore del Viaggio nel Latio, del Saggio su l’imaginazione, e di diverse opere eccelenti sul Perfezionamento sociale » 51 . Julienne de Caffarelli, lectrice de ces textes, demanda à Ludovico di Breme de la mettre en contact 51 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 765, lettre du 28 août 1816 de Ludovico Arborio Gattinara di Breme à Federico Confalonieri : « Figurati ciò che ha da esser una mensa quale ebbimo, a cagion d’esempio, ieri, circondata a destra e a sinistra dalla miracolosa Staël, dal celebre Dumont, editore ed illustratore di Bentham ; Bonstetten, l’autore del Viaggio nel Latio, del Saggio su l’imaginazione, e di diverse opere eccellenti sul Perfezionamento sociale. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 79 OeC02_2012_I-173AK2.indd 79 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 80 Peter Walser-Wilhelm avec l’auteur, à qui elle adressa une première lettre en automne 1817 ; Bonstetten, dans sa réponse, se recommandait à la comtesse, charmant et souriant, comme son « confesseur en philosophie » 52 . Après le premier tête-àtête dans son petit salon dans la haute-ville de Genève, il lui écrivit : Bonsoir. Je suis tout triste de ne plus vous voir. Je me dis quelques fois que ce n’était qu’un beau rêve, que j’ai cru voir l’apparition d’une personne charmante toute en bonté et presqu’en amitié pour moi. Je voudrais oser vous appeler amie, et puis je n’ose. […] J’entends le son de votre voix, je me vois sur mon canapé assis vis-à-vis de vous, mon âme allait doucement vers la vôtre à travers les régions de mes solitaires pensées. Si j’avais pu vivre auprès de vous j’aurais fait alors un ouvrage digne de vous. J’ai mille fois regretté de n’avoir pas quelqu’un fait pour m’entendre, pour voir hors de moi ma pensée toujours solitaire. Que ne serait-elle pas devenue élevée et formée par vous et qu’il eût été doux de penser ensemble 53 . Dans l’évocation de cette scène initiale s’exprime le tendre bonheur de cette amitié intériorisée, qui se réalisera désormais presqu’exclusivement à travers des lettres, dont plus de 80 ont été conservées. Madame de Caffarelli obtint de Bonstetten qu’il lui confiât son Histoire de ma vie pensante 54 . Elle le soutenait par des encouragements et des critiques pendant qu’il composait ses Études de l’homme, ou Recherches sur les facultés de sentir et de penser. Elle le conseillait pour la publication et la promotion de ses ouvrages, lui qui était maladroit dans ces questions, et elle faisait jouer ses relations influentes à Paris. Et après l’échec des révolutions à Naples et à Turin, elle collabora avec lui pour sauver leurs connaissances de leurs persécuteurs - tous deux avaient leur expérience dans ce domaine. Sainte-Beuve, lecteur de Bonstetten Sainte-Beuve avait vingt ans lorsqu’en 1825 il écrivit pour le journal littéraire Le Globe son premier article sur Bonstetten, à propos de L’homme du Midi et l’homme du Nord, paru en 1824 55 . Sans doute ne rencontra-t-il jamais Bonstetten. Son intérêt pour lui ne s’éteignit cependant pas et il fut même ravivé après la mort de Bonstetten par ce qu’il apprit à son sujet dans le salon parisien de la comtesse de Circourt. Celle-ci, née Anastasija Chljustina, 52 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 1, p. 80, lettre du 26 novembre 1817 à la comtesse Auguste de Caffarelli, née d’Hervilly. 53 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 1, p. 387, lettre du 13 octobre 1819 à la comtesse Auguste de Caffarelli, née d’Hervilly. 54 Bonstettiana, Philosophie, t. I, pp. 71-82. 55 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Ch.-V. de Bonstetten, L’homme du Midi et l’homme du Nord, ou l’inflence du climat », Œuvres, I, Premiers Lundis, Début des portraits littéraires, texte présenté et annoté par Maxime Leroy, (Pléiade), pp. 91-94. OeC02_2012_I-173AK2.indd 80 OeC02_2012_I-173AK2.indd 80 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 81 le pressa même à maintes reprises d’écrire une étude littéraire sur Bonstetten. Ce fut pour lui qu’en 1844 Adolphe de Circourt, l’époux d’Anastasija, mit par écrit ses souvenirs relatifs à Bonstetten 56 . Finalement, la comtesse le laissa consulter les lettres qu’elle avait reçues de Bonstetten pendant son séjour à Genève et plus tard (1828-31). Sainte-Beuve en recopia de larges extraits, comme le passage ci-dessous, dans lequel Bonstetten initiait à l’art de l’observation