Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2012
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L’Homme du Midi et l’Homme du Nord: l’amitié entre Bonstetten et Sismondi
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Francesca Sofia
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) L’Homme du Midi et l’Homme du Nord : l’amitié entre Bonstetten et Sismondi Francesca Sofia * Jusqu’à présent, le lecteur désireux de prendre connaissance de la relation aussi intense qu’inusuelle qu’ont entretenue trois décennies durant Bonstetten et Sismondi (son cadet de vingt-huit ans ! ) ne disposait que d’une seule reconstitution. Dans sa biographie inégalée de Sismondi, Jean-Rodolphe de Salis consacrait en effet un paragraphe entier à illustrer les diverses phases et les raisons de cette amitié 1 . A partir de la première rencontre à Coppet sous l’égide de Jacques Necker, qui remontait aux premiers mois de 1804, de Salis offrait une série nourrie de témoignages de ce qui lui apparaissait, non sans étonnement, l’« intimité grandissante entre ces deux hommes si parfaitement dissemblables » 2 . La différence d’âge n’était pas le seul élément qui aurait dû éloigner plutôt que rapprocher les deux grands intellectuels. Si elle transparaissait dans l’image toute particulière que renvoyait Bonstetten à Sismondi - « Plus je le compare à tout ce que je connais, et plus la grâce et le mouvement toujours nouveau de son esprit me frappent et me confondent. Ce n’est pas la génération présente et l’éducation de nos jours qui donneront un homme semblable », écrivait-il à la comtesse d’Albany 3 - il y avait entre les deux hommes bien d’autres dissemblances de caractère. L’aîné, Bonstetten, toujours gai, insouciant, traversant la vie porté par une légèreté innée ; le cadet, Sismondi, plus calme, pensif, prêt à prendre en charge les préoccupations affectant le cercle de ses amis. Des deux hommes, écrivait de Salis, Sismondi fut « celui qui garda le plus de sens critique dans leurs rapports, mais qui fut aussi le plus vraiment affectueux, tandis que Bonstetten avait à la fois plus d’abandon et infiniment moins de constance dans ses sentiments » 4 . Pour illustrer cette divergence quasi dichotomique, de Salis citait un portrait de Bonstetten dressé par Sismondi au lendemain * Traduit de l’italien par Nicole Thirion, Paris. 1 Voir J.-R. de Salis, Sismondi 1773-1842. La vie et l’œuvre d’un cosmopolite philosophe, Genève, Slatkine Reprints, 1973 (réimpression de l’édition de Paris, 1932), pp. 122-130. 2 De Salis, Sismondi, p. 125. 3 Lettre datée Genève, le 12 août 1808, G.C.L. Sismondi, Epistolario, t. I, éd. C. Pellegrini, Firenze, La Nuova Italia, 1932, p. 246. 4 De Salis, Sismondi, p. 129. OeC02_2012_I-173AK2.indd 109 OeC02_2012_I-173AK2.indd 109 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 110 Francesca Sofia* d’une des multiples manifestations d’extravagance du Bernois : sa demande en mariage faite à la mère du Genevois. Je l’aime très tendrement, écrivait de nouveau Sismondi à la comtesse d’Albany, et je suis honteux de ses sottises, comme si j’en étais responsable ; il a au moins vingt-cinq ans de plus que moi, cependant je le regarde toujours comme un jeune homme qui me serait recommandé ; il est d’une étourderie de vingt ans, d’une inconsidération qui doit empêcher de donner plus de suite à ses paroles qu’il n’en donne lui-même ; mais il a si fort toutes les qualités comme tous les défauts de la jeunesse qu’il est impossible de ne lui pas pardonner les uns à faveur des autres […]. Il n’a jamais abandonné un ami, il est vrai qu’il les oublie à tous les moments du jour 5 . Bien que convaincantes dans leurs grandes lignes, les pages écrites par de Salis peuvent être désormais revisitées à la lumière de la riche documentation (et notamment des 78 lettres inédites échangées par Bonstetten et Sismondi) 6 publiée par Peter et Doris Walser-Wilhelm dans les monumentaux Bonstettiana. Précisons d’emblée que l’impertinente demande en mariage de Bonstetten n’a pas irrémédiablement compromis leur rapport, contrairement à ce que laissait entendre le biographe sismondien 7 . Bonstetten continuera jusqu’à la fin de ses jours à fréquenter régulièrement les célèbres « jeudis » sismondiens, qu’ils aient lieu dans l’appartement de Bourg de Four ou dans la villa de Chêne 8 . « Sage mir doch ein Wort von Simonde ? Hast Du ihn oder hat er dich verlassen ? » écrivait Friederike Brun de Copenhague à Bonstetten, en décembre 1821 9 , ce qui montre bien que, dix ans après la manifestation d’impertinence du Bernois, la camaraderie entre les deux hommes était encore considérée comme un lieu commun. Ce que nous apprenons de neuf avec la parution des Bonstettiana, c’est la vivacité et l’intensité de leur rapport intellectuel, qui s’insère à plein titre dans la sociabilité de Coppet. Dès la première missive échangée entre les deux hommes - il s’agit d’une lettre manuscrite de Bonstetten de novembre 5 Lettre datée Genève, le 16 août 1818, Sismondi, Epistolario, t. I, p. 342. 