eJournals Oeuvres et Critiques 37/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2012
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Résonances européennes dans les Bonstettiana

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Doris Walser-Wilhelm
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Résonances européennes dans les Bonstettiana Doris Walser-Wilhelm L’édition des Bonstettiana se compose de deux séries. L’une, celle des Œuvres, vise à réunir l’intégralité de l’œuvre de Charles-Victor de Bonstetten, qu’elle fût publiée ou non de son vivant. L’autre série, celle de la Correspondance, joint à la correspondance principale des correspondances annexes, les unes dans leur intégralité, pour autant que cela soit possible, les autres dans des extraits choisis. Cet ensemble à voix multiples offre des ouvertures tant géographiques sur l’espace européen et d’outre-mer que chronologiques sur tout un siècle, s’étendant de 1760 à 1860. De par ses dimensions, ce champ, suffisamment structuré du point de vue éditorial, est propice à nombre d’observations. Je choisis néanmoins de concentrer la présente étude sur un seul sujet, celui des résonances mentales que nous avons maintes fois perçues lors de notre travail éditorial - et qui n’étonnent pas dans le cadre de dialogues épistolaires à plusieurs voix. La métaphore de la « résonance » est à comprendre ainsi : d’un côté se trouve une impulsion mentale d’une énergie suffisante et de l’autre la disposition de recevoir cette énergie et de la transformer. Il convient d’écarter toute allusion à « influence », « emprunt » ou « transfert ». Dans le système ouvert que constitue la série de la Correspondance, il est impossible de prévoir les résonances, en ce qu’aucune limite n’est fixée, qu’elle soit temporelle, spatiale ou culturelle. Dans la suite, une correspondance annexe illustrera ces propos et mettra en évidence des résonances entre l’Europe occidentale et la Russie. Briefe eines jungen Gelehrten an seinen Freund Lettres d’un jeune érudit à son ami (1802) La correspondance la plus vaste des Bonstettiana - elle compte près de 1000 lettres - est issue de l’amitié entre Bonstetten et l’historien Jean de Müller (1752-1809). Après avoir étudié à l’université de Göttingen, Müller était retourné en 1771 à Schaffhouse, sa ville natale, où il se sentait entravé dans son aspiration à une carrière scientifique. Bonstetten, attentif sa vie durant à soutenir de jeunes talents et de sept ans l’aîné de Müller, lui ouvrit l’avenir en lui permettant de séjourner à Genève. Dans la maison de campagne de Charles Bonnet, près de Genève, Müller rédigea la première OeC02_2012_I-173AK2.indd 123 OeC02_2012_I-173AK2.indd 123 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 124 Doris Walser-Wilhelm version de son Histoire de la Confédération suisse ; le premier et le deuxième livre de la version définitive, il les composa dans la maison de campagne de Bonstetten, dans le Pays de Vaud. En 1786, Müller quitta la Suisse pour embrasser la carrière amphibie d’historien et de diplomate à la cour de Mayence, puis à celle de Vienne et à celle de Berlin ; après un entretien avec Napoléon à Berlin, il assuma en 1807 un ministère dans le royaume de Westphalie. Dans cette fonction il fut jusqu’à sa mort protecteur des universités, dont la Georgia Augusta à Göttingen. Essentiellement jusqu’à l’émigration de Müller, la correspondance Bonstetten - Müller constitue un document particulièrement riche sur une amitié productive, où se succèdent envolées créatrices et dépressions auxquelles se mêle, du côté de Müller, une composante homoérotique. Les deux amis mettaient le plus grand soin à conserver les lettres reçues. Lorsqu’en 1797, les troupes françaises étaient sur le point d’occuper la Suisse, Bonstetten offrit toutes les lettres qu’il avait reçues de son ami à Friederike Brun, née Münter, une écrivaine et poétesse danoise d’expression allemande et résidant à Copenhague. Auprès d’elle, ces manuscrits se dotèrent d’une force magique : d’une part, ils lui gagnèrent l’amitié de Müller, alors au service de la cour de Vienne ; de l’autre, ils se changèrent pour elle en un miroir qui lui renvoyait l’image d’un Bonstetten plus jeune de plusieurs années et auquel elle se sentait intimement liée - en 1798, Bonstetten demandera l’asile politique au Danemark, où il sera naturalisé et où il vivra jusqu’en 1803 dans son entourage. En 1802, Friederike Brun publia chez le célèbre éditeur Cotta à Tübingen les Briefe eines jungen Gelehrten an seinen Freund (Lettres d’un jeune érudit à son ami), un choix de 150 lettres parmi celles que Müller avait écrites à Bonstetten. Friederike Brun, qui en avait assumé elle-même la rédaction, dédia le livre aux « jeunes hommes allemands » afin de les encourager à s’adonner à une « amitié noble » et à « progresser en commun vers un but immuable, à poursuivre des études sérieuses et à remporter une victoire virile sur toutes les difficultés ». Le livre s’adressait aussi à un autre destinataire, dont Friederike Brun tut le nom - Jean de Müller : en lui présentant le miroir que constituaient ses anciennes lettres à Bonstetten, elle espérait lui rappeler la carrière de grand historien qu’il avait dû négliger au service de la diplomatie et ranimer ses forces créatrices affaiblies. Son entreprise fut couronnée de succès : Müller, tiraillé dans un premier temps entre confusion et émotion, dut concéder à Friederike Brun que « ces lettres donnaient une meilleure idée de moi-même qu’aucun de mes écrits. Le sentiment féminin était le plus juste ; elle m’a mis à l’aise avec mes contemporains » 1 . Et les Lettres d’un jeune érudit à son 1 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VIII, p. 379. OeC02_2012_I-173AK2.indd 124 OeC02_2012_I-173AK2.indd 124 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 125 ami devinrent un livre d’édification pour des générations de jeunes hommes zélés. L’un d’entre eux était le Danois Barthold Georg Niebuhr. Alors qu’à l’âge de 22 ans il se demandait avec angoisse s’il serait un jour un grand historien de l’antiquité et qu’une « disharmonie interne » le tourmentait, il écrivit début mars 1798 à Friederike Brun : « Ces lettres se sont dressées devant mon esprit telles des éveilleurs sévères mais bienveillants, et à l’admiration joyeuse pour leur auteur immortel elles ont mêlé la douloureuse certitude que jamais personne ne s’enquerrait ainsi de moi ni ne trouverait de moi de telles traces ; et que c’est à présent le dernier moment pour agir, si nous ne voulons pas disparaître, anonymes » 2 . Dans son compte-rendu paru dans Athenäum, le périodique des romantiques allemands, Caroline von Schlegel identifia d’emblée les deux amis comme étant Bonstetten et Müller et elle vit dans les lettres de Müller « de vraies lettres d’amour » : « Quel tempérament magnifique et quel zèle sérieux et supérieur se révèlent-ils là ! Comme le jeune homme se voue à devenir ce que depuis il est devenu, le premier historiographe des modernes, ou plutôt le dernier des anciens, comme Brutus fut le dernier Romain ! Quel recueillement, quel travail ! et toujours le but le plus élevé et le plus digne est présent. C’est tout son être intérieur qu’il forme à l’art auquel il est appelé » 3 . Rapidement, ces lettres au message enflammant connurent un rayonnement international. L’un des points de départ de ce rayonnement constituait l’université de Göttingen, qui comptait de nombreux étudiants venus de l’étranger. Et l’effet fut encore accru par le mémorial académique que Arnold Hermann Ludwig Heeren (1760-1842), l’éminent historien