la jeune Russe, que l’opinion genevoise considérait alors comme bas-bleu : Je voudrais écrire une théorie des sentiments : tout est là dans ma tête ; mais il me faudrait vous pour avoir à qui parler. En accoutumant son esprit à s’observer, on se devient à soi-même un drame intéressant, et, ce qu’il y a de plus précieux, ce drame est notre propre vie, que nous arrangeons à notre gré. On peut mille fois plus sur sa destinée que notre ignorance ou notre paresse ne veut croire. Vous avez plus que personne tous les moyens de bonheur. Si vous y ajoutez l’art d’en jouir, vous le doublez encore. Accoutumez-vous à vous rendre raison de ce qui vous plaît ou déplaît, je veux dire à savoir précisément dans une suite de sensations laquelle vous a plu ou déplu. Tâchez de savoir l’effet que vous faites sur les autres, et surtout rendez ces effets dans les rapports entre eux des hommes qui vous entourent. Il y avait un temps où je m’amusais à dire telle chose, un compliment par exemple, à plusieurs personnes, à deviner d’avance ce que chacun répondrait. Apportait-on une nouvelle, je faisais attention à ce que chacun disait et pourquoi il disait telle chose. Je voyais si j’avais deviné juste. J’ai écrit un bon traité sur l’ennui, pour m’être donné la tâche de savoir au juste pourquoi ces gens-là m’ennuyaient, et j’ai trouvé que c’était manque d’unité, c’est-à-dire manque de quelque sentiment central auquel les idées vont se réunir, comme les parties d’un air vont se réunir au motif de l’air. Le chant des ennuyeux n’a point de motif. L’habitude de s’observer donne le talent si rare d’écouter. Écouter, ce n’est pas être passif ; tout au contraire, c’est tenir son esprit en éveil sur ce que l’on vous dit, ce qui ne peut se faire qu’en vous mettant en rapport avec le sentiment qui s’adresse à vous. On n’est pas aimable par les idées que l’on donne, on l’est par les sentiments d’harmonie qu’on présente à qui vous parle, et cette harmonie qui fait le lien des âmes n’atteint quelque degré de perfection que par l’étude de son propre cœur, laquelle ne peut se bien faire qu’en s’exerçant sur les sentiments d’autrui. On est parvenu à faire de la musique, c’est-à-dire à faire sortir de l’harmonie du chaos de bruits confus. Pourquoi n’arriverait-on pas à trouver la musique du cœur, c’est-à-dire à faire sortir l’harmonie des âmes du chaos informe de nos sentiments 57 . 56 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, pp. 844-873. 57 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, p. 355, lettre du 18 février 1830 à Anastasija Semenovna Chljustina. OeC02_2012_I-173AK2.indd 81 OeC02_2012_I-173AK2.indd 81 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 82 Peter Walser-Wilhelm Sainte-Beuve demanda à ses amis habitant les rives du Léman de lui procurer toute l’œuvre française de Bonstetten. Son exemplaire de lecture des Pensées sur divers objets de bien public, paru en 1815, est sous nos yeux : de nombreux passages sont marqués de traits dans la marge ou soulignés, ou encore commentés par des notes marginales ou de bas de page. Voici les pages 119-120 58 : [Sainte-Beuve, dans la marge, au crayon] C’est comme le bonheur des Sots de Necker. Quand l’esprit n’y est pas et ne fait pas contrepoids le corps est tout appliqué à vieillir. Magnifique La bêtise a son développement comme l’esprit, par des lois inverses de celles de l’esprit. Prenez l’habitude de ne fixer aucune pensée, gardez-vous de tout travail sérieux et suivi, tâchez de ne rien observer, d’être les yeux ouverts sans voir, de parler sans avoir pensé : alors, dans l’ennui qui vous dévore, laissez-vous aller à toutes vos fantaisies, et vous verrez les progrès rapides de votre imbécillité. Mais c’est en avançant en âge que toutes les misères de l’ignorance et de la paresse se font sentir. C’est la destinée de la vieillesse de faire ressortir tous les défauts du corps et de l’esprit pour faire de l’homme une carricature. Rien ne contrebalance cet affaissement des organes que le mouvement de l’esprit. Voyez comme l’homme qui n’a point exercé son âme, se courbe avec l’âge. La pensée, que rien ne soulève, pèse douloureusement sur tous les maux physiques, pour les renforcer par l’attention qu’on y donne. C’est avec ce cortège de douleur qu’on avance vers la mort sans aucun courage ni pour vivre ni pour mourir. La phisionomie du vieillard décèle l’histoire de ses mœurs. L’expression du