Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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Apologétique et anti-Lumières féminines: Prolégomènes
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2013
Fabrice Preyat
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) Sommaire F ABRICE P REYAT Apologétique et anti-Lumières féminines : Prolégomènes . . . . . . . . . . . . 1 Y VES K RUMENACKER Anonymat et interrogations sur le genre : le cas de Marie Huber . . . . . . 49 M ARIE -E MMANUELLE P LAGNOL -D IÉVAL Anti-Lumières et Révolution : les stratégies argumentatives et narratives de M me de Genlis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 C LAIRE F OURQUET -G RACIEUX Touchante douceur. La stratégie de l’insinuatio et les femmes au tournant des XVII e et XVIII e siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 R OTRAUD VON K ULESSA L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin. Les Américaines (1769) de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 P IERRE -O LIVIER B RODEUR La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont. . . . . . . . . . . 103 S ÉBASTIEN D ROUIN La tentation de la croix. Abus de la chair et amours mystiques chez Marie-Françoise Loquet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 M ARIE -F RÉDÉRIQUE P ELLEGRIN La Ferté-Imbault contre d’Alembert. Résistance mondaine et intellectuelle aux Lumières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 M ARIE -C HRISTINE D ESMARET La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730. Le cas de La Cadière ou l’apologie de la femme christique dans La Sorcière de Jules Michelet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160 OeC01_2013_I-160End.indd 1 10.12.13 16: 17 OeC01_2013_I-160End.indd 2 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) Apologétique et anti-Lumières féminines : Prolégomènes Fabrice Preyat FNRS - Université Libre de Bruxelles La valeur intellectuelle et les origines presque exclusivement masculines de l’apologétique chrétienne ont longtemps oblitéré le rôle des femmes dans la défense de la foi. Depuis Albert Monod, en 1916, il est de coutume, de surcroît, de placer l’essor et l’étude de l’apologétique moderne entre les terminus a quo et ad quem emblématiques de 1670 et de 1802, soit entre deux œuvres - les Pensées et le Génie du christianisme - et deux figures masculines - Pascal et Chateaubriand -, certes écrasantes de maestria, mais qui obèrent une bibliographie prolixe, avec pour effet de galvauder toute prise de parole féminine 1 . L’histoire culturelle et l’étude des processus de formation des identités sociales ne peuvent plus décemment négliger, dans leur ensemble, des ouvrages féminins qui recouvrent des réalités intellectuelles, matérielles, philosophiques et religieuses parfois très éloignées mais au sein d’un phénomène qui fait sens collectivement et qui a largement contribué à ouvrir l’apologétique aux leçons de la raison et de la sensibilité. Au sens strict, l’apologétique s’entend comme la démonstration et la défense de la foi 2 . Elle consiste en une communication de la croyance reli- 1 Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand. Les défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802. Paris : Félix Alcan, 1916. 2 Sur l’histoire et les développements de l’apologétique, nous renvoyons ici aux ouvrages, articles ou notices de synthèse suivants : Sylviane Albertan-Coppola, « L’apologétique catholique française à l’âge des Lumières », Revue d’histoire des religions, CCV, 2 (1988), pp. 151-180 ; Idem, « Pensée apologétique catholique et pensée des Lumières en France jusqu’à la Révolution », dans Transactions of the 4 th International Congress on Enlightenment. Oxford : SVEC, 1989, vol. 1, pp. 420-423 ; Idem, « Apologistes et clandestins au siècle des Lumières », La lettre clandestine, 5 (1996), pp. 267-278 ; Idem, « Apologétique », dans Dictionnaire européen des Lumières, M. Delon (éd.). Paris : PUF, 1997, pp. 93b-96b ; Idem, « Apologetics », dans Encyclopedia of the Enlightenment, Alan C. Kors (éd.). Oxford : Oxford University Press, 2003, pp. 58b-63b ; Jean-Robert Armogathe, « Les apologistes chrétiens dans la Correspondance littéraire », dans La Correspondance OeC01_2013_I-160End.indd 3 10.12.13 16: 17 4 Fabrice Preyat gieuse et repose sur un ensemble d’énoncés assertifs concernant la manière de connaître et de servir Dieu. Elle plonge ses racines dans une tradition qui remonte aux premiers siècles du christianisme où elle avait pour objet d’asseoir la suprématie du monothéisme et de réfuter l’accusation de nouveauté et les griefs émis par les païens. La convergence et la réalisation des prophéties, appuyées sur une lecture typologique de l’Écriture, étaient censées, aux côtés des effets moraux du christianisme, des miracles et des martyres, entraîner l’acte de foi et consolider une vérité chrétienne qui frappait également la loi juive de péremption. Assimilée, au XIX e siècle, à la théologie fondamentale, sa mission première est inscrite dès les versets testamentaires (I Pierre III, 15) : Soyez toujours prêts à répondre à tous ceux qui vous demandent des explications au sujet de l’espérance qui est en vous. Si, en sa substance, l’apologétique puise sans cesse aux sources de la Révélation, ses formes varient considérablement en fonction des périodes, des contextes culturels et sociaux au gré desquels elle se développe. L’horizon d’attente de la théologie fondamentale s’est toujours révélé éminemment contrasté. La nature ambiguë d’une science chargée - positivement - d’exposer les preuves qui rendent la « vérité » reconnaissable s’accompagne en effet d’une définition négative et de liens indissolubles avec la polémique. Confrontée aux combats des Lumières, la défense de la foi en vient à se définir dans un rapport dialogique à la philosophie contemporaine et témoigne, de ce fait, de considérables infléchissements littéraire de Grimm et de Meister (1754-1813), Bernard Bray, Jochen Schlobach, Jean Varloot (éds.). Paris : Klincksieck, 1976, pp. 201-206 ; Paul Bernabeo, « Apologetics », dans The encyclopedia of religion, Mircea Eliade (éd.). New-York : Macmillan, 1987, pp. 349a-353a ; P. J. Cahill, « History of apologetics », dans New catholic encyclopedia. Washington : Gale Catholic University of America, 2003, vol. 1, pp. 563a-565b ; Raymond Darricau, « Apologétique », dans Dictionnaire du Grand Siècle, François Bluche (éd.). Paris : Fayard, 1990, pp. 92b-93b ; Walter Kern, « Théologie fondamentale », dans Dictionnaire critique de théologie, Yves Lacoste (éd.). Paris : PUF, 1998, pp. 480b-485a ; L. Maisonneuve, « Apologétique », dans Dictionnaire de théologie catholique, A. Vacant, E. Mangenot (éds.). Paris : Letouzey & Ané, tome 1b, pp. 1511-1580 ; Didier Masseau, « Quelques réflexions sur la crise de l’apologétique à la fin de l’Ancien Régime », dans Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce, Nicolas Brucker (éd.). Berne : Peter Lang, 2010, pp. 375-390 ; Antony McKenna, « Deus absconditus : quelques réflexions sur la crise du rationalisme chrétien entre 1670 et 1740 », dans Apologétique 1680-1740. Sauvetage ou naufrage de la théologie ? , Maria-Cristina Pitassi (éd.), Genève : Labor & Fides, 1991, pp. 13-28 ; Nicolas Zeegers-Vander Vorst, « Apologistes », Dictionnaire critique de théologie, op. cit., pp. 74b-76b. OeC01_2013_I-160End.indd 4 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 5 théologiques et d’une vulgarisation qui la guide vers une littérarisation croissante, au point de recouvrir largement le courant des anti-Lumières. Ces deux champs distincts partagent alors une intersection élargie dictée par l’évolution de l’espace public, les débats de société, les progrès de la théologie et les querelles littéraires. Autant de traits qui sont particulièrement sensibles dans les justifications féminines de la foi. L’étude de la pratique « genrée » de l’apologétique invite ainsi à élargir plus encore les frontières d’une « discipline », à mesurer à travers elle l’évolution du regard que l’Église et les milieux érudits portent sur les femmes et à préciser l’emprise de ces dernières sur la construction des savoirs. Si elle se laisse malgré tout contaminer par la Philosophie, l’apologétique reste néanmoins souvent profondément ancrée dans les communautés religieuses où elle a vu le jour et qui décèlent en elle les moyens de préciser leur doctrine, d’arrêter leur orthodoxie et de ciseler leur identité. Seules quelques figures emblématiques, qui se distinguent par la force de leurs raisonnements ou l’élégance du propos, retiennent réellement l’attention des Philosophes. L’évolution des mentalités et des jugements esthétiques, plusieurs succès éditoriaux retentissants ne lui ont cependant pas épargné les effets de mode destinés à élargir son audience et à convaincre les « masses crédules » : « même en fait de preuves de la religion », écrit l’abbé Mérault de Bizy un peu avant la Révolution, « il faut plaire en prouvant ou prouver en vain » 3 . Elles sont nombreuses les émules de Pascal qui joignent ainsi, par une triangulation toute aristotélicienne, le placere / delectare aux principes du docere et movere, faisant allégeance - à des degrés divers - aux instigations publiées dans les Pensées (46) : […] il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie. La référence pascalienne traverse cette littérature, comme elle innerve les démonstrations historiques d’Houtteville (1722) 4 ou lorsqu’elle inaugure La Religion de Louis Racine (1742), mais elle s’étoffe, au long du XVIII e siècle, d’influences multiples, opposées parfois, qui la tirent à hue et à dia pour mieux faire correspondre la littérature apologétique à la nouvelle définition du sujet ; afin de lui permettre aussi de rivaliser avec les Philosophes sur le 3 Athanase-René Mérault de Bizy, Les apologistes involontaires, ou la religion chrétienne prouvée et défendue par les écrits des philosophes. Paris : Duprat-Duverger, 1806, p. XX. 4 Claude-François Houtteville, La religion chrétienne prouvée par les faits, avec un discours historique et critique sur la méthode des principaux auteurs qui ont écrit pour & contre le