eJournals Oeuvres et Critiques 37/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Images et imagologie des nations euroüéennes

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Armin Westerhoff
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Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Images et imagologie des nations européennes : l’observation et la comparaison dans L’homme du Midi et l’homme du Nord de Charles-Victor de Bonstetten Armin Westerhoff I Introduction Lorsque Charles-Victor de Bonstetten publie son ouvrage L’homme du Midi et l’homme du Nord en 1824, il parachève une étude dont les thèmes principaux l’ont préoccupé tout au long de sa vie. Cet essai doit beaucoup à ses expériences personnelles accumulées au cours de ses séjours ou voyages dans divers pays d’Europe. Une première version manuscrite, aujourd’hui perdue, remonte aux années 1811-1813 pendant lesquelles Bonstetten discute librement avec ses amis de la publication d’un recueil, Mélanges, dont une étude sur l’influence du climat pourrait devenir la partie principale : « Ce sont des mélanges, mais chaque morceau devient presque un ouvrage. Celui sur l’influence du climat sur les homes, en comparoison du nord avec le midi a plu ici » 1 . Cette remarque tirée d’une lettre du 28 août 1812, adressée à Simonde de Sismondi, renvoie probablement à une conférence que Bonstetten avait donnée en juin de cette année à la Société de physique de Genève : De l’influence du climat sur les hommes 2 . Cette conférence forme le noyau de ce qui deviendra plus tard le livre le plus populaire de Bonstetten, et qui restera au cœur de l’essai comme l’indique le sous-titre de L’homme du Midi et l’homme du Nord ou sur l’influence du climat (1824). La théorie du climat remonte à une ancienne doctrine postulant une relation étroite entre les climats, les peuples et les nations (ou sociétés), instaurée par Hippocrate dans l’Antiquité avec le traité Des airs, des eaux, des lieux (environ 400 avant J.C.), puis revigorée par l’abbé Du Bos en 1719 dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, et par Montesquieu en 1748 dans L’esprit des lois. C’est la théorie de Montesquieu que Bonstetten a l’intention de discuter et à laquelle il souhaite apporter des objections : « L’influence directe du climat sur les hommes a peut-être été exagérée par Montesquieu. C’est l’in- 1 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, pp. 199-200. 2 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. VIII et Bonstettiana, Philosophie, p. 484. OeC02_2012_I-173AK2.indd 151 OeC02_2012_I-173AK2.indd 151 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 152 Armin Westerhoff fluence indirecte qui est prodigieuse » 3 . Comme dans cette lettre que nous venons de citer, Bonstetten expose son projet auprès de ses correspondants sous divers angles, et la théorie du climat se trouve souvent placée dans le contexte de l’expérience personnelle. Dans sa lettre à Simonde de Sismondi du 28 août 1812, Bonstetten glisse immédiatement vers les souvenirs que ses voyages lui ont laissés, établissant ainsi l’observation individuelle comme un élément constitutif d’égale importance pour son « morceau » : « J’avois une foule de souvenir[s] sur le nord et le midi qui ont produit une foule de contrastes » 4 . Un an plus tard, en 1813, Bonstetten y revient dans une lettre du 26 avril 1813 à Philippe Albert Stapfer en présentant son étude comme le produit de ses voyages : « [L’ouvrage] est le résultat d’une foule d’observations que j’ai faittes dans mes voyages dans le Nord et dans le Midi » 5 . Ces remarques sur l’arrière-plan personnel du livre mériteront notre attention lors de l’analyse de L’homme du Midi et l’homme du Nord ; pour l’instant, je me bornerai à citer une autre occurrence de ce véritable leitmotiv de la correspondance bonstettienne, tirée d’une lettre à Heinrich Zschokke, alors que l’auteur réalise la publication de L’homme du Midi et l’homme du Nord. L’importance de la connaissance personnelle du sujet y est réaffirmée, pour ce que l’écrivain appelle désormais une œuvre (« ein Werk ») considérée comme « la somme de toutes ses expériences », « die Summe aller meiner Erfahrungen » 6 . Si ce trait personnel a assurément contribué au grand succès du livre, son analyse nous permettra de lire autrement L’homme du Midi et l’homme du Nord, comme un ouvrage littéraire, librement associé à la littérature viatique, et certainement alimenté par les voyages de l’auteur en France (notamment en 1810), en Italie, en Allemagne ainsi que par ses séjours en Suisse italienne et au Danemark (1798-1802). Pour une telle lecture, la proximité avec le groupe de Coppet et avec M me de Staël est essentielle : notons que c’est également au début des études menant à L’homme du Midi et l’homme du Nord que Bonstetten se réfère aux recommandations de M me de Staël, comme dans cette lettre du 7 juillet 1812 adressée à Sismondi : « J’ai fait un petit ouvrage, sur l’influence du climat sur les homes, et dans la préface j’ai placé le tableau du midi comparé à celui du nord, que M[ me ] de St[aël] m’a souvent demandé de faire » 7 . Dès son origine, l’étude est donc placée dans deux contextes principaux : elle s’inscrit d’une part, en 1812, dans le cadre des discussions scientifiques 3 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 396. 4 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, pp. 199-200. 5 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, pp. 328-329. 6 Lettre à Heinrich Zschokke, le 2 mai 1824, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 148. 7 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 165. OeC02_2012_I-173AK2.indd 152 OeC02_2012_I-173AK2.indd 152 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 153 stimulées par les cercles érudits et cosmopolites que Bonstetten appréciait à Genève ; d’autre part, dans le contexte des discussions du Groupe de Coppet, où l’étude culturelle et politique de l’Europe a toujours été liée à l’étude littéraire 8 . Pour la version finale de L’homme du Midi et l’homme du Nord, on doit également tenir compte des éléments autobiographiques qui confèrent une troisième assise au livre et qui reflètent la poursuite du travail de l’auteur dans l’intervalle. Vers 1824, aux alentours de la publication de l’essai, le regard de Bonstetten porte sur le passé et devient un brin nostalgique (il a alors presque 80 ans). L’auteur voit désormais son ouvrage longuement différé comme un livre d’expériences agrémenté de réflexions : « Ce sont des souvenirs […], écrits il y a longtems. Je les ai repris, et augmentés pour y placer quelques aplications de mes principes philosophiques » 9 . Et dans une lettre du 24 juillet 1824 à la Comtesse Auguste de Caffarelli : « Je m’amuse a y ajouter des pensées » 10 . Lu comme un texte spéculatif, L’homme du Midi et l’homme du Nord devient un corollaire aux études philosophiques de Bonstetten, auteur des Recherches sur la Nature et les lois de l’Imagination (1807) ainsi que des Etudes sur l’homme (1821/ 1828) prônant l’expérience comme étant au principe de la philosophie. Les renvois vers la « psycologie » 11 ou aux « pensées » dans la correspondance permettent d’associer l’opposition géographique du nord et du sud à la dichotomie de l’idée et du sentiment que Bonstetten considère comme fondamentale chez tout individu. Cette antinomie philosophique servirait dès lors la typologie géographique d’un potentiel humain universel 12 . Au-delà de leur situation effective, les hommes devraient développer ce double potentiel d’idées et de sentiments pour se perfectionner. La discussion sur la théorie des climats ouvre donc sur la doctrine de la perfectibilité à laquelle l’écrivain est attaché. Il faut d’ailleurs mentionner, avec les éditeurs des Bonstettiana, une étude restée à l’état d’ébauche, l’Influence de l’étude de l’home sur les progres des sciences 13 , qui présente également des réflexions sur la thématique du nord et du midi, voire qui appartient aux ébauches et esquisses destinées 8 Voir pour le groupe de Coppet, Étienne Hofmann et François Rosset, Le groupe de Coppet. Une constellation d’intellectuels européens. Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005 (Le savoir suisse 31), pp. 47-57. 9 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 234, à Philipp Albert Stapfer, le 5 décembre 1824. 10 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 169. 11 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 234, à Philipp Albert Stapfer, le 5 décembre 1824. 12 Walser-Wilhelm, Bonstettiana, L’homme du midi et du nord, pp. IX-XIII et pp. 365- 371. 13 Bonstettiana, Philosophie, pp. 975-886. OeC02_2012_I-173AK2.indd 153 OeC02_2012_I-173AK2.indd 153 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 154 Armin Westerhoff à une éventuelle deuxième partie du livre, portant sur la géographie ou la climatologie intérieure de l’homme 14 . Dans ce qui suit, nous lirons l’homme du Midi et l’homme du Nord d’après ces trois strates (géographique, personnelle, perfectibiliste) afin de mieux cerner les images des peuples européens et de les placer dans le contexte d’une éventuelle imagologie. Dans un premier temps, nous comparerons les images des nations avec la théorie des climats de Montesquieu, puis nous les confronterons à leur contestation romantique, due en 1829 au baron Friedrich de la Motte-Fouqué, ce qui nous aidera à mieux cerner la doctrine proche des Lumières de Bonstetten. Dans un deuxième temps, nous intégrerons le Voyage dans le Midi de la France (1810) dans notre lecture de l’ouvrage, pour démontrer l’importance de l’observation et de la connaissance personnelles dans un essai qui se veut aussi littéraire. En troisième lieu, nous examinerons la dimension philosophique en établissant des liens avec la pensée de la perfectibilité toujours chère à Bonstetten. En guise de conclusion, nous proposerons encore une brève réflexion sur le besoin des images pour la représentation des peuples et pour la littérature, en nous référant à une branche clé de la littérature comparée universitaire d’aujourd’hui, à savoir l’imagologie. II La théorie du climat Il est probable que L’homme du Midi et du Nord constitue le dernier ouvrage qui soit consacré à la théorie du climat, avant que celle-ci disparaisse ou soit remplacée par d’autres théories sociales comme celle du ‘milieu’ 15 . Telle était du moins l’intention de son auteur. Dans une longue tradition, c’est l’ouvrage de Montesquieu, L’esprit des lois (1748), qui représente la source principale d’inspiration et de contestation pour un Bonstetten soucieux d’y apporter des modifications. Rappelons brièvement les quelques traits 14 Walser-Wilhelm, Bonstettiana, L’homme du midi et du nord, p. 369. 15 Voir Mario Pinna, La Teoria dei climi. Una falsa dottrina che non muta da Ippocrate à Hegel. Roma : Società geographica italiana, 1988 (Memorie della Società geographica italiana 41). Il situe la fin de cette théorie au début du 19 e siècle. Waldemar Zacharasiewicz, Die Klimatheorie in der englischen Literatur und Literaturkritik von der Mitte des 16. bis zum frühen 18. Jahrhundert. Wien, Stuttgart : W. Braumüller, 1977 (Wiener Beiträge zur englischen Philologie LXXVII), reconnaît la possibilité d’une transformation de la théorie et mentionne quelques auteurs du 20 e siècle qui poursuivent la théorie du climat proprement dite. Voir également Gonthier- Louis Fink, « Diskriminierung und Rehabilitierung des Nordens im Spiegel der Klimatheorie », in : Astrid Arndt et al. (éds.), Imagologie des Nordens. Zur kulturellen Konstruktion von Nördlichkeit. Frankfurt a.M., Bern : P. Lang, 2004 (Imaginatio borealis 7), pp. 45-108. OeC02_2012_I-173AK2.indd 154 OeC02_2012_I-173AK2.indd 154 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 155 de cette théorie, née semble-t-il sur l’île grecque de Kos avec le traité Des airs, des eaux, des lieux d’Hippocrate et reformulée, mais pas véritablement transformée, tout au long de sa transmission, jusqu’aux Lumières, puis au Romantisme. Le géographe italien Mario Pinna en retrace l’histoire d’Hippocrate à Hegel, tout en émettant des réserves sur une théorie « fausse » depuis ses origines, et « inchangée » depuis lors selon lui 16 . Cette doctrine cherche à établir une interdépendance entre le climat d’une région, c’est-à-dire des conditions géographiques et météorologiques, et les mœurs et coutumes des peuples qui y vivent. D’abord médicale, elle s’ouvre également à la politique. Montesquieu, pour citer la source la plus importante de Bonstetten, propose ainsi une théorie de la législation dont le but principal serait une adéquation entre les lois et les peuples fondée sur le climat, avec ce présupposé qu’une législation allant contre le sens naturel d’un ‘climat’ serait vouée à l’échec : « L’empire du climat est le premier de tous les empires » 17 . Pour Montesquieu, ce n’est qu’à partir de la connaissance des conditions climatiques que l’on peut constituer des lois : « Idée générale. S’il est vrai que le caractère de l’esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de ces caractères » 18 . Certes, Montesquieu relativise le déterminisme naturel et climatique à d’autres endroits de son traité, et admet l’importance d’autres facteurs comme la religion, les mœurs, le passé ou les manières 19 . Il a néanmoins contribué à forger une idée des peuples et de leurs caractères, dont l’axe idéologique se fonde sur l’opposition du nord et du sud. On peut y retrouver l’origine des observations de Bonstetten ; notre auteur s’en inspire tout en contestant l’étendue significative de cette théorie climatique. Montesquieu introduit les stéréotypes sur le courage et la lâcheté respectivement attribués aux habitants du nord et du sud, ainsi que la ‘mesure’ de la sensibilité : « Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité » 20 . 16 Pinna, La Teoria dei climi, pp. 10-16, p. 381, p. 391. 17 Montesquieu, L’esprit des lois, Éd. Robert Derathé. Bibliographie mise à jour par Denis De Casabianca. Paris : Classiques Garnier, 2011 (Bibliothèque du XVIII e siècle 14-15). Livre XIX, ch. 14, p. 336. 18 Montesquieu, L’esprit des lois, livre XIV, ch. 1, p. 245. 19 Montesquieu, L’esprit des lois, livre XIX, ch. 4, p. 329. 20 Montesquieu, L’esprit des lois, livre XIV, ch. 2, p. 247. OeC02_2012_I-173AK2.indd 155 OeC02_2012_I-173AK2.indd 155 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 156 Armin Westerhoff Bonstetten reprend cette vision graduée de la sensibilité, restant ainsi attaché au déterminisme climatique 21 . L’antinomie de l’homme du nord et de l’homme du midi, l’importance accordée au climat pour la détermination des lois - tels sont les deux apports de Montesquieu que Bonstetten doit avoir en tête lorsqu’il discute la validité de ce legs. En effet, dans le premier chapitre consacré à l’agriculture, il admet une influence du climat, mais seulement « indirecte » 22 . Même si sa dichotomie doit beaucoup à son prédécesseur, même s’il lui emprunte d’autres observations comme une idée topique sur le suicide (ce qui est en soi un autre sujet traditionnel, issu du regard médical), même s’il lui donne raison en affirmant que les habitants du nord se tueraient « sans sujet tandis que ceux du Midi savent très-bien pourquoi ils se privent de la vie » 23 , il ira en général dans une autre direction. Il soulignera davantage la participation d’autres éléments constitutifs d’une société et d’une culture, à savoir les mœurs, les coutumes et les conventions