Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten, citoyen suisse, cosmopolite et homme de 'lettre'
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Marie Claire Hoock-Demarle
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten, citoyen suisse, cosmopolite et homme de ‘lettre’ Marie Claire Hoock-Demarle De l’épistolaire en général et de son usage particulier dans un moment-charnière 1 . Longtemps le commerce épistolaire, comme le désigne encore l’Encyclopédie, est resté l’apanage, visible parce que souvent édité de leur vivant, des humanistes comme Erasme, des savants comme Leibniz, des écrivains comme Voltaire qui voyaient dans cet échange faisant fi des frontières tant géographiques, culturelles que linguistiques, une possibilité de recueillir des connaissances originales fiables, de débattre librement de leurs questionnements essentiels, voire, accessoirement, d’élargir le champ de leurs lecteurs potentiels. La correspondance fonctionnait alors au sein d’un cercle cosmopolite en esprit mais restreint en nombre, sachant se tenir au dessus de la mêlée, que celle-ci soit d’ordre religieux - Erasme n’entre pas dans le débat avec Luther - ou politique - Voltaire se garde bien de s’immiscer dans la politique étatique de Frédéric II. L’épistolaire est alors le mode d’écriture qui reflète au plus près les grands débats intellectuels du moment, les différentes formes de sociabilité ou les diversités culturelles habilement mises en miroir par le truchement des lettres échangées. Montaigne, déjà, avait fait depuis longtemps le procès des « lettres de ce temps […] plus en bordures et préfaces […], belle enfilure de paroles courtoises, abjecte et servile prostitution de présentations », préférant un art de la lettre qui privilégie l’authentique et le « parler sec, rond et cru » : 1 Ce terme fait référence au concept allemand de Sattelzeit développé par Reinhart Koselleck pour désigner le « tournant 1800 » ; voir Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten. Frankfurt : Suhrkamp, 1979, p. 367. (trad fr. : « Le sentiment de se trouver vers 1800 à un tournant faisant époque était général […]. On se savait, on se sait depuis, dans une époque de transition qui échelonne autrement dans le temps la différence entre expérience et attente ». Le passé futur. Contribution à la sémantique des temps historiques. Paris : EHESS, 1990, p. 321). OeC02_2012_I-173AK2.indd 87 OeC02_2012_I-173AK2.indd 87 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 88 Marie Claire Hoock-Demarle Sur ce subject de lettres, je veux dire un mot, que c’est un ouvrage auquel mes amis tiennent que je puis quelque chose […]. Il me fallait un certain commerce qui m’attirast, qui me soustinst et soulevast 2 . Avec la Révolution française, cette « grande cordillère placée entre deux siècles » 3 , une véritable mutation s’opère, portée par deux facteurs concomitants qui propulsent au premier plan de la vie intellectuelle et culturelle du début du XIX e siècle une écriture pratiquée jusqu’alors soit sous une forme strictement privée soit publiquement revendiquée par le cercle restreint des Happy few cosmopolites par nature et tradition. D’un côté, du fait des guerres révolutionnaires puis des conquêtes napoléoniennes, l’espace s’élargit considérablement, suscitant une mobilité qui tantôt relève d’usages anciens, comme le Grand Tour, tantôt - et c’est alors plus fréquent - est liée à l’émigration et l’exil. D’un autre côté, cette mobilité qui affecte autant les personnes que les savoirs, se trouve facilitée par les progrès techniques et, de manière générale, une accélération du temps peu appréciée d’ailleurs par Goethe qui parlera d’‘époque vélocifère’ 4 . L’information, qui ne porte pas encore le nom d’actualité, s’en trouve décuplée, l’échange des personnes, des savoirs mais aussi des lettres se multiplie au grand dam des frontières nationales et des bureaux de censure et c’est finalement la cartographie de tout un continent qui s’en trouve redessinée. Des territoires, telle la Suisse dans sa partie échappant à l’emprise impériale, deviennent des voies de passages obligées, des lieux situés aux marges de la France mais au cœur de l’Europe, tel Coppet, se signalisent comme des carrefours incontournables. Un changement d’échelles à la fois spatial et temporel s’amorce dont profite en premier le commerce épistolaire. Celui-ci, se configurant en réseau, dispose très vite d’émetteurs et de relais couvrant l’ensemble de ce nouvel espace particulièrement mouvant, il peut, comme il va le faire à Coppet, s’ériger en constellation irriguant de ses ‘connexions’ (le terme est d’époque) l’ensemble de l’Europe, il peut même, mais c’est une autre histoire, s’affirmer sur la base des correspondances croisées qui le fondent en lieu « des Etats Généraux de l’opinion européenne » comme le déclarera en 1817 un Stendhal plutôt admiratif. Mais l’évolution est lente et l’entrée dans la modernité, jaugée au miroir des échanges épistolaires de l’époque, se fait dans la durée 2 Michel de Montaigne, Essais, Livre I, chapitre 40 ; Œuvres complètes, p.p. A. Thibaudet, M. Rat. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, pp. 246-247. 3 K.V. von Bonstetten, L’homme du Midi et l’homme du Nord ou l’influence du climat. Genève, Paris : J.J. Paschoud, 1824, chapitre 24, p. 138. 4 Goethe à G.H.L. Nicolovius, Weimar, fin novembre 1825 : « und so springt’s von Haus zu Haus, von Stadt zu Stadt, von Reich zu Reich und zuletzt von Weltteil zu Weltteil, alles veloziferisch » ; Goethes Briefe, p.p. R. Mandelkow, Hamburger Ausgabe, München : Beck, 1988, t. IV, p. 159. OeC02_2012_I-173AK2.indd 88 OeC02_2012_I-173AK2.indd 88 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 89 et par phases successives, comme le montre, dans la diversité de ses étapes, la correspondance très étendue dans le temps de K.V. von Bonstetten. A la fois infatigable rouage dans la mobilité intellectuelle européenne de son temps et personnage public trop souvent réduit aux dimensions d’une Suisse qui « peut être le pays le plus heureux de l’Europe, mais il faut qu’elle sache l’être à petit bruit » 5 , Karl Viktor von Bonstetten apparaît comme une figure singulière à divers titres. D’abord, du fait même de sa longévité - né en 1742 à Berne, mort à Genève en 1832 -, il a traversé plusieurs époques de troubles qui touchent l’Europe toute entière et n’épargnent pas la Suisse qu’il quittera souvent mais vers laquelle il reviendra toujours. Adulte, il cherchera toute sa vie à trouver la clef permettant d’harmoniser deux mondes fondamentalement différents, celui d’avant et celui d’après la Révolution française. Il espère même parfois que sa position d’observateur à partir du poste de guet que constitue la Suisse au cœur de l’Europe fasse de lui le médiateur par excellence. Mais aux dires mêmes de ses proches, il n’aura guère réussi dans cette tâche rendue impossible par les soubresauts de l’histoire du moment, ces « gouffres chaotiques » évoqués dans une lettre à l’ami commun, J.-C.-L. Simonde de Sismondi, par Friederike Brun, amie de toujours et critique impitoyable, qui ajoute : « Bonstetten n’a jamais occupé dans la littérature la place qui lui appartenait car il a été placé sur la frontière de deux Mondes dont l’un périssait avant que l’autre fut organisé - Et il n’a jamais scu ni plier ni entrer dans le Zeitgeist malgré toutes les peines qu’il s’est donné, et toute la coquetterie qu’il à emplojée … » 6 . C’est pourtant à cet aristocrate bernois, citoyen suisse, cosmopolite européen à sa manière et penseur libéral aux écrits tombés dans l’oubli que, deux cents ans plus tard, est consacrée une réédition de ses œuvres ainsi que, sous le titre de Bonstettiana, quelque quatorze volumes rassemblant, entre autres, les Briefkorrespondenzen Karl Viktor von Bonstettens und seines Kreises 7 . Grâce à cette remarquable entreprise éditoriale, c’est non seulement un penseur éclairé du début du XIX e siècle qui est ici remis au jour mais c’est aussi un pan entier de l’histoire européenne qui se dévoile au fil d’une correspondance commencée dans les années 1768-1774, avec les premiers séjours de formation à Leyde, Cambridge, Paris et en Italie, et qui s’amplifie à partir du tournant du siècle dans les échanges épistolaires avec ses amis dispersés dans toute l’Europe, Madame de Staël « comète vagabonde », Friederike Brun 5 Auguste Pidou, Landamman, à KVB, Lausanne 8 avril 1817, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 861. 