de Göttingen, publia quelques mois après la mort de Müller, intitulé Johann von Müller, der Historiker 4 . Sur la base des Lettres d’un jeune érudit à son ami, Heeren retraça l’évolution psychologique et intellectuelle de Müller et vanta son bonheur « d’avoir eu pour ami l’homme à qui ces lettres sont adressées. En elles se sont épanchées ses pensées, ses sentiments ; elles en constituent l’expression 2 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 2, pp. 969-970. « Sie [die Briefe] sind wie strenge, aber wohltätige Wecker vor meinen Geist getreten, und haben unter die Freuden der Bewunderung ihres unsterblichen Verfaßers den Schmerz gemischt : daß niemand einst nach mir so fragen, keiner solche Spuren finden wird ; daß es jetzt die lezte Stunde des Aufraffens ist, wenn wir nicht namenlos hinsinken wollen. » 3 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VIII/ 1, pp. XXIII-XXIV. 4 Arnold Hermann Ludwig Heeren, Johann von Müller, der Historiker. Leipzig : Göschen, 1809, 92 p. OeC02_2012_I-173AK2.indd 125 OeC02_2012_I-173AK2.indd 125 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 126 Doris Walser-Wilhelm la plus vivante, elles sont le vrai miroir de sa personne. » Pour Heeren, le journal épistolaire des deux amis avait un grand avantage sur la conversation orale : « La décision de rendre compte par écrit de ce qu’on a lu pousse nécessairement à la réflexion ; ainsi se forment des jugements solides ; et certainement, Müller n’en aurait jamais rendu un grand nombre de la même manière s’il ne les avait pas mis par écrit à l’intention de quelqu’un d’autre » 5 . Résonances russes des Lettres d’un jeune érudit à son ami Une traduction française fiable des Briefe eines jungen Gelehrten an seinen Freund parut en 1810 à Zurich et en 1812 à Paris sous le titre Lettres d’un jeune érudit à son ami. Elle était due à la plume de Marie-Aimée Steck, née Guichelin ; née à Versailles en 1776, elle était la veuve de Johann Rudolf Steck, juriste, philosophe et représentant du fichtéanisme à Berne 6 . Madame Steck, une amie de Bonstetten qui la soutenait beaucoup, adopta pour sa traduction le choix de lettres retenu en 1802 par Friederike Brun ; elle procéda cependant à quelques coupures supplémentaires, car elle augmenta son édition de lettres écrites par Müller à Gleim. Cette version française servit de modèle à une publication russe, parue dans la revue mensuelle « Vestnik Evropy » (Messager de l’Europe), fondée en 1801 par Nikolaj Michailovi Karamzin (1766-1826), poète russe et historiographe à la cour du tsar. Dans les cahiers d’août 1810 et d’avril 1811 parurent dix-huit extraits de lettres de Müller, intitulés « Quelques lettres de Jean de Müller, l’historien suisse, à Charles-Victor de Bonstetten, son ami ». Les extraits avaient été traduits par Vasilij Andreevi Žukovskij, le rédacteur de la revue, né en 1783. En 1802, il s’était distingué en publiant dans « Vestnik Evropy » une traduction de « Elegy written in a Country Churchyard » de Thomas Gray (le mentor du jeune Bonstetten durant l’hiver 1769-70). Cette traduction inaugura sa carrière brillante au cours de laquelle non seulement il indiqua à la littérature russe le chemin menant du classicisme au romantisme ; mais de plus, par l’intermédiaire de ses traductions de génie, il offrit à l’intelligentsia russe particulièrement réceptive des échantillons de la littérature de l’Europe occidentale, essentiellement de l’Allemagne du XVIII e et du début du XIX e siècle. En 1810, Žukovskij se consacra à des études approfondies de l’histoire nationale, sous la direction 5 Heeren, Johann von Müller, p. 46. 6 Voir Catriona Seth, « Marie-Aimée Steck-Guichelin, lectrice de Corinne », Cahiers staëliens n° 56, 2005, pp. 169-182. - Martin Bondeli, Kantianismus und Fichteanismus in Bern. Zur philosophischen Geistesgeschichte der Helvetik sowie zur Entstehung des nachkantischen Idealismus. Basel : Schwabe, 2001. Pour Steck, voir pp. 283-369. OeC02_2012_I-173AK2.indd 126 OeC02_2012_I-173AK2.indd 126 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 127 d’Aleksandr Ivanovi Turgenev, d’un an son cadet 7 . Une profonde amitié unissait les deux hommes depuis leur séjour commun dans le pensionnat de l’Université de Moscou, dirigé par le père de Turgenev. Aleksandr Ivanovicˇ Turgenev eut le privilège de pouvoir étudier à Göttingen de 1802 à 1804, auprès d’August Ludwig von Schlözer, essayiste querelleur et éditeur des annales russes, de Christian Gottlob Heyne (1729-1812), éminent historien de l’antiquité et cosmopolite, et d’Arnold Hermann Ludwig Heeren, qui recommandait à ses étudiants de lire les Lettres d’un jeune érudit à son ami. La lecture de ce livre d’édification marqua profondément l’amitié de Žukovskij et de Turgenev : dans leur correspondance, ils évoquent maintes fois Müller et Bonstetten, voire s’identifient à eux, comme dans la lettre de Žukovskij à Turgenev du 7 novembre 1810 : J’ai reçu ta lettre du 31 octobre, mon cher Müller, et je te remercie d’avoir envoyé les livres. […] Tu me demandes pourquoi et en relation avec quoi j’ai besoin du livre de Heeren sur Müller. Je t’en ai déjà entretenu dans ma dernière lettre, où j’étais quelque peu irrité ou fâché, mais seulement brièvement. Je veux à présent en dire plus. Mais d’abord je veux t’expliquer pourquoi je t’ai écrit brièvement et qu’à l’avenir, notre correspondance connaîtra des moments semblables. La cause en est Müller, ou, pour être plus exact, une de ses plus belles maximes « Constantiam et gravitatem, que vous n’atteindrez pas avant d’avoir réparti régulièrement vos heures, comme dans un monastère. » Je m’efforce d’être fidèle à ce principe, avec toute l’application ponctuelle d’un Allemand. Mes heures sont réparties, chacune est dévolue à son occupation particulière et indispensable. […] Ajoute à cela que durant les heures prévues pour ma correspondance, j’ai des hémorroïdes dans la tête, si bien que l’âme est comme morte - alors que j’aimerais te servir avec une âme bien vivante. J’aimerais que la main puise dans le cœur ce qu’elle écrit. Mais comment écrire quand la tête et le cœur se disputent 8 ? Des points de vue de la moralité, du caractère émotionnel et de la force inspiratrice, cette amitié ressemble beaucoup à celle de Müller et Bonstetten, trente ans plus tôt. Pour donner un exemple d’une lettre de Müller, je cite quelques passages tirés des extraits que Žukovskij a publiés en traduction 7 Voir Holger Siegel, Der Briefwechsel zwischen Aleksandr I. Turgenev und Vasilij A. Žukovskij (1802-1829). Mit Briefen Turgenevs an Nikolaj M. Karamzin und Konstantin Ja. Bulgakov aus den Jahren 1825-1826, (Bausteine zur slavischen Philologie und Kulturgeschichte, Neue Folge, Reihe B : Editionen, Bd. 26). Köln, Weimar, Wien : Böhlau, 2012. - Holger Siegel, Aleksandr Ivanovi Turgenev. Ein russischer Aufklärer, (Bausteine zur slavischen Philologie und Kulturgeschichte, Neue Folge, Reihe A : Slavistische Forschungen, Bd. 36), Köln, Weimar, Wien : Böhlau, 2001. 