6 L’Epistolario contient une seule lettre de Sismondi à Bonstetten, datée Rome, le 20 mars 1805 (t. I, pp. 54-59). 7 De Salis, Sismondi, p. 129, où, en marge de la demande en mariage adressée à la mère de Sismondi, il écrit : « On ne peut dire qu’il y ait eu entre eux désormais moins de cordialité, mais cependant, le charme sembla rompu. » 8 Voir par exemple les lettres échangées en 1828 par Bonstetten et Amélie Moultou in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, pp. 35-36, 124-126, 278, et ce qu’il écrivait à Friederike Brun le 16 janvier 1830 : « Sismondi sehe ich bei Ihm alle donnerstag » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, p. 350). 9 Lettre datée Kopenhagen, le 3 décembre 1821 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 2, p. 808). OeC02_2012_I-173AK2.indd 110 OeC02_2012_I-173AK2.indd 110 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 111 1804 - l’intellectuel bernois associe son jeune ami à ses propres recherches philosophiques, inaugurant une pratique qui ne se démentira jamais. Comme souvent à Coppet, les échanges ne sont presque jamais biunivoques, et comme souvent chez Sismondi, la relation triangulaire est privilégiée (pensons à ses liens avec M me de Staël et Benjamin Constant). Voici donc Sismondi à Céligny avec Bonstetten et Friederike Brun, l’un engagé dans la rédaction des premiers volumes de son Histoire des Républiques du Moyen Age, l’autre occupé à conclure ses Recherches sur la nature et les lois de l’imagination, et elle concentrée sur la rédaction des Episoden aus Reisen. Et si la Genève décrite dans ce dernier ouvrage porte probablement l’empreinte des pages que Sismondi rédigeait alors pour l’officielle Statistique du département du Léman - « N’oubliez pas de m’apporter votre Statistique de Genève, car je veux me remettre au travail, et dire tout le bien et le peu de mal que je scais au compte de votre patrie adoptive », écrivait ainsi M me Brun au Genevois en juillet 1806 10 - Sismondi rendra pour sa part hommage à ces intenses échanges intellectuels, comme le notent également les éditeurs des Bonstettiana, dans la brochure publiée l’année suivante et destinée à commémorer la disparition de Paul-Henri Mallet. Les deux seules citations qui ponctuent cet écrit du méticuleux Sismondi sont en effet tirées, l’une des Episoden de la poétesse danoise, destinée à rappeler le goût de Mallet pour les amitiés féminines, l’autre des Recherches de Bonstetten, qui conclut le texte en évoquant les vertus de la « vieillesse naturelle » 11 . Si la brochure a servi à l’historien genevois débutant à affirmer sa vocation politique et intellectuelle - comme d’autres l’ont aussi remarqué 12 -, il ne faut pas s’étonner de voir Sismondi préférer à des mentors son couple d’amis. Les volumes des Bonstettiana nous rappellent que ce sont précisément Bonstetten et Friederike Brun qui ont fait appel en faveur de Sismondi à la protection du plus célèbre historien suisse vivant, Johannes von Müller, et que la seconde s’est en outre employée à obtenir du Zurichois Johann Heinrich Füssli qu’il se fasse le promoteur de la publication de l’Histoire en assurant la traduction en allemand et l’édition de son introduction 13 . 10 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 138. 11 Voir J.C.L. Simonde Sismondi, De la vie et des écrits de P.H. Mallet, Genève, J.J. Paschoud, 1807, pp. 43 et 51. 12 Voir J.-D. Candaux, « L’hommage de Sismondi à Pierre-Henri Mallet (1807) », in Le Groupe de Coppet et l’histoire, VIII e colloque de Coppet (château de Coppet, 5-8 juillet 2006), sous la direction de M. Berlinger et A. Hofmann, Institut Benjamin Constant-Slatkine, Lausanne-Genève, 2007, pp. 331-338. 13 Voir J.C.L. Simonde Sismondi, « Einleitung zur Geschichte der italienischen Republiken des Mittelalters, aus der französischen Handschrift », Isis. Eine Monatschrift von Deutschen und Schweizerischen Gelehrten, IV, Oktober 1806, pp. 303-313, réimprimée dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, pp. 193-198. Voir aussi OeC02_2012_I-173AK2.indd 111 OeC02_2012_I-173AK2.indd 111 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 112 Francesca Sofia* Une telle camaraderie prouve évidemment que l’échange d’idées se nourrissait aussi de solides rapports affectifs. Ainsi voit-on « le bon Mondi » prendre dans ses bras Ida, la jeune fille malade de M me Brun, pour lui faire monter les escaliers de l’appartement de Bourg de Four, lui dédier une composition poétique pour son quatorzième anniversaire, ou se proposer pour remplacer Bonstetten quand celui-ci envisage de laisser la poétesse danoise seule en Italie ; et on voit Bonstetten écrire de son côté au frère de cette dernière, au moment où il s’agit pour elle de choisir entre se séparer de ses filles pour rester et vivre à Genève ou retourner définitivement au Danemark, que, quelle que soit la décision prise, elle le sera sous l’égide de l’ami commun Sismondi 14 . Certes ce rapport triangulaire perdra en intensité quand la poétesse