6 Friederike Brun à S. de Sismondi, Copenhague 14 avril 1817, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 865. 7 Bonstettiana. Historisch-kritische Ausgabe der Briefkorrespondenzen Karl Viktor von Bonstettens und seines Kreises 1753-1832. Éd. Doris et Peter Walser-Wilhelm, 14 vol. Göttingen : Wallstein-Verlag, 2002 et 2007 pour les volumes consultés ici. OeC02_2012_I-173AK2.indd 89 OeC02_2012_I-173AK2.indd 89 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 90 Marie Claire Hoock-Demarle fixée à Copenhague, Sismondi un temps retiré à Pescia, Johannes von Müller établi à Vienne puis à Berlin et bien d’autres. Parce qu’elle s’inscrit dans une longue durée - quelque soixante ans - et dans un espace en constante restructuration - l’Europe entre Ancien Régime, Révolution, Empire napoléonien et Restauration -, cette correspondance offre dans sa traçabilité reconstituée une possibilité unique en son genre d’étudier l’évolution du phénomène que constitue à ce moment précis la correspondance épistolaire 8 . Il s’agira donc ici à la fois de saisir, dans une optique évolutive, les usages du commerce épistolaire et son organisation dans le temps et dans l’espace et de montrer comment, au gré des évènements du moment, cet épistolaire change de fonction et de style et se fait peu à peu l’expression d’un cosmopolitisme européen protéiforme, tourné vers la modernité. Au vu de l’abondance et de la diversité de la correspondance de et autour de Karl Viktor von Bonstetten, on ne peut ici que procéder par choix de quelques corpus épistolaires retenus pour ce qu’ils révèlent des usages et de la fonction de l’épistolaire à tel moment donné et qui, comparés entre eux, permettent alors de mesurer au plus près le changement de nature de l’échange épistolaire. Ce faisant, on ne fera d’ailleurs que suivre la démarche qui a présidé à la publication des Bonstettiana, laquelle structure en trois phases la longue vie de Bonstetten, donnant ainsi sens à la multiplicité des facettes qui la constituent 9 . Le choix s’est donc porté sur trois ensembles de correspondances répondant à des usages différents du commerce épistolaire : le premier corpus menant de front correspondance entre amis et rapport ou chronique par lettres s’inscrit encore dans le XVIII e siècle et sa pratique du récit par épistolaire interposé. Le second donne à voir, de l’intérieur, la mesure de la constellation épistolaire qui s’établit à Coppet, bien avant que ne s’y forme le Groupe de Coppet. Quant au troisième corpus, il se décline sur un mode plus intime, révélant un Karl Viktor von Bonstetten vieillissant, effectuant un retour sur soi et en prônant la nécessité face à une Germaine de Staël alors en pleine tourmente. Le temps des Briefe über die italienischen Ämter (1795-1801) Il peut paraître curieux que le premier corpus épistolaire retenu ici se rapporte à une période aussi tardive dans une existence qui compte déjà plus d’une correspondance suivie avec des amis, comme celle avec Johannes von 8 Marie Claire Hoock-Demarle, L’Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen. Paris : Albin Michel, 2008. 9 La première se déroule de 1753 à 1787, la seconde de 1787 à 1811 et la troisième recouvre la période de 1811 à 1832. OeC02_2012_I-173AK2.indd 90 OeC02_2012_I-173AK2.indd 90 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 91 Müller, l’historien de la Suisse, commencée dans les années 1775, continuée jusqu’à la mort de ce dernier en 1809, avec le poète Friedrich Matthisson ou encore avec la poétesse Friederike Brun, ces deux dernières faisant l’objet d’une publication encore du vivant de Bonstetten 10 . Mais il ne s’agit pas ici d’établir dans son exhaustivité chronologique la liste de ses multiples et importantes correspondances. D’une part cette chronologie existe dans l’édition déjà mentionnée des Bonstettiana. D’autre part ce qui importe dans l’optique choisie ce sont les réseaux tels qu’ils se structurent à un moment donné et dans des circonstances particulières et tels qu’ils développent leurs mécanismes propres de production de l’épistolaire, lequel tantôt s’en trouve fondamentalement redéfini, tantôt s’inscrit de manière parfois inattendue dans une tradition du commerce épistolaire que l’on pouvait croire engloutie par les évènements de la fin du XVIII e siècle. En 1795, Bonstetten qui a atteint la cinquantaine et a assumé, avec talent semble-t-il, la charge de Landvogt, de bailli, en divers lieux suisses, dans le Pays d’en Haut (Hirtenland) puis à Nyons, est envoyé en mission par les autorités bernoises dans le Tessin où quelques places italiennes, Locarno, Lugano, Mendrisio, Valmaggio sont sous l’autorité des cantons suisses. « Ecrivez moi aussi vite que possible à Monsieur de Bonstetten, syndicateur à Locarno, autrement nous nous perdrons totalement » écrit-il à son amie Friederike Brun lors de son premier départ 11 . En sa qualité de syndic dépêché par Berne, il se rend par trois fois dans ces contrées qui constate-t-il d’emblée « ont été bien mal connues des cantons qui les gèrent depuis 288 ans ». Au cours du séjour annuel limité à trois mois, il doit contrôler les comptes publics, expédier les nombreux procès restés en litige et examiner de près la bonne marche des institutions locales souvent corrompues et peu respectueuses de la constitution helvétique. Mais Bonstetten n’en reste pas à ce qui devrait constituer l’essentiel de sa tâche, faire respecter la souveraineté et l’administration suisses. Intrigué par ces régions restées très arriérées dans leur isolement montagneux entre Suisse et Italie, il écrit à son ami Matthisson en Juin 1795 : « Je suis maintenant à même d’écrire sur une partie intéressante de la Suisse. La Suisse italienne est peu connue. Schinz de Zürich a écrit là dessus en style d’almanach deux parties qui sont tellement soporifiques que le peu de bien que l’on pourrait y trouver s’évanouit comme en 10 En 1827 paraissent Briefe von Bonstetten an Matthisson, p.p. Hans Heinrich Füssli, Zurich ; en 1829 Briefe von K.V. von Bonstetten an Friederike Brun, p.p. F. Matthisson, Francfort sur le Main, 1829 ; Dès 1802 Friederike Brun avait publié Briefe eines jungen Gelehrten an seinen Freund, Tübingen, qui reprenaient, souvent fortement remaniées, les lettres de Müller à Bonstetten. 