christianisme depuis son origine. Paris : Grégoire Dupuis, 1722. OeC01_2013_I-160End.indd 5 10.12.13 16: 17 6 Fabrice Preyat terrain mouvant de l’aspiration à un bonheur individuel ou collectif, sans cesse redéfini. Contrainte depuis le Grand Siècle de quitter progressivement la sécheresse des traités réservés naguère aux seuls théologiens controversistes, l’apologétique fait siens l’expérience personnelle et le témoignage intérieur. Elle cherche, parmi une gamme d’ingrédients littéraires et psychologiques, à toucher l’imagination et agrémente les registres de l’argumentation et de la dispute de celui de la séduction. Elle ne table plus seulement sur l’éloquence, mais joue d’ironie et de lyrisme pour se faire entendre. Elle adopte les stratégies de ses opposants, en appelle aux goûts du public et révolutionne les genres où s’inscrira désormais sa pratique. La production de l’âge des Lumières accentue de la sorte une évolution initiée déjà par Les délices de l’esprit (1658) de Desmarets de Saint-Sorlin qui entremêle une apologétique affective au courant rationnel en vogue dans le siècle. Les conversions méritent bien après tout quelques concessions faites au plaisir. Puis que les voluptueux charnels, & les volupteux spirituels, ne cherchent que le plaisir ; il leur faut des livres qui les attirent par le plaisir mesme, & qui les convainquent encore par le plaisir ; en leur enseignant des contentemens infiniment plus grands, plus solides, & plus parfaits, que ceux qui leur semblent si delicieux. Il faut faire voir à ce siecle sensuel, délicat, & poly, qui cherche la beauté des inventions, la richesse des descriptions, la tendresse des passions, & la delicatesse & justesse des expressions figurées ; qu’il n’y a ni Roman ni Poëme Heroïque, dont la beauté puisse estre comparée à celle de la sainte Escriture ; soit en diversité de narrations, soit en richesse de matieres, soit en magnificence de descriptions, soit en tendresses amoureuses, soit en abondance, en delicatesse, & en justesse d’expressions figurées. Et voicy un remede pour les sensuels delicats, que je leur ay préparé avec les plus grandes douceurs que j’ay peû, afin qu’ils le goustent sans crainte, & qu’ils l’avallent avec plaisir 5 . Aussi Desmarets met-il l’amateur curieux de lectures nouvelles en garde contre l’austérité de ses premières pages qui concernent « les matieres d’un Dieu, d’une Religion, et de l’Immortalité de l’Ame », avant de dévoiler une subtile architecture qui, d’âpres fondations, conduit insensiblement le lecteur à retrouver « les Palais des Arts, des Sciences, de la Reputation, de la Fortune, et de la Philosophie », avant de se complaire - avec douceur - dans « les Palais » habités par chacune des Vertus théologales et de s’unir enfin à Dieu, au prix d’une perfection qui n’éveille plus, chez le mondain, aucune épouvante 6 . Près d’un siècle plus tard, l’évêque du Puy, J.-G. Lefranc de 5 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Les délices de l’esprit. Dialogues dediez aux beaux esprits du monde. Paris : Courbé, 1658, [n.p.]. 6 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 6 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 7 Pompignan, apportera une nouvelle démonstration - La dévotion réconciliée avec l’esprit (1754) - par le biais de laquelle le contempteur de la littérature et du roman modernes filera la parabole christique des talents afin de mieux souligner l’adéquation étroite souhaitée entre les arts et les sciences dans l’illustration de la dévotion. Dictionnaires, romans, romans épistolaires, nouvelles, comédies et tragédies voisinent honorablement, dans la seconde moitié du XVIII e siècle, les essais théologiques ou les livres de piété et enferment l’efflorescence d’œuvres situées au carrefour des champs religieux et littéraire. Les identités de l’écrivain, de l’écrivain chrétien, du philosophe, du clerc et du laïc, et, conséquemment, leur mission sociale, s’en trouvent de ce fait bouleversées, plus encore par les pratiques catholiques qui jouent de la polysémie de ces termes pour autoriser, à partir des sources scripturaires, une écriture bourgeonnante. Dans leur sacrifice à l’esprit du siècle, les Lumières chrétiennes revêtent le masque de l’adversaire, usent superficiellement du même vocabulaire que la Philosophie, assimilent ses valeurs et, selon une perméabilité toute relative, réquisitionne des titres qui lui paraissent avoir été injustement usurpés. Sous le vernis de l’unicité du langage, les protagonistes des deux camps n’entrevoient pourtant pas la même réalité : la raison du chrétien reconnaît ses limites et la supériorité de la foi contre la raison du Philosophe. La transcendance des Lumières chrétiennes n’épouse pas l’immanence des Lumières philosophiques 7 . L’anti-lumière ne réside pourtant pas dans le refus de la lumière mais dans « le refus de la lumière considérée comme travail, tâtonnement, progrès, faisceaux croisés […]. La lumière des anti-Lumières, celle des malebranchistes comme des martinistes, est un donné fixe et non un construit » 8 . L’apologétique de M me de Genlis rend clairement témoignage du double tranchant des étiquettes et de ce qu’elles recouvrent - un « divorce de vue fondamental », un infranchissable fossé idéologique : Je ne confonds point les véritables philosophes avec les hommes pervers qui ont écrit avec tant d’audace contre la Religion, le gouvernement et les mœurs. […] Ainsi, respectant les vrais philosophes, je n’attaquerai que ceux qui ont usurpé ce titre ; et qui l’ont déshonoré par la licence effrénée de leurs écrits 9 . 7 Sylviane Albertan-Coppola, « Pensée apologétique catholique et pensée des Lumières en France », op. cit., pp. 420-422. 8 Jean Deprun, « Les anti-Lumières », op. cit., p. 717. 9 Les Dîners du baron d’Holbach dans lesquels se trouvent rassemblés, sous leurs noms, une partie des gens de la cour et des littérateurs les plus remarquables, du 18 e siècle. Paris : Trouvé, 1822, pp. IX-X. OeC01_2013_I-160End.indd 7 10.12.13 16: 17 8 Fabrice Preyat Derrière ces ambiguïtés qui réfèrent à des oppositions idéologiques profondes se dissimulent aussi des ambitions moins nobles qui entendent tirer profit de l’évolution du marché de la librairie et des modes de lecture pour asseoir une renommée littéraire, favoriser l’épanouissement d’une carrière et la réussite financière d’une polygraphie savamment adaptée à l’air du temps. Les enjeux n’en sont pas moins profonds dans la mesure où il s’agit également d’influer sur les représentations de l’intellectuel(le) qui, peu à peu, se font jour 10 . Ces métamorphoses découvrent des perspectives au sein desquelles la voix des femmes peut se faire entendre au moment où, parallèlement, se singularisent le statut social de la dévote et son inscription élargie dans les structures réticulaires de l’Église. L’enrôlement accru des femmes dans l’organisation publique des secteurs scolaires et caritatifs conforte en effet la religion dans un rôle de promotion féminine. Cette « Action catholique féminine » avant la lettre, selon l’expression choisie de Marcel Bernos 11 , n’a naturellement pu dévoiler ses objectifs et définir ses marges de manœuvre sans obtenir l’aval, fût-il passif, d’une part de la hiérarchie ecclésiastique. Additionnée aux initiatives de femmes dont la singularité va progressivement s’exprimer au sein de courants hétérodoxes, la voix de ces « militantes », qui se situent en marge de bon nombre d’institutions sociales et qui restent privées d’intervention directe dans les domaines sacramentel, liturgique ou magistral, a suscité des contributions pour le moins paradoxales parmi les entreprises de sauvegarde de la foi chrétienne. Il paraît vain néanmoins de vouloir couper la définition de l’apologétique d’œuvres qui, pour singulières et controversées qu’elles étaient, témoignent d’un enjeu identique à l’apologétique défendue initialement par les représentants des instances religieuses avant que le terme ne devînt, dès l’époque médiévale, puis durant l’affirmation de la Réforme, synonyme d’une défense confessionnelle et d’une illustration de l’Église véritable et de sa hiérarchie. L’apologétique des Lumières ne s’inscrit plus seulement, contrairement à l’opinion de Pierre Lanfrey (1855), à l’intérieur des frontières de l’Église militante : elle les recouvre, mais les excède aussi 12 . Nous resterons donc fidèle ici au sens étymologique et premier que le christianisme lui a reconnu et qui correspond à une volonté d’assurer la crédibilité d’une religion qui, aux yeux des hétérodoxes, s’était néanmoins outrageusement abîmée dans la théologie spéculative et l’exploitation prétendument périmée d’une 10 Voir à ce sujet l’étude de Didier Masseau, L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIII e siècle. Paris : PUF, 1994. 11 Marcel Bernos, Femmes et gens d’Eglise dans la France classique. XVII e -XVIII e siècle. Paris : Cerf, 2003, p. 265. 