8 Siegel, l.c., p. 169. C’est nous qui traduisons. La citation « Constantiam … un monastère » en latin et en allemand dans l’autographe. OeC02_2012_I-173AK2.indd 127 OeC02_2012_I-173AK2.indd 127 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 128 Doris Walser-Wilhelm russe dans la revue « Vestnik Evropy ». Dans la version originale comme dans l’édition de Friederike Brun, toutes les citations sont en allemand ; je transcris ici la traduction française qu’en a donnée Marie-Aimée Steck. Le premier extrait est tiré de la première lettre de Müller à Bonstetten, du 14 mai 1773 : J’ai désiré longtemps le commerce d’un ami de la sagesse, dont l’âge se rapprochât du mien, qui parcourût la même carrière et dans le sein duquel je puisse déposer avec confiance mes projets et mes méditations relativement à la patrie, aux sciences et à l’humanité. L’Arabe errant dans les déserts d’Irak soupire moins ardemment après une source rafraîchissant que je n’ai soupiré, ô mon ami, après un être qui vous ressemblât. Rien ne met obstacle à notre liaison. Nous savons tous deux écrire ; Berne et Valeyres ne sont pas au bout du monde, et nous sommes conféderés, mon cher Bonstetten ! Soyons-le dans le sens le plus littéral de ce mot. Que nos lettres, connues de nous seuls, nous offrent l’image fidèle de nos cœurs ; retraçons-y nos vertus et nos défauts, nos pensées encore obscures, nos projets encore imparfaits, enfin, nos censures réciproques et les conseils de notre amitié. Quels que soient mes défauts et mes fautes, je veux me montrer à vous sans réserve et à visage découvert 9 . Un de nos meilleurs écrivains allemands c’est Winckelmann, et il est tel surtout parce que, sans étudier péniblement la science grammaticale, il a nourri son esprit naturellement bien fait du lait salutaire de la littérature ancienne et l’a fait parvenir à cette force supérieure que la postérité honorera en lui plus que ses contemporains 10 . J’ai pour principe de ne jamais dire tel gouvernement est bon ou mauvais, mais tel gouvernement est ou non ce qu’il doit être pour le lieu et pour le temps où il se trouve. Tous les mauvais gouvernements sont devenus tels : ils ne le sont pas par le vice de leur institution, mais parce que la législation y a dégénéré 11 . Rousseau m’enseigne une seule, mais une grande vérité à laquelle j’avais trop peu réfléchi ; c’est l’importance et la toute-puissance de la parole. Ne voit-il pas l’Europe entière, ses concitoyens exceptés, prosternée devant lui, l’écouter avec transport, l’admirer jusqu’à l’adoration, et pourquoi ? Parce que l’instrument de l’éloquence est dans sa main le foudre dans celle de Jupiter. Ne pourrais-je m’emparer aussi de cet instrument magique ? Depuis l’irruption des barbares jusqu’à Érasme, on a bégayé ; depuis Érasme jusqu’à Leibnitz, on a écrit ; depuis Leibnitz à Voltaire jusqu’à présent, on a raisonné ; eh bien ! moi, je parlerai ! La nature est si éloquente dans nos Alpes ! Le tonnerre roule entre leurs vastes cimes et des Cantons entiers s’ébranlent à sa voix ; le Rhin et le Rhône jaillissent 9 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 15-16. - Comme pour les textes suivants, la référence renvoie au texte original, rédigé en allemand. 10 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 348, lettre du 16 novembre 1774. 11 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 378, lettre du 20 décembre 1774. OeC02_2012_I-173AK2.indd 128 OeC02_2012_I-173AK2.indd 128 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 129 de leurs entrailles et se précipitant du haut de nos rochers vont arroser la Belgique et la Germanie ; et nous, mon ami, nous environnés de ces scènes imposantes, notre langage, celui même de nos écrivains les plus célèbres, semblable à la cascade du Staubbach, n’est qu’une poussière brillante qui éblouit sans entraîner 12 . Žukovskij projetait de publier l’intégralité des lettres de Müller en traduction russe et de les dédier à son ami Turgenev. Il considérait que cette lecture relevait de toute culture supérieure et l’on peut supposer qu’il intégra les lettres de Müller et son Histoire universelle 13 dans l’enseignement qu’il dispensa au tsarévitch Alexandre, le futur tsar Alexandre II, dont il fut le gouverneur dès 1826. De fait, dans la bibliothèque de Žukovskij se trouvaient les Œuvres complètes 14 de Müller, éditées durant les années 1810-1819 par son frère Georg Müller ; dans cette édition, les lettres que Müller écrivit à Bonstetten tout au long de leur amitié occupent presque trois tomes 15 . Tant pour Žukovskij que pour Turgenev l’identification émotionnelle et intellectuelle avec le couple d’amis que formaient Bonstetten et Müller demeura une expérience indélébile. Il n’est donc pas étonnant qu’à la faveur de leur premier voyage en Europe occidentale, bien longtemps après la mort de Müller, ils espéraient pouvoir rencontrer le destinataire de ces lettres, encore vivant. Žukovskij en eut l’occasion lorsqu’il introduisit la grande-duchesse Aleksandra Fedorovna, fille du roi de Prusse et depuis 1817 l’épouse du futur tsar Nicolas, dans la langue et la culture russes. En 1820, il l’accompagna à la cour de Berlin. De là, il entreprit un voyage qui de juin 1821 à janvier 1822 lui fit traverser l’Allemagne et la Suisse pour le mener à Milan. Sur le chemin du retour, il passa par Genève, où fin août 1821 il visita par une grande chaleur le Ferney de Voltaire, gravit le Salève et fut longuement reçu par Bonstetten, comme il le raconte dans son journal : 26. Dimanche. Bain. Chez Bonstetten. Urbanité. Quel baron : bal. Cadeau de Bonstetten. Discussion intéressante : sur Mme de Staël, Byron, Müller et Pestalozzi. Visite de Byron chez Mme de Staël, sa vie à Coppet ; beaucoup d’Anglaises ; [Byron] s’est arrêté à la porte ; d’autres, elle les a renvoyés ; son visage, sa mélancolie et son rire ; a commencé une discussion sur l’amour et les femmes ; réponses ; vif de caractère ; coquetterie de 12 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 419, lettre du 10 janvier 1775. 13 Johannes von Müller, Vier und zwanzig Bücher Allgemeiner Geschichten, besonders der Europäischen Menschheit, t. I-III. Tübingen : Cotta 1810. (Sämmtliche Werke, t. I-III). 14 Johannes von Müller, Sämmtliche Werke, Herausgegeben von Johann Georg Müller, t. I-XXVII. Tübingen : Cotta, 1810-1819. 15 Johannes von Müller, Sämmtliche Werke, t. XIII-XV : Johann Müller’s Briefe an Carl Viktor von Bonstetten. Geschrieben vom Jahr 1773 bis 1809. Herausgegeben von Friederika Brun, geb. Münter. Tübingen : Cotta, 1812, 3 vol. OeC02_2012_I-173AK2.indd 129 OeC02_2012_I-173AK2.indd 129 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 130 Doris Walser-Wilhelm Mme de Staël ; des sarcasmes ; l’épouse de Byron ; sa haine [celle de Byron] des Anglais ; lui et Hobhouse chez Mme de Staël ; retour avec Bonstetten ; visite de Bonstetten chez Byron ; une Italienne et deux dames avec des serviettes ; genre de vie de Byron à Genève ; des nuits entières sur le lac ; ne se montrait pas ; sur son épouse ; réponses évasives de Byron. Vie avec Müller. Pauvre Miller ; les cases pour les extraits ; improvisations lors des promenades en montagne [avec Müller] : histoire de l’Amérique et de Lucerne ; extraits de Thucydide ; importance du dialogue. Mme de Staël ; vie à Coppet ; pourquoi elle n’aimait pas Genève, mais Paris ; son vif intérêt pour Pestalozzi ; la candeur de celui-ci ; sa formation, comment il parlait ; sa gestion ; mise sous tutelle [dans son institution] à Yverdon ; Pestalozzi chez Mme de Staël ; le cercle [de Coppet] ; le salon de Bonstetten : vue ; madonne ; portraits ; joueur. Départ de Genève 16 . Dans ses lettres à Friederike Brun, Bonstetten rappelle deux fois la visite de Žukovskij, la première fois peu après, la seconde quelques mois plus tard. [Le 30 septembre 1821 : ] Un jeune Russe, chambellan de la grandeduchesse (une aimable princesse prussienne), est récemment venu chez moi. Il connaissait toutes les lettres de Müller, m’a serré cent fois la main et m’a dit : « Je suis venu vous voir ; vous correspondez à mon idéal. » J’ai pensé qu’il ne pourrait jamais me quitter ; un homme aimable, savant dans toutes les langues modernes. Aucun livre n’a eu autant d’effet que les Lettres [« d’un jeune érudit à son ami »], qui seraient perdues sans toi. [Le 21 décembre 1821 : ] Cet été, un jeune Russe plein d’esprit est venu chez moi ; on m’a dit qu’il était le Byron russe. Il est venu et il a disparu 17 . Les années suivantes, Žukovskij recommandait Bonstetten à ses amis comme « la première adresse à Genève ». Pour Bonstetten, Žukovskij représentait l’autorité morale de la cour de Russie ; le 21 mars 1831, il lui envoya un exposé accompagné de la lettre suivante : Rien de plus bizarre que la vie. On veut que je vous envoie une idée que je crois bonne. Il faut le repos dont je jouis pour arriver à des idées qui ne peuvent naître dans le tumulte de l’action et des affaires. Je vous adresse, Monsieur, la solution du problème que je m’étais donné à resoudre : que faire dans un pays où l’autorité doit demeurer une et toujours concentrée ? 