11 KVB à FBrun, Lugano, 24 août 1795, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 232. Les termes en italique sont en français dans le texte. OeC02_2012_I-173AK2.indd 91 OeC02_2012_I-173AK2.indd 91 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 92 Marie Claire Hoock-Demarle rêve » 12 . Il va donc dès le premier séjour consigner dans un Notizenbuch ses impressions et réflexions 13 . Mais un autre fait vient donner à ces missions à l’origine quasi exclusivement administratives une tout autre dimension. En automne 1795 il est rejoint sur son terrain de mission par ses plus proches amis, Friederike Brun et Friedrich Matthisson, alors secrétaire particulier de la princesse Louise de Anhalt-Dessau qui est elle aussi de la partie. Un temps installés à la Villa Pliniana sur les bords du lac de Côme, ces amis soutiennent chacun à sa manière le projet annoncé par Bonstetten, l’une rédigeant son journal de voyage, l’autre prolongeant dans la correspondance les discussions engagées à propos des places italiennes. Dans les lettres qu’il adresse alors à son ami Philipp Albert Stapfer à Berne, Bonstetten ne cache pas son désir de donner à ses notices une publicité plus grande tout en reconnaissant qu’il ne sait pas encore quelle forme pourrait prendre cette publication in spe : j’ai parcourru en detail 3 des 4 baillages d’Italie. J’ai dans mon portefeuille un tableau intéressant mais je ne sais comment déchirer le voile et peindre ce gouvernement des douze cantons 14 . La transposition des notices de Bonstetten en Lettres sur l’Italie et jusqu’au choix de la langue allemande, que Bonstetten maîtrise mal à cette époque, est essentiellement l’œuvre de Friederike Brun qui en décrit le processus dans sa propre correspondance, créant ainsi un jeu de miroir illustrant à merveille la souplesse dans la simultanéité du genre. Dans un premier temps, celui du séjour du trio dans le Tessin, le travail de transposition se fait dans un échange dialogal sur la base des notices : Bonstetten me les lisait à voix haute, et moi je lui relisais ce que j’avais retravaillé. Ses Lettres sur l’Italie et les bailliages italiens vont être des chefsd’œuvre, Bon[stetten] trace d’une main ferme les grands contours et moi je remplis la trame proposée 15 . 12 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 213 : « Ich bin nun im Stande über einen interessanten Theil der Schweiz zu schreiben. Die Italienische Schweiz ist wenig bekant. Schinz v[on] Zürch hat im Calenderstÿl zwei Theile darüber geschrieben wo man aber so eingeschläffert wird, dass man auch das wenige Gute im Schlummer fahren lässt, das darin zu finden wäre ». 13 Notizenbuch von der Reise durch die Innenschweiz und das Tessin, 1795, Facsimile in Bonstettiana, Schriften t.VII/ 1, Bern : Peter Lang, 1998, p. 193 et suiv. 14 KVB à Philipp Albert Stapfer, lettre du 22 oct. 1795, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 293. 15 F. Brun, Journal de voyage, Masera 10 octobre 1795, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 290 : « Nun las Bonstetten mir [,] nun ich ihm vor was ich ausgearbeitet hatte. Seine Briefe über die Italienischen Vogteien werden Meisterstücke […] Bon entwirft mit fester Hand die grossen Umrisse, ich fülle den Vorgrund. » Journal de voyage, Masera 10 octobre 1795, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 290. OeC02_2012_I-173AK2.indd 92 OeC02_2012_I-173AK2.indd 92 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 93 Puis, F. Brun étant repartie pour Rome, l’oral se fait nécessairement écrit, le dialogue se poursuit grâce à l’échange épistolaire et aboutit à un ouvrage finalement rédigé sous forme de lettres : « As-tu reçu, mon enfant, tout le paquet de ma science ? Dis-moi comment l’Opus te plaît ? As-tu enfin reçu mes lettres ? » 16 Et, de fait, le texte final publié en 1801 à Copenhague sous le titre Über die italienischen Ämter Lugano, Mendrisio, Locarno, Valmaggia und einige andere Gegenden der Schweiz in Briefen an eine Freundin, se divise en trois parties contenant respectivement onze, cinq et cinq lettres. Ces lettres sont parfois fort longues, le plus souvent datées mais ne comportent aucun destinataire déclaré. Mis à part la division assez arbitraire du récit en lettres distinctes, quelques rares exclamations du genre « Adieu… » et même deux ou trois tutoiements plutôt artificiels, ces lettres s’affirment comme telles essentiellement dans l’intitulé de l’ouvrage et pourtant elles s’inscrivent clairement dans une tradition épistolaire alors très répandue. Car la transposition des notices en lettres se fait ici dans le cadre du Freundschaftsbund, de l’Alliance d’amitié qui unit le trio en une « cohorte sacrée ». Le rapport fusionnel entre ces liens d’amitié et l’ouvrage produit sous forme de lettres, de Briefe, est doublement attesté en tête du volume qui paraît en 1801 par Friederike Brun qui le présente comme « ein literarischer Freundschaftskranz, une couronne d’amitié littéraire » et par Bonstetten lui-même qui écrit dans l’avant-propos : « sans l’appui de l’amitié la plus tendre, cet ouvrage n’aurait jamais vu le jour ». Cette forme d’amitié célébrée comme un culte est un héritage des années soixante-dix du XVIII e siècle où le sentiment, souvent exacerbé en sentimentalisme et même sensiblerie, s’exprimait au mieux par lettres. L’épistolaire avait alors investi d’abord le champ de la littérature, allant du roman épistolaire illustré par La nouvelle Héloïse (1761) et Werther (1774) à la philosophie sous forme des Lettres écrites de la Montagne (1764) de Rousseau, évoquées du reste par Bonstetten dans la préface de son ouvrage 17 . Puis, les circonstances actuelles aidant, l’épistolaire s’était invité dans la presse, créant un genre très particulier à mi-chemin entre privé et public, les Lettres de Paris, où l’échange épistolaire pratiqué dans la plus pure tradition est en fait, dès l’origine, conçu comme un écrit à but de publication immédiate 18 . La démarche, reprise ici par Bonstetten, F. Brun et, dans une moindre mesure, par F. Matthisson, est habile, car, elle permet par son statut apparent d’écriture privée sous forme de lettre à une amie une certaine liberté d’expression dont ne bénéficierait pas un 16 KVB à F. Brun, 29 décembre 1795. Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 314. 17 Lucia Omacini, Le roman épistolaire au tournant des Lumières. Paris : Champion, 2003. 18 M.C. Hoock-Demarle, L’Europe des lettres, chapitre 2, « Lettres de Paris ». OeC02_2012_I-173AK2.indd 93 OeC02_2012_I-173AK2.indd 93 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 94 Marie Claire Hoock-Demarle essai ou tout autre ouvrage qui se revendiquerait alors de la philosophie ou de l’économie. Par ailleurs, elle atteint par sa diffusion dans les gazettes et revues - ce qui est le cas avec la première publication fragmentaire des Briefe über Italien dans le Deutsches Magazin (1798-99) puis dans le Neuer Teutscher Merkur (1800) - un large public curieux de faire au fil des lettres la découverte quasi ethnographique de contrées européennes encore peu connues : « Ces lettres […] ont été écrites en voyage et ont une vie, que l’on ne trouve pas dans le tranquille remaniement de notes anciennes […]. Toutes sont des tableaux en miniature d’une contrée singulière, de constitutions singulières et elles sont, dans leur côté modèle réduit, aussi pleines d’enseignements que l’histoire et la description de nations plus grandes » 19 . Aux sources d’une sociabilité nouvelle, Coppet 1803-1805 Le choix du second corpus de lettres est motivé à la fois par son objet principal, Coppet saisi comme la référence commune à tous les protagonistes et par la constitution d’une constellation épistolaire autour de cet objet. La particularité du corpus tient au fait que l’un des épistoliers, Karl Viktor von Bonstetten en l’occurrence qui se fixe en juillet 1803 à Genève, y occupe une place centrale alors que la plupart des autres protagonistes sont à un moment ou à l’autre des « comètes vagabondes ». C’est le cas de Germaine de Staël, accompagnée de Benjamin Constant, parcourant les routes d’Allemagne de fin 1803 à mai 1804 ou, accompagnée cette fois de S. de Sismondi, celles de l’Italie de décembre 1804 à fin juin 1805. Friederike Brun est retournée dans son domaine de Sophienholm aux environs de Copenhague tandis que Johannes von Müller navigue entre Vienne et Berlin où on lui offre un poste de bibliothécaire à la cour, faisant un bref détour par la Suisse entre mai et juillet 1804. Avec l’Américain Francis Kinloch, venu de sa Caroline du Sud et quelques Suisses de renom comme Füssli et Pestalozzi, amis de longue date de Bonstetten, c’est une dizaine de correspondants répartis dans toute l’Europe - Allemagne, Autriche, Danemark, Italie, France, Suisse - qui gravite autour d’un centre constitué par Bonstetten lequel, pendant cette période, s’identifie avec Coppet 20 . 