12 Pierre Lanfrey, L’Église et les philosophes au dix-huitième siècle. Paris : Victor Lecou, 1855. OeC01_2013_I-160End.indd 8 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 9 vaine polémique exclusivement nourrie des preuves historiques. Au long des XVII e et XVIII e siècles s’affirment en effet des rapports individualistes à la foi qui conduisent protestantes, mystiques et illuminées à privilégier l’Église intérieure au détriment des institutions et, de ce fait, à recevoir personnellement l’Écriture et à relativiser les pratiques exégétiques qui, au sein du catholicisme, garantissaient la position médiatrice des clercs, dépositaires de la parole sacrée. Cette « démocratisation » de l’apologétique s’inspire d’un primitivisme de bon aloi et renoue avec des instigations pauliniennes, proprement « asexuées » (Philippiens I, 7-18) : […] vous avez tous [membres du peuple de Dieu] eu part à la faveur que Dieu m’a accordée […] de défendre et d’établir fermement la Bonne Nouvelle. […] Ceux-ci agissent par amour […], les autres annoncent le Christ non pas avec sincérité, mais dans un esprit de rivalité […]. Peu importe ! Que leurs intentions soient mauvaises ou sincères, le Christ est de toute façon annoncé, et je m’en réjouis. Sous la pression des esprits forts et de façon symptomatique, l’apologétique des Lumières s’est surtout centrée sur les deux premières subdivisions isolées, en 1593, par le traité des Trois vérités de Pierre Charron : la demonstratio religiosa - une religion est recevable, et l’est contre tous les athées, matérialistes et irréligieux - et la demonstratio christiana - la mission surnaturelle du Christ incarne le fondement d’une religion révélée, non substituable, comme le prétend le déisme, à une religion de la nature et de la raison 13 . L’apologétique confirme ainsi une tendance, attestée depuis son plus antique usage, au repositionnement face à la philosophie et à la contradiction interne par le biais d’une théologie qui emprunte son rationalisme et ses modes de réflexion, d’expression et de séduction à la culture prévalante, en dissonance avec la Tradition ecclésiastique et le Verbe sacré, porteur de croyance. L’ensemble de ces acclimatations au siècle, qui s’éloignent de l’approche épistémologique des sources et des méthodes théologiques pour privilégier l’affect, est néanmoins le gage de l’expression renouvelée d’un contenu normatif des textes de foi qui connaîtra son apogée littéraire à l’aube du XIX e siècle, dans Le Génie du christianisme. Passé outre ces scrupules taxinomiques, l’historien, confronté au corpus des apologies féminines, doit encore se garder de plusieurs écueils. Œuvres souvent mineures découlant dans leur immense majorité de l’activité littéraire et intellectuelle de minores, voire d’occasionnelles, elles n’ont guère fait l’objet d’un recensement exhaustif. Continent insolite immergé parmi le millier de titres d’apologies imprimées, recensés par Albert Monod, toutes tendances confondues, cet ensemble, malgré son abondance, n’a pas 13 Walter Kern, « Théologie fondamentale », op. cit., p. 481. OeC01_2013_I-160End.indd 9 10.12.13 16: 17 10 Fabrice Preyat bénéficié d’une définition en compréhension ni d’un éclairage satisfaisant de ses modes de production, de réception et de diffusion. Il nécessiterait un quadrillage représentatif construit en fonction de l’interaction de paradigmes sociaux, littéraires et idéologiques qui, sur fond de crises politiques, entraînent des mutations culturelles importantes et une modification constante de l’horizon d’attente de cette littérature. L’apologétique féminine a pâti, à l’image de son équivalent masculin, des cabales philosophiques qui ont contribué, jusqu’au XX e siècle, à rejeter les œuvres chrétiennes dans l’oubli, les désavouant sous prétexte d’obscurantisme ou les jaugeant superficiellement pour les considérer de toute façon indignes du panthéon littéraire. Les entreprises féminines sont peu ressorties du renouveau du courant critique qui s’est penché depuis plusieurs années sur les anti- Lumières 14 , leurs auteures souffrant là encore de l’évidente condescendance qui les campa naguère en timides et inégales épigones d’un Lefranc ou d’un Barruel. En prenant en compte l’apologétique dans l’analyse socio-critique des milieux intellectuels, l’histoire culturelle a donc toujours pour tâche de résoudre une série de problèmes méthodologiques qui se posent face au traitement d’ouvrages où domine l’anonymat et où les fausses indications typographiques questionnent la réelle identité sexuelle des auteurs, lorsqu’un ouvrage né d’une plume féminine n’est pas scrupuleusement récrit par un directeur spirituel dans l’espoir de combler l’hiatus perçu entre une parole désenclavée et le discours institutionnel 15 . L’apologétique féminine n’en revêt pas moins d’inéluctables qualités intrinsèques et une fraîcheur qui 14 L’on mentionnera ici parmi les publications récentes qui ont revivifié l’approche scientifique et littéraire des anti-Lumières et de l’apologétique chrétienne, par ordre chronologique : Apologétique 1680-1740. Sauvetage ou naufrage de la théologie ? , Maria-Cristina Pitassi (éd.). Genève : Labor & Fides, 1991 ; Maria-Cristina Pitassi, De l’orthodoxie aux Lumières. Genève 1670-1737. Genève : Labor & Fides, 1992 ; Didier Masseau, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières. Paris : Albin Michel, 2000 (« Idées ») ; le numéro spécial de la revue Dix-huitième siècle, intitulé Christianisme et Lumières, Sylviane Albertan-Coppola, Antony McKenna (éds.). Paris : PUF, 2002, vol. 34. ; Nicolas Brucker, Une réception chrétienne des Lumières. Le Conte de Valmont de l’abbé Gérard. Paris : Champion, 2006 (« Les Dix-huitièmes siècles », 97) ; Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du XVIII e siècle à la guerre froide. Paris : Fayard, 2006 ; ainsi que le collectif Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce, Nicolas Brucker (éd.), Antony McKenna (préf.). Berne : Peter Lang, 2010 (« Recherches en littérature et spiritualité », 18). 15 Sur cette problématique, lire Philippe Martin, « L’auteur de piété est-il un anonyme », dans La croix et la bannière. L’écrivain catholique en francophonie (XVII e - XXI e siècles), Frédéric Gugelot, Fabrice Preyat, Cécile Vanderpelen-Diagre (éds.). Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007, pp. 75-86. OeC01_2013_I-160End.indd 10 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 11 présentent un intérêt fondamental pour l’histoire des mœurs et des idées, l’évolution des genres littéraires et sociaux, et la mouvance des identités collectives. Sur le plan spirituel, il conviendrait d’isoler les irisations qui coexistent au sein d’une « école française », depuis trop longtemps figée dans sa dualité, telle que l’a évoquée Jean Deprun en 1973, en partageant l’apologétique positive selon un courant bérullien et un courant fénelonien - le premier plus axé sur l’adoration de l’Être et « l’exaltation du Verbe incarné », le second porté par les thèmes de l’abandon, de « l’anéantissement du ‘moi’ humain par l’exercice de la mort mystique » 16 . Encore faudrait-il, afin de montrer toute la richesse des tendances que l’apologétique féminine enclot, que l’histoire littéraire mette en corrélation les livres imprimés et les pièces manuscrites (lettres de direction, opuscules de piété, écrits clandestins,…) qui circulent dans le monde ou entre les sociétés religieuses et qui s’enrichissent des propos des sermonnaires, la polémique conférant à ces œuvres et à ces pièces succès mondains et effets publicitaires 17 . Il conviendrait de jauger l’influence des mandements ecclésiastiques, de la censure religieuse et civile, des traités, pamphlets et libelles, travaux presque exclusivement masculins, mais dont la circulation a affecté la production des femmes. Un éclairage relevant de la sociologie pragmatique permettrait de s’enquérir du maillage complexe des réseaux de sociabilité (religieux, littéraires, académiques, politiques,…), des sodalités, des cercles illuministes et des compagnies laïques au sein desquels les apologies se sont élaborées en réaction à autant de « clubs » rivaux dont l’atmosphère fut volontiers dépeinte, grossièrement caricaturée et stigmatisée par les auteures. L’étude de leurs pratiques, de leurs rites, de leur mixité - comprise en termes de genres mais aussi en termes d’appartenance sociale et idéologique - constitue un aspect inséparable de la déconstruction des stratégies de légitimation des femmes auteures, simultanément dans le champ littéraire et dans le champ religieux. Les neuf contributions rassemblées dans ce volume ont pour volonté, en toute humilité, d’une part, d’affiner l’examen des évolutions de l’apologétique chrétienne, de jeter un regard nouveau sur l’antiphilosophie et, d’autre part, de contribuer à l’exploration conjointe de ces champs en les ouvrant, dans le même temps, aux études de genres. Loin de céder aux caprices d’une mode académique, cet ouvrage entend tirer les leçons de la lente acclimatation de l’historiographie française aux études de genres qui a démontré combien cette démarche ne permettait pas seulement de « combler les vides » de l’histoire intellectuelle mais aussi de « bouleverser les schémas explicatifs », de modifier les « définitions des objets d’étude » et, en 16 Deprun, « Les anti-Lumières », op. cit., p. 724. 17 Masseau, « Réflexions sur la crise de l’apologétique », op. cit., pp. 375-390. OeC01_2013_I-160End.indd 11 10.12.13 16: 17 12 Fabrice Preyat définitive, d’affiner « la qualité épistémologique des instruments internes au monde scientifique » 18 . En offrant les prémisses de l’examen de la place des femmes dans les combats antiphilosophiques et au sein du militantisme chrétien - protestant ou catholique -, ce volume est indirectement amené à déplorer les lacunes de l’historiographie contemporaine et l’inanité d’entreprises prosopographiques qui ont largement délaissé le spectre offert par une constellation de minores au profit de quelques rares figures majeures. L’exercice des biographies comparées, si fréquent en histoire des intellectuels, a été ici négligé ou s’est enlisé dans la répétition des notices lénifiantes de Fortunée Briquet, notamment, monument dressé à la gloire du sexe et sur le sens desquelles l’on revient enfin aujourd’hui pour mettre en exergue leurs aspirations idéologiques 19 . Mais ces pages entendent surtout formuler une invite à la critique universitaire soucieuse d’investir, ou de réinvestir, un champ largement en friche. Elles apportent des éclairages inédits sur plusieurs œuvres, parfois injustement tombées dans l’oubli, et offrent de multiples points de vue sur la condition de femmes qui, derrière l’apparente et désinvolte maîtrise du sentiment, sous l’écorce de principes pédagogiques éculés ou dans le débat approfondi des systèmes théologiques, déjouent une domination masculine dont les représentations se montrent nuancées. Laissons à ce numéro et à la suite de cette introduction le soin de balayer ici l’éventail des réflexions que suscitent les écrits et postures de femmes auteures afin de dresser l’ébauche d’un panorama, de poser quelques repères chronologiques ou historiogra- 18 Voir Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Nicole Racine, Michel Trebitsch (éds.). Paris : Éditions Complexe et CNRS IHTP, 2004 (« Histoire du temps présent »), p. 20 ; Nathalie Heinich, États de femmes. L’identité féminine dans la fiction occidentale. Paris : Gallimard, 1996, pp. 18-19. 