auxquelles il revient à plusieurs reprises dans son essai. A nos yeux, l’intérêt de cette contribution tardive à la longue tradition de la théorie du climat réside dans la transformation de son orientation ; une description riche et détaillée des collectivités européennes substitue des éléments historiques et sociaux à la tradition morale et législative. Quelles images des nations et des peuples européens présente Bonstetten, et quelle influence attribue-t-il de fait au climat ? Son Homme du Midi… réunit des chapitres sur des thèmes généraux comme l’amour, la famille, la poésie ou l’éducation ainsi que sur des sujets plus particuliers - et plus attendus, voire topiques dans le contexte des récits de voyage en Italie - comme le cicibéisme, la soif de vengeance ou le suicide. A plusieurs reprises, ces chapitres deviennent autonomes par rapport au sujet général. L’attrait du livre réside dans ce traitement léger et facile de son thème, avec l’insertion libre d’autres observations 24 . Dans son « Introduction - Les deux climats », Bonstetten donne un aperçu général de sa théorie et des caractéristiques des habitants du nord et du sud. Le lecteur se rend immédiatement compte que ces réflexions reposent sur des connaissances personnelles des sociétés décrites. Contrairement à Montesquieu, l’auteur ne généralise pas ses notations sur un ‘sud’ générique en y incluant des régions comme l’Asie ou l’Afrique, mais se limite à parler des régions qu’il a effectivement traversées. 21 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 432-435. 22 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 396. 23 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 422. Montesquieu, L’esprit des lois, livre XIV, ch. 12, pp. 256-257. 24 Aimé Steinlen, Charles Victor de Bonstetten. Etude biographique et littéraire. Lausanne : Georges Bridel, 1860, p. 324. OeC02_2012_I-173AK2.indd 156 OeC02_2012_I-173AK2.indd 156 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 157 Ainsi le ‘sud’ égale (presque) l’Italie 25 , que Bonstetten connaissait bien après trois grands voyages et à laquelle il avait déjà consacré un livre important, Le voyage sur la scène des six derniers livres de l’Enéide (1803), alors que les autres pays mentionnés sont la France, l’Allemagne, la Suisse, le Danemark (la Scandinavie), puis l’Angleterre, tous pays où l’écrivain avait séjourné. On s’aperçoit donc qu’il s’abstient d’intégrer des jugements transmis par ouïdire pour obtenir une intégralité factice de l’Europe ou du monde. Bonstetten réalise très tôt que le climat n’est pas le seul facteur anthropologique déterminant et ne doit pas être pris comme une cause unique pour expliquer les caractères des peuples : « La question de l’influence des climats sur les hommes, m’a souvent paru mal saisie » 26 . Il prévient également que le climat n’a pas seulement une dimension « polaire », mais aussi une dimension « verticale » : « On retrouve dans les Alpes de la Suisse la Laponie et le Groenland ; et si dans le Nord on tiroit parti plus qu’on ne fait des lieux abrités, on y trouveroit quelquefois le climat de l’Italie ». En même temps, le passage des Alpes confère indéniablement à celui qui les traverse un sentiment de grand changement atmosphérique. En reprenant cette idée, l’ouvrage de Bonstetten s’inscrit dans la tradition de la littérature du voyage avec son opposition topique et son motif récurrent d’un renouveau suscité par le Midi 27 . Ciel et paysage stimulent et provoquent le sentiment d’une ‘renaissance’ intérieure : Bonstetten voit en Italie la « splendeur du ciel » et « l’indépendance personnelle » 28 . En revanche, en Suisse règne, selon lui, le « repos », induit par la nature massive et statique de la montagne. Le nord - « des landes de Lunebourg » jusqu’à la « Baltique » - est dominé par les « plaines marécageuses », le ciel se rétrécit, suscitant le sentiment d’une grande « solitude », et amenant l’homme du nord à la « pensée ». Dans une dernière partie du nord, celle des côtes scandinaves, l’« effroi » s’empare de l’habitant dont la « demeure » devient l’objet le plus cher. Cette introduction annoncée comme une description des deux climats constitue en réalité une représentation littéraire des paysages européens évocateurs de sentiments, et d’ailleurs tributaire de deux courants de l’époque : le classicisme et l’ossianisme 29 . Fondée sur l’expérience personnelle 30 , sa 25 Dieter Richter, Der Süden. Geschichte einer Himmelsrichtung. Berlin : Wagenbach, 2009, p. 135. 26 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 388. 27 Patrick Vincent, « Europe’s Shifting Topographies, Switzerland and Italy in the Romantic Age » in : Colloquium helveticum 39, 2008, pp. 211-230. 28 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 388, 390, 392 et 396. 29 Marie-L. Herking, Charles Victor de Bonstetten. 1745-1832. Sa vie, ses œuvres. Lausanne : Imp. La Concorde, 1921, pp. 326-327. 30 Cf. sa préface, Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord. OeC02_2012_I-173AK2.indd 157 OeC02_2012_I-173AK2.indd 157 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 158 Armin Westerhoff présentation de l’essai est colorée par cette approche topique et esthétique du sujet. En intégrant ces deux courants poétiques à première vue contradictoires, à savoir le classicisme (un regard tourné vers l’Italie) et l’ossianisme (un regard tourné vers le Nord), Bonstetten échappe aussi à la question des préférences ; tant le nord que le sud se prêtent à un regard admiratif et à des sentiments profonds, alimentés par la littérature de voyage et par le style de l’auteur. Si Montesquieu place la théorie des climats sous la rubrique de la législation, Bonstetten ouvre une perspective qu’on pourrait appeler ‘sentimentale’, plus proche des intérêts littéraires et culturels du premier XIX e siècle, de M me de Staël à Stendhal 31 . Pourtant, dans la logique de l’essai, c’est dans l’agriculture que la nature devient un objet utile et, par là, social ; si la constitution d’un ‘peuple’ devait dépendre du climat, c’est bien dans ce domaine qu’on en trouverait les preuves historiques. Par conséquent, Bonstetten poursuit dans le prochain chapitre consacré à l’agriculture l’exposé de sa théorie du climat, cette fois ouvertement en référence à Montesquieu. En reprenant le fil de la tradition, il affirme ainsi : « Une grande partie des habitudes nationales a sa source dans l’agriculture » 32 . C’est dans ce contexte qu’il introduit la dichotomie la plus frappante de son livre (que l’on ne souhaiterait pas faire sienne aujourd’hui), entre les habitants (paysans) du nord et du sud à partir de leurs relations respectives avec le sol. Alors que les paysans du sud pourraient se servir de leur sol à tout moment et ne seraient donc pas obligés d’apprendre à attendre, les habitants du nord auraient développé une culture intérieure d’attente à cause de leurs longs hivers qui les contraignent à rester à la maison. C’est ainsi que les populations du nord et du midi auraient développé leurs caractéristiques respectivement de réflexion et d’action : « On voit […] que l’habitant du Midi est disposé à agir sans réfléchir, et l’habitant du Nord à réfléchir sans agir » 33 . Cette dichotomie est déclinée maintes fois tout au long du traité, variant les applications d’un homme du Nord vivant plutôt dans la pensée et dans l’attente, et d’un homme du Midi qui, lui, vit dans l’immédiat et dans l’action. C’est Sainte-Beuve qui donne la meilleure description de ce procédé : « Une remarque bien simple devient, entre les mains du spirituel auteur, la clef d’une multitude d’observations morales : c’est qu’au nord il y a des nuits et des hivers, et peu ou point au midi. Si le livre a une idée principale, c’est celle-là, et elle est bien féconde en explications » 34 . 