19 Vorbericht zu den Briefen. Vorbericht, Bonstettiana, Schriften über Italien, t. II, p. 401. « Sie sind auf der Reise selbst geschrieben, und haben ein Leben, das man in der ruhigen Bearbeitung alter Noten nicht mehr findet […]. Alle sind das Miniaturgemälde eines sonderbaren Landes, sonderbarer Verfassungen, und in ihrer Kleinheit so belehrend, als die Geschichte und Darstellung grösserer Nationen ». 20 Voir la grille I, tirée de Bonstettiana. Briefkorrespondenz Karl Victor von Bonstettens und seines Kreises. Vol. IX, 1. Édité et commenté par Doris et Peter Walser-Wilhelm, avec le concours de Anja Höfler. Göttingen : Wallstein Verlag, 2002, p. XVII. Je OeC02_2012_I-173AK2.indd 94 OeC02_2012_I-173AK2.indd 94 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 95 Réseau des personnes principales qui apparaissent dans le tome IX des Bonstettiana Naissance d’une constellation épistolaire : constitution de l‘échange épistolaire en réseau à partir d’un centre Bonstetten-Coppet. Ligne continue : relations documentées par la correspondance. Lignes interrompue : relations documentées par des lettres de tiers. L’échange épistolaire tributaire des distances mais aussi des aléas d’une poste soumise aux occupations, annexions, voire à la censure, est certes très fourni mais aussi très fluctuant : régulier avec Friederike Brun jusqu’en automne 1805 où cette dernière vient passer l’hiver à Genève, beaucoup plus sporadique avec Germaine de Staël qui, retour d’Allemagne puis retour d’Italie, effectue de longs séjours à Coppet, moments privés de tout échange épistolaire avec Bonstetten, alors hôte quasi quotidien de Coppet. Il en va de même avec Sismondi qui, voisin de Bonstetten à Genève, n’entre en correspondance avec lui qu’au cours du voyage d’Italie et du séjour à Pescia qui s’en suit. On est donc loin de la configuration très concentrée du premier remercie les éditeurs des Bonstettiana, Doris et Peter Walser-Wilhelm, d’avoir permis la reproduction de ce schéma ainsi que celui des relations épistolaires de la période 1811-1817. OeC02_2012_I-173AK2.indd 95 OeC02_2012_I-173AK2.indd 95 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 96 Marie Claire Hoock-Demarle corpus où un trio d’amis réunis en un même lieu, unis dans un même culte de l’amitié, produisait en forme de « Freundschaftskranz » un épistolaire à caractère littéraire en vue d’une publication. On retiendra pour la période 1803-1805 deux aspects, chronologiques et complémentaires, qui jettent sur Coppet et la genèse de sa sociabilité un éclairage spécifique. Le premier concerne les lettres de Bonstetten qui couvrent - comme on le dirait aujourd’hui du reportage journalistique - une période relativement brève, entre juillet 1803 et mai 1804, mais riche en évènements tant privés que publics : ordre d’exil, voyage en Allemagne, mort de Necker, départ vers l’Italie pour ce qui concerne la galaxie Staël, annexion de Genève, département du Leman, médiatisation de la Suisse, Blocus continental en arrière-plan, sacre de l’Empereur, entre autres, pour le reste du monde européen. Mais Coppet, déserté à la fin de 1803 par Germaine de Staël n’est pas pour autant un lieu sans vie et Bonstetten se charge de le faire savoir, tant pour rassurer la Dame de Coppet que pour affirmer qu’en dépit de la volonté napoléonienne il y a un Coppet bien avant le Coppet de l’exil et du groupe de Coppet : « je dîne chez Necker qui a plus de société et de cour que jamais » écrit-il en décembre 1803 à F. Brun. C’est le moment où, hôte régulier de Necker, Bonstetten fait la connaissance de Sismondi : « hier j’ai dîné chez Necker en compagnie d’un Genevois que tu aurais bien aimé, Sismondi » 21 . Et, de fait, l’activité intellectuelle et littéraire de Coppet ne s’est pas arrêtée avec le départ de Germaine de Staël. Necker, qui s’essaie à divers écrits dont il fait lecture à sa ‘cour’, rédige quelques nouvelles et surtout des notes en vue de ses Mémoires dont sa fille, aidée de Sismondi, assurera la publication posthume 22 . Mais surtout il s’entend, à sa manière qui est encore d’Ancien Régime, à attirer l’intelligentsia de l’époque passant à proximité : Tous les étrangers, tous les savants, tous les Genevois aimables, et aussi bien des femmes, je les ai tous rencontrés chez Necker où l’on me traitait toujours avec les plus grands égards. Quel vide 23 ! s’écrie Bonstetten à la mort de Necker, ajoutant à l’adresse de la fille de ce dernier, encore en Allemagne, « Genève toute entière est morte avec lui » 24 . Le second éclairage en forme de témoignage qui se dégage à la lecture de cette correspondance coïncide avec le retour de Germaine de Staël à 21 KVB à F. Brun, 28 janvier 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 601. 22 Les manuscrits de Monsieur Necker précédés d’une notice de sa fille, Genève, J.J. Paschoud, An XIII. 23 KVB à FBrun, 13 avril 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 654. « Alle Fremden, alle Gelehrten, alle liebenswürdigen Genfer, auch Frauen, sah ich bei Necker, wo man mich immer auszeichnete. Welche Leere ! » 24 KVB à G. de Staël, 13 avril 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 658. OeC02_2012_I-173AK2.indd 96 OeC02_2012_I-173AK2.indd 96 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 97 Coppet. Bonstetten, alors en prise directe avec le lieu et ses acteurs, va faire de ses lettres à Friederike Brun, à Johannes von Müller ou à S. de Sismondi, une chronique de l’instantané, rendant parfois de manière saisissante la présence tangible du lieu et le rayonnement de la maîtresse de maison. Alors que, à peine fixé à Genève, il s’ennuyait et déjà se désolait : » La vie de la nouvelle Suisse, les nouveaux gouvernements, où tous siègent comme des parents proches, tout cela m’emplit d’une inexprimable tristesse, je me sens seul au monde » avoue-t-il à F. Brun le 30 juillet, ajoutant à l’adresse de Johannes von Müller le 8 août 1803 : « Je me sens jeté dans un monde étranger, où je suis moi-même un étranger », brusquement le 21 août, tout s’anime et s’éclaire, Madame de Staël est de retour : Avant hier je suis parti en voiture avec Staël pour Coppet ; hier j’ai dîné à Coppet avec Rumdorf, Pictet, Noaille et l’envoyé américain. Aujourd’hui, Staël est revenue seule avec moi, […] elle veut me persuader de venir avec elle à Berlin. Ce serait un voyage bien intéressant d’aller voir tous ces hommes en compagnie de ce tourbillon de feu ! jamais je n’ai vu dans ma vie autant d’esprit que chez elle … 25 . Et, tout au long de cette lettre fort longue, il ne sera question que d’« électriser » l’un, de « ravir » l’autre, Sir Benjamin Rumdorf, physicien américain et philantrope d’ordinaire plutôt placide, s’excite, « ses nerfs tressaillaient comme de fièvre » et Bonstetten avoue renaître à la vie : « sans Staël et Necker je serais déjà mort ». La lettre se clôt sur une discussion ayant pour objet une météorite tombée sur la terre, ce qui provoque de la part de l’épistolier une remarque qui pourrait bien à elle seule donner la mesure de la nouvelle sociabilité coppétienne « il est à espérer qu’un jour nous écrirons en direction de la lune et que nous obtiendrons une réponse ». Quant à l’Americain Francis Kinloch, il observe, amusé, cette agitation et commente à l’adresse de Johannes von Müller : « our friend Bonstetten adds to my satisfaction here - the gaiety and universality of his conversation are delightfull » 26 . De même en Mai 1804, alors que les circonstances s’y prêtent peu, Necker venant de mourir et sa fille étant très affectée, le même regain de vitalité, le même vertige de projets, de discussions, de disputes s’opère autour d’une Germaine de Staël très en verve malgré tout : La Staël réussissait toujours à en revenir à la dispute et battait la mesure - toute vieille idée française doit maintenant se jeter dans le tournoi et se voit mise à terre comme un vieux chevalier rouillé […] et le plus joli, c’est 25 KVB à FBrun, 21 août 1803, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, pp. 562-563. 