19 Fortunée Briquet, Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées en France, connues par leurs écrits ou par la protection qu’elles ont accordées aux gens de lettres. Paris : Treuttel & Würtz, 1804. Sur le plan critique, voir Nicole Pellegrin, « Le polygraphe philogyne. À propos des dictionnaires de femmes célèbres au XVIII e siècle », dans Études féminines / Gender studies en littérature en Allemagne et en France, Rotraud von Kulessa (éd.). Freiburg : Frankreichzentrum, 2004, pp. 63-79 ; Idem, Histoire d’historiennes. Saint-Étienne : Université de Saint-Étienne, 2006 ; Sandrine Aragon, « L’histoire des femmes revue et corrigée par les femmes ? Trois traités sur les femmes célèbres publiés par M mes Galien, Briquet et Genlis », dans Les femmes et l’écriture de l’histoire 1400-1800, Sylvie Steinberg, Jean-Claude Arnould (éds). Rouen : Publications de l’Université de Rouen et du Havre, pp. 367-380 ainsi que les contributions de Hilde Hoogenboom (« Bio-Bibliographic Compilations of Women in France Before and After Fortunée Briquet [1804] : Quantitative Literary Studies and COST Action IS0901 - Women Writers In History : Toward a New Understanding of European Literary Culture (2009-2013) », chair, Women in French, Tempe, AZ, February 24, 2012). OeC01_2013_I-160End.indd 12 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 13 phiques et de problématiser des courants dont l’étude ne peut se satisfaire ni de la simple juxtaposition de monographies ni d’une ingénue perplexité lors qu’elle est confrontée à d’étranges disparates. Allégeance et transgression La tentation est grande de lire dans les ouvrages philosophiques, attachés à la réfutation de l’intégrisme religieux et des préjugés sociaux, les stéréotypes qui, depuis quelques générations, hantaient la réception de la littérature apologétique et antiphilosophique, fruit de plumes tenues de main de femmes. Évoqué par antiphrase et par le biais d’une supercherie plaçant les propos de l’auteur dans la bouche d’une femme raisonneuse, Thérèse philosophe se risque à pareil tableau. L’exorde du roman ressuscite en filigranes la tension qui habite les conditions préalables à toute prise de parole féminine et qui résulte pour une part de la contradiction entre les règles qui garantissent l’harmonie de la sphère publique et celles qui régissent le fonctionnement de la sphère privée : […] si l’exemple, dites-vous, et le raisonnement ont fait votre bonheur, pourquoi ne pas tâcher de contribuer à celui des autres par les mêmes voies, par l’exemple et par le raisonnement ? Pourquoi craindre d’écrire des vérités utiles au bien de la société ? Eh bien ! mon cher bienfaiteur, je ne résiste plus : écrivons. Mon ingénuité me tiendra lieu d’un style épuré chez les personnes qui pensent, et je crains peu les sots 20 . Derrière l’outrecuidance de quelque institutrice bien inspirée se profile irrémédiablement l’ombre d’un protecteur - précepteur, mentor, confident, confesseur ou directeur de conscience - et d’une hiérarchie ecclésiastique méfiante face à la réception d’ouvrages, de vers ou de prose, au style forcément naïf et, présomptueux, dans leur naïveté même. Cet extrait rappelle combien les opuscules féminins échappent rarement au dialogue explicite et à une forme générique épurée (dialogue, promenade, conversation,…) dont les philosophes ont usé depuis la plus haute Antiquité pour enseigner et diffuser leurs idées. Mais le dialogisme ne réside pas seulement dans un artifice à la performativité éprouvée 21 . Il ne se cantonne pas non plus à l’expression de la seule relation complexe qui lie cette littérature moderne aux autorités 20 Jean-Baptiste Boyer d’Argens, Thérèse philosophe ou Mémoires pour servir à l’histoire du P. Dirrag et de M lle Eradice, Guillaume Pigeard de Gurbert éd. Arles - Bruxelles - Lausanne : Actes sud - Labor - L’Aire, 1992 [1748] (« Babel », 37), pp. 9-10. 21 Roland Mortier, « Pour une poétique du dialogue : essai de théorie d’un genre », dans Literary theory and criticism. Festschrift in honor of René Wellek, Joseph P. Strelka (éd.). Berne, Lang, 1984, pp. 457-474. OeC01_2013_I-160End.indd 13 10.12.13 16: 17 14 Fabrice Preyat institutionnelles (académies, Églises,…) qui encadrent les auteures ou aux œuvres et traditions philosophiques ou chrétiennes qui les précèdent. Il constitue le trait presque irréductible d’ouvrages qui se construisent dans le climat conflictuel qui caractérise l’évolution du phénomène religieux ou qui adoptent une dialectique tributaire des coups de semonces des Philosophes ou Encyclopédistes. Ce dialogisme se ressent d’une manière à ce point prégnante que le critique ne peut éviter de buter sur les pastiches ou les rencontres mêmes involontaires qui invitent, par exemple, à confronter l’érotisme mystique et nauséeux d’une Jeanne-Marie Brohon ou d’une Marie-Françoise Loquet à la brutalité outrancière d’un Jean-Baptiste Boyer d’Argens ou d’un marquis de Sade. Sous couvert de l’anonymat ou du pseudonymat, les auteures vivent souvent une clandestinité qui confine à une condition de création. Qu’elles fassent preuve de suivisme et d’allégeance ou qu’elles formulent leur aspiration à un droit à la différence et à l’opposition idéologique, que leurs pratiques alimentent des querelles exégétiques que d’aucuns voudraient éradiquer ou qu’elles professent, a contrario, leur fidélité à l’autorité de la lettre et des institutions, là où d’autres encore privilégient les registres de l’intime et la subjectivité en matière religieuse, leurs positions ont le mérite unanime de raviver inlassablement une querelle qui, en plus de quatre siècles ne s’est jamais éteinte, celle des femmes 22 . Encore ne faudrait-il pas creuser l’écart entre conformisme et transgression tant les paradoxes font foison dans les opuscules féminins. Isabelle Brouard-Arends a ainsi réduit fort à propos la distance entre les figures contrastives de M me de Genlis et d’Isabelle de Charrière. Toutes deux incarnent des femmes « engagées », « intégrées dans la société mondaine qui les entoure, reconnues comme femmes de lettres ». Toutes deux, surtout, font conjointement « le choix (non permanent) du conformisme et de la transgression » : Le conformisme réside dans le fait de circonscrire leur projet d’écriture à l’espace privé, domestique (je suis femme, mère et j’écris pour des femmes, des mères,…), pour un lectorat prédéfini comme féminin. La transgression consiste dans leur indépendance face à un auteur, Jean- Jacques Rousseau, qui est considéré comme le maître à penser de la réflexion éducative. 22 Voir notamment à ce sujet trois publications récentes : Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1400 à 1600, Armel Dubois-Nayt, Nicole Dufournaud, Anne Paupert éds. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013 ; Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1600 à 1750, Danielle Haase-Dubosc, Marie-Élisabeth Henneau éds. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013 ; Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la révolution, Nicole Pellegrin, Éliane Viennot éds. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012. OeC01_2013_I-160End.indd 14 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 15 À cette ambiguïté s’imposent le mouvement fluctuant des stratégies littéraires et le retournement des processus de légitimation : M me de Genlis a concouru, pour son roman Adèle et Théodore, au prix Montyon décerné par l’Académie française au même moment où M me d’Épinay le sollicitait pour la deuxième partie des Conversations d’Émilie, ouvrage pédagogique lui aussi, sous une forme dialoguée. Le choix du prénom de la jeune héroïne ne laisse aucun doute sur la filiation avec l’Émile de Rousseau. M me d’Épinay est amie des Philosophes, M me de Genlis s’est montrée hostile à leur « immoralisme », leur manque de piété. Le prix récompense les Conversations d’Émilie. En ce cas précis, la légitimation passe par l’allégeance 23 . Postures et stratégies d’auteurs interrogent ainsi la construction du débat social et soulignent les clivages dont les intellectuelles sont les victimes plus ou moins consentantes. Le monde des salons cristallise de façon éloquente ces ambiguïtés. « Lieux hétérosociaux », ils marquent le déplacement du savoir et des débats intellectuels des sociétés savantes masculines au cœur d’une efflorescence de cénacles où hommes et femmes « travaillent à la dissémination des idées souvent sous la ‘direction’ d’une femme ». Ils participent de ce projet de société à peu près mis en place à la fin du XVI e siècle, qui entendait confier aux femmes le rôle de « civiliser les mœurs » et qui participera à l’avènement de « la nouvelle catégorie des femmes intellectuelles - érudites, moralistes, théologiennes ou encore poétesses et romancières », comme le résume Danielle Haase-Dubosc 24 . Ce renouveau culturel et l’avènement d’une nouvelle conception de la sociabilité mondaine ont permis aux femmes impliquées dans le monde culturel l’intériorisation d’une image favorable d’elles-mêmes qui les incita à devenir soit « les régulatrices de la sociabilité intellectuelle », soit proprement à « se réaliser en tant qu’intellectuelles » 25 . La qualité de « femme intelligente » pouvant tenir salon n’implique cependant pas de facto l’adéquation avec une figure d’intellectuelle « productrice d’idées et de recherches » 26 . Le salon permet à ces dernières de rompre avec l’isolement, mais il reste un espace social étroitement codifié qui ne déroge jamais tout à fait au préjugé sexuel, biologique, scientifique, voire nobiliaire, 23 Isabelle Brouard-Arends, « De l’auteur à l’auteure », dans Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, op. cit., p. 81. 24 Danielle Haase-Dubosc, « Intellectuelles, femmes d’esprit et femmes savantes au XVII e siècle », dans Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, op. cit., pp. 58, 60. 25 Idem, p. 59. 