vice, passagère dans la jeunesse, devient permanente avec l’âge. C’est dans la vieillesse que l’empreinte fixée des passions vicieuses trahit et conserve la honte de la vie, tandis que la belle expression de la vertu devient l’honorable prix d’une carrière consacrée au bien de l’humanité. Dans la jeunesse les idées naissent sous l’influence des sentimens qui les inspirent ; dans la vieillesse c’est par les idées que les sentimens se raniment. Dans la jeunesse la liaison entre les sentimens et les idées est faible et incertaine ; de là son inconstance. Dans la vieillesse, cette liaison est forte et constante ; de là la ténacité de ses opinions et la force de ses souvenirs. C’est par la pensée que le vieillard sent encore, c’est par le sentiment que le jeune homme pense déjà. Mais la pensée ne se conserve que par le travail, et le travail ne fructifie que par la méthode. [Au bas de la page, Sainte-Beuve note une citation tirée des Études de l’homme de Bonstetten (1821) : ] La vieillesse est le résultat, je dirais presque le bilan de la vie passée. Elle est ce que vous l’avez faite bonne ou mauvaise comme vous l’avez voulue. [B ST Philosophie 658] 58 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, pp. 294-296. OeC02_2012_I-173AK2.indd 82 OeC02_2012_I-173AK2.indd 82 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 83 Sur la dernière page de garde du livre de Bonstetten, Sainte-Beuve a noté quelques remarques sommaires ; en voici un choix : C’est l’administrateur et l’ami du bien public qui publie ce volume. - L’administration pour B[onstetten] n’est qu’une méthode de regarder, d’observer ; une suite de points de vue. - Toute la théorie que Bonstetten mit en pratique. - Unir la théorie à la pratique, Jean Jacques. - Belle vue de Progrès. - Les aperçus jaillissent à tout instant. - Sur la physionomie, la conversation. - Sur l’éducation. - Bien pensé, juste élevé, on n’écrit pas mieux en français. - Il est pour l’éducation continuelle. - C’est comme cela qu’il ne s’est fait rouillé, c’est l’esprit le moins rouillé. - Bonstetten a retravaillé, a acquis, s’est entretenu vif, alerte, s’est renouvelé jusqu’à la fin 59 . Finalement parut en été 1860 la première grande monographie en français consacrée à Bonstetten. Cela donna à Sainte-Beuve l’occasion d’exaucer le désir des Circourt en en rédigeant un compte-rendu intitulé Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen 60 auquel il intégra ses propres notes. Ce grand essai fut publié d’abord dans le Moniteur, puis dans trois Causeries du Lundi. Voici les premières phrases, d’où l’on tire souvent des citations : Le vrai titre que j’aimerais à donner à cette Étude, en la résumant au point de vue moral, ce serait : Bonstetten ou le Vieillard rajeuni. Bonstetten, disons-le bien vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand ils l’ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout causait agréablement en français, et qui semblait n’avoir tant vécu, n’avoir tant vu d’hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se souvenir 61 . L’homme du dehors - cosmopolite européen ? Vers 1860, la renommée de Bonstetten, qui dépassait de loin l’Europe, commença à s’estomper. Restaient ses publications et ses sources manuscrites en allemand et en français. Aimé Steinlen (1821-1861), professeur et littérateur vaudois, n’avait plus connu Bonstetten personnellement. Mais pour rédiger 59 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, pp. 336-337. 60 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, pp. 878-912. 61 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire. Par M. Aimé Steinlen », Causeries du Lundi, t. XIV, p. 417. OeC02_2012_I-173AK2.indd 83 OeC02_2012_I-173AK2.indd 83 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 84 Peter Walser-Wilhelm sa monographie en 1860, il avait eu la chance de pouvoir utiliser, outre les publications, une grande partie des manuscrits et des lettres conservées. En 1862 et 1863, Saint-René Taillandier (1817-1879) enrichit les sources épistolaires en publiant les lettres écrites par Bonstetten à la comtesse d’Albany, en même temps que celles adressées par Sismondi, par M me de Staël et par Madame de Souza à la même destinataire. Il fallut attendre soixante ans pour que la recherche des sources relatives à Bonstetten, commencée par Aimé Steinlen, fût systématiquement poursuivie par Marie-Louise Herking (1883-1960). Elle