partira pour l’Italie puis retournera définitivement au Danemark - sans toutefois prendre tout à fait fin, puisque en 1810 Sismondi se montrera jaloux des lettres que M me Brun écrivait à Bonstetten et que celui-ci ne lui lisait pas assez à son goût, et que, quinze ans plus tard, Bonstetten manifestera à son tour le même sentiment face aux lettres qu’elle écrivait à Sismondi 15 . Mais nous avons des raisons de penser que le dialogue entre Sismondi et Bonstetten ne s’est jamais interrompu. En témoigne par exemple cette véritable « variation sur le thème » mise en lumière par Peter et Doris Walser-Wilhelm, où le thème est énoncé dans une lettre de Sismondi du 1 er janvier 1817 et la variation dans une longue dissertation insérée par la lettre de Sismondi à Johannes von Müller, Genève, 6 août 1806, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 148. Ce sera Elisa von der Recke qui mettra Sismondi en contact avec le premier éditeur de l’Histoire, le Zurichois Heinrich Gessner (voir la lettre de Friederike Brun à M me de Staël datée Céligny, 2 septembre 1806, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 155). 14 Voir ce que Sismondi écrit à Friederike Brun et à Bonstetten [Genève, environ le 10 décembre 1806] : « Que fait ma jolie malade ? S’accoutume-t-elle à monter ou à descendre les escaliers sans avoir besoin de moi », ainsi que la lettre de Bonstetten à Friedrich Münter datée Genève, 21 mars 1810 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 221 et t. X/ 2, p. 871 ; à la p. 164 est publié le poème de Sismondi). Voir aussi la lettre de Sismondi à M me de Staël datée Genève, le 23 mars 1807, Epistolario, t. I, p. 137. 15 Voici ce que Sismondi écrit à son amie de Genève le 28 février 1810 : « Je ne sais plus ce que vous êtes, ce que vous faites, quels sont vos projets. Mr. de Bonstetten lui-même m’en met tout à fait mal au fait. Il me dit bien qu’il a reçu une lettre, mais il la lit bas devant moi, et comme ces malheureuses lettres sont toujours écrites en caractères Allemands et pis qu’Allemands, il m’est impossible de rien attraper » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, pp. 859-860) ; et ce que Bonstetten écrit à la même de Genève le 19 août 1825 : « Aber, aber, aber, aber Friedchen ! welch schreckliches Schweigen ! Seit sechs Monaten kein Wort ! An Sismondi viele, schöne Worte » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 389). OeC02_2012_I-173AK2.indd 112 OeC02_2012_I-173AK2.indd 112 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 113 Bonstetten dans les Etudes de l’homme. Nous sommes en présence des métaphores de la lumière et des ténèbres, que l’on trouve assez couramment dans le langage du groupe de Coppet, mais qui, dans ce cas particulier, expriment une incomparable ressemblance. « Malgré ces maux passagers, écrit Sismondi, je ne vois dans la grande lutte qui se fait aujourd’hui qu’un effort, qu’une tempête qui finira par une lumière dont on ne peut méconnoitre les approches quand on regarde en arrière de 40 à 50 ans. » « La puissance morale semble aussi avoir une force accélératrice, écrit Bonstetten de son côté. […] Il y a une espèce d’accélération dans le progrès de la raison même, qui multiplie les vérités par les vérités, et fait croître les rapports par les rapports. Il y a aussi accélération dans le bonheur. […] Il suit de ces principes que la civilisation croissante tend à changer la constitution née de la nullité des individus 16 . » Ouvrons ensuite L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, l’ouvrage de Bonstetten dont Sismondi rendra compte anonymement dans les colonnes de la Revue encyclopédique 17 . Parmi les spécificités que Bonstetten attribuait à l’Italie, représentant par antonomase les peuples méridionaux, on trouve une morale sexuelle spécifique : « La galanterie a introduit en Italie, observait-il, une espèce de mariage illégitime, appelé cicisbéisme, qui est bien moins le résultat de l’amour, que de l’oisiveté de deux sexes. » 18 Cette idée faisait partie du bagage culturel commun et avait commencé à circuler dès le siècle précédent dans la littérature du Grand Tour. Toutefois, elle avait gagné en vigueur au siècle nouveau, du fait précisément qu’elle avait été reprise par Sismondi dans son Histoire des Républiques italiennes, où le sigisbéisme était présenté comme « la cause peut-être la plus universelle des souffrances privées de toutes les familles italiennes » 19 . « Les maux qui résultent de 16 Voir les Vorbemerkungen des éditeurs au chapitre V de Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, pp. 676-677. 17 Voir le compte rendu signé « S. » dans la Revue encyclopédique, t. XXV, janvier-mars 1825, pp. 141-143 ; pour l’attribution à Sismondi voir la lettre envoyée à Marc- Antoine Jullien le 27 décembre 1824, publiée dans l’Epistolario, t. III, ed. C. Pellegrini, La Nuova Italia, Firenze, 1936, p. 21 et citée aussi dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 335. 