26 Idem, p. 61 OeC01_2013_I-160End.indd 15 10.12.13 16: 17 16 Fabrice Preyat lui qui frappe encore de suspicion le statut professionnel de l’écrivain 27 . En deux siècles, le prestige intellectuel des femmes s’est accru mais avec pour revers de cantonner encore largement le commerce des auteures à la vulgarisation scientifique. La feinte de l’ignorance ou le refus, non motivé, du savoir constituent le tropisme des discours de salonnières dont M me Geoffrin reste emblématique. Je vous répéterai ce que je crois vous avoir déjà dit que je suis fort ignorante et qu’avec toute l’envie du monde de cesser de l’être mes occupations domestiques ne me donnent pas le temps de m’instruire. Je resterai donc toute ma vie dans mon ignorance 28 . En dépit de leurs divergences de vues, l’épistolière inspirera un respect identique pour cette profession d’incompétence à sa propre fille et adversaire philosophique, M lle de la Ferté-Imbault, effrayée, dans les années 1780, par les velléités d’indépendance de Germaine de Staël qui souhaite ouvrir un « nouvel horizon féminin » en revendiquant son prestige de femme du monde sans taire sa qualité de femme de lettres. En vain tentera-t-elle de modérer « son ivresse pour le bel esprit » 29 . L’examen des sociétés ecclésiastiques ne permet pas objectivement de pointer un « antiféminisme » plus prononcé parmi les clercs que celui largement répandu dans la société civile d’Ancien Régime. De récentes contributions à l’histoire ecclésiastique, celle, entre autres, signée par Marcel Bernos 30 , ont nuancé cette misogynie moderne en jetant un sort à bon nombre d’idées reçues. Plusieurs études d’exégèse féministes ont, depuis longtemps, prouvé le rôle des femmes dans l’établissement originel de la doctrine christique avant qu’opère la patriarcalisation progressive du christianisme 31 . Le message néotestamentaire se révèle dès lors réfractaire à une 27 Idem, p. 63. 28 Lettre de M me Geoffrin à Martin Folkes (1777), dans Éloges de M me Geoffrin, suivis de lettres et d’un Essai sur la conversation par l’abbé Morellet. Paris : Nicolle, 1812, citée par Antoine Lilti, « La femme du monde est-elle une intellectuelle ? », dans Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, op. cit., pp. 85-86. 29 Lettre de M me de La Ferté-Imbault au duc d’Albaret, 1786, British Library, Ms. 39673, cité par Lilti, op. cit., p. 98. 30 Marcel Bernos, Femmes et gens d’Église dans la France classique. XVII e -XVIII e siècle. Paris : Cerf, 2003. Voir également le chapitre intitulé « La renaissance catholique et la dévotion féminine dans la première moitié du XVII e siècle », dans Gustave Fagniez, La femme et la société française dans la première moitié du XVII e siècle. Paris : Librairie universitaire J. Gamber, 1929, pp. 363-397 ; Dominique Dinet, « La ferveur religieuse dans la France du XVIII e siècle », Revue d’histoire ecclésiastique de la France, LXXIX, 203 (1993), pp. 275-299. 31 Cf. notamment Elisabeth Schüssler-Fiorenza, En mémoire d’Elle. Essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe. Paris : Cerf, 1986. OeC01_2013_I-160End.indd 16 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 17 interprétation univoque dans le sens de l’antiféminisme qu’on lui a volontiers prêté. La patrologie s’avère elle-même, sur ce plan, largement tributaire de la pensée hellénistique et romaine qui l’a nourrie. La méfiance des clercs paraît en conséquence plutôt héritée d’une culture ambiante et de l’anthropologie propre à chaque société dans laquelle se développe le discours de l’Église qu’à un atavisme savamment entretenu par la doctrine chrétienne. Les théologiens modernes n’ont d’ailleurs guère fait état du caractère peccamineux des femmes. Ils ont pris garde d’étendre à tout le sexe des tares qu’en moralistes ils n’ont réservées qu’à certaines catégories sociales (la mondaine, la fausse dévote,…). La prédication a entretenu l’extraordinaire des Vies de saintes et de potentats féminins, remises à la mode par La cour sainte (1623) du Père Caussin, ou La galerie des femmes fortes (1647) du Père Le Moyne, plusieurs fois rééditées et augmentées, qui trouvaient toutes deux leur pendant profane dans les Femmes illustres de Scudéry (1642), parallèlement au succès toujours accru des biographies spirituelles féminines retraçant l’existence de religieuses, de fondatrices d’ordres et d’institutions missionnaires ou de bienfaitrices qui essaimèrent à partir du siècle de Louis le Grand. L’Église moderne peut même se targuer de livres de direction spirituelle ou de piété qui paraissent toujours à peu près « unisexes ». Si l’Église cultive les ambiguïtés et peine à arrêter une opinion univoque, c’est vraisemblablement à l’égal des contradictions entretenues par la société civile. Les institutions ecclésiastiques reconnaissent ainsi l’aptitude intellectuelle des femmes, mais s’empressent d’inféoder leurs qualités aux connaissances masculines ; elles se méfient, tout comme l’opinion publique, des auteures et s’entendent souvent pour reconnaître leur peu de compétence en matière d’études religieuses. L’instruction des filles paraît avant tout subordonnée à leur responsabilité dans la christianisation de la société et dans la prime éducation des enfants, réaffirmée par l’ecclésiologie tridentine. Aussi l’initiation théologique des femmes reste-t-elle longtemps suspecte aussi bien au regard de l’Église que des Philosophes. La méfiance des ecclésiastiques est alimentée par la crainte des déviances, le risque d’innovation, de schisme ou d’affaiblissement du dogme. À ce titre, l’engouement que connut le jansénisme - au sein duquel les femmes pouvaient prendre la parole en assemblées - a durablement marqué les esprits. L’intérêt des apologistes pour les « hétérodoxies » se lit parfois jusque dans leurs préoccupations historiographiques et l’attention qu’elles prêtent aux querelles théologico-politiques, à l’instar de M lle Poulain qui porta sous presse, en 1786, une Nouvelle histoire abrégée de l’abbaye de Port-Royal, depuis sa fondation jusqu’à sa destruction 32 . La page de titre de l’ou- 32 Nouvelle histoire abrégée de l’abbaye de Port-Royal, depuis sa fondation jusqu’à sa destruction : accompagnée de Vies choisies & abrégées des religieuses, & de quelques dames bienfaitrices de la maison ; & des messieurs qui ont été attachés à ce célebre OeC01_2013_I-160End.indd 17 10.12.13 16: 17 18 Fabrice Preyat vrage, tout en restant sous-tendue par l’idée d’une réhabilitation religieuse et politique des Solitaires, affiche tant la volonté d’instruire ou d’édifier que l’ambition de distraire. L’avant-propos, qui cite les Mémoires de Fontaine, s’attarde sur la complémentarité des deux sexes dans l’accomplissement des desseins de Dieu et résume, à grand renfort d’oxymores maladroits, l’opposition classique de la décadence du monde contre les faveurs récoltées dans la retraite et dans la familiarité de personnes élues avant d’épingler la nature contradictoire de l’engagement féminin : […] tout le monde se laissoit endormir dans une vie molle. Mais pour réveiller les hommes de cet assoupissement, vous faites paroître des personnes de l’un & de l’autre sexe, qui sonnent tacitement de la trompette […] 33 . Le silence qu’observe M me de La Ferté-Imbault sur les Provinciales tandis qu’elle confectionne son recueil d’extraits des Pensées procède d’une même combinaison paradoxale faite d’engagement et d’effacement. L’auteure, comme le montre ici Marie-Frédérique Pellegrin, préfère effacer le polémiste au profit du moraliste, résumé dans cette petite bibliothèque portative, et taire de la sorte des disputes qui engageraient sa propre crédibilité. De tels ouvrages écornent cum grano salis des préventions masculines très tôt exprimées selon lesquelles les femmes ne devaient « ni ignorer la religion, ni y être trop savantes » : […] comme elles sont pour l’ordinaire portées à la dévotion, si elles ne sont bien instruites, elles deviennent aisément superstitieuses. Il est donc très-important qu’elles connoissent de bonne heure la religion aussi solide […] qu’elle l’est ; mais si elles sont savantes, il est à craindre qu’elles ne veuillent dogmatiser & qu’elles ne donnent dans les nouvelles opinions […]. Il faut donc se contenter de leur apprendre les dogmes communs, sans entrer dans la théologie et travailler sur-tout à la morale, leur inspirant les vertus qui leur conviennent le plus, comme la douceur & la modestie, la soumission, l’amour de la retraite, l’humilité, & celles dont leur tempérament les éloignent le plus, comme la force, la fermeté, la patience 34 . monastère. Paris : Varin & al., 1786. La page de titre renseigne effectivement la destination de l’ouvrage : « Ouvrage composé pour les personnes qui aiment cette maison illustre ; mais principalement pour ceux qui ne la connoissent pas, ou qui la connoissent peu. On y trouvera tout-à-la-fois de l’amusement, de l’édification, & une grandeur d’ame qui frappe & qui ravit ». 