publia en 1921 sa thèse de doctorat, intitulée Charles-Victor de Bonstetten, sa vie, ses œuvres et écrite sous la direction de Gonzague de Reynold à Berne. Alors que la Première Guerre mondiale venait de prendre fin, elle y constata que « depuis quelques années, il semble bien que les Suisses tendent, de plus en plus, à prendre conscience du rôle qu’ils ont joué dans l’histoire de la pensée européenne, et à se reconnaître dans tel ou tel auteur de leur pays, considéré jusqu’alors comme appartenant à une nation voisine » 62 . Il s’agit là d’une allusion à la thèse de Pierre Kohler, Madame de Staël et la Suisse, parue cinq ans plus tôt à Lausanne. À côté du Bonstetten français, Madame Herking connaissait aussi le Bonstetten allemand, tant à travers son œuvre qu’à travers ses lettres et ses manuscrits conservés dans des archives en Suisse alémanique et à Copenhague. Ainsi Bonstetten lui apparut tel qu’il était, en « homme de transition » entre les cultures et les époques. Alors qu’elle n’attribuait à ses publications allemandes qu’une valeur documentaire, elle soulignait l’originalité de son œuvre française : Quant à son œuvre française, qu’il compose entièrement entre soixante et quatre-vingt ans, elle mérite toute notre attention. […] Il nous semble qu’on n’a pas rendu suffisamment justice à certains de ses ouvrages, et qu’il n’occupe point encore la place à laquelle il a droit, ni dans la littérature de son pays, ni dans la littérature française 63 . La prochaine grande monographie parut en France, dans l’année de guerre 1940. Il s’agit à nouveau d’une thèse de doctorat : Un essayiste et philosophe familier de Coppet : Ch.-V. de Bonstetten et son œuvre française. Essai de récréation psychologique et littéraire. Alors qu’elle s’appuie largement sur le travail de Marie-Louise Herking, le gain principal de cette monographie réside dans l’exploitation des lettres de Bonstetten à la comtesse de Caffarelli. Dans son Avertissement, qui porte la date « Aux Armées, Printemps 1940 », l’auteur, Louis-G. Boursiac, qualifie son livre sur « Bonstetten Français du dehors » d’« œuvre de propagande française ». Par ces mots, il obéit au mot d’ordre 62 Herking, Marie-Louise, Charles-Victor de Bonstetten, 1745-1832, Sa vie, ses œuvres, Lausanne, La Concorde, 1921, p. 9. 63 Herking, Charles-Victor de Bonstetten, p. 392. OeC02_2012_I-173AK2.indd 84 OeC02_2012_I-173AK2.indd 84 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 85 du moment. Le véritable Boursiac cependant se dévoile dans la Préface, qui date encore de 1939 (et donc de la même année que la version définitive de l’étude comparative qu’est L’âme romantique et le rêve d’Albert Béguin). On y lit : Beaucoup font peu de cas de ces écrivains du dehors qui appartiennent à notre pays et enrichissent son patrimoine sans prétendre à aucune reconnaissance de sa part, ni à ces témoignages de gratitude dont les littérateurs français sont parfois trop friands : titres, honneurs, décorations, j’en passe ! En évoquant Charles-Victor de Bonstetten, nous avons voulu peut-être réparer une injustice particulière en même temps que marquer, par un geste gratuit, et à titre d’exemple, l’intérêt que nous devons porter aux générosités étrangères et intellectuelles qui s’emploient en notre faveur. Nous n’irons point jusqu’à prétendre que nous avons tenu à découvrir à nos compatriotes une des contreallées de notre littérature et à les inviter à plus de curiosité ! Ils sont certainement convaincus, comme moi-même, que les échanges intellectuels sont toujours nécessaires et que la politique de repliement sur soi-même et son pays ne vaut absolument rien. L’IMPÉRIALISME LITTÉRAIRE EST UN LEURRE 64 . Laissons le mot de la fin à Bonstetten, qui écrivit en 1831 : « Das Einschränken ist Not für eingeschränkte Seelen » - les bornes sont une nécessité pour les esprits bornés 65 . 64 Louis-G. Boursiac, Un essayiste et philosophe familier de Coppet : Charles-Victor de Bonstetten et son œuvre française, 1745-1832, essai de récréation psychologique et littéraire, Paris, Éditions Stendhal, 1940, p. 11. La dernière phrase est en petites capitales dans la source. 65 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, p. 640 : « Das Einschranken ist noth fur eingeschrankte Seelen. adio. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 85 OeC02_2012_I-173AK2.indd 85 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34