31 Voir pour Stendhal, Bonstetten et M me de Staël, Philippe Berthier, « L’orange d’Islande. Stendhal et le mythe du Nord », in : Romantisme, 1977/ 7, nos. 17-18, pp. 203-227. 32 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 398. 33 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 398. 34 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 546. OeC02_2012_I-173AK2.indd 158 OeC02_2012_I-173AK2.indd 158 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 159 Pour n’en citer que deux exemples qui ont trait à la vie sentimentale, je me bornerai à mentionner le traitement de l’amour et de l’amitié. Selon Bonstetten, l’homme du nord vit dans la « rêverie » s’il est amoureux ; mais l’homme du sud dans l’« inconstance » 35 . L’« homme réfléchi » (du nord) éprouve l’amitié en « procédures », tandis que « l’homme à imagination » (du sud) connaîtrait des « jouissances », mais « passagères » dans la vie amicale 36 . Bien que Bonstetten identifie, conformément à la tradition, la France et les mœurs françaises comme une région et un comportement intermédiaires idéaux, son livre repose généralement sur la présentation d’une opposition qui se veut alternative et, à première vue, exclusive. C’est sur ce point que son ouvrage a suscité une vive réaction, comme le montre la publication en 1829 d’un long compte rendu sous forme de livre par l’écrivain romantique allemand, le baron Friedrich de la Motte-Fouqué. Les oppositions binaires de Bonstetten, parfois dues à un schématisme de pensée et à la recherche des couples alternatifs 37 , peuvent provoquer la critique. Fouqué adresse sa réfutation indignée de Bonstetten à Alexander von Humboldt ; c’est la réplique la plus longue à L’homme du Midi et l’homme du Nord, qui reprend quasiment le titre, puis passe en revue un par un les arguments de l’auteur 38 . Si sa discussion du sujet est finalement elle-même « limitée » 39 par sa propre idéologie et par son caractère polémique, peu encline à rendre justice aux intentions de Bonstetten, elle témoigne de l’intérêt anthropologique du traité. Dans un premier temps, Fouqué s’oppose aux antinomies de Bonstetten, en s’appuyant sur des méthodes d’argumentation conformes au débat académique, à savoir des contre-exemples et l’analyse de contradictions internes chez son « adversaire ». Il conteste par exemple la localisation unique du mysticisme dans le nord en rappelant l’existence des cloîtres et des moines dans les pays catholiques 40 . Ou encore, il mentionne les légendes 35 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 442. 36 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 452. 37 Manfred Beller, « Eingebildete Nationalcharaktere. Vorträge und Aufsätze zur literarischen Imagologie ». Éd. Elena Agazzi (en collaboration avec Raoul Calozzi). Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht/ V & R - Unipress, 2006, p. 158. Voir également Friedrich de la Motte-Fouqué, Der Mensch des Südens und der Mensch des Nordens. Sendschreiben in Bezug auf das gleichnamige Werk des Herrn von Bonstetten an den Freiherrn Alexander von Humboldt. Berlin : Vereinsbuchhandlung, 1829, p. 6 ; Fouqué constate l’envie de construire des oppositions (« Lust an Gegensätze »). 38 Voir Manfred Beller pour la comparaison entre Bonstetten et Fouqué : Beller, Eingebildete Nationalcharaktere, pp. 149-159. 39 Marie-L. Herking, Bonstetten, p. 327 : « une critique assez serrée ». 40 Fouqué, Sendschreiben, p. 16. OeC02_2012_I-173AK2.indd 159 OeC02_2012_I-173AK2.indd 159 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 160 Armin Westerhoff et mythes autour des guerriers du nord pour contredire Bonstetten lorsque celui-ci affirme que les habitants du nord ne sauraient agir brusquement 41 . De même, sa réaction à l’idée que les hommes du nord ne puissent expliquer leurs motifs de suicide expose une contradiction chez Bonstetten parce que celui-ci avait lui-même qualifié la culture septentrionale comme une culture de réflexion. Fouqué réussit à démontrer que la plupart des phénomènes décrits existent dans toutes les parties du monde, mais souvent sous d’autres appellations. Puis il propose des remarques intéressantes sur la structure du désir qui sous-tend la construction des idéaux et leur projection dans d’autres régions inconnues, lorsqu’il rappelle la dimension littéraire (et utopique) des premières descriptions d’autrui dans les grands textes historiques (Homère, Tacite). Malgré ces arguments, sa polémique perd beaucoup de force en raison de ses propres partis pris idéologiques. Rappelons en passant que le lecteur anonyme qui a, à son tour, rédigé un résumé du livre de Fouqué pour la Allgemeine Literaturzeitung n’en a retenu que ces critiques qui ciblent la cohérence argumentative, les preuves et les justifications des deux auteurs, en passant complètement sous silence la position idéologique de la missive de Fouqué 42 . En effet, ce dernier fonde sa réfutation de Bonstetten (qu’il appelle son « adversaire » 43 ) sur des critères religieux et sur une vision normative de l’humanité qui interdit toute comparaison sociologique entre nations et peuples. Pour lui, chaque homme est un être égal devant Dieu. Par conséquent, Fouqué souhaite remplacer la pensée sociale et anthropologique, typique des Lumières, qu’on peut observer chez Bonstetten, par un recours à la religion, ne définissant le lieu et les caractéristiques de l’homme que par son rapport à Dieu et au ciel. Ce faisant, il révèle une forme de renouveau religieux issu du romantisme allemand tardif. La comparaison de Bonstetten et de Fouqué nous permet de dégager une opposition entre une pensée des Lumières tardives à visée sociologique et une pensée romantique réactionnaire à visée religieuse. L’universalisme de Fouqué n’est pas fondé sur une anthropologie, mais sur une théologie. Pour lui, les images de l’autre se créent pour répondre à un sentiment de manque. L’homme du midi et l’homme du nord sentent leurs incomplétudes respectives et s’imaginent des idéaux dans l’espace : 41 Fouqué, Sendschreiben, p. 5. 42 Ce compte rendu anonyme (signé « P.P. ») de l’Allgemeine Literaturzeitung donne ainsi raison à Fouqué et traite Bonstetten de manière un peu défavorable. Voir Allgemeine Literaturzeitung, 1830, n° 54, mars, pp. 430-431. Consulté en ligne le 5 mars 2012. 43 Fouqué, Sendschreiben, p. 9. OeC02_2012_I-173AK2.indd 160 OeC02_2012_I-173AK2.indd 160 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 161 (So) haben die südlichen Mythen ihr Paradies im Norden gesucht, - in den Hyperboräerlanden. So suchen die Nordländer noch heut zu Tage […] ihr Paradies im Süden. Und weder Nordmann noch Südmann haben es auf Erden gefunden, weil es unermesslich weit über die Erde hinausliegt : im Himmel. 44 Par contraste, l’ouvrage de Bonstetten - malgré ses faiblesses - paraît fondé sur des observations de la vie sociale, alors que Fouqué abstrait davantage, reliant chaque description des différences (qu’il nie par ailleurs) à une universalité du fait religieux qui transcende certes les catégories sociales, mais empêche par là leur étude. Dans un pseudo-kantisme 45 , Fouqué souhaite fonder les différences entre le Nord et le Midi sur les catégories de l’espace et du temps : « Celui qui habite davantage dans l’espace que dans le temps, s’instaure le monde comme lieu de repos commode. Celui qui habite davantage dans le temps que dans l’espace, voit le monde comme un lieu de pèlerinage et son existence terrestre comme un voyage » 46 . Non seulement il s’indigne de la description de groupes sociaux (« coterie ») par Bonstetten, mais il présente constamment une perspective téléologique supprimant toute distinction sociale : chaque être humain devrait se préparer à une vie éternelle et pour ce faire abandonner (ou combattre) ses propres caractéristiques. Cette orientation ascétique vers un outre-monde est aux antipodes de la philosophie plus empirique, colorée et vivante de Bonstetten, où chaque phénomène peut revêtir un intérêt digne d’être noté. III Expérience immédiate et voyage Jusqu’ici, nous avons pu démontrer l’importance des observations sociales dans cet essai. Grand voyageur, Bonstetten puise dans ses expériences personnelles, et à travers cet appui biographique, son livre acquiert, malgré son titre ‘systématique’, un statut individuel que l’auteur atteste lui-même dans sa préface ainsi que dans le très beau dernier chapitre, « Ce que nous avons été et ce que nous sommes, ou l’an 1789 et 1824 ». Il s’agit d’une 44 Fouqué, Sendschreiben, p. 6. 