33 Idem, pp. III-IV. 34 Claude Fleury, Traité du choix et de la méthode des études. Nismes : Pierre Beaume, 1784 [1686], p. 246. OeC01_2013_I-160End.indd 18 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 19 Après Fénelon, Rousseau tint, on le sait, une position à peu près semblable : […] pour enseigner la religion à de jeunes-filles, n’en faites jamais pour elles un objet de tristesse & de gêne, jamais une tâche, ni un devoir […]. Maintenez toujours vos enfants dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale. Persuadez-leur bien qu’il n’y a rien pour nous d’utile à savoir que ce qui nous apprend à bien faire. Ne faites point de vos filles des Théologiennes & de[s] raisonneuses ; ne leur apprenez des choses du ciel que ce qui sert à la sagesse humaine ; accoutumez-les à se sentir toujours sous les yeux de Dieu […] 35 . De François de Sales à Nicolas-Sylvestre Bergier, l’attitude des hommes d’Église vis-à-vis des femmes ne se veut pourtant pas manichéenne, mais correspond à une voie médiane oscillant entre reconnaissance et soumission. L’Introduction à la vie dévote leur offrit libéralement une place de choix. Le Dictionnaire de théologie (dogmatique), paru en 1788, leur consacra une notice qui, contrairement aux ouvrages encyclopédiques de même acabit, ne leur concéda pas une entrée conventionnelle bornée aux seules représentations bibliques de la femme, ses fonctions et ses états. L’article « Femme », inscrit au cœur de cette entreprise apologétique, délaisse au contraire la prétendue faiblesse du sexe afin de poser avec acuité les questions soulevées par un agent particulier inscrit dans le maillage social de l’Église et qui devient l’objet propre d’une réflexion élargie. L’apport positif du christianisme à la condition féminine y est rappelé sans cependant parvenir à faire taire tout à fait le conservatisme du controversiste qui n’envisage en définitive la femme que dans son rapport d’altérité ou de complémentarité avec l’homme, la privant ainsi d’autonomie. Ce refus d’un égalitarisme entier, à la fois intellectuel, physique et social n’est pourtant pas emblématique d’une position rétrograde de l’Église 36 . Bergier justifie socialement l’utilité des religieuses et avance des raisons très pragmatiques au célibat ecclésiastique. Si un sentiment de misogynie transparaît dans l’argument de « faiblesse naturelle », l’auteur en tire des conclusions moins âpres que la législation civile et encourage la protection des femmes ainsi qu’une réflexion sur leur éducation, promeut une valorisation de leur altérité au sein du mariage et se prononce pour une réelle égalité morale, placée au cœur de l’économie du Salut. À plus d’un titre, il convient donc, comme y invite Marcel Bernos, de relativiser les sources moralistes qui ont grossi le trait de l’antiféminisme ecclésiastique, à l’instar de la comédie à succès du jésuite Guillaume- 35 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation. Genève : 1780 [1762], tome III, pp. 336, 351. 36 Nous renvoyons à ce sujet à la lecture de Bernos, op. cit., pp. 247-260. OeC01_2013_I-160End.indd 19 10.12.13 16: 17 20 Fabrice Preyat Hyacinthe Bougeant, intitulée La femme docteur ou la Théologie tombée en quenouille (1730) 37 - parodie de Tartuffe et des Femmes savantes transcrite dans le domaine de la théologie et qui se plaît à transposer les querelles qui partagent jansénistes et molinistes sur fond de critique sociale. Les Instructions chrétiennes ou Théologie familière des dames chrétiennes, que le dominicain Charles-Gaspard de La Feuille livre au public autour de 1700, ont au contraire attiré l’attention sur « ce sexe toûjours vif, & aujourd’hui plus éclairé que jamais, [qui] n’est pas inferieur à cette divine Science » 38 . En soulignant l’intelligence des femmes pour le discours sur Dieu, l’auteur entendait livrer un pendant aux « Philosophies » que bien d’autres auteurs avaient déjà consacrées aux « Dames du monde » pour « amuser leurs esprits ». Son ambition se voulut plus noble cependant, dans la mesure où il s’agissait de « santifier » (sic) l’âme en « l’éclairant ». L’avant-propos expose le plan de l’ouvrage et insiste sur la nécessaire clarification des termes - plus que des concepts - répandus et usités dans le monde dans la plus totale ignorance. En édulcorant son premier titre - Théologie des dames chrétiennes -, Gaspard de La Feuille livra donc surtout un contenu neutre qui aurait tout aussi bien pu convenir à un public masculin, ce que confirme l’« Approbation des Professeurs de l’Ordre » : [L’ouvrage] pourra aisément suffire à l’instruction, & à la conduite des Dames Chrétiennes, & de toutes les personnes qui n’ont ni l’intelligence de la Langue Latine, ni le loisir ou la patience de lire les vastes Traitez de la Theologie 39 . L’auteur se conformait en cela à une pratique relativement répandue qui voulait qu’un ecclésiastique écrivant deux ouvrages différents sur un même sujet, l’un à destination des femmes, l’autre à l’usage des hommes, n’en modifie nullement le contenu mais simplement la forme 40 . Cette pseudoégalité intellectuelle, qui ne trouve en définitive de disqualification que dans le langage et l’écorce des livres savants, s’enracine avant tout dans des éducations genrées et socialement discriminatoires. Celles-ci permettent 37 Voir parmi les multiples éditions et la réception de Bougeant, La femme docteur ou la théologie tombée en quenouille. Comédie. Liège : Veuve Procureur, 1730 ; La femme docteur ou la théologie janséniste tombée en quenouille. Comédie. Amterdam : E. J. Ledet, 1731 ; La critiqe [sic] de la Femme docteur ou de la Théologie tombée en quenoüille. Comédie. Londres : Tonson, 1731 ; La suite de la femme docteur. Comédie nouvelle, Liège : Veuve Procureur, 1732. 38 Charles Gaspard de La Feuille, Instructions chrétiennes ou Théologie familiere des dames chrétiennes. Paris : F. Pralard, 1700 [1698] (« Avant-propos » à la seconde édition), [n.p.]. 39 Ibidem. 40 Bernos, op. cit. OeC01_2013_I-160End.indd 20 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 21 de comprendre les limites d’une production apologétique qui, sur le plan dogmatique ou philosophique, peine, il est vrai, à rivaliser avec son pendant masculin. Afin de donner un tour nouveau à des arguments séculaires, les apologistes ne se sont pas contentés de paraphraser les livres saints ou de faire valoir les merveilles de la Création, mais ont déployé des trésors d’inventivité au point même de convoquer, au secours du christianisme, le progrès des sciences pour partie hermétique aux femmes (Pluche, Lelarge de Lignac, de Forbin, Formey,…). Les entreprises féminines ont plus largement dû délaisser l’appel à l’histoire pour se replier, soit sur l’examen rationnel, soit, lorsque la méthode géométrique se révélait peu concluante, sur le sentiment. Plusieurs voix se sont élevées pour remédier à cette inégalité. Les Conférences théologiques et morales, publiées en 1763 et destinées à l’éducation des religieuses, par l’abbé Desvillars défendirent l’idée d’une instruction adaptée, débarrassée des oripeaux d’une culture latine vis-à-vis de laquelle les femmes ne pouvaient alimenter que de faibles prétentions. Les Conférences confirment de fait la fascination cléricale pour « cette illustre portion du troupeau de Jesus Christ » et pour une théologie féminine, qui reste certes cantonnée à une « théologie morale et familière », mais dont l’apprentissage systématique doit contribuer à former des « conscience[s] exacte[s] et éclairée[s] », à éteindre les scrupules, à rééquilibrer ou optimiser la relation étroite qui lie les fidèles à leur directeur spirituel en leur offrant des preuves et des raisonnements à leur portée. On a craint d’en faire des Théologiennes, comme si l’étude d’une Théologie morale & familiere n’étoit pas à leur portée, & pouvoit leur être nuisible. Cette connoissance en leur formant une conscience exacte & éclairée, ne dissiperoit-elle pas souvent les scrupules qui les troublent & qui les tourmentent 41 ? En plusieurs endroits du royaume se développe ainsi une pastorale féminine, menée d’abord à l’usage des femmes, puis à l’initiative de celles-ci. En matière de théologie et de spiritualité, l’opposition frontale est rarement de mise, comme le démontre patiemment Yves Krumenacker, à travers l’élucidation des multiples ressorts qui justifient l’anonymat des œuvres de Marie Huber. Toutefois, à force de « combats volontaires », de « résistances », d’« alliances circonstancielles », d’un élargissement progressif de leur instruction et de leur accès à la culture, au gré d’« idéologies successives » également, femmes lectrices et femmes auteures ont participé de façon croissante à l’ancrage intellectuel de la foi dans le siècle. Elles ont enrichi et bousculé la vie des ins- 41 Abbé Desvillars, Conférences théologiques et morales, sur les principaux devoirs de la vie religieuse. Ouvrage utile & nécessaire aux personnes religieuses, & à ceux qui sont chargés de leur conduite. Lyon : les Frères Perisse, 1763, pp. XI-XII, XIV, XVI. OeC01_2013_I-160End.indd 21 10.12.13 16: 17 22 Fabrice Preyat titutions pour renforcer ce « môle de résistance à la déchristianisation » 42 que leurs activités catéchistiques ou caritatives avaient déjà contribué à ériger. Le couvent, qui n’incarnait parfois qu’un lieu de passage, constitua un espace éducatif de premier plan. L’éducation des filles fut renforcée par la vogue des congrégations enseignantes qui germèrent à la fin du XVII e siècle et dont l’offre ne cessa de s’étoffer tout au long du siècle suivant, très souvent d’ailleurs à la suite d’initiatives féminines 43 . Ces lieux d’éducation et de retraite garantirent généralement aux femmes qui y prononcèrent leurs vœux un niveau culturel supérieur à celui des laïques de statut social identique. Le catéchisme conserva également durant les Lumières une place centrale dans l’évangélisation des femmes. À ces vecteurs de la foi s’ajoutent l’oralité de la liturgie, sa paraphrase et l’approfondissement des psaumes, maintes fois explicités par les auteures, telles Anne-Marguerite Petit Du Noyer (Sentiments d’une âme pénitente sur le pseaume Miserere Dei et le retour d’une âme à Dieu sur le pseaume Benedic anima mea accompagné de réflexions chrétiennes, 1698) ou Élisabeth Besuchet (Stances sur le Miserere, 1765), sans compter les différents lieux de prise de parole où les femmes - y compris celles qui ne lisent pas - sont informées des controverses théologico-politiques qui agitent leur époque. L’écho diffracté des polémiques religieuses a ainsi influé sensiblement sur nombre de visions mystiques comme l’attestent les égo-documents qui ont trait à la vie de Claudine Moine ou de Jeanne Perraud 44 . Ces sources vont considérablement orienter le contenu de la production féminine. Pour prosaïques qu’elles paraissent, elles décernent aux opuscules féminins un ton original qui les distingue des contributions masculines et qui séduisent plusieurs érudits résolus à se placer sous la direction spirituelle d’une laïque. Le « couple » Fénelon-Guyon incarne certainement le binôme le plus emblématique de ces complicités spirituelles. Il convient néanmoins de reconnaître le caractère pusillanime des enseignements auxquels les auteures ont généralement puisé leur inspiration. À l’exception de quelques intellectuelles de premier plan, telles Anne-Marie de Schurmann, Gabrièle Suchon ou Marie Huber, la culture religieuse féminine reste souvent cantonnée à la dévotion pure. Celle-là peut se révéler porteuse de la ferveur de femmes « en rupture » et de la création de sanctuaires nouveaux - à l’exemple de la dévotion mariale suscitée par Benoîte Rencurel, ou suivant l’efflorescence du culte des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, consolidée par les suiveuses de Marguerite-Marie Alacoque. Malgré les audaces que l’on peut 42 Bernos, op. cit, pp. 27, 322. 