18 Plus 16 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 2, pp. 755-757. Nous citons notre traduction française. Les mots « réponses évasives de Byron », « Pauvre Miller ; les cases pour les extraits », « madonne » en français dans le texte. 17 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 2, p. 770 et p. 819. 18 Le brouillon de l’exposé est conservé ; voir Bonstettiana, Philosophie, t. 3, pp. 1531- 1535. Bonstetten part de l’idée qu’il serait impossible d’établir dans l’Empire russe une monarchie constitutionnelle unique. Mais, d’autre part, il y a la maxime OeC02_2012_I-173AK2.indd 130 OeC02_2012_I-173AK2.indd 130 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 131 je réfléchis à mon idée et plus je la trouve utile. Je vous l’adresse comme à ma Muse. Brûlez-la si vous voulez, présentez-la à la grande-duchesse Hélène qui daigne se souvenir de moi. 19 Penser à Elle c’est penser à la Russie qu’Elle porte dans son cœur. Je suis depuis longtemps russe dans le mien et puis je me prépare au temps où, selon nos faiseurs d’almanach, nous serons tous Russes, car où sont les barrières que ne sautent pas vos Cosaques ? Je les attends avec résignation car je ne vois encore vos conquérants que sous les traits de la beauté et des grâces. Rien de plus curieux que la culbute de nos 22 Cantons Suisses faite au commandement de la France. Si vous prenez un bon microscope russe vous serez étonné de tant de révolutions. Elles prouvent l’unité et la puissance de l’opinion. Coupez l’opinion au sabre et vous la verrez comme les « scientia ac potentia in idem coeunt » (Bacon) - « le vrai pouvoir reside dans les lumieres. » « Coment creer une lumiere permanente placée pres du throne, & toujours au service de la puissance ? » à la place d’une « représentation nationale » Bonstetten propose la création d’un « corps de missionnaires » consistant, dans un premier temps, de 100 jeunes gens de formation universitaire, qu’on enverrait à deux pour un certain temps à 50 places de l’empire pour explorer la « situation morale, agricole, comerciale, administrative, industrielle du pays » et d’en rendre compte deux fois l’an à un « comité central ». « Ils seront des conducteurs de lumières entre le Souverain et le peuple. Au[x] peuples ils feront conoitre les bienfaits des loix, de l’ordre et de la civilisation ; au Souverain ils rendront son peuple present à sa pensée tel qu’il est reellem[e]nt. » Bonstetten espère pouvoir réaliser ainsi trois objectifs, à savoir : Éclaircissement du souverain, amélioration de la formation des peuples par l’éducation nationale et la presse, amélioration de l‘efficacité de l’administration par un personnel familier avec les science, dont les fonctionnaires, augmentés en nombre, seraient soumis à un système de rotation régulière. « Un tel etablissement, qui ne couteroit guere plus qu’un regiment seroit par sa permanence un imense bienfait pour le pays come pour le Souverain. Ce seroit une puissance inoffensive toute placée dans les mains du gouvernement, qui peutetre appaiseroit le desir d’une constitution imaginaire que la seule conoissance reelle des choses telles qu’elles sont peut faire disparoitre. » Le projet de Bonstetten de 1831 est une adaption des principes exposés dans ses ouvrages Über Nationalbildung (1802) et Pensées sur divers objets de bien public (1815), pour l’empire russe multinational, six ans après que l’insurrection décembriste fut durement réprimée à Saint-Petersbourg. Bonstetten connaissait assez bien les circonstances politiques russes, grâce à ses rapports avec des intellectuels libéraux russes et des membres de la Cour. Le ministre de l’éducation nationale russe Sergej Semenovi Uvarov (1786-1855), ouvert aux idées de réformes, connaissait sans doute les idées de Bonstetten sur cette matière. Espérance Sylvestre, compagne fidèle de Bonstetten pendant les derniers trois années de sa vie, était après sa mort, la gouvernante de Natalja, la fille d’Uvarov. - On prépare un supplément des Bonstettiana avec sa correspondance écrite de Weimar et de Saint-Petersbourg, 1819-1840. 19 La grande-duchesse Elena Pavlovna avait fait la connaissance de Bonstetten en septembre-octobre 1828 à Genève. OeC02_2012_I-173AK2.indd 131 OeC02_2012_I-173AK2.indd 131 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 132 Doris Walser-Wilhelm Polypes renaître dans chaque morceau. Je me suis demandé : comment combattre un tel ennemi surtout dans un grand Empire. Vous me direz si j’ai bien résolu mon problème. J’ai bien du plaisir à causer avec votre idée dans le même salon où j’ai causé avec votre réalité. Les fortunes de cœur sont plus rares que toutes les autres. C’en est une bien bonne pour moi de Vous parler des sentiments d’estime et d’amitié que j’ai pour vous 20 . Résonances russes des lettres d’Italie de Bonstetten à Müller Bien que conseiller de l’Empire russe, Aleksandr Ivanovi Turgenev s’engageait en faveur d’une politique de réforme, notamment pour la suppression du servage. Cet engagement et ses sympathies pour le protestantisme lui valurent d’être la cible d’intrigues fomentées à la Cour et le firent renoncer à ses fonctions de conseiller en 1824. Dès 1825, il séjournait la plupart du temps en Europe occidentale. Grâce aux relations qu’il entretenait avec de nombreuses personnalités politiques et culturelles, aux recherches historiques qu’il menait dans des archives et à sa lecture de la littérature de chaque pays, il acquit une connaissance profonde des nations occidentales et de leurs liens avec la Russie. En 1826, il partit en voyage avec son frère Sergej et avec Žukovskij qui, désormais précepteur du tsarévitch, se familiarisait avec les méthodes pédagogiques et constituait une bibliothèque pour son protégé. Turgenev sollicitait des hommes politiques, dont le baron von und zum Stein, d’intervenir en faveur de la réhabilitation de son frère Nikolaj. Celui-ci, soupçonné d’avoir été en relation avec les meneurs de l’insurrection décabriste avortée, avait été condamné à mort par contumace et avait trouvé asile en Angleterre. Le voyage fut assombri par une maladie, puis le décès du frère Sergej, qui mourut en juin 1827 à Paris dans les bras de Žukovskij. En septembre, Turgenev rendit visite à Stuttgart à Friedrich von Matthisson, le célèbre poète allemand et l’ami de Bonstetten ; il lui récita des extraits de ses poèmes dans la traduction russe qu’avait rédigée Žukovskij ; il s’inscrivit aussi dans l’album de Matthisson, sur la page même sur laquelle s’était inscrit, en 1790 à Lyon, Nikolaj Michailovi Karamzin, le père spirituel des frères Turgenev et de Žukovskij, décédé en mai 1826. Sous l’autogramme de Karamzin, Turgenev cite quelques vers de l’« Élégie » composée par son frère Andrej, décédé en 1803 déjà ; Karamzin l’avait publiée dans le revue « Vestnik Evropy », qu’il avait fondée en 1802 21 . Muni d’une 20 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, pp. 628-629. Le mémoire que Bonstetten adressa à Žukovskij n’est pas retrouvé. Nous en connaissons un brouillon. Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 1531-1535. 21 Voir les notes n° 291, Nikolaj Michailovi Karamzin et n° 292, Aleksandr Ivanovi Turgenev dans l’ouvrage Erich Wege, Doris et Peter Walser-Wilhelm, Christine OeC02_2012_I-173AK2.indd 132 OeC02_2012_I-173AK2.indd 132 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 133 lettre de recommandation de Matthisson adressée à Bonstetten, Turgenev entreprit à travers la Suisse un voyage placé sous le signe de la mémoire. À Schaffhouse il évoqua le souvenir des frères Müller, à Zurich celui de Lavater et de Gessner, à Burgdorf celui de Pestalozzi décédé en février, et à Berne celui du Grand Haller ; à Hofwyl il rendit visite à Philipp Emanuel de Fellenberg dans son institution, et à Lausanne à Frédéric-César de La Harpe, autrefois précepteur du tsarévitch Alexandre (I). Du jeudi 11 octobre au dimanche 14 octobre il séjourna à Genève, plus longtemps que prévu, parce que ses discussions avec Bonstetten s’étendirent sur quatre jours. Turgenev a retracé ces discussions dans son journal épistolaire qu’il rédigeait une à plusieurs fois par jour et qu’il envoyait tous les jours de poste à son frère à Londres, pour lui permettre de participer au voyage. L’intensité psychique qui caractérise la correspondance entre les deux frères fait écho à celle qui marque les débuts de la correspondance entre Bonstetten et Müller. Turgenev interrompt le rapport de ses discussions avec Bonstetten par ces mots insistants : Cher frère, écris-moi tout, tout. Confie-toi à moi ; peut-être cela te soulagera-t-il. Pense sans cesse à moi, c’est-à-dire à la nécessité que tu vives pour moi. Je suis convaincu que ton amour pour moi te sauvegarde pour moi. Notre perte commune, celle de notre frère Sergej, te fait souffrir, mais garde-toi de l’ennui et de la mélancolie. Accomplis par là la volonté de Dieu qui prévoit notre sauvegarde, et fais-le aussi par amour pour moi. Je n’ai que toi et ensemble nous sommes deux. Beaucoup d’autres me sont chers, mais je ne vis que pour toi - cette pensée me console, elle emplit ma vie de bonheur et donne de la force à mon âme 22 . Grâce à son intensive empathie russe et à sa pensée critique et historique, Turgenev parvient facilement à faire parler Bonstetten et à identifier l’origine d’anciennes résonances. Écoutons l’ouverture de leur discussion le jeudi 11 octobre 1827, à deux heures de l’après-midi, après que Turgenev a visité sous la conduite d’un philanthrope genevois la prison gérée de manière exemplaire : De là, Perrot me conduisit chez Bonstetten. Je suis resté environ deux heures chez lui. Quel dommage qu’il n’ait pas été chez lui déjà plus tôt. C’est un magnifique vieillard, vif et en pleine forme, malgré ses presque quatre-vingts ans [en réalité 82]. Je lui ai donné la lettre de recomman- Holliger (éds.), Das Stammbuch Friedrich von Matthissons, t. I (Faksimile), t. II (Transkription und Kommentar). Göttingen : Wallstein Verlag, 2007. 22 La traduction française des citations tirées des lettres qu’Aleksandr Turgenev écrivit en russe à son frère Nikolaj repose sur la traduction allemande publiée dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, pp. 867-890. Le passage cité se trouve p. 887. OeC02_2012_I-173AK2.indd 133 OeC02_2012_I-173AK2.indd 133 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 134 Doris Walser-Wilhelm dation de Matthisson, mais peu après s’est engagée une discussion sur Jean de Müller. Combien de détails intéressants m’a-t-il racontés au sujet de sa vie, de son caractère, de ses heures difficiles ! À moment difficile, il s’est jeté dans le Rhin près de Schaffhouse, mais il fut sauvé. À la même époque, Bonstetten se rendit à Lucerne, où il trouva Müller, venu de Schaffhouse, malade et alité. Bonstetten se garda d’ennuyer une âme malade avec des remontrances et autres remarques du même genre ; en pensant à son voyage, il demanda à Müller d’écrire quelque commentaire sur l’histoire de la ville et du canton. D’une voix presque éteinte, Müller répondit à Bonstetten de prendre une plume et d’écrire, et il se mit à lui dicter l’histoire de Lucerne avec toutes les dates et les chiffres ; Bonstetten assure que ce fut son chef-d’œuvre 23 , un excellent panorama de l’histoire du canton. […] Une autre fois, pendant un voyage à travers les Alpes, Müller devint mélancolique ; aussitôt Bonstetten lui demanda de lui raconter l’histoire de l’Amérique. Müller le pria de lui laisser quelques minutes pour réfléchir, puis il parla pendant deux jours, prononça une conférence - et il n’oublia aucun élément important ou essentiel sur l’Amérique. Une fois, alors que Bonstetten était absent, une profonde tristesse s’empara de Müller. Et pendant quelques jours, il était incapable de lire ou d’écrire - ce qui était incroyable chez lui -, il ne pouvait que dessiner le nom « Bonstetten » sur les murs et les fenêtres, tellement il l’aimait ! Vers la fin de sa vie, il renouvela par une lettre le noble pacte de leur amitié : qu’ils s’écrivent une lettre toutes les deux semaines. […] L’un doit à l’autre les meilleurs moments de sa vie et de sa culture morale et éthique. La première fois que Müller se rendit à Berlin, ce fut sur l’incitation de Bonstetten et à ses frais : il pensait qu’en dehors de la Suisse, Müller trouverait de meilleurs moyens pour montrer ses talents ; l’essai échoua. Des lettres et des papiers que Bonstetten avait conservés, il en offrit un grand nombre à Mme Brun, qui en créa le livre que je t’ai envoyé 24 . Le premier soir, Bonstetten invite Turgenev à passer la soirée chez (Jean- Charles-Léonard Simonde de) Sismondi, à Chêne. Turgenev profita alors du trajet commun pour confronter Bonstetten avec l’idée que lui-même et Žukovskij, et avec eux de nombreux lecteurs des Lettres d’un jeune érudit à son ami, se sont faite de leur destinataire. Il note avant minuit dans le journal : Je reviens de chez Sismondi. J’avais été prendre Bonstetten chez lui pour l’emmener dans ma calèche, environ trois quarts d’heure de route à travers la nuit noire. Nous parlions de choses et d’autres ; puis, Bonstetten m’a fait une proposition. À partir de ce que je lui disais, il avait compris à quel point sa correspondance avec Müller était présente à mon esprit. Je 23 Le mot « chef-d’œuvre » en français dans le texte. 