45 Beller, Eingebildete Nationalcharaktere, p. 153. 46 « Wer mehr im Raume lebt, als in der Zeit, richtet sich die Welt zum behaglichen Ruheplatze ein. Wer mehr in der Zeit lebt, als im Raum, erkennt die Welt für eine Pilgerbahn, und sein irdisches Dasein für eine Reise. » (Fouqué, Sendschreiben, p. 9). - Voir pour les affinités philosophiques de Fouqué avec la philosophie de son époque, notamment avec Schelling, Claudia Stockinger, « Natur vs. Geschichte, Raum vs. Zeit. Friedrich Fouqués Bilder des Nordens », in : Astrid Arndt et al. (éds.), Imagologie des Nordens. Zur kulturellen Konstruktion von Nördlichkeit. Frankfurt a.M., Bern : P. Lang, 2004 (Imaginatio borealis 7). pp. 141-158. OeC02_2012_I-173AK2.indd 161 OeC02_2012_I-173AK2.indd 161 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 162 Armin Westerhoff approche hautement empirique : voyager est une manière d’apprendre et de se soumettre à l’expérience de l’autre. A ce propos, il est intéressant d’effectuer quelques rapprochements avec un autre texte de l’auteur traitant de la même thématique : « Le voyage dans le Midi de la France 1810 » 47 . Ce journal de voyage, resté à l’état d’ébauche, a été publié pour la première fois dans son intégralité dans le cadre des Bonstettiana ; les contemporains de Bonstetten n’en ont connu que quelques extraits présentés sous forme de « lettres » en 1826 dans le Courrier du Léman. Pour nous, le texte donne un accès assez spontané à la pensée de Bonstetten, étant donné son statut de carnet de réflexions personnelles. Si l’écrivain y parle de son voyage qui l’a conduit, en compagnie de M. Pictet, pendant l’été 1810, de Genève au sud de la France, il traite aussi souvent de l’expérience du voyage lui-même. Il nous permet ainsi de mesurer son degré de conscience envers la possibilité de rendre compte impartialement de ses propres observations. Nous voyons donc sa réflexion in statu nascendi. C’est, du reste, le tout premier argument que Bonstetten donne pour voyager ; selon lui, c’est sur le terrain que l’on peut le mieux faire aboutir l’étude de l’histoire : « L’Etude de l’histoire est intéressante dans les livres, mais elle l’est bien plus sur le terrain même de l’histoire » 48 . Il se propose de noter et de garder trace de toute observation pour ne pas perdre la moindre impression, ce qui traduit une grande attention à l’expérience vécue : Le voyageur aussi se paralyse, s’il n’a pas grand soin de se rendre raison des petites surprises que les objets nouveaux lui causent. Il faut pour bien voir en voyage, écrire beaucoup, noter avec soin tout ce qui nous frappe, même faiblement. Tous les petits aperçus mis ensuite bout à bout dans la mémoire forment, comme les lettres de l’alfabet, des phrases qui révèlent souvent des vérités utiles. Bien loin de s’abstenir de juger les objets qu’on voit rapidement, il faut au contraire prononcer sur leur compte ; cela donne du relief à la pensée, et la rend plus évidente à nos propres yeux 49 . Le lecteur remarquera que Bonstetten défend le jugement à travers ce conseil au voyageur. Pour lui, voyager doit être une activité vive et ouverte ; il parle même de la nécessité de « rompre avec ses habitudes », expliquant de la sorte le besoin de départ, puis le plaisir du déplacement 50 . Or, cette activité qui a pour but de réveiller l’« âme » ne peut pas être neutre parce que le voyageur doit forcément mêler sa propre personnalité à l’expérience de la nouveauté. Mais le résultat de ce va-et-vient entre le subjectif et l’objectif, le jugement et l’observation, n’est pas à comprendre comme étant atteint d’un défaut 47 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 13-229. 48 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 21. 49 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 50 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 67. OeC02_2012_I-173AK2.indd 162 OeC02_2012_I-173AK2.indd 162 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 163 (d’objectivité, par exemple) : selon Bonstetten, cela rendrait la pensée plus « évidente » 51 . À notre avis, cet argument en faveur d’une évidence et d’un « relief » mental tient encore aujourd’hui ; nous avons affaire ici à un auteur hautement conscient des problèmes inhérents à la reddition ‘pure’ des phénomènes. Quant au voyage dans le « Midi de la France », nous notons une touche personnelle dans la mesure où l’auteur révèle aussi que le départ (en été 1810) est motivé par la volonté d’‘oublier’ le passé (peut-être également de se remettre de ses soucis concernant la santé de son fils et d’éviter la rencontre avec Friederike Brun, attendue à Genève). En voyageant, « on voit des objets nouveaux, on entre dans un monde inconnu, on se fait mille questions sur les pays et les montagnes qui se présentent, et c’est ainsi qu’on oublie le passé » 52 . Bonstetten nous prévient dès le début de son texte de la difficulté de percevoir aisément les différences de régions ou de mœurs : En parcourant le midi de la France depuis le Var c’est-à-dire depuis les frontieres naturelles de l’Italie jusqu’à l’ocean on passe par des nuances presqu’imperceptibles de mœurs et de langages 53 . L’expérience viatique est d’abord celle d’une rupture, puis d’une difficulté de trouver à tout moment l’« inconnu », parce que le voyage se fait lentement et en continuité avec le lieu de départ. Le voyageur ne glisse donc qu’imperceptiblement vers le nouveau. Dans ce sens, voyager devient un art qui requiert aussi connaissance et effort : « Il faut voyager de temps en temps ; il faut se fatiguer pour mieux sentir ensuite les charmes du repos ; il faut s’ennuyer pour chérir davantage ses amis et la société que l’on quitte ; il faut voir la plaine et les pays qui ne sont que fertiles pour se consoler de la stérilité des sites enchanteurs des Alpes, et de leurs magnifiques alentours » 54 . Si le voyage implique cet effort par la rupture avec les habitudes, son objectif est de ranimer la personne et de l’inspirer à nouveau, ce qui est d’après Bonstetten un art de résister à la mort : « Ce n’est pas pour devenir savant qu’il faut sans cesse exercer sa pensée ; c’est pour ne pas devenir imbécille. Que le corps cesse de se mouvoir, que l’âme cesse de penser, que le cœur cesse d’aimer, tout se paralysera, et l’on aura cessé de vivre, long-temps avant de mourir » 55 . 51 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 52 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 13. 53 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 21. 