43 Élisabeth Rapley, The devotes. Women and Church in seventeenth-century France. Chapel Hill : The University of North Carolina Press, 1990. 44 Bernos, op. cit., pp. 267-268. OeC01_2013_I-160End.indd 22 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 23 lire chez Charlotte Cosson de La Cressonnière, qui reconstruit patiemment la galerie des théologiennes européennes, de l’Italie à l’Angleterre et du XII e au XVII e siècle, dans L’Éducation physique et morale des femmes (1779) 45 , ou - à l’opposé - le libertinage de M me de Laboureys dont les Métamorphoses de la religieuse. Lettres d’une dame à son amie (1768) désavouent la frénésie et « les affections extravagantes des enthousiastes », cette dévotion estampille le plus souvent des livres destinés à conforter le plus plat conformisme - social et religieux - prompt à réconcilier les différents ordres de l’État dans l’amour de Dieu, lorsqu’ils n’émanent pas de religieuses plus modestement soucieuses d’arrêter et d’illustrer les devoirs de leurs condisciples, comme le montrent les œuvres d’Anne-Léonore de Béthune d’Orval 46 . L’anonymat et la contestation de la hiérarchie genrée des rôles Une réelle mise en péril de la répartition genrée des rôles ou des lieux de pouvoir que représentent le contrôle de la liturgie, des sacrements et de la parole prescrit par contre l’anonymat. La triple marginalité de Marie Huber, qu’a évoquée Maria-Cristina Pitassi 47 et que reprend ici Yves Krumenacker, illustre ce fait. Marie Huber a manifesté un engagement intellectuel unanimement salué dans la République des lettres au point de faire l’objet de tentatives de récupération par Voltaire et d’être exagérément considérée comme « la mère spirituelle » de Rousseau 48 . Sa position et ses travaux critiques la placent néanmoins en constant porte-à-faux face aux autorités religieuses. Revenue d’un enthousiasme qui lui valut dans sa jeunesse le mépris du 45 De l’éducation physique et morale des femmes, avec une notice alphabétique de celles qui se sont distinguées dans les différentes carrieres des Sciences & des Beaux-Arts, ou par des talens & des actions mémorables. Paris : Estienne, 1779 (voir entre autres les pp. 147, 176, 185-186, 198, 206, 284, 288, 299, 310, 346, 348, 377, 403-404, 423, 426, 440, 451). Charlotte Cosson de La Cressonnière est également l’auteure d’un Chant pastoral et religieux consacré à l’illustre bergère patronne de Paris, et de toute la France, par une bergère des Ardennes (1804). 46 Anne-Léonore de Béthune d’Orval, Idée de la perfection chrétienne et religieuse, pour une retraite de dix jours. Paris : Jean de Nully, 1719 ; Règlements de l’abbaye de Gif, avec des réflexions ; Vie de M me Magdeleine de Clermont Tonnerre, abbesse de l’abbaye royale de Nôtre-Dame de Saint Paul prés Beauvais, avec quelques discours sur la vie religieuse composez par cette abbesse. Paris : Jean de Nully, 1704. 47 Maria-Cristina Pitassi, « Être femme et théologienne au XVIII e siècle. Le cas de Marie Huber », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme. Mélanges en l’honneur d’Élisabeth Labrousse, M. Magdelaine & al. (éds.). Oxford- Paris : Voltaire foundation-Universitas, 1996, pp. 395-409. 48 Émile-Guillaume Léonard, Histoire générale du protestantisme. Paris : PUF, 1964, vol. 3. OeC01_2013_I-160End.indd 23 10.12.13 16: 17 24 Fabrice Preyat corps pastoral, sa confession était née au cœur d’une famille qui ne cachait pas ses sympathies piétistes, ce qui la rendit suspecte en France. Sa rupture avec la théologie officielle, qui chargeait selon elle la religion d’un surplus spéculatif préjudiciable en prétendant, de façon exhaustive, expliciter le mystère de la condition humaine et de l’action divine, acheva de radicaliser sa position. La rupture de Marie Huber avec la théologie officielle se situe d’abord sur un plan méthodologique. L’on n’est guère éloigné en ce sens des recommandations du pasteur Abbadie qui ne sacrifiait pas l’appel du cœur au langage de la raison et qui se refusait formellement à faire parler le Saint- Esprit dans le langage des philosophes et à rendre la vérité des Écritures et la sanctification de l’homme subordonnées à la seule curiosité des savants et à l’intelligence des « hypothèses de Copernic ». La définition polémique de la science de Dieu qu’avance Marie Huber la pousse à élaborer une conception de la religion essentielle 49 , qui ne fait, contrairement à ce que l’on aurait pu légitimement attendre, aucune concession à une « mystique de l’indicible » bafouant la « droite raison » 50 , mais qui revêt au contraire des « caractères cartésiens d’évidence ». Son essentialité réside dans sa simplicité, sa limpidité, dans un caractère exempté de contradiction, fuyant le faux et l’imaginaire, sans exiger de l’homme aucun effort impossible mais se plaçant au contraire à la portée de ses lumières naturelles : La Religion essentielle à l’Homme doit être conforme à sa nature, elle doit mettre en œuvre ses différentes facultés relativement à leur destination 51 . La croisade que mène Huber en faveur d’une religion épurée qui « se révèle à la conscience et à la raison par-delà les médiations historiques » puise, comme l’a montré Pitassi, aux idées-maîtresses des acteurs du renouveau théologique du début du XVIII e siècle - Turettini, Ostervald, Werenfels,… - qui prônaient un retour à la simplicité évangélique, quand elle ne se teinte pas aussi de socinianisme. Mais, lorsque Huber reprend la formule du cogito de Descartes, c’est avec l’originalité d’une sensibilité qui la pousse à en faire non plus le fruit d’une « intuition intellectuelle » mais bien le « pur produit du sentiment » : 49 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, distinguée de ce qui n’en est que l’accessoire. Amsterdam : Wetstein & Smith, 1738, 2 vol. et une troisième partie : Lettres sur la religion essentielle à l’homme, servant de réponse aux objections qui ont été faites à l’ouvrage qui porte ce titre. Londres, [s.éd.], 1756. 50 Le monde fou préféré au monde sage, en vingt-quatre promenades de trois amis, Criton, Philon, Eraste. Amsterdam : Wetstein & Smith, 1731, vol. 2, pp. 60-61. 51 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., vol. 1, « préface », [n.p.] ; vol. 2, p. 21. OeC01_2013_I-160End.indd 24 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 25 La première de toutes les idées pour l’Homme, c’est qu’il existe. Cette idée n’est fondée que sur le sentiment, et ce n’est que par ce sentiment qu’il a l’idée de l’Être 52 . L’existence de Dieu trouve ainsi sa source dans l’apprentissage personnel et sensitif de l’incomplétude ontologique de l’homme qui n’est ni à l’origine de l’Être qui l’habite, ni en mesure de le conférer au néant. Sa source réside donc ailleurs, dans un Être qui ne l’a reçu d’autrui - un Premier Être suffisant à soi dont la découverte de la puissance, de la sagesse et de la bonté est fruit de l’expérience 53 . Marie Huber succombe presque logiquement aux tentations de la théologie naturelle qu’elle déforme sous le prisme personnel du sentiment et qui s’accommode aux lointains échos empiristes ou piétistes, hérités de ses lectures philosophiques ou de son premier apprentissage religieux. Son œuvre prend un tour résolument polémique lorsque cette singularité la conduit à inverser les perspectives communes et se refuse catégoriquement à placer le Dieu philosophique empiriquement reconstruit en relation de complémentarité avec le Dieu de la tradition judéo-chrétienne. La reconstruction divine placée sous les auspices des lumières naturelles requiert le monopole entier du sacré et somme la tradition judéo-chrétienne de se débarrasser des contradictions et des scories qui heurtent l’expérience humaine. La Révélation perd conséquemment toute primauté et se trouve de facto réduite à une fonction heuristique ou instrumentale secondaire. Centrée sur l’homme, la propédeutique de l’auteure relève, pourrait-on dire, d’une maïeutique essentialiste : Il paroît bien sensiblement, que la Religion Révélée tire toutes ses preuves de la Religion Naturelle ; que celle-ci en est l’ame et le principe ; que l’autre n’est que le moyen qui doit servir à la développer et à la déterrer pour ainsi dire dans l’Homme qui l’ensevelit. C’est la première Religion qui a été donnée aux Hommes ; Abel, Noé, Enoc n’en avaient pas d’autre. Ce qu’on nomme Religion Révélée n’est venu ensuite, que comme un moyen pour réprimer les Hommes qui s’en écartaient. […] La Religion Naturelle qui a été donnée la première sera aussi la dernière : tous les Hommes en reçoivent les principes en même temps qu’ils reçoivent l’être 54 . Cette acclimatation de la théologie au système propre de l’auteure ne cède donc pas complètement aux sirènes du déisme. Autodidacte et curieuse, Marie Huber transforme sa critique en une recherche théologique fondamentale qui interroge les incohérences de l’Écriture, remet sur la sellette son autorité et son inspiration, questionne les dogmes traditionnels, 52 Idem, vol. 1, p. 22. 53 Idem, vol. 1, pp. 22-23. 