24 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, pp. 867-869. OeC02_2012_I-173AK2.indd 134 OeC02_2012_I-173AK2.indd 134 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 135 lui ai reproché sa froideur à l’égard de Müller et aussi le fait qu’il laissait son amitié passionnée sans réponse. Il m’a expliqué comment il allait alors lui-même, à quel point il était désespéré d’être un Bernois, de devoir vivre à Berne. Il en serait allé de même pour Müller à Schaffhouse. Il s’y ennuyait et sombrait dans une profonde tristesse - uniquement leur rencontre avait rendu cet enfer supportable. De là les réponses froides et brèves. Mais dans ses jeunes années, quand il était à Rome, Bonstetten lui écrivait de longues lettres éloquentes - mais il les avait oubliées, cinquante ans sont une longe période. À la suite d’un hasard, ces lettres ont été retrouvées chez un Anglais - et justement aujourd’hui son traducteur les lui a amenées en allemand. À présent Bonstetten désire que je les parcoure avec lui et que je reste encore deux jours 25 . Dans la mesure où elle est conservée, nous connaissons aujourd’hui la correspondance complète des deux amis Bonstetten et Müller, s’étendant de 1773 à 1809 26 . Des deux côtés, elle constitue un document précieux d’histoire suisse et européenne ; mais elle narre aussi l’Énéide d’une amitié qui, étant rapidement la cible de rumeurs et de soupçons, courait de grands dangers, d’autant que les deux acteurs occupaient des fonctions élevées et étaient des essayistes connus. Dans ses lettres, Bonstetten également avait le cœur sur les lèvres. Il ne passait pas ses passions sous silence, mais il ne contenait pas non plus sa colère si par ses étourderies Müller mettait sa renommée en danger. Après le décès de Müller, il demanda à son frère, Georg Müller, de lui envoyer ses propres lettres que Jean avait conservées : il jouait avec l’idée de les publier dans une édition complète, en dialogue avec celles de son ami. Il reconnut spontanément, dans une lettre à Georg : « Quelle impression étrange que de remonter le cours du temps et de contempler les rivages de sa vie. Les lettres me donnent vraiment de la fièvre. Quel dommage qu’elles ne figurent pas à côté des lettres imprimées ! Comme je me sens étranger à moi-même ! Mais pour le pauvre frère, j’étais un ami fidèle et utile ». Mais par la suite, à la lecture de ses nombreuses lettres écrites à Berne, les souvenirs traumatiques liés à sa ville natale se réveillèrent - « je souffrais à Berne comme un oiseau dont on caresse toutes les plumes vers l’avant » - et il décida : « On ne peut rien faire de mes lettres. Si Müller et moi étions ensemble, nous pourrions utiliser les lettres pour écrire une sorte de roman d’amitié. » 27 Bien qu’il appartînt au cœur du patriciat, Bonstetten s’était vu refuser l’accession au gouvernement de l’ancienne République de Berne. Il expliqua cela à Turgenev en recourant à l’exemple d’Albert de Haller, le grand Haller, qui mit fin à sa brillante carrière scientifique à l’Université de 25 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 870. 26 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II-X. 27 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, pp. 1073-1097. OeC02_2012_I-173AK2.indd 135 OeC02_2012_I-173AK2.indd 135 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 136 Doris Walser-Wilhelm Göttingen pour rester fidèle à l’ancienne République de Berne et occuper les fonctions les plus élevées, mais qui resta exclu du Petit Conseil, l’autorité exécutive, et cela bien qu’il fît plusieurs fois acte de candidature : Il m’a instruit sur le cas de Haller, il m’a assuré qu’il était supérieur aux savants de son époque et il a souligné les qualités qui lui ont valu le titre de « grand ». Il alliait l’universalité à la profondeur intellectuelle. Il était un orateur magistral et savait se servir de la parole pour régner, grâce aussi bien à son esprit puissant qu’à son vaste savoir. Or ce fut à cause de sa supériorité même que tout au long de sa vie on ne l’élut pas au Conseil des 200 [correctement : au Petit Conseil, l’autorité exécutive] et que les sièges revenant de tout temps à la famille de Haller restèrent inoccupés. On nourrissait des craintes, on ne voulait pas avoir dans le Conseil un talent si éminent qui surpassait toute mesure ordinaire. (À peine fut-il décédé que l’on élut au Conseil un de Haller sot.) Et c’était cela qui empoisonnait sa vie ; j’ai lu dans sa biographie qu’il est mort avec un chagrin dans son cœur dont il ignorait la cause. Bonstetten l’a aussi rencontré en société et il affirme qu’il y était le plus aimable de tous. Il n’y a pas de domaine du savoir humain qu’il eût ignoré : éminent anatomiste, poète et botaniste, il a rédigé la préface aux Plantes de la Suisse, et Bonstetten assure que c’est là un exemple de prose parfaite et élevée, presque de la poésie si on considère la noblesse du sujet. Il était aussi un fin connaisseur de l’histoire nationale 28 . Pour que Turgenev pût se faire une idée plus juste de lui, Bonstetten lui proposa de parcourir les lettres qu’il avait écrites à Müller en 1773, la première année de leur amitié, lors de son voyage en Italie ; il s’agit également d’un journal épistolaire. 29 L’ouvrage en plusieurs tomes de Ludovico Antonio Muratori sur l’histoire de l’Italie venait de paraître et le jeune Müller était plongé dans l’étude des sources. Dans son journal, Bonstetten fournissait à son ami une image très vivante de l’Italie d’alors. Cet ensemble de lettres, considéré comme disparu après le décès de Müller, fut rendu à Bonstetten en 1819. Lorsque Turgenev séjournait à Genève, le jeune Karl Wolff, qui venait de terminer ses études au séminaire théologique de Tübingen, était occupé à traduire ces lettres en allemand ; dans des séances quotidiennes, il lisait à Bonstetten des extraits de sa traduction. Turgenev assistait à ces lectures. Les citations suivantes, tirées du journal épistolaire qu’il rédigeait en russe pour 28 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 889. 29 Lettres originales de Bonstetten à Jean de Müller écrites en Italie 1773-1774 : Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 113-296. Les lettres ont été publiées également dans l’ouvrage Italiam ! Italiam ! Charles-Victor de Bonstetten redécouvert, édité et commenté par Doris et Peter Walser-Wilhelm, Berne, Paris, Francfort sur le Main : Peter Lang 1996, pp. 45-197. OeC02_2012_I-173AK2.indd 136 OeC02_2012_I-173AK2.indd 136 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 137 son frère, transmettent des résonances des lettres d’Italie de Bonstetten dans leur traduction allemande par Wolff (aujourd’hui perdue) : Pendant plus de deux heures j’ai écouté la belle traduction de Wolff des belles lettres de Bonstetten à Müller. En ce qui concerne les sensations, l’intérêt et le style, il est en effet digne de Müller. Dans ces lettres, il est un second Müller. L’amitié vive et enflammée d’un homme du monde et pourtant cultivé et intelligent qui s’est retrouvé dans l’Italie d’alors, riche en souvenirs de l’Antiquité et en trésors des Lumières européennes d’alors. [Charles] Bonnet a exercé une grande influence sur l’épanouissement de ses dons ; c’est surtout son sens de l’observation qu’il a stimulé. Dans ces lettres d’Italie, on remarque cette qualité d’un bout à l’autre. Il dépeint des beautés naturelles avec les mêmes couleurs vives que les us et coutumes des Italiens. À beaucoup d’égards, il joue lui-même un rôle important ; il expose par exemple à son ami toutes ses aventures amoureuses, dans lesquelles il se révèle un honnête Casanova. Il avait belle allure et était aimable à la façon d’un Suisse. Une Italienne était tombée amoureuse de lui avec toute la passion propre à cette nation, et il a tout décrit - même dans les moments les plus forts en sentiments. En cela également il est un peintre et un historien fidèle de la passion. À grande peine il s’est arraché de ces liens, grâce à la raison et aux principes d’après lesquels les jeunes Helvètes étaient alors élevés. À Milan, son mentor et ami était le comte Firmian, gouverneur impérial, un homme excellent et intelligent ; Bonstetten l’évoque souvent dans ses lettres. Il connaissait aussi [Cesare] Beccaria ; d’une de ses lettres, j’ai recopié pour toi ce qu’il dit sur la genèse de son livre. À Milan il y avait alors une société composée de cinq personnes, qui faisaient paraître la revue le café ; c’étaient : [Alfonso] Lungo, [Luigi Stefano] Lambertenghi, les comtes Verri, deux frères, et - [Cesare] Beccaria. L’un des Verri [Alessandro] a écrit un ouvrage sur l’histoire de l’Italie, l’autre [Pietro] un sur celle de Milan. Voici ce qui Bonstetten dit sur Beccaria : « Beccaria a fait son livre chez le comte Verri en présence de ses quatre amis, qui recueillirent et copièrent ses feuilles. L’idée de ce livre sort de la tête d’une femme. Une Madame [Charlotte Sophie comtesse] Bentinck, hollandaise, dit un soir au comte Verri (c’était à Venise) qu’elle avait lu un livre allemand dans lequel l’auteur soutenait qu’aucun souverain n’avait le droit de mettre à mort. Cette idée frappa Verri, il la dit à Beccaria, ils la poussèrent, et voilà le livre » 30 . C’était donc un Allemand qui a donné l’éveil 31 . - Bonstetten fait remarquer qu’à cette époque il n’existait pas de roman en Italie. Pourquoi cela ? Maintenant encore, il n’y en a pas beaucoup ; mais la vie entière des Italiennes est - un roman. Et là où Bonstetten écrit au sujet de beaucoup 30 Turgenev cite d’après la traduction allemande de Wolff ; nous citons d’après l’autographe de Bonstetten. 