18 K.V. von Bonstetten, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord (1810-1826) (Bonstettiana. Schriften), Wallstein, Göttingen, 2010, t. II, p. 448. 19 J.C.L. Simonde de Sismondi, Histoire des Républiques italiennes du Moyen Age, t. X, Treuttel et Würtz, Paris, 1840, p. 238. M me de Staël dans Corinne avait déjà écrit sur la superficialité des liaisons amoureuses en Italie : voir Corinne ou l’Italie, éd. de S. Balayé, Gallimard, Paris, 1985, pp. 153-154. En général sur le sigisbéisme, on consultera R. Bizzocchi, Cicisbei. Morale privata e identità nazionale in Italia, Laterza, Rome-Bari, 2008. OeC02_2012_I-173AK2.indd 113 OeC02_2012_I-173AK2.indd 113 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 114 Francesca Sofia* cet ordre perverti, écrivait à son tour Bonstetten, ne sont pas là où on les cherche d’abord, et la galanterie des femmes est le moindre inconvénient du sigisbéisme. Le grand mal qui en résulte est celui de n’avoir plus de famille » 20 . A partir de présupposés différents - de l’avis de Bonstetten, le sigisbéisme était le produit de la très mauvaise éducation délivrée aux femmes, alors que Sismondi y voyait plutôt une coutume introduite délibérément par l’absolutisme pour atrophier la virilité italienne - ils parvenaient tous deux aux mêmes conclusions ; et l’on retrouvait la même unanimité s’agissant des Italiens de leur époque. Au terme de son implacable condamnation des sigisbées, Bonstetten faisait cette remarque conclusive : « Ce qu’on a dit du cicisbéisme dans ce chapitre n’existe plus depuis la grande époque de la révolution françoise, qui a tout changé en Europe. Il y a vingt-cinq à trente ans que tous les regards ne se portent que vers la chose publique, qui a fait oublier tout ce qui n’est pas elle » 21 . Or, deux ans plus tôt à peine, Sismondi avait écrit à sa sœur Sérine : Les Italiens que nous avons eu ici en assez grand nombre, presque tous fort jeunes, et plusieurs [d’en]tr’eux remarquables par leur belle figure, se sont fait remarquer par leurs bonnes mœurs. Il paroit qu’il en est absolument de même en Angleterre et quand les officiers de la police Autrichienne firent une saisie des papiers de trois de nos amis à Brescia et à Mantova, ils firent eux-mêmes la remarque qu’il étoit bien étrange que parmi tant de centaines de lettres entre trois jeunes gens, qu’ils étoient appelés à examiner, il ne fût jamais question que de littérature ou de philosophie, et qu’il n’y eût pas un mot de femmes ou d’amour 22 . D’ailleurs, Friederike Brun faisait elle-même référence à cette perception d’une « nouvelle Italie » commune aux deux hommes lorsqu’elle écrivait à Sismondi : « Tout ce que vous me dites sur mes pauvres Italiens me fait le plaisir le plus sensible ; d’autant plus que la jeune pépinière que j’ai connue il y a 12 ans me paraissait être sous le joug des prêtres 23 . » Les éléments dont nous venons de faire part ne sont du reste, par la force des choses, que des moments d’un dialogue qui, en dix ans de coha- 20 Bonstettiana, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, p. 448. 21 Bonstettiana, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, p. 450 note. 22 Sezione di Archivio di Stato di Pescia, Fondo Sismondi, A. 32.67, lettre adressée à Sérine Simonde Forti, Chêne, le 22 novembre 1822. Il vaut la peine de signaler ce qu’en 1816 Sismondi écrivait, s’adressant à Bonstetten, à l’occasion du mariage d’Albertine de Staël à Pise : « Il n’y a rien qui soit moins compris d’une nation [l’Italie], que la manière intime d’être d’une autre » (lettre du 23 février 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 696). 23 Lettre datée Sophienholm, le 22 mai 1822 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 2, p. 874). OeC02_2012_I-173AK2.indd 114 OeC02_2012_I-173AK2.indd 114 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 115 bitation - de 1804 à 1812, les deux amis vivront dans le même immeuble genevois de Bourg de Four, unis « de tête, de cœur, d’estomac » 24 -, se sera très certainement enrichi et affiné à travers les conversations quotidiennes. Mais ces fragments qui nous sont parvenus par le biais de l’écriture suffisent à montrer que ce qui fait le ciment de cette amitié si peu commune en apparence, c’est une même matrice libérale. Une matrice qui, d’un côté, au regard des nouveaux ferments romantiques à l’œuvre à Coppet, fait de Bonstetten et Sismondi les hérauts du discours de la raison - Caspar von Voght notait ainsi dans son journal : « Die Gesellschaft in Copet theilt sich in 2 Hälften : Bonstetten und Sismondi sind an der Spitze der positiven, geradsinnigen ; Schlegel und Werner an der Spitze der spekulativen und Mystiker » 25 -, mais que l’on peut aussi examiner sous l’angle des différences d’approche des deux intellectuels. Dans l’heureuse reconstitution biographique de Bonstetten faite par Henry Reeve et reproduite dans Bonstettiana, ce dernier s’arrêtait sur ce qui distinguait le libéralisme du Bernois de celui de Genevois : le premier se fondait sur un refus inné des jugements préconçus et des restrictions