54 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 55 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. OeC02_2012_I-173AK2.indd 163 OeC02_2012_I-173AK2.indd 163 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 164 Armin Westerhoff Mais le voyage seul ne garantit pas le ressourcement du corps et de l’âme, la prévention des risques de ‘paralysie’. Au contraire, il faut s’y préparer et même entreprendre la démarche viatique selon les mêmes préceptes curatifs : « Le voyageur aussi se paralyse, s’il n’a pas grand soin de se rendre raison de petites surprises que les objets lui causent » 56 . C’est dans cette perspective quasi médicale du voyage - Bonstetten reviendra sur le bien que font les vues nouvelles à la personne qui souhaite s’affranchir du passé 57 - que sont abordés la comparaison et le jugement, nécessaires, tous deux, à ce type de voyage qui se veut ‘réveil’ et ‘vie’. Selon Bonstetten, Juger, c’est comparer, et prononcer le résultat de la comparaison ; c’est pour juger qu’on voyage, et tout homme qui par une fausse sagesse s’abstiendra de prononcer, finira par voir plus mal que celui qui, donnant à sa pensée tout son développement se mettra à même de redresser son jugement par un autre 58 . Il importe d’intégrer cette dimension aux réflexions de Bonstetten sur les peuples européens que l’on pourra aujourd’hui facilement contester pour leurs images figées. Si l’on veut rendre justice à l’écrivain, on doit constater qu’il reconnaît ici l’historicité de chaque point de vue. Il se rend compte qu’il se trouve inévitablement à un point spécifique dans le temps et, quoiqu’il rêve parfois d’« un voyageur impartial » 59 , il est parfaitement conscient que sa prise de position y dérogera forcément. Pour lui, il est préférable de s’exprimer, même si son essai est nécessairement exposé à des critiques et à des corrections (‘redressements’) ultérieures. Cette réflexion semble très actuelle ; elle intègre au système l’impossibilité d’une entière neutralité à cause de la nécessaire implication personnelle de l’auteur. Cette conception du jugement et de la comparaison est tout à fait moderne dans la mesure où Bonstetten revendique le droit à un avis subjectif en tant que droit d’exister et de participer à l’échange en s’appuyant sur son propre vécu. Cet art de voyager suppose donc un point de départ nécessairement subjectif, puis l’expérience personnelle déclenchée par l’extérieur, enfin l’exposition de cette expérience aux critiques des autres. A cette réflexion méthodologique sur le voyage, sur la comparaison et l’observation (aussi neutre que possible), il faut encore ajouter un sujet commun à L’homme du Midi et l’homme du Nord et au journal de voyage dans le Midi de la France : la ‘coterie’. Ce problème résonne particulièrement pour le lecteur de L’homme du Midi et l’homme du Nord qui connaît la critique de Fouqué, lequel voyait dans le traitement même de la question 56 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 57 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 71. 58 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 59 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 45. OeC02_2012_I-173AK2.indd 164 OeC02_2012_I-173AK2.indd 164 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 165 un assentiment tacite à un comportement indéfendable. En revanche, pour Bonstetten, la ‘moquerie’ et la vie de salon 60 constituent des sujets sociaux, phénomènes dont chaque personne éclairée doit être instruite. L’étude de leur lien avec l’éducation et l’instruction du peuple 61 , ainsi que l’établissement d’une théorie des sentiments qui reconnaît leur rôle dans ce que l’auteur appelle une « opinion centrale » 62 sont indispensables à la connaissance factuelle de l’homme considéré comme animal social 63 , même si ces connaissances ne sont pas faciles à obtenir 64 . Les voyages ont permis à l’écrivain de sortir des « sentiments habituels » 65 de son entourage et, à partir de là, d’observer d’autres modes de vie. Si l’expérience viatique a favorisé ce travail d’observation sociale, préludant à la composition d’un inventaire des habitudes européennes, elle a également amené l’auteur à se décentrer et à se mettre en question ; l’attitude du voyageur correspond à un ressourcement dynamique, qui contredit la nature statique de l’inventaire 66 . Enfin, dans ce voyage à travers le midi de la France, Bonstetten évite un argument climatique alors que l’occasion d’en parler se serait présentée. Pendant son séjour à Montpellier, l’auteur considère que la fameuse ‘cure de Montpellier’ ne peut reposer sur des effets climatiques bénéfiques - il trouve la ville désagréable et trop humide - mais qu’elle doit tenir aux effets des ‘lois’ et d’une structure bien pensée des institutions de bienfaisance 67 . C’est inverser l’argument de Montesquieu qui aurait souhaité trouver des lois convenant aux climats. Bonstetten reconnaît au contraire la possibilité de créer des circonstances favorables à la guérison en dépit du climat, qui ne se fondent que sur la législation, elle-même témoin de la possibilité humaine de contrer la fatalité des choses par la volonté et par la réunion des forces : J’ai toujours un grand plaisir à voir des societes reunies par des loix particulieres. Les rapports de l’home, les nuances de bien et de mal qui en resultent pour lui sont tellement nombreux et variées, qu’à chaque coup de dez, à chaque combinaison nouvelle de rapports il y a des resu(l)tats nouveaux. L’on voit en petit dans ces etablissemens ce que peuvent les loix, et par les loix ce que peut l’home sur ses propres destinée(s). 68 60 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 29. 61 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 205. 62 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 414. 63 Voir Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 384. 64 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 380. 65 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 414. 66 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 418. Voir également le début de « La Scandinavie et les Alpes », « Les voyages », Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 584. 67 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 215-217. 68 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 217. OeC02_2012_I-173AK2.indd 165 OeC02_2012_I-173AK2.indd 165 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 166 Armin Westerhoff Cette anecdote révèle la capacité de perfectionnement d’une société dans un contexte géographique peu favorable 69 . Par là, nous abordons la pierre de touche de la pensée de Bonstetten, présente dès les débuts de son œuvre, à savoir la notion de perfectibilité. IV Anthropologie géographique et théorie de la perfectibilité Un tout autre aspect du livre dont l’inclusion dans ce livre portant sur les contrées septentrionales et méridionales peut surprendre le lecteur est celui de la perfectibilité. Or, Bonstetten fait maintes allusions à la philosophie morale et à la perfection personnelle : « Comme étude, il n’y en a pas qui ait plus d’attraits que celle de la philosophie morale » 70 . Cette étude morale doit aider son lecteur à trouver sa propre perfection qui, pour Bonstetten, reste le but suprême de toute étude et connaissance : « La bonne philosophie rationnelle est la science des principes moteurs de l’homme ; elle est aux actions humaines, ce que la mécanique est au mouvement des corps. La matière et la pensée sont toujours et continuellement en présence de l’homme ; elles font la gloire et le bonheur de qui apprend à les soumettre peu à peu par les sciences et les lumières, comme elles font l’opprobre et le tourment de qui, par un intérêt stupide, renonce à la raison, sans laquelle nous sommes pas hommes » 71 . Ces réflexions étonnantes font probablement partie des « pensées » de nature autobiographique et philosophique qu’ajoute Bonstetten lors de la dernière phase de son travail. Nous devons à Doris et Peter Walser-Wilhelm une piste significative pour expliquer une telle visée sur l’homme intérieur dans un livre dont, à première vue, tous les aspects relèvent des connaissances positives et extérieures. A partir de preuves éditoriales qui attestent l’existence d’un fragment tiré du corpus des Etudes sur l’homme de Bonstetten, intitulé Influence de l’étude de l’home sur les progres des sciences, les deux éditeurs parviennent à étayer le lien thématique entre la philosophie et la géographie humaine de l’auteur, puisque ce fragment commence par des remarques sur les habitants du nord et du sud 72 . Juger important le « progrès des sciences » pour l’évolution parallèle de l’homme intérieur, c’est un topos de la théorie 69 Il en va de même dans ses Souvenirs de Hyères : Bonstetten y parle des conditions climatiques des plantes et observe que le commerce a permis l’introduction de nouvelles cultures dans le nord, comme celle des orangers (ainsi que la mode des orangeries). (Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 239). 