31 Les trois derniers mots en français dans le texte. OeC02_2012_I-173AK2.indd 137 OeC02_2012_I-173AK2.indd 137 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 138 Doris Walser-Wilhelm d’entre eux et de lui-même dans son rapport avec eux, il allie la vérité à la magie d’un roman 32 . Selon la chronologie russe, le voyage de Bonstetten en Italie date de l’ère de l’impératrice Catherine II. La bataille navale de Tchesmé, au cours de laquelle la flotte russe commandée par Alexej Grigorovi Orlov avait remporté la victoire sur la flotte turque, remontait à quelques années. L’impératrice avait ses raisons pour empêcher le glorieux vainqueur de revenir à la cour et pour lui ordonner de rester dans l’archipel. Dans sa lettre écrite le 21 août à Livourne, Bonstetten décrivait la flotte russe, en patrouille et au mouillage. Le jeune patricien bernois, accompagné par le fils d’un banquier genevois installé à Livourne, s’était rendu vers un bateau de guerre et était monté à bord - Turgenev demanda à Wolff la traduction de cette lettre intéressante et en traduisit des passages pour son frère Nikolaj - nous citons d’après l’original français de Bonstetten : Notre chaloupe était fortement agitée par un vent frais et cependant les vaisseaux russes étaient dans le repos le plus majestueux. Nous montâmes un escalier assez commode et je me crus aussitôt transporté dans une rue . excessivement peuplée. La S te -Isidore à 74 canons comptait 780 personnes de presque toutes les parties du vaste Empire des Russies. La plupart des matelots portent de longs cheveux plats ; j’en ai vu de Sibérie, de la Crimée, des Kalmoukes, des Tartares de Casan, de ceux qui avoisinent la Chine, des hommes d’Astrakan et d’Arkhangelsk ; ces nations étaient par groupes occupés à travaux ou à différents jeux ; leurs regards sont stupides et farouches, elles semblent étonnées de se trouver réunies sur un élément inconnu à plusieurs d’entr’elles. La plupart ne se comprennent point les uns les autres, six mots russes suffisent à leur devoir, ces mots sont « tirer, marcher, monter, descendre, tirer et lâcher la corde ». Chaque matelot a 3 roubles par 4 mois, 1 1 / 2 livres de viande par jour, 2 de pain, un peu d’eau de vie et les habits nécessaires. Il y a quelques officiers russes, mais le Vice Amiral Greack [i. e. Samuel Greig], ci-devant simple mousse, le Premier Lieutenant et quelques autres officiers sont anglais, les russes avilis par le despotisme ne savent qu’obéir. Dernièrement un capitaine russe pour avoir fait échouer son vaisseau dans une tempête fut dégradé et obligé de servir comme Dernier Lieutenant. S’il eût été coupable et anglais on l’eût puni de mort en Angleterre, mais on y eût respecté son honneur. Aussi tous les Anglais vont quitter à la paix un service où ils ne peuvent trouver d’autre honneur que celui d’obéir. L’escadre allait mettre à la voile lorsqu’il reçut la nouvelle de la paix. […] J’ai vu manger de ces Russes à peu près comme mangent les singes, ils tenaient le biscuit des deux mains contre la bouche qu’ils remuaient jusqu’à ce que tout fût mangé. Tous ces sauvages ne se nourissent presque que de choux, c’est le grand goût des 32 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 875. OeC02_2012_I-173AK2.indd 138 OeC02_2012_I-173AK2.indd 138 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 139 Tartares ; de ces hommes à Bonnet ou Voltaire quelle distance ! Un grand nombre est vérolé 33 . Dans sa lettre du 21-25 août 1774 au même, il revient à cette affaire : Vous savez que le comte Orlov est ici depuis plusieurs années. Je l’ai vu revenir hier de la chasse, suivi de 15 domestiques à cheval. Il vit en prince, il avait surtout avant le départ de la flotte une cour d’officier russe. Il voit peu les Pisans, vivant content dans sa maison avec la femme d’un officier russe, sa maîtresse 34 . Turgenev, descendant de la vieille noblesse des Tartares de la Volga, s’interrogea sur l’image de la Russie d’alors dans les yeux d’un jeune patricien bernois et il nota : Les lettres d’Italie de Bonstetten que j’ai lues aujourd’hui sont très intéressantes. Il était à Livourne en même temps que la flotte russe et dans sa description il présente les soldats et les matelots comme des barbares. J’ai corrigé ses omissions. À l’époque, [Alexej Grigorovi ] Orlov y était aussi avec sa maîtresse et il se rendait à la chasse et partout à cheval, avec tout le faste du tsar. Bonstetten parle aussi des salaires médiocres et de l’équipement de notre flotte - il se base sur des affirmations d’un amiral anglais - tout comme des mots employés dans notre marine. Je lui ai expliqué que toutes les désignations et expressions ne viennent pas de nous, mais qu’elles sont hollandaises, et que le chou et la biscotte, qui l’ont alors horrifié, sont la nourriture la plus saine et la meilleure 35 . Entre ces séances de lecture, Turgenev pouvait parcourir d’autres correspondances que Bonstetten apportait par liasses : des lettres de Charles Bonnet 36 à son « Télémaque », comme il appelait son disciple Bonstetten dans les années 1760 ; de Bonnet aux parents de Bonstetten, sur ses tentatives de triompher, grâce à son autorité psychologique, des obstructions que lui opposait son protégé récalcitrant ; des lettres de Bonstetten à ses parents, écrites lors de ses séjours en Hollande, en Angleterre et à Paris de 1768 à 1770. De ces lettres-là, Turgenev recopia un passage (en français) qu’il commenta (en russe), dans lequel Bonstetten, étudiant à l’Université de Leiden, parlait de ses relations avec des camarades d’études russes : 33 Lettre du 20-22 août 1774. Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 247-248. 34 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 252. 35 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 886. 