irrationnelles, qui l’amenait à sympathiser avec tous ceux qu’il considérait comme opprimés ; le second exprimait au contraire un credo plus réfléchi et plus conscient des limites inévitablement imposées par l’histoire aux exigences de réforme partagées par les deux hommes. Le libéralisme de Bonstetten pouvait ainsi prendre des accents utopiques tout en restant modéré quant aux objectifs, quand celui de Sismondi était nécessairement réformateur, réussissant à concilier les exigences de justice avec les obstacles que la réalité opposait à son expression pleine et entière 26 . Mais l’on peut aussi ajouter, pour revenir au célèbre ouvrage de Bonstetten qui nous a servi de titre à ces réflexions, que chacun des deux intellectuels reformulait dans ses propositions politiques l’expérience vécue dans le cadre helvétique de formation qui avait été le sien. Bonstetten est en l’occurrence le plus « septentrional », car il a en tête le conservatisme obtus de l’aristocratie bernoise, alors que Sismondi peut se prévaloir du réformisme inné des classes dirigeantes genevoises. Reportons-nous par exemple à ce qu’écrit Sismondi en 1815 en commentant la publication de l’ouvrage de Bonstetten Du pacte fédéral et de la neutralité de la Suisse : la défense péremptoire de la neutralité suisse contre l’invasion des armées autrichiennes, formulée par l’auteur, est 24 C’est une expression employée par Bonstetten lui-même : voir sa lettre à Sismondi, datée Rome, le 26 septembre 1807 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 416). 25 Voir le passage du journal intime de von Voght à la date du septembre-octobre 1808, reproduit dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 666. 26 Voir [H. Reeve, Charles-Victor von Bonstetten], in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, pp. 913-937, en particulier pp. 932-933 ; la notice biographique de Reeve a été publiée dans l’Edinburgh Review, 15 avril 1864. OeC02_2012_I-173AK2.indd 115 OeC02_2012_I-173AK2.indd 115 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 116 Francesca Sofia* fondamentale non pas tant, ou pas seulement, pour continuer à garantir l’indépendance de la Confédération, mais parce qu’elle peut faire rempart à la disparition définitive de la carte européenne des dernières républiques ayant survécu au Moyen Age, telles Gênes ou Genève. « Comment est-on assez aveugle, se demandait Sismondi, pour ne pas voir que le développement du plan adopté par les alliés à Vienne […] est le partage de l’Europe en puissances assez grandes pour résister par elles-mêmes, et assez animées de principes monarchiques pour ne donner d’inquiétude à aucun voisin 27 ». Si Sismondi peut être considéré, par rapport à Bonstetten, comme l’homme du Midi, que ce soit par son ascendance affichée (une famille gibeline de Pise), par ses objets d’étude (les républiques italiennes et la littérature de l’Europe méridionale) ou encore au regard des équilibres internes à la Confédération helvétique, on ne s’étonnera pas de voir plus d’une fois Bonstetten chercher à l’attirer vers des horizons plus « septentrionaux ». Au départ, il est vrai, c’est vers le sud de l’Europe que s’orientent leurs projets intellectuels : en raison sans doute d’un projet sismondien de traduction d’un recueil de poésie grecque fourni par Andréas Mustoxides, c’est à Ithaque que Bonstetten et M me Brun pensent accompagner Sismondi 28 . Mais au cours des années qui suivront, le philosophe bernois cherchera à convaincre son jeune ami de consacrer ses efforts à l’étude de l’Europe du Nord. « Wir wollen nun Sismondi und Ich seine Memoires über Dänemark edieren. Wir wünschten in einer Vorrede eine kleine Notiz seines Lebens zu geben », annonçait Bonstetten à Friedrich Münter en 1808, au lendemain de la mort d’Elie- Salomon-François Reverdil. Une décennie plus tard, il exhortait Sismondi à se rendre à Copenhague et à visiter les cités hanséatiques, dont il devrait 27 Voir la lettre de Sismondi à Bonstetten, datée Paris, 5 juin 1815, in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 594. Sismondi revient souvent sur ces questions dans sa correspondance avec Sir James Mackintosh, cherchant à influencer la politique du cabinet britannique : voir A. Lyttleton, Sismondi, il mondo britannico e l’Italia del Risorgimento tra passato e presente, in Sismondi e la nuova Italia. Atti del convegno di studi, Firenze, Pescia, Pisa 9-11 giugno 2010, sous la direction de F. Sofia et L. Pagliari, Florence, Polistampa, 2011, pp. 145-180. 28 Voir les deux lettres de Bonstetten à Friederike Brun du 4 février et du 20 juin 1804 in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 620-621 et 712. Par « les amis grecs » de Sismondi dont il est question dans la première lettre, il faut placer l’historien grec Andréas Mustoxides, ami de Vincenzo Monti, comme le signale la lettre de Sismondi à Isabella Teotochi Albrizzi, datée Genève, le 6 mars 1804, Epistolario, t. I, p. 40 : « Un M. Mustoxidi de Corfou, qui est étudiant à Pavie, m’a promis d’écrire dans sa patrie pour me procurer un recueil de chansons en grec moderne, tant patriotiques que d’amour, et je me suis engagé de mon côté à les traduire et à les faire [connaître] en France. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 116 OeC02_2012_I-173AK2.indd 116 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 117 raconter l’histoire : « Les Nation[s] du Nord sont un monde très différent des autres nations ; vous y aquerrez mille idées, mille points de vue nouveaux dont vous ne vous doutez pas. […] Allez je vous prie à la recherche de ces Constitutions 29 . » Sur le plan caractériel, toutefois (et sans nous en prendre aux théories climatiques), c’est Bonstetten qui, des deux, semble le mieux incarner l’Homme du Midi. Reprenons en main l’ouvrage de Bonstetten qui a consacré la célèbre opposition. Dans ce livre où, selon Sismondi, « l’auteur s’y montr[ait] tout entier » 30 , quelle est la faculté la plus significative reconnue à l’habitant des régions méridionales ? L’imagination, avant tout. C’est à cause de l’imagination que l’oisiveté dans les pays du Sud, « dans un climat où la faculté de sentir, toujours éveillée, donne de l’intérêt à tout ce qui se présente aux sens, est une jouissance perpétuelle, tandis que cette même oisiveté pèse à l’habitant du Nord, qui n’a pas ce mouvement intérieur que l’imagination seule sait produire 31 » ; c’est l’imagination toujours qui empêche l’homme méridional d’avancer rapidement dans les études, dans la mesure où, pour atteindre le but, « il faut trouver l’art infiniment difficile de fixer l’imagination sur les objets qu’on enseigne ». Bonstetten allait même jusqu’à en faire une règle générale : Les hommes à imagination sont toujours des énigmes pour ceux qui n’en ont pas. Les deux facultés qui composent l’être sentant et pensant, l’imagination et l’intelligence, sont si opposées dans leurs opérations que, selon que l’une ou l’autre domine, le caractère en est changé. L’amitié, par exemple, prend des formes toutes différentes chez l’homme réfléchi et chez l’homme à imagination. Chez l’homme réfléchi, elle se manifeste en procédés ; chez l’homme à imagination, elle est riche en jouissances vives, mais souvent passagères 32 . N’a-t-on pas vu en effet Sismondi reprocher à Bonstetten l’instabilité de leurs rapports affectifs ? Quoi qu’il en soit, c’est toujours au nom de l’inépuisable imagination de son ami plus âgé que Sismondi est disposé à l’absoudre de toutes les accusations de légèreté qui lui sont faites. En témoigne ce qu’écrit Sismondi au sujet du voyage en France que Bonstetten venait d’accomplir en compagnie de Charles Pictet de Rochemont : 29 Voir la lettre de Bonstetten à Münter du 10 août 1808 in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 631, et celle de Bonstetten à Sismondi du 13 novembre 1817 in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 1, pp. 68-69. 30 Voir le compte rendu de Sismondi cité à la note 17, p. 141. 31 Bonstettiana, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, pp. 405 et 428. 32 Bonstettiana, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, p. 454. OeC02_2012_I-173AK2.indd 117 OeC02_2012_I-173AK2.indd 117 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 118 Francesca Sofia* Votre voyage avec Mr Pictet a dû être charmant, il y a quelque rapport entre vos esprits, tous les deux vous avez cette chaleur qui prend intérêt à tout, qui s’anime pour tout ce qui est beau, utile, humain, dans tous les genres, tous les deux vous voyez le plus beau côté de chaque chose, et vous savez l’art de tirer parti de la vie, comme de chacune de ses circonstances. Il vous aura de plus servi comme un dictionnaire portatif, et presque universel, que vous aurez ouvert à volonté pour y trouver des connoissances positives, mais vous lui aurez été infiniment plus utile encore, parce que vous aurez donné la vie à chaque chose, votre imagination place une âme dans tous les objets devant lesquels vous passez, c’est la vraie création poétique, et il aura appris la France avec vous d’une manière toute nouvelle 33 . Et, sur un mode plus explicite encore, Sismondi fait à nouveau part de sa conviction à une comtesse d’Albany scandalisée : Vous avez bien raison, M. de Bonstetten porte la vue légèrement. Il semble que la douleur ne puisse pas l’atteindre, quoiqu’il la connaisse et qu’il la peigne quelquefois admirablement. Il est singulier qu’un homme comme lui soit né à Berne, il a tout le caractère d’un homme du Midi ; l’imagination est le fond de son être, c’est par elle qu’il est sensible et par elle qu’il est consolé. Ces hommes du Midi, gardons-nous désormais d’en dire et d’en penser du mal. L’imagination ! Quand elle exalte pour eux le sentiment de l’honneur ou de la honte, quand elle leur fait tout sacrifier pour une patrie dont nous soupçonnons à peine l’existence, elle les relève au-dessus de notre siècle, et elle venge par eux la nature humaine, dégradée dans tout ce qui nous entoure 34 . Ce qui est extraordinaire dans ces lignes, c’est que Sismondi