70 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502. 71 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 520. 72 Bonstettiana, L’homme du Midi et lhomme du Nord, p. 369 ; Bonstettiana, Philosophie, p. 975. OeC02_2012_I-173AK2.indd 166 OeC02_2012_I-173AK2.indd 166 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 167 de la perfectibilité ; le fragment développe cette réflexion classique. Dans la mesure où ce texte fait également partie du corpus des réflexions sur l’homme du nord et l’homme du sud, nous pouvons à bon droit affirmer que les deux domaines des études de Bonstetten - la philosophie théorique et le projet d’une géographie anthropologique - sont complémentaires et explorés pendant la même (longue) période. La structure de ce lien entre les deux parties de la réflexion de Bonstetten nous interpelle. Selon Doris et Peter Walser-Wilhelm, les études philosophiques portent davantage sur l’imagination et la connaissance en tant que capacités et caractéristiques humaines, tandis que les descriptions des hommes méridionaux et septentrionaux en seraient l’illustration, exemplifiant une polarité propre à chaque individu. Autrement dit, alors que Bonstetten définit l’homme, dans ses écrits philosophiques, comme étant dominé soit par la raison, soit par l’imagination, bien que l’espèce ait ces deux capacités à sa portée, l’auteur de L’homme du Midi et l’homme du Nord conçoit les habitants des différentes contrées européennes comme des illustrations concrètes de ces dominances et de leur opposition 73 . Dans un contexte de perfectionnement et d’amélioration personnels toujours nécessaires pour l’auteur, la dichotomie de l’homme du nord et de celui du sud prend une signification autre que purement ethnographique. À la lumière de cette pensée, on peut y reconnaître une dichotomie anthropologique, qui recoupe d’autres oppositions établies dans les études philosophiques de Bonstetten entre la pensée et le sentiment comme propensions humaines 74 . La réflexion anthropologique dépasserait alors le déterminisme et les préjugés qu’elle contient assurément si on lit le texte au premier degré, pour devenir une réflexion par images sur les diverses possibilités de l’espèce humaine. Leur exposition, à travers ces descriptions fortes et parfois rigides des hommes du sud et du nord, aurait pour but de nous faire sentir nos défauts, mais aussi nos riches potentialités, manifestes pour qui s’intéresse à autrui comme le fait le voyageur. La représentation de tel ou tel trait typique d’une population acquiert une connotation négative si on la compare immédiatement à celle qui, par opposition, lui succède. Les nombreux couples antithétiques font apparaître des manques respectifs. Or, si on met l’accent sur la totalité des descriptions, on ne parvient pas à établir une préférence claire et nette de Bonstetten pour telle ou telle nation, pas davantage à voir une nation ou un peuple critiqué. Au contraire, dans l’ensemble, chaque nation apporte ses contributions culturelles, émotionnelles ou politiques à l’intégralité des comportements humains connus. Cela ouvre la possibilité d’un transfert métaphorique des découvertes possibles sur le plan territorial vers des décou- 73 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 367-368. 74 Bonstettiana, préface à L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. XIII. OeC02_2012_I-173AK2.indd 167 OeC02_2012_I-173AK2.indd 167 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 168 Armin Westerhoff vertes intérieures : « A-t-on trouvé l’art de s’observer soi-même, on découvre dans soi-même des terres australes et des mondes inconnus, où tout ce qu’il importe à l’homme de posséder peut devenir sa conquête » 75 . Par ce lien philosophique avec la pensée de la perfectibilité, le traitement de la thématique climatique acquiert aussi une visée psychologique. « Les véritables principes de la morale sont encore à naître, avec la connoissance plus intime des facultés de notre âme. […] Mais notre vue intérieure est encore si trouble, que nous prenons souvent un rouage pour un autre. Tout perfectionnement dans les hautes régions des sciences, il faut désormais le chercher dans la connoissance des facultés mêmes de l’être pensant, et des lois de leur développement » 76 . Ces images de l’homme du nord ou du midi font apparaître un potentiel humain, inhérent à toute personne, mais font également sentir la défectuosité que chaque individu doit éprouver dès qu’il prend connaissance de l’autre versant (et de ses caractéristiques). Si Bonstetten vise le dépassement de ces lacunes à l’aide de la connaissance d’autrui (et c’est en cela que son livre est censé apporter des informations importantes), son but suprême consiste en une complémentarité et un dépassement des limites personnelles. La connaissance des autres nations invite donc à l’épanouissement et à l’amélioration de soi. Autrement dit, la pluralité des nations trouve son parallèle dans une pluralité psychologique des strates personnelles : « En apprenant à vivre avec soi, on a le sentiment de vivre avec tous ses moi divers qui composent notre être, et avec lesquels il faut de nécessité vivre bien ou mal. Le bonheur est-il autre chose que l’harmonie de tous ces moi ? » 77 . L’ouvrage acquiert ainsi le statut d’un traité philosophique d’« application » 78 . La réflexion sur la nature humaine, et notamment sur sa propre nature individuelle, commence par la connaissance du réel, à partir des traits saillants des comportements ‘européens’ connus. L’objectif de la connaissance, puis de la réflexion, demeure celui de toute philosophie morale : un dépassement de ses insuffisances à l’aide de la connaissance d’autres modes de vie, ainsi qu’une évolution personnelle 79 . 75 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 498. 76 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502. 77 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502. 78 Philipp Albert Stapfer, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, XIII/ 1, p. 259, le 11 janvier 1825. 79 Voir Stefan Howald, Aufbruch nach Europa. Karl Viktor von Bonstetten. 