26 F. Kinloch à J. von Müller, 8 décembre 1803. Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 584. OeC02_2012_I-173AK2.indd 97 OeC02_2012_I-173AK2.indd 97 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 98 Marie Claire Hoock-Demarle quand la Staël le [August Wilhelm Schlegel] morigène, son esprit est alors multiplié par trois… 27 . Ainsi, l’identification de Coppet comme lieu de sociabilité est bien présente dès 1803, alors même qu’il n’est question ni de Coppet, terre d’une sociabilité d’exil, ni de Coppet, berceau du groupe éponyme. Un mode de vie s’y est déjà établi dont la force de régénérescence est très exactement saisie dans une lettre de Bonstetten à F. Brun : A Coppet on était trop bien, là on vit en un jour comme ailleurs en une année […]. Dans quatre jours je serai de nouveau à Coppet, où je me trouve moi-même bien prosaïque jusqu’à ce que les ailes commencent de nouveau à se déployer 28 . A force de fréquenter le lieu et ses acteurs, Bonstetten, qui doute parfois de ses capacités d’écriture et s’est jusqu’alors montré peu perméable aux remarques de ses amis, s’ouvre enfin à la critique et même en tient compte : J’habite depuis quinze jours à Coppet, j’y ai l’avantage d’entendre une critique impartiale et c’est aussi un art que de savoir tirer quelque utilité de la critique - La Staël est si loyale, si limpide que je retrouve mes descriptions dans son âme comme dans un miroir 29 . Quelque temps plus tard, il s’enhardira même à contrer les opinions régnantes à Coppet, s’insurgeant contre Kant - comparé à un escargot impossible à extraire de sa coquille - et les Kantiens empêtrés dans leur système : « leur philosophie ne vaut rien ! » et il s’oppose de plus en plus ouvertement à August Wilhelm Schlegel « que je hais à demi ou plutôt que je crains comme un chien qui mord ». Très intéressé par les travaux de son ami chimiste, le Genevois Pictet, curieux des investigations dans le domaine alors neuf de la psychologie menées par son mentor, Charles Bonnet, et son ami Pierre Prévost, Bonstetten se risque à introduire à Coppet ses propres idées sur la psychologie, la mémoire 27 KVB à FBrun, 11 juin 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 692-693. « Die Staël brachte es immer zum Disputieren und schlug Takt : - jede alte französische Meinung muss nun wieder ins Turnier und wird wie ein rostiger Ritter entsattelt. […] und das artigste ist, wenn die Staël ihn [A.W. Schlegel] straft : dann verdreifacht sich ihr Witz… ». 28 KVB à FBrun, 29 juin 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 717. « Zu Coppet war uns zu wohl, da lebt man in einem Tag, wie anderswo in einem Jahre […]. In 4 tagen bin ich wieder in Coppet, wo ich mich selbst prosaïsch finde, bis die Flügel sich wieder dehnen. » 29 KVB à FBrun, mi-juillet 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 724. « Ich wohne seit 14 Tagen in Coppet. Ich habe in Coppet den Vortheil eine unbefangene Kritik zu hören, es ist auch eine Kunst, von der Kritik Nutzen zu ziehen […] Die Staël ist so unbefangen, so klar, dass ich meine Gemälde in ihrer Seele wie in einem Spiegel sehe. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 98 OeC02_2012_I-173AK2.indd 98 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 99 et l’imagination 30 , évoquant même les mérites de l’introspection, chose qui ne s’inscrit pas vraiment dans le champ de réflexion de Germaine de Staël. Eloigné de Coppet lors d’un séjour parisien en été 1805, c’est pour Bonstetten l’occasion de se remémorer ce ‘Moment Coppet’ dans une correspondance adressée à Madame de Staël, correspondance si intense qu’elle en devient parfois « journal informe ». Face à Paris où « il se sent vivre comme au fond d’un sac » et une société française désormais sous la coupe impériale, « la charmante planète que celle que voilà où on ne peut faire un pas sans rencontrer du sang, des sots et des méchants » 31 , un premier mythe de Coppet commence à s’élaborer dans la nostalgie de l’expérience vécue, celui d’une sociabilité en gestation, se fondant sur la « famille d’esprit », le « symphilosophieren » cher aux frères Schlegel du temps du cénacle de Jena et de la revue Athenäum : « Une conversation avec vous vaut toutes celles de Paris […] car de penser comme vous, auprès de vous et par vous - est mon seul talent ». La correspondance avec son réseau disséminé de par l’Europe se fait le vecteur du mythe naissant et les lettres de Bonstetten à cette période y contribuent de manière majeure. Entre juillet 1803 et fin 1805, la correspondance de Bonstetten reproduit fidèlement la vie quotidienne comme la vie intellectuelle, aussi hyperactive l’une que l’autre, d’un ‘Moment Coppet’ quelque peu éclipsé par les années qui suivront. De ces lettres se dégage, un peu inattendue venant de ce patricien bernois, toute la sensualité d’un chaleureux être-ensemble « Zu Coppet war uns zu wohl ». C’est là une sensualité qui semble venir tout naturellement sous la plume de tous ceux qui ont créé et vécu la symbiose de ce premier Coppet, comme on peut le constater dans cette autre lettre de M me de Staël à Johannes von Müller : « je pense à vous en écrivant et cette pensée colore mes idées comme le soleil colore le duvet de la pêche » 32 . « Brûler ces choses aussi vivantes m’aurait été impossible » 33 . Le quatuor épistolaire des années 1811-1817 Dans la longue activité d’épistolier de Bonstetten, une autre période a retenu l’attention des familiers de sa correspondance. Ainsi dans un article des Cahiers Staëliens consacré à ‘l’Actualité de Bonstetten’, Norman King note : 30 KVB, Recherches sur la nature et les lois de l’imagination, 2 vol., Genève, Paschoud, 1807. Bonstettiana, Philosophie, t. I. Voir l’article de Jean Gaulmier « Bonstetten, intercesseur du romantisme de l’imaginaire » in : Cahiers Staëliens, n° 33/ 34, 1983, pp. 48-62. 31 KVB à G. de Staël, 19 septembre 1805, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 997. 32 G. de Staël à Johannes von Müller, 4 janvier 1805, Correspondance Générale, p.p. B. Jasinski, Paris, Hachette, 1985, t. V/ 2, p. 471. 33 KVB à FBrun, 5 novembre 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 813. OeC02_2012_I-173AK2.indd 99 OeC02_2012_I-173AK2.indd 99 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 100 Marie Claire Hoock-Demarle « En 1812-1813 il y a une nouvelle période très active mais dans des circonstances tout autres […] je m’avoue fasciné par les lettres de 1812-1813 » 34 . Pour leur part, les Bonstettiana consacrent deux gros volumes aux dernières décennies de la vie de Bonstetten, de 1811 à 1832. Le troisième corpus de lettres retenu ici se place délibérément entre les deux datations, l’une paraissant trop limitée et l’autre trop large, et couvre la période entre 1811 et 1817 qui, commencée avec le séjour de quelques mois de Bonstetten dans le sud de la France, s’achève sur la disparition brutale de Germaine de Staël, « La vie personnifiée est donc morte ». Au cours de cette période riche en évènements extérieurs, l’activité épistolière de Bonstetten mais aussi de ses partenaires est si intense que l’on ne peut en retenir ici que quelques échanges particulièrement révélateurs. C’est une correspondance qui frappe d’emblée par un ton et des contenus nouveaux et par un entrecroisement parfois paradoxal du privé et du public avec des lettres écrites sur le mode de l’intime et parfois du secret s’immisçant délibérément dans le contexte politique européen du moment. De 1811 à 1817, les évènements se succèdent à un rythme accéléré, touchant de plein fouet et à maintes reprises la vie quotidienne des différents épistoliers. 