semble opérer une sorte de juxtaposition entre Bonstetten et les protagonistes légendaires de ses républiques italiennes. Force est alors de reconnaître que, aux yeux de Sismondi, Bonstetten possédait lui aussi cette énergie morale qui avait permis la naissance des gouvernements libres en Europe et que la fréquentation quotidienne de son ami plus âgé, et pourtant toujours si jeune, lui avait sans doute appris à apprécier. Dans la peau de l’historien des Républiques italiennes, « l’austère protestant genevois » perd la rigidité caractérielle qui, dans l’esprit commun, l’opposait à Bonstetten. Reste que Bonstetten est souvent prêt à lui reconnaître les qualités et les défauts qu’il déclarera plus tard être propres à l’Homme du Nord. A propos 33 Lettre de Sismondi à Bonstetten du 7 juillet 1810 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 954. 34 Lettre à la comtesse d’Albany datée Coppet, le 15 septembre, publiée comme étant de 1808 dans l’Epistolario, t. I, p. 291, et réimprimée avec la date exacte (1809) dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 640. OeC02_2012_I-173AK2.indd 118 OeC02_2012_I-173AK2.indd 118 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 119 du succès inespéré des cours sur la littérature méridionale que Sismondi dispense à l’Académie en 1812, Bonstetten se montre sceptique quant à sa capacité à s’attacher le public féminin : « Il y a trop de sa figure et de ses manières dans son style pour être l’Abelard des demoiselles. Il y a chez lui un fond d’austérité qui perce partout », écrit-il par exemple à M me de Staël. Quelques années plus tôt, commentant la publication des premiers volumes de l’Histoire des Républiques italiennes, il avait de nouveau reproché à Sismondi les défauts de son style : « Il faut que l’historien ne mette que de la raison dans les pensées, et toujours du mouvement dans le style, ce mouvement qui manque souvent 35 . » Et « chicaneur » est le surnom par lequel Bonstetten s’adresse souvent à son jeune ami, en réponse à ses reproches non sollicités inspirés par la prudence 36 . Ce que la copieuse documentation de Bonstettiana nous apprend toutefois, c’est que Bonstetten n’a pas fait preuve vis-à-vis de Sismondi d’autant d’insouciance qu’on veut bien le dire. Nous avons déjà vu Friederike Brun et Bonstetten lui-même mettre en contact l’historien débutant avec Adam von Müller. Mais Bonstetten est aussi celui qui, à l’insu de Sismondi, organise une souscription auprès de Paschoud pour la publication de l’Histoire des Républiques italiennes 37 ; qui recommande Sismondi à Müller comme à Gérando afin qu’ils lui trouvent un emploi dans l’administration 38 ; qui va même jusqu’à demander au nom de Sismondi la main de la jeune Amélie Pictet 39 . Et, sans doute parce qu’il se sent investi à son égard d’un rôle de père, Bonstetten exhorte plus d’une fois Sismondi à abandonner sa mère à son destin et à fuir l’isolement de Pescia : « Ce séjour de Pescia est l’assassinat de votre âme, c’est le vrai Suicide » ; « Partez est mon refrain, lui répète-t-il quelques mois plus tard, partez pour Rome ou pour Vienne, pour le midi ou le nord, mais partez est mon refrain 40 . » 35 Voir la lettre de Bonstetten à Mme de Staël du 16 février 1812 in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 35, et celle de Bonstetten à Sismondi de Naples, [le 10 août 1807], in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 380. 36 Outre la lettre citée à la note précédente, voir également, par exemple, celle du 7 décembre 1807 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 458). 37 Voir la lettre de Sismondi à M me de Staël du 7 septembre 1806, Epistolario, t. I, p. 91, et réimprimée aussi Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X,/ 1 p. 158. 38 Voir la lettre de Bonstetten à von Müller, datée Rome, le 20 décembre 1807, et celles du même à Sismondi et à la comtesse d’Albany du 12 juin et du 13 juillet 1808 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 472, et t. X/ 2, pp. 600 et 602). 39 C’est la mère de Sismondi qui le rapporte dans son journal à la date du 19 mars 1811 : le fragment est reproduit Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 1089. 40 Lettres de Bonstetten à Sismondi du 26 septembre et du 24 décembre 1807 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, pp. 418 et 478). OeC02_2012_I-173AK2.indd 119 OeC02_2012_I-173AK2.indd 119 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 120 Francesca Sofia* « Gai », « insouciant », « léger » était également le vrai père de Sismondi, Gédéon-François, dont l’influence sur son fils est, à tort, souvent méconnue, au profit de celle de la mère 41 . Telle est peut-être la principale raison de la forte attraction que Bonstetten, plus jeune que Gédéon de cinq ans seulement, a exercée sur Sismondi. Doit-on alors s’étonner de ce que Sismondi n’ait pas somme toute mal réagi à la proposition de mariage de Bonstetten adressée à sa mère ? *** Un des principaux mérites des Bonstettiana est de n’être pas une simple