36 En Russie, Charles Bonnet (1720-1793) jouissait d’un grand prestige, qu’il devait à ses écrits. En 1789, Nikolaj Michailovi Karamzin avait commencé sous les yeux de Bonnet la traduction de la Contemplation de la Nature. OeC02_2012_I-173AK2.indd 139 OeC02_2012_I-173AK2.indd 139 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 140 Doris Walser-Wilhelm « C’est un beau spectacle de voir l’émulation de la tsarine à faire fleurir les arts et les sciences dans ses vastes états. Elle tient 100 jeunes gens, dispersés dans toutes les universités de l’Europe ; ils ont 1200 florins de pension et vont successivement d’une Académie à l’autre. De retour chez eux ce seront des professeurs qu’on envoie comme des colonies faire régner les arts et les sciences dans les pays barbares. Elle vient d’envoyer six de ces jeunes professeurs en Sibérie. Ceux qui ont étudié la médecine ont leurs districts, leur jurisdiction. Un malade du district n’ose consulter que le médecin du district. Je connais quelques jeunes russes ; ils envoient tous leurs cahiers à Petersbourg chaque semaine ; ces jeunes gens sont les plus appliqués dans toute l’Université. Les jours où la bibliothèque est ouverte, ils sont occupés à copier les manuscrits qui peuvent intéresser leur pays : l’Impératrice voit tout cela. Je crains que quelque Empereur conquérant n’emploie un jour les forces que la sagesse [dans l’original : la sagesse du gouvernement] donne à ces vastes pays pour détruire les sciences et les arts. » La lettre suivante permet de conclure que ces lignes semblent avoir été écrites en 1769. Et aujourd’hui, après 60 ans, on a les mêmes craintes à notre égard. V[oir] le Constitutionel et com[pagnie]. Dans une lettre postérieure, écrite le 3 juillet 1769 à Leiden, Bonstetten dit : « que sont maintenant les Russes ? Si Catherine vit, ce seront des Anglais » 37 . Déjà en Italie, au moment où il écrivait ses lettres à Müller, le jeune Bonstetten pensait à leur publication - d’où les nombreuses corrections spontanées dans les autographes. À cette époque-là, une publication n’aurait cependant pas produit plus d’effet qu’en 1819, lorsque les lettres lui furent rendues. En 1819 en effet, l’éveil national que Bonstetten avait annoncé un demi-siècle plus tôt dans ses lettres était sur le point de se réaliser en Italie. Mais sa crainte le fit hésiter également en 1827. Il demanda son avis à Turgenev ; celui-ci essaya de dissiper ses doutes. Ses arguments montrent avec quelle lucidité il évaluait la situation politique en Europe occidentale, surtout en Suisse : en 1827. Les « Trois Glorieuses » en France et à leur suite le virement des cantons suisses vers des constitutions libérales-démocratiques ne constituent pas plus qu’un espoir. Bonstetten m’a demandé de lui dire franchement quel effet ses lettres pourraient à mon avis produire sur le jugement que l’on porte sur lui, surtout dans les passages où il parle de son aversion pour Berne et pour séjourner dans cette ville ; car jamais il n’a voulu y retourner, ni depuis l’Italie, ni depuis Genève. Pour l’époque, il était libéral, et il ne ressentait que de l’effroi pour le pouvoir à ses yeux tyrannique qu’exerçait le gouvernement de Berne dont il devait plus tard devenir membre. En me basant sur mes connaissances en histoire et sur ce que je savais par [Frédéric-César de] La Harpe des relations entre les divers conseils du vaste 37 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 876. OeC02_2012_I-173AK2.indd 140 OeC02_2012_I-173AK2.indd 140 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 141 canton de Berne, je lui ai répondu qu’à mon avis, la petite bourgeoisie et même la paysannerie s’étaient trouvées dans une position désavantageuse par rapport aux familles aristocratiques qui détenaient le pouvoir et les terres ; que par conséquent, le peuple commun avait vécu dans une situation affligeante et qu’à la suite d’un virement constitutionnel, il ne pouvait que gagner - et de fait, il a gagné et il vit aujourd’hui dans l’aisance. Il va de soi que les jeunes hommes d’alors, qui exigeaient cela, ne pouvaient pas plaire aux aristocrates égoïstes, tout comme aujourd’hui en Russie on n’aime pas ceux qui exigent la suppression du servage. Dans la Berne d’aujourd’hui également, ceux qui ont encouragé la révolution ne sont guère aimés, et on m’a parlé d’une dame, qui ne pouvait pas entendre le nom « Helvetia », car il lui rappelait la République Helvétique qui avait réduit le territoire du canton de Berne. Sans doute Bonstetten non plus n’est pas aimé, à la suite de sa façon de penser d’alors et de son aversion pour Berne, qui en découla ; mais de telles hostilités disparaissent et dans 25 ans, plus personne ne considérera comme un crime d’avoir été l’un des premiers libéraux bernois, pas même les aristocrates survivants. Par conséquent, il n’y a aucune raison pour dissimuler son antipathie d’alors pour Berne. Et il semble qu’il s’est décidé à tout rendre public, aussi ses aventures amoureuses en Italie. Elles sont intéressantes, car les coutumes italiennes de l’époque s’y reflètent. L’impression générale qui se dégage des écrits de Bonstetten n’offense pas les bonnes mœurs : partout, l’on perçoit le jeune homme prude, enflammé par l’amour du bien, des sciences, bref : l’ami de Jean Müller. Pourquoi effacer les ombres du tableau ? La traduction [allemande] est très bonne, on ne la remarque même pas 38 . Le dimanche 14 octobre, Turgenev prit congé de Bonstetten, et il consigna cette scène dans son journal : Tôt le matin. Une journée magnifique, le soleil brille de tout son éclat après une nuit pluvieuse. J’ai été chez Bonstetten, il m’a reçu encore au lit, il pleurait et me serrait la main en me disant que nous serions toujours amis et que nous nous écririons. Il ne cessait de répéter qu’il regrettait que je reparte aussi vite. Je lui ai donné quelques informations sur Žukovskij qu’il n’a vu que quelques moments. À présent, il le plaignait aussi. Mais qui sait ? Peut-être nous reverrons-nous un jour dans ce monde-ci, malgré ses cheveux blancs 39 . Turgenev poursuivit son voyage pour se rendre à Paris. Dans ses bagages se trouvaient toutes les correspondances de Bonstetten que nous avons évoquées et, de plus, les lettres que Bonstetten avait écrites en 1805 à M me 38 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 879. 39 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 890. OeC02_2012_I-173AK2.indd 141 OeC02_2012_I-173AK2.indd 141 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 142 Doris Walser-Wilhelm de Staël depuis Paris. Il voulait en faire copier des extraits et en publier quelques-uns. Il écrivit à Nikolaj : À partir de ces lettres, je veux composer une sorte de chrestomathie épistolaire pour Žukovskij, mais également avec des lettres déjà publiées de Müller, de son vivant comme après sa mort, et à partir de ces deux ensembles n’en faire pour ainsi dire qu’un seul, où j’inclurais aussi de courtes esquisses biographiques des deux correspondants et une liste de leurs œuvres. Žukovskij pourrait s’en servir pour enflammer de façon variée la jeune âme de son protégé pour le bien et le beau et pour réchauffer le cœur de celui-ci par l’amitié, l’elixir de vie du jeune et du vieux Bonstetten 40 . Le projet n’a pas été réalisé 41 . 40 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 884. Ajoutons encore ceci : les lettres d’Aleksandr Turgenev à son frère Nikolaj ont été éditées en 1872 en langue russe et en alphabet cyrillique par la maison d’édition Brockhaus à Leipzig. Ni cette source ni les lettres d’Italie de Bonstetten qui y sont citées n’échappèrent à Franco Venturi (1914-1994), l’auteur russophile de l’œuvre monumentale Settecento Riformatore, qui chercha à retrouver les lettres originales de Bonstetten. Dans ce but, il publia en 1989 deux essais identiques intitulés « Tra Sette e Ottocento. Una fonte poco nota sull’Italia del XVIII secolo », l’un dans la Rivista storica Italiana, l’autre dans l’Almanaco tessinois pour l’année 1990 (Bellinzona 1989). Peu avant que l’essai ne parût dans l’Almanaco, Franco Venturi reçut, grâce à ses recherches privées, le corpus intégral des lettres dans la version historico-critique, telle qu’elle est publiée dans le volume II de la série Bonstettiana, Briefkorrespondenzen. 41 Information téléphonique de M. Holger Siegel, Giessen. OeC02_2012_I-173AK2.indd 142 OeC02_2012_I-173AK2.indd 142 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34