1745-1832 : Leben und Werk. Basel, Frankfurt a.M. : Stroemfeld-Roter Stern, 1997, p. 227. OeC02_2012_I-173AK2.indd 168 OeC02_2012_I-173AK2.indd 168 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 169 Notons en passant que si les réflexions sur les lois et l’harmonie universelles ainsi que sur la perfectibilité humaine interviennent vers la fin de l’élaboration du livre, Bonstetten y reprend tout de même un sujet qui lui était cher depuis ses débuts, alors qu’il était encore un auteur germanophone. Tout au long de sa vie, Bonstetten reste attaché à une pensée qui, d’après M me de Staël, avait donné l’empreinte à tout un siècle 80 , et qui marque le fil conducteur de son œuvre dès les premiers recueils des Ecrits et des Ecrits nouveaux 81 . Son optimisme quant à une vision humaine claire ou lumineuse qui remplacerait à terme « la vue trouble » 82 d’aujourd’hui et sa croyance en des découvertes métaphysiques ultérieures constitue pour nous le trait le plus caractéristique de la pensée bonstettienne. V L’imagologie des nations européennes Quel intérêt le livre de Bonstetten peut-il présenter de nos jours ? Même s’il ne s’agit pas à première vue d’un livre de théorie comme De la littérature de M me de Staël, son enjeu principal réside dans ce que l’on pourrait appeler une réflexion littéraire sur les images des peuples européens. Certes, ni la poésie ou la littérature, ni la critique occupent une très grande place dans L’homme du Midi et l’homme du Nord, même si Bonstetten leur consacre deux brefs chapitres 83 . Mais le traité révèle que son auteur partage les préoccupations du Groupe de Coppet, à savoir établir des liens entre les études culturelles et sociales. L’insertion d’éléments autobiographiques ainsi que le style de Bonstetten nous permettent de considérer L’homme du Midi et l’homme du Nord comme une œuvre littéraire 84 . A l’arrière-plan de l’essai, nous trouvons, comme nous avons pu le démontrer plus haut, l’expérience du voyage, dont la proximité avec l’invention littéraire est évidente. L’intention de notre auteur est d’abord sociale et sociologique, puis morale : enfin, elle présente la culture « devant les institutions sociales ». 80 Germaine de Stael, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. Ed. Axel Blaeschke. Paris : Garnier, 1998 (Classiques Garnier), pp. 8-9. 81 Voir pour les textes de Bonstetten en langue allemande, avec d’autres renvois vers les textes primaires : Armin Westerhoff, « La notion de perfectibilité chez Charles-Victor de Bonstetten et dans le groupe de Coppet », in : Les écrivains suisses alémaniques et la culture francophone au XVIII e siècle. Sous la direction de Michèle Crogiez Labarthe, Sandrine Battistini et Karl Kürtös. Genève : Slatkine, 2008, pp. 389-399. 82 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502. 83 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 418-423, 428-433. 84 Voir pour une analyse stylistique : Louis-G. Boursiac, Un essayiste et philosophe familier de Coppet : Ch.-V. de Bonstetten et son œuvre française (1745-1832). Paris : Éditions Stendhal, 1940, p. 232. OeC02_2012_I-173AK2.indd 169 OeC02_2012_I-173AK2.indd 169 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 170 Armin Westerhoff Bonstetten ne représente pas seulement des images des peuples européens, mais il analyse aussi leur genèse (afin de pouvoir les dépasser). En s’appuyant sur des éléments théoriques de diverses appartenances, l’écrivain anticipe un discours sur les images qui devient, par son degré de réflexion, un discours critique sur la construction même de ces images. A la fois sociologiques et épistémologiques, ses remarques sur l’observation et le jugement dans le domaine humain nous montrent, à plusieurs moments, un auteur conscient de la problématique que l’on a pris l’habitude d’appeler la construction des images nationales et qui est aujourd’hui au centre des intérêts de la littérature comparée. Dans cette branche universitaire, les images des nations ou des peuples ainsi que leurs caractéristiques sont étudiées aujourd’hui, entre autres, à travers les textes littéraires qui sont considérés comme des documents et des sources. Leur statut et leur genèse sont étudiés en fonction de leur construction historique par le ou les discours dominants 85 . On peut dire que L’homme du Midi et l’homme du Nord est certainement une source importante pour l’historien des idées. En tant que document, le traité permet de relativiser l’idée que la théorie du climat n’aurait jamais subi de changement. La réflexion de Bonstetten prépare le terrain d’une théorie sociologique, à savoir celle du ‘milieu’, qui intègre à la réflexion géographique des éléments historiques et sociaux 86 . Bonstetten offre également de premières entrevues sur une théorisation de la genèse même de ces représentations historiques, imagées ou tropiques. Sa vraie ouverture réside dans ces moments spéculatifs concernant la formation des traditions. Penser cette historicisation jusqu’au bout pourrait amener le lecteur à reconnaître in fine la force transformatrice des images à l’intérieur d’un mode de discours. Même si Bonstetten s’arrête un peu avant cette conclusion, son traité, augmenté de réflexions sur la « comparaison », ouvre la voie à une étude de la construction des traditions de perception. En cela, c’est un texte précurseur de la réflexion critique menée aujourd’hui par les imagologues. En élaborant l’historicité de chaque point de vue, Bonstetten anticipe peut-être même, à côté de M me de Staël, ce qui deviendra ultérieurement un élément programmatique de la littérature comparée en tant que discipline académique : la double mission d’un inventaire des images et des tropismes 85 Manfred Beller et Joep Leerssen (éds.), Imagology. The cultural construction and literary representation of national characters. Amsterdam, New York : Rodopi, 2007 (Studia imagologica 13), pp. 7-10, 17-32. 86 Contre Pinna, Teoria dei climi ; mais voir également Waldemar Zacharasiewicz, Die Klimatheorie in der englischen Literatur und Literaturkritik von der Mitte des 16. bis zum frühen 18. Jahrhundert. Wien, Stuttgart : W. Braumüller, 1977 (Wiener Beiträge zur englischen Philologie LXXVII), pp. 7-17. OeC02_2012_I-173AK2.indd 170 OeC02_2012_I-173AK2.indd 170 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 171 autour des nations, ainsi que leur analyse critique 87 . Se bornant à plusieurs pays et régions européens, Bonstetten est également proche d’une méthodologie moderne réclamant une conception et une taille réalistes de l’étude 88 . Enfin, il pose un regard positif sur ce qu’il a vu et connu, et réalise une étude en sympathie avec les cultures et langues européennes. Son but est celui d’une meilleure compréhension entre nations : « Ignorez-vous l’art de vivre avec les hommes, ils vous puniront de votre ignorance. […] Mais s’il existoit une harmonie sociale, dans laquelle le bonheur de tous augmenteroit par le bonheur de chacun, ne vaudrait-il pas la peine de connoître cette harmonie, sans laquelle il n’y a pas de bonheur sur la terre, et avec laquelle il y en a pour tous les hommes » 89 . Malgré ses nombreuses allusions à des clichés sur les Italiens, les Suisses, ou encore les Allemands, son essai ne cherche nullement à discréditer telle nation, ou à ériger telle autre en modèle. Sa conception antithétique de l’homme à imagination et à raison repose sur l’idée de l’homme complet qui aura toujours besoin de l’autre élément pour s’améliorer. Si sa psychologie et sa réflexion philosophique incitent chaque homme à se dépasser et à se compléter à travers la connaissance de l’autre, ses images des pays européens en donnent des représentations qui créent le désir de faire la connaissance de ces multiples possibilités. C’est là le mérite de l’ouvrage européen de Bonstetten. 87 Hugo Dyserinck et Karl Ulrich Syndram (éds.), Europa und das nationale Selbstverständnis. Imagologische Probleme in Literatur, Kunst und Kultur des 19. und 20. Jahrhunderts. Bonn : Bouvier, 1988 (Aachener Beiträge zur Komparatistik 8) ; Manfred Fischer, Nationale Images als Gegenstand vergleichender Literaturgeschichte. Untersuchungen zur Entstehung der komparatistischen Imagologie. Bonn : Bouvier, 1981 (Aachener Beiträge zur Komparatistik 6). Voir également pour le ‘comparatisme’ à Coppet : Hofmann/ Rosset, Le groupe de Coppet, pp. 50-51. 88 Dyserinck, Komparatistische Imagologie, pp. 28-33. 89 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 518. OeC02_2012_I-173AK2.indd 171 OeC02_2012_I-173AK2.indd 171 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34