édition intégrale de la correspondance de Bonstetten, mais de rendre compte, à travers la publication complète ou partielle des lettres et des journaux de ses correspondants, du réseau serré de relations au sein duquel a vécu l’intellectuel bernois. Pour cette raison, il me paraît bon de faire connaître à l’occasion de cet article une lettre inédite de Sismondi à Philipp Albert Stapfer 42 , l’un des plus chers amis de Bonstetten, qui le concerne de manière indirecte. Ecrite au lendemain de son retour à Genève, elle se réfère aux tentatives de Sismondi, qui en avait été personnellement chargé, de faire publier à Paris L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, précisément : de cette fameuse dichotomie, elle nous fait découvrir une énième nuance. J’avois reçu Monsieur la lettre infiniment aimable que vous me faites l’honneur de m’adresser le 13 Juin, très peu d’heures avant mon départ de Paris, je crus plus convenable de la porter à Mr de Bonstetten, auprès de qui je devois arriver avant même le courrier, pour employer son nom à combattre vos scrupules, et pour qu’il vous dise lui-même combien il seroit heureux que vous voulussiez bien faire sur son manuscrit le petit travail que vous aviez la complaisance de promettre pour les épreuves, tandis qu’il reverroit les épreuves lui même. Mr de Bonstetten à mon arrivée, tout à fait touché de votre bonté, demanda de répondre lui même à votre lettre ; je le chargeai alors de vouloir bien joindre mes remerciemens aux siens, et en effet j’en avois beaucoup à faire et pour l’opinion flatteuse que vous avez conçue de moi, et pour l’espérance que vous me donnez de pouvoir cultiver votre connoissance à mon retour à Paris. Je crus que Mr de Bonst. écriroit par le prochain courrier sur une chose à laquelle il mettoit beaucoup d’intérêt, il a je ne sais comment laissé passer trois semaines sans y songer, et il vient de me dire à présent que quand il l’a fait il n’a pas dit un mot de moi. J’ai un 41 Voir à ce sujet G.D. Desroussilles, « Sismondi et le goût du bonheur (esquisse de psycho-analyse »), Economies et sociétés, juin 1976, n° 21, pp. 1313-1325. 42 La lettre est conservée à l’Historical Society of Pennsylvania, Simon Gratz Collection 250A. Je remercie l’Historical Society de m’avoir donné l’autorisation de la publier. OeC02_2012_I-173AK2.indd 120 OeC02_2012_I-173AK2.indd 120 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 121 peu d’humeur d’un oubli qui doit me donner à vos yeux l’apparence d’une négligence impardonnable ; mais vous le connoissez assez sans doute pour qu’il ne doive pas vous étonner. Vous le retrouverez je pense tout entier dans l’écrit que vous avez entre les mains. A côté de l’esprit qui le fait toujours briller vous trouverez la légèreté qui cause à présent mon impatience. L’ouvrage est riche en idées ingénieuses, mais n’est point fini ; on n’en peut rien conclure, et l’auteur lui-même ne conclud rien, mais il brille seulement en passant. On voudroit souvent plus d’ordre dans ses idées, mais il lui est plus facile de tout refaire que de corriger. Ce sera le portefeuille d’un homme de beaucoup d’esprit, mais ce ne sera point un ouvrage. Aussi les corrections que j’avois osé vous demander ne porteraient nullement sur le fond ; ses défauts et ses qualités ne sont guère séparables, il faut le prendre tel qu’il est. Je désirois seulement que vous voulussiez bien corriger quelques tournures étrangères, quelques mots mis pour d’autres, ce que vous appelez enfin lapsus calami. Vous n’êtes pas français il est vrai, mais tout le monde l’oublie excepté vous, et l’habitude de vivre à Paris et parmi des gens de lettres vous avertit à l’oreille seule des locutions provinciales qui nous échappent souvent à nous autres Genevois, et dont Mrs Pictet, ou Manget 43 , ou d’autres ne sont probablement guère mieux garans que moi. Cette correction préliminaire tireroit d’autant moins à conséquence que revoyant ensuite lui même les épreuves, il s’assureroit qu’on ne s’est jamais accosté de son sens. Au reste puisqu’il a écrit de son côté, je le laisse à présent plaider sa propre cause, je suis heureux seulement qu’elle m’ait donné occasion de vous exprimer de nouveau ma haute considération et mon entier dévouement. Genève 14 Juillet 1813 J.Ch.L. de Sismondi P. S. Quand vous verriez Mr et Mad e Suard, daignez me rappeler à leur souvenir, et leur dire que je n’oublierai jamais leurs bontés. A Monsieur/ Monsieur P.A. Stapfer/ à Belair près Montfort l’Amaury/ Seine et Oise 43 Le manuscrit de Bonstetten a été porté à Paris et consigné à Sismondi par Charles Pictet de Rochemont, et Jacques-Louis Manget, homme de lettres genevois et professeur à Lausanne avait été pressenti pour en faire la correction (voir la lettre de Bonstetten à Stapfer du 26 avril 1813 et celle de Sismondi à Bonstetten du 28 avril in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, pp. 328, 330-331). OeC02_2012_I-173AK2.indd 121 OeC02_2012_I-173AK2.indd 121 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34