1812, c’est la campagne de Russie, « la pensée s’éteint de partout et le ciel se ferme », Germaine de Staël au terme de deux années éprouvantes dans tous les domaines, allant de l’interdiction et la mise au pilon de De l’Allemagne à la naissance clandestine du petit Alphonse, quitte subrepticement Coppet et entreprend son aventureux grand tour de l’Europe du Nord, qui la mènera de Vienne à Moscou, Stockholm et enfin à Londres. Elle ne reverra Paris qu’en mai 1814 et ne retrouvera Coppet qu’en juillet de la même année. Le 19 octobre 1813, la ‘Bataille des nations’ de Leipzig sonne la fin de l’Empire napoléonien. Puis, l’épisode des Cent-Jours en février 1815 en surprend plus d’un : « Bonaparte est entré si paisiblement aux Tuileries, qu’il n’a eu qu’à faire mettre ses draps dans le lit du roi ! » 35 . Certains, se ralliant alors à une figure qui continue à les fasciner - « je ne peux m’empêcher d’être saisi d’admiration pour cet homme » s’écrie Bonstetten en avril 1815 -, font alors la cruelle expérience des pièges de l’histoire, comme Sismondi qui devra se morfondre pendant quelques années dans son Pescia natal, ses lettres se ressentant alors fortement de son humeur morose. Une fois Napoléon banni à Sainte Hélène, le congrès de Vienne ayant joué son rôle de grand ordonnateur du nouvel ordre européen et la Restauration solidement implantée sous le contrôle vigilant de la Sainte Alliance, un certain calme s’abat en 1816 sur l’Europe, véritable chape de plomb pour Bonstetten qui juge le Paris des Bourbons « comme un autre 34 Norman King, « Bonstetten correspondant de Mme de Staël », in : Actualité de Bonstetten, Cahiers Staëliens n° 33-34, 1983, p. 43. 35 KVB à FBrun, 23 mars 1815, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 571. OeC02_2012_I-173AK2.indd 100 OeC02_2012_I-173AK2.indd 100 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 101 enfer […] celui-ci est de boue, on enfonce et on étouffe » 36 , parfois même franchement menaçant : Il y a un principe d’inhospitalité, une rage canine chez les hommes de ce moment qui fait peur. La moitié des hommes a été mordue par les révolutions et l’autre moitié s’occupe à mordre à son tour, de manière que l’on ne voit que des hargneux et qu’on n’entend que des grognons 37 . Entre temps, la Suisse ayant tenté de sauvegarder son identité propre dans le nouvel ordre européen en se proclamant neutre, Bonstetten a brièvement effectué un retour en politique qualifié de ‘retour patriotique’ mais, vite dégrisé par le comportement de ses compatriotes : « N’êtes-vous pas dans une sainte fureur contre mes imbéciles compatriotes ? Ce sont des Marats en aristocratie. Je ne comprends plus rien à la Suisse » 38 , il revient à ses réflexions solitaires, relayées dans les lettres à ses amis. Seul élément quelque peu réjouissant dans un environnement plutôt morne - « ma vie ici se défeuille » 39 -, Coppet retrouve peu à peu, surtout au cours de l’été 1816, sa gloire d’antan, Byron en est le visiteur de marque et Stendhal en route vers l’Italie ne manque pas de saluer au passage Coppet et « sur les bords du lac Leman la réunion la plus étonnante : c’était les états généraux de l’opinion publique » 40 . Tout semble revenir au premier ‘Moment Coppet’ et pourtant, rien n’est pareil, ni le lieu, ni les personnes ni le commerce épistolaire, le Zeitgeist lui-même a changé. C’est bien tout cela que révèle la correspondance de ces années avec son mélange unique et paradoxal de remarques privées et même psychologiques et de réflexions publiques et même politiques. La structure de la correspondance est, elle aussi, fondamentalement différente, elle est cette fois, pour sa partie essentielle, l’œuvre d’un quatuor qui se distingue par une incessante mobilité européenne et elle se double à la marge d’une correspondance à caractère politique de Bonstetten avec ses amis suisses, Philipp Albert Stapfer et Albrecht von Haller de Berne, Philipp Johann Konrad Ulrich et Paulus Usteri de Zurich. Cette dernière correspondance mériterait certes que l’on s’y attarde spécifiquement car elle suit et commente au plus près l’évolution politique d’un pays qui, par sa position au centre de l’Europe, réglemente les flux de mobilité tant des hommes, 36 KVB à Sismondi, 30 mars 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 710. 37 KVB à Sismondi, 20 juin 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 741. 38 KVB à Albrecht Rengger, juillet 1814, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 463. 39 KVB à Sismondi, 5 mai 1814, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 444. 40 Stendhal, Rome, Naples et Florence. Paris : Le divan, 1927, p. 202. Le passage cité figure dans la première édition, Delaunay, Paris, 1817 puis disparaît de l’édition publiée par Delaunay, Paris, 1827. Il a été réinséré (avec une préface de H. Martineau) dans l’édition citée ici. OeC02_2012_I-173AK2.indd 101 OeC02_2012_I-173AK2.indd 101 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 102 Marie Claire Hoock-Demarle des marchandises que des savoirs, le choix de la neutralité ayant ainsi des répercussions sur l’ensemble du continent 41 . Réseau des personnes principales qui apparaissent dans le tome XI des Bonstettiana Le quatuor épistolaire : inscription dans l’espace d’une communauté épistolaire européenne. Ligne continue grasse : noyaux dominant des relations épistolaires. Ligne continue fine : relations documentées par des correspondances. Ligne pointillée : relations documentées par des témoignages non-épistolaires. 41 Nous reproduisons la grille des Bonstettiana. Briefkorrespondenz Karl Victor von Bonstettens und seines Kreises. Vol. XI, 1. Édité et commenté par Doris et Peter Walser-Wilhelm, avec le concours de Regula Walser. Göttingen : Wallstein Verlag, 2007, p. XVI. OeC02_2012_I-173AK2.indd 102 OeC02_2012_I-173AK2.indd 102 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 103 Mais on s’en tiendra ici à la correspondance à quatre plumes menée par Friederike Brun, Charles Simonde de Sismondi, Germaine de Staël et Karl Viktor von Bonstetten - en privilégiant largement ces derniers -, d’une part parce qu’ils et elles ont désormais, à divers degrés certes, acquis une renommée littéraire, scientifique, voire politique 42 , et que, d’autre part, leur correspondance en quatuor dessine une singulière géométrie à l’échelle européenne. Ce qui apparaît d’emblée à la lecture de ces lettres et qui justifie le terme de fascination évoqué plus haut, c’est la diversité des comportements, des remarques, des projets qui s’inscrivent très clairement dans le nouveau siècle et, pour le dire en un mot, c’est la modernité qui perce à travers ces échanges épistolaires. La correspondance entre Bonstetten et Germaine de Staël au début de la période est ici particulièrement révélatrice. Eloignés l’un de l’autre tant géographiquement que mentalement, ils croisent leurs lettres à un rythme accéléré, de décembre 1811 à mai 1812, ce ne sont pas moins de vingt-trois lettres et billets, dix-huit provenant de Bonstetten et cinq de Germaine de Staël. Tout alors oppose les deux partenaires, on est ici dans une correspondance à signes inversés, aux antipodes des lettres écrites par Bonstetten de Paris, lors de son séjour en 