54 Idem, vol. 1, pp. 59-61. OeC01_2013_I-160End.indd 25 10.12.13 16: 17 26 Fabrice Preyat l’Incarnation, la doctrine de la grâce, le dogme trinitaire,… Son opinion sur une inspiration biblique qui ne serait pas uniforme ne l’enjoint guère à étoffer les enquêtes philologiques et historiques qui ont favorisé, selon elle, l’éclosion des dissensions confessionnelles : Les Véritez les plus simples sont, par leur relation avec la Vérité primitive, si fort au-dessus des preuves, qu’elles ne paraissent douteuses que parce qu’on entreprend de les prouver ; leur idée seule ou le sentiment que l’on en a prouve qu’elles existent 55 . Dans la mesure où l’évidence intrinsèque prend le pas sur le donné révélé, les « vérités » dont l’Écriture est porteuse ne sont pas acceptables - ou pas seulement acceptables - en vertu du principe d’autorité que revêt le Livre qui les enferme et la Tradition qui les répercute et les justifie. Elles ne sont recevables qu’en vertu de leurs fondements « clairs et indubitables » 56 . Aussi les prophéties, par exemple, en viennent-elles à constituer un témoignage surnuméraire dont la valeur est fonction de leur conformité avec « les vérités premières immuables » et « autant qu’elles s’accordent avec les déclarations expresses et positives du Nouveau Testament qui ne soient point figurées » 57 . Marie Huber se situe donc aux antipodes du révélé vénéré du catholicisme et amenuise la dualité complémentaire qui existait entre l’Écriture et la Raison, en réduisant le « vrai biblique » au même critère d’évidence que le « vrai naturel », lui-même redevable au « sensible » plutôt qu’au « rationnel », à l’« appréhension immédiate » plus qu’aux « procédures heuristiques » 58 . Toute l’approche exégétique traditionnelle et le recours au littéralisme sont ainsi globalement remis en cause : « s’il y a dans l’Écriture un nombre innombrable [sic] d’expressions figurées, allégoriques, équivoques ou même contradictoires, vous conviendrez […] qu’il faut juger de leur véritable sens, non parce [sic] qu’elles semblent renfermer, mais par ces mêmes Véritez inébranlables, qui ne sauraient varier » 59 . L’auteur prend ainsi le contrepied de l’apologétique historique défendue dès 1722 par Houtteville, qui se basait sur l’analyse des faits pour développer notamment la preuve des miracles ou soumettre les prodiges scripturaires aux règles de la critique profane. 55 Le monde fou préféré au monde sage, op. cit., vol. 1, p. 138 ; Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., pp. 63 sq. ; vol. 2, pp. 57, 197, 205. 56 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., p. 149. 57 Le sisteme des theologiens anciens et modernes, concilié par l’exposition des differens sentimens sur l’état des âmes séparées des corps en quatorze lettres. Londres : [s.éd.], 1739, pp. 71-72. 58 Maria-Cristina Pitassi, « Être femme et théologienne au XVIII e siècle. Le cas de Marie Huber », op. cit. 59 Le sisteme des theologiens anciens et modernes,op. cit., p. 34. OeC01_2013_I-160End.indd 26 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 27 Huber s’inscrit en faux contre ce rationalisme historique qui sera entretenu ensuite par les apologies de d’Agneaux Devienne, de François, de Du Breuil de Pontbriand et de Beauzée. Enfin, ces « vérités claires et indubitables » que Marie Huber isole au cœur du palimpseste biblique l’incitent à dégager le socle d’un enseignement éthique qui n’a pas la prétention de fléchir les sentiments que l’homme reçoit « passivement » et sans en être « maître » 60 . Il concerne au contraire sa volonté libre qui l’empêche de devenir le « jouet de mille impressions inévitables », d’être l’esclave de son affectivité, et qui lui permet, en définitive, de se débarrasser du faux et de l’injuste 61 . Huber dresse l’éloge des vertus raisonnables, régies par la bonne foi, dont ni les saints, ni les héros ne semblent être les véritables dépositaires. Victimes des apparences, jouets d’un orgueil dissimulé, adeptes des tartufferies, ces acteurs avaient déjà fait, dans Le Monde fou opposé au monde sage, l’objet d’un renversement systématique des valeurs communément admises qui entamait un peu plus la hiérarchie des modèles construits par l’ecclésiologie romaine et qui questionnait les prétentions des sociétés de théologiens dont les arguties mettaient le profane bien en peine de déterminer leur religiosité 62 . Au-delà d’une dénonciation de l’hypocrisie sociale, la Religion essentielle affiche des ambitions positives qui visent à jeter les bases d’une apologétique psychologique, d’ordinaire familière aux protestants 63 . Dans cette optique, l’auteur convient de faire fusionner valeurs chrétiennes et éthique naturelle, tout en s’assurant que l’Évangile suit toujours bien la Nature. En conseillant à l’homme de se connaître soi-même pour accéder à la connaissance de l’autre 64 et à l’équité, puis à l’amour véritable de Dieu, Marie Huber renverse encore le propos augustinien qui faisait procéder l’amor sui de l’amor Dei. Ce système qui tentait de concilier la raison, synonyme de vérité 65 , et le sentiment, la Bible et l’humanité, la morale et les affects, et qui consistait à établir une vérité dont « les caractères » puissent la discerner par elle-même, « indépendamment de toute Autorité étrangère » 66 , ce système qui invitait à saisir la religion dans ce qu’elle a de « simple » et d’« indubitable » 67 et qui puisse être à la portée des « enfants », des « femmes » et des « idiots », comme des croyants à la « capacité la plus étendue », était condamné d’emblée. 60 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., vol. 2, pp. 23-25. 61 Le monde fou préféré au monde sage, op. cit., vol. 2, p. 54. 62 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., vol. 3, p. 244. 63 Cf. Sylviane Albertan-Coppola, « Apologétique », op. cit. 64 Le monde fou préféré au monde sage, op. cit., vol. 2, pp. 305-306. 65 Idem, p. 65. 66 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., vol. 1, « Introduction », [n.p.]. 67 Idem, vol. 3, p. 293. OeC01_2013_I-160End.indd 27 10.12.13 16: 17 28 Fabrice Preyat Condamné par le théologien qui ne peut se résoudre à ne voir dans sa propre pratique qu’un « chaos » et une « source de contrariétés » 68 . Condamné par les Ultramontains qui ont désavoué une réflexion qui faisait main basse, dans un sursaut effronté, sur tous les mystères (miracles, prophéties,…) au profit d’une évidence naturelle dont les Lettres de la montagne de Rousseau se feraient plus tard l’écho, et qui accordait trop au cœur et au déiste. Condamné par le déiste lui-même, parce que ce système « exige[ait] encor trop de lui » (Nouvelle bibliothèque ou Histoire littéraire, novembre 1738). Condamné, enfin, par le quiétiste parce qu’il se départait avec une insolente évidence du mysticisme - ou de l’apport des « apprentis Mistiques », comme Marie Huber se plut ironiquement à les stigmatiser 69 . Le pasteur suisse Jean-Philippe Dutoit-Membrini, adepte de M me Guyon, n’a pas manqué d’épingler avec hauteur l’orgueil de cette « femmelette », à la source d’un « système en tout hérétique » et dont les vérités prétendaient porter leur évidence avec elles. Les nombreuses rééditions et traductions de l’œuvre de Huber témoignent néanmoins de la longévité d’une trace féminine, isolée certes, mais à la fois originale et radicale au cœur de la défense de la foi et des discussions dogmatiques. « Pour être influente », résume Yves Krumenacker, la prise de parole féminine devait, dans ce cas, opter pour le « déguisement ostentatoire » de l’anonymat sous peine d’« être ipso facto discréditée ». Inscrite dans un horizon théologique et politique foncièrement différent, l’auctorialité de Jacqueline-Aimée Brohon connait une traduction institutionnelle assez semblable. L’auteure revendique une acquisition spontanée et immédiate de la science religieuse, fruit d’une expérience directe avec Dieu, sans entrer, du moins au départ, systématiquement en contradiction avec les enseignements rudimentaires de l’Église et sans entraîner donc une condamnation cléricale unanime. Sa glose mystique est scandée par les antiennes de la liturgie latine et l’auteure a reçu les encouragements d’ecclésiastiques qui lisent chez elle une condamnation du clergé prévaricateur, propre à séduire quelque jacobin, et le reflet des querelles religieuses et des tensions politiques et sociales de leur époque 70 . Une frange de la critique catholique de la première moitié du XIX e siècle s’est peu embarrassée en effet de ses fantaisies et des libertés prises avec l’orthodoxie, pourtant épinglées en 1804 dans un rapport du ministre des cultes, Portalis, survenu bien après les mises en garde suspicieuses de la Sorbonne. Dans une consultation 68 Idem, p. 29. 69 Idem, vol. 2, p. 60. Pitassi, « Etre femme et théologienne au XVIII e siècle. Le cas de Marie Huber «, op. cit. 70 Auguste Viatte, « Une visionnaire au siècle de Jean-Jacques. Mademoiselle Brohon », Revue des questions historiques, XCVIII (1923), pp. 336-344. OeC01_2013_I-160End.indd 28 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 29 donnée le 4 mars 1792, les docteurs avaient pointé déjà, parmi les Instructions édifiantes et les Réflexions édifiantes 71 , une série d’arguments contraires à l’union hypostatique des deux natures du Christ. Ils déploraient des peintures charnelles « capables de souiller l’imagination » et d’émousser la notion de péché. Ils stigmatisaient ses visions extatiques d’une extravagance troublante, teintées de fanatisme, et dont certaines relevaient purement du blasphème. Mais Brohon était surtout connue pour avoir été l’instigatrice d’un ordre expiatoire qui puisait ses racines dans le culte aux Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie : la Société des Victimes de Jésus, dont elle reçut la révélation directement du Christ. Le mérite de cette « chapelle », disséminée parmi toutes les autres tentatives de rénovation de l’Église défaillante qui se succèdent dans le contexte prérévolutionnaire, est d’octroyer aux femmes une place de choix. Certes, elle ne s’affranchit jamais totalement de l’autorité masculine, à l’image de l’obédience continuellement manifestée par M me Brohon vis-à-vis de ses directeurs - l’abbé Clément et Pierre du Garry - ou de certains chapitres consacrés à saint Augustin, à la grâce et à la condamnation du pélagianisme qui sentent les positions antijansénistes de ses guides spirituels 72 . L’organisation de la société des Victimes a beau protester un grand respect pour l’ensemble du corps des pasteurs attachés à l’Église romaine, elle n’entend toutefois sacrifier qu’à l’autorité de l’évêque et du pape. Chapeautée par douze Victimes, pour moitié d’hommes et de femmes, la société se définit à l’image du collège apostolique. Le beau sexe y occupe la première place selon trois principes censés faire autorité : 1° par l’effet de l’amour du Christ pour sa mère, 2° afin de récompenser la « fidélité inviolable » que les femmes avaient témoignée à Jésus dans le cours de sa vie et de sa passion, 3° en vue d’humilier le sexe masculin qui n’a