1805. Bonstetten qui a passé les soixante-six ans, réagit à la peur de vieillir par une cure de quelques mois à Hyères dans le sud de la France, affirmant : « j’aime briser mes habitudes et me dé-vieillir ». Retrouvant goût à la solitude et à l’indépendance : « chaque heure que je puis gagner pour mon indépendance est une conquête pour moi » 43 , il use de la très particulière proximité que procure à distance le commerce épistolaire pour tenter de gagner la châtelaine de Coppet à ses toutes nouvelles expériences de vie. Ainsi, habile à capter un moment de faiblesse chez la forte personnalité de la destinataire, il n’a de cesse de lui vanter les vertus de l’introspection. Bonstetten a toujours manifesté un vif intérêt pour la psychologie éveillé très tôt chez lui par Charles Bonnet : « Il y a trente ans que je me suis habitué à m’observer moi-même, je dois cette habitude à Mr Bonnet » 44 et la correspondance avec Germaine de Staël au cours de ce séjour provençal révèle un individu très préoccupé de son moi, auquel il ramène toutes ses découvertes, celle de la nature comme celle du monde social autour de lui. Face à cette cure 42 Germaine de Staël écrit Dix années d’exil (publié posthum en 1820), Réflexions sur le suicide (1813) et travaille aux Considérations sur la Révolution française ainsi qu’à l’édition de Londres de De l’Allemagne (1814) ; KVB travaille à l’Anthropologie du Nord et du Midi et à son Etude de l’esprit humain et publie en 1815, Pensées sur divers objets de Bien public ; Sismondi écrit son Histoire des Républiques italiennes du Moyen Age et Friederike Brun publie Gedichte (1812,1816) et Briefe aus Rom (1816). 43 KVB à G. de Staël, 24 février 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 57. 44 KVB à Sismondi, 7 novembre 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 819. OeC02_2012_I-173AK2.indd 103 OeC02_2012_I-173AK2.indd 103 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 104 Marie Claire Hoock-Demarle de jouvence forcée, Madame de Staël manifeste une mélancolie qui lui est peu habituelle : « Moi je m’ennuye à périr de votre absence […], je me sens si triste et si abattue, ma santé est si mauvaise que j’ai une sorte de honte de vous présenter moi si déchue » 45 . Toujours brisée par l’exil, renforcé après l’échec de la parution de De l’Allemagne, elle travaille alors à son essai sur le suicide 46 et traverse une période de dépression difficilement assumée : Vous savez subsister par vous-même. Moi, je vous l’ai dit souvent, je vis par les autres […]. Votre lettre à moi est belle et je la garde avec les autres, mais je sais si bien que j’ai mille fois plus besoin de vous que vous n’avez besoin de moi que je ne suis pas entrée dans le sens de la lettre 47 . Sans ménagements, Bonstetten lui conseille alors : « si vous ne partez pas, arrangez votre château qui a l’air battu comme sa maîtresse » et oppose sans grand tact le « paradis sur terre », « l’exil parfumé » de la Provence à un Coppet qu’il décrivait dès juin 1811 comme un lieu fantôme : Schlegel est parti, la Cour de Coppet est déserte et abandonnée, comme frappée par le tonnerre ou par la peste […], mon cœur saigne de voir cette destruction incrustée jusque dans les plus intimes atomes 48 . Dans ses lettres il tente, en vain, de la gagner aux vertus du retour sur soi, du recours à la psychologie assimilée ici à la philosophie conçue comme une énergie créatrice de facture très moderne : Il a fallu Hyères et ma solitude et mon genre de vie sauvage pour me remettre aux idées philosophiques, les seules qui agissent fortement sur l’âme. La psychologie se prend toute en nous, c’est nous qu’il faut saisir et manier. La science des objets étrangers à nous-mêmes nous laisse toujours tel que nous étions, nous n’y sommes qu’ouvriers tandis que la philosophie est créatrice de nous mêmes 49 . Sur ce point, il ne sera pas entendu. Il le sera plus sur un autre aspect de sa correspondance qui fait sienne une tendance de l’époque à découvrir des contrées étrangères à travers le prisme de l’enquête ethnographique. Les 45 G. de Staël à KVB, 4 mars 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 59. 46 Publié en 1813 à Stockholm, il est dédié à Bernadotte. « je vous enverrai dans quelques jours mes réflexions sur le suicide […]. Je les ai dédiées au prince royal, moi qui me suis fait proscrire pour ne pas louer Napoléon » G. de Staël à F. Brun, Stockholm, 30 mars 1813, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 306. 47 G. de Staël à KVB, 4 mars 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 60. 48 KVB à F. Brun, 26 juin 1811, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 180. « Schlegel ist weg, der Hof von Coppet nun öde und verlassen, durch den Donnerschlag wie durch Pest getroffen […]. Mir blutet die Seele, diese Zerstörung in den innersten Atomen zu sehen ». 49 KVB à G. de Staël, 20 mars 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 68. OeC02_2012_I-173AK2.indd 104 OeC02_2012_I-173AK2.indd 104 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 105 longues descriptions de celui qui par affection pour son compagnon de randonnées se dit l’ornanthrope, l’homme-âne, s’apparentent à des enquêtes de terrain sur les paysages certes, saisis parfois dans leur structure géologique complexe mais aussi sur les habitants, leur mode de vie, leurs mœurs, avec, en plus, un début de politique comparée clairement esquissée à l’adresse de Sismondi : De quel incroyable bonheur nous jouissons encore nous autres Suisses dans notre coquille de noix nageant sur l’Océan ? J’en suis émerveillé chaque fois que je rentre en Suisse. La misère est à un tel point en France, surtout dans le midi qu’on ne conçoit guère qu’on puisse vivre avec moins qu’on a. Et pourtant, chose étrange, la population de l’an 1811 a surpassé les années précédentes et excédé les années moyennes dans le Département du Var et des Bouches du Rhône ; tant les principes de Malthus sont vrais 50 . Ce faisant, Bonstetten se range dans la lignée, encore très récente, d’un Georg Forster explorant en 1790 la vallée du Rhin inférieur comme s’il s’agissait de contrées aussi exotiques que Java, territoire bien connu de l’ex-compagnon de route de James Cook 51 . Quand, parcourant la campagne de Provence, il écrit : « J’ai dans mes courses l’âpreté d’un chasseur mais c’est aux belles vues et aux pays inconnus que je chasse…quelques fois on peut se croire en Amérique » 52 , il se réfère implicitement à la démarche d’un Alexander von Humboldt dont le Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent commence à paraître à la fois à Paris et à Stuttgart à partir de 1805 53 . Et s’il trouve en Germaine de Staël une lectrice attentive de ses lettres au moins sur ce point, c’est bien parce que l’auteur de De l’Allemagne avait adopté un questionnement analogue exprimé dès 1803 dans une lettre à son père : Certainement je tirerai parti de ce voyage mais j’ai envie d’être fat et de dire que moi seule j’en pouvais tirer parti comme je le fais car il faut aller trouver ces hommes sur leur terrain […]. Je réussis parfaitement avec eux et j’acquiers des idées nouvelles en les écoutant 54 . 50 KVB à J.G. Müller, 21 mai 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 145. Pierre Prevost, ami de KVB, avait publié une traduction en français de Malthus, An Essay on the principle of population (1798) en 1805 dans la Bibliothèque Britannique. 51 Georg Forster, Ansichten vom Niederrhein, in : Werke, p.p. Georg Steiner, Weimar, Bibliothek Deutscher Klassiker, 1983, vol. I. 52 KVB à G. de Staël, 28 janvier 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 41. 53 Alexander von Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, 30 vol., Paris, Schoell et Stuttgart, Cotta, 1805-1834. 54 Madame de Staël à Necker, Weimar, 25 décembre 1803, Corresp. Générale, t. V, p. 162. OeC02_2012_I-173AK2.indd 105 OeC02_2012_I-173AK2.indd 105 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 106 Marie Claire Hoock-Demarle Au fil des années et au gré des évènements, ces correspondances croisées vont continuer à dessiner une véritable cartographie de l’espace européen. De 1813 à 1817, la correspondance du quatuor connaît alors sa plus grande mobilité, Sismondi toujours en Italie, Madame de Staël, revenue à Paris puis, après un été à Coppet, partie en Italie, Friederike Brun toujours à Sophienholm et, nouvelle venue dans le cercle, la Duchesse de Wurtemberg. On s’y dispute allègrement - « et moi je vous enquerelle ! » lance Bonstetten à Sismondi -, et on s’y réconcilie avec force émotion : « Viens mon Anne Germaine, je te pardonne de toute mon âme de ne pas avoir exaucé une prière qui coûta beaucoup à ma timide fierté » 55 ! Mais l’échange épistolaire critique revient aussi en force et la discussion autour des œuvres alors en chantier - Sismondi termine son Histoire des Républiques italiennes, Bonstetten travaille à ses Etudes de l’homme - y prend une large place. Parfois on voit apparaître un corpus en soi, comme cet ensemble d’une trentaine de lettres où Friederike Brun et Germaine de Staël s’opposent très vivement en 1812-1813 à propos du Prince Bernadotte et de l’avenir du Danemark, pris en étau dans le conflit entre Suède et Norvège. C’est là un échange épistolaire unique pour l’époque au cours duquel deux femmes se disputent ouvertement sur un sujet éminemment politique. Il mériterait qu’on s’y attarde longuement mais n’interférant pas directement dans le champ de la correspondance active de Karl Viktor von Bonstetten, ces lettres ne seront ici, que brièvement évoquées, brillantes comètes frôlant à la marge la constellation épistolaire bonstettenienne proprement dite. Pour la génération de Karl Viktor von Bonstetten, le commerce épistolaire tient une place de choix et on a même inventé pour désigner certains épistoliers particulièrement prolixes de cette génération, comme Johannes von Müller, le terme d’« Epistolographe » 56 , terme que n’eût pas renié Bonstetten auteur lui-même de milliers de lettres réunies en volumes et publiées déjà de son vivant 57 . La valeur accordée à ce qui est devenu au tournant du siècle un véritable genre, particulièrement approprié pour une information à la fois plus rapide et plus large, se mesure aux soins apportés par leurs auteurs mêmes pour les sauver de la destruction, les recueillir pour 55 F. Brun à G. de Staël, 9 mai 1817, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 877. Germaine de Staël n’avait évoqué que très brièvement la poétesse Friederike Brun dans De l’Allemagne, (II partie, chap. XXXII). F. Brun lui avait demandé en 1813 de lui faire une plus large place dans l’édition qui devait paraître à Londres. « Mon amie érigez à notre amitié un monument dans votre ouvrage sur la littérature allemande », Copenhagen, 29 avril 1813, Bonstettiana Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 333. 56 Article Johannes von Müller in : Historisches Lexikon der Schweiz, p.p. Stiftung Historisches Lexikon der Schweiz (HLS), t. 8, Basel : Schwabe, 2009. 57 Sur ces publications, voir ci-dessus, p. 91, note 10. OeC02_2012_I-173AK2.indd 106 OeC02_2012_I-173AK2.indd 106 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 107 les générations futures, voire les publier, en les remaniant fortement parfois mais dans le respect de l’expérience vécue qu’elles transmettent : Et voilà que bureaux, boites et tiroirs ont été forcés, que ces chères lettres s’extraient de leurs recoins et paquets de papier, toutes effrayées des paroles prononcées par la meurtrière qui voulait tout brûler bien proprement. Et voilà que le tout bien empilé en un grand tas de papier et solidement ficelé a été envoyé avec toutes les vieilles lettres intéressantes (depuis 1763) à Monsieur le Conseiller à la cour Matthisson. Tu peux à Copenhague trépigner et gronder à ton aise, c’est en vain ! Les pauvres rescapées sont en route joyeusement vers la Souabe, d’où un jour d’une fenêtre sur Sirius nous les verrons revenir sur terre dans leur papier blanc et fièrement voleter de ça de là … 58 . Face à une telle production épistolaire, il était vain de tenter d’en saisir l’exacte quantité et d’en faire une analyse quelque peu exhaustive. Le choix a donc été fait de prendre ici en considération quelques corpus de lettres parfaitement repérables et de déceler à travers eux à la fois la mise en place d’une constellation épistolaire à un moment donné et la mise en marche d’un réseau s’inscrivant dans l’espace européen d’alors. Ainsi deux facteurs essentiels pour la production épistolaire se trouvaient également pris en compte, le temps saisi moins dans sa durée que dans son accélération comme moment, parfois même comme instantané, et l’espace alors en voie d’élargissement au continent européen tout entier et ouvert à une mobilité qui assure le commerce épistolaire. On regrettera certes que dans cet éclairage focalisé sur des moments précis, certains échanges épistolaires plus politiques - entre Bonstetten et ses amis suisses ou avec Sismondi, par exemple - n’aient pas vraiment trouvé leur place. Les trois corpus, fort différents dans le style et les contenus, constituent autant d’étapes dans la formulation d’un cosmopolitisme revisité après la cassure révolutionnaire et avec les bouleversements du continent consécutifs à l’esprit de conquête napoléonien. Du premier corpus qualifié de Freundschaftskranz, cette couronne tressée entre amis fortement tributaire de 58 KVB à FBrun, 17 septembre 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 813. « Siehe, da wurden alle Bureaux, Kasten und Kisten aufgesprengt, alle holden Briefe krochen aus ihren Winkeln und Packen Papier heraus, ganz erschrocken über die Worte der Mörderin, die alles rein abbrennen wollte. Siehe, da ward alles zum grossen Papierberg aufgepackt, zusammen geschnürt,und so mit allen alten interessanten Briefen (seit 1763) an Herrn Hofrath Matthisson abgesandt. Du kannst nun in Kopenhagen mit Worten und Füssen stampfen, alles umsonst ! Die armen Geretteten reisen lustig in’s Schwabenland, wo wir sie einst von einem Fenster im Syrius werden in weissem Papiere in der Welt eintreffen und stolz umher wandern sehen. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 107 OeC02_2012_I-173AK2.indd 107 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 108 Marie Claire Hoock-Demarle la sensibilité et du culte de l’amitié du XVIII e siècle finissant, reste la proximité entre la production de l’épistolaire et celle du littéraire, qu’il s’agisse du récit de voyage ou du roman par lettres. Du second, véritable réseau opérant à la charnière entre les deux siècles, on retiendra la capacité à s’organiser en constellation irradiant sur l’Europe où circulent, parfois contraints et forcés, les divers partenaires, la fonction de l’épistolaire étant alors de diffuser les formes et usages de la nouvelle sociabilité qui s’établit dans un premier temps à Coppet. Quant au troisième corpus - dont on n’aura retenu ici que quelques éléments - il donne, avec sa cartographie d’un espace élargi, la mesure du nouveau cosmopolitisme établi désormais à l’échelle européenne. Mêlant intimement le privé et le public, le politique et le psychologique, l’épistolaire revisité, mieux adapté aux nouvelles échelles spatiales et temporelles, n’hésite plus désormais à s’aventurer dans le champ encore inexploré de la psychologie humaine dont le siècle ne tardera pas à s’emparer. OeC02_2012_I-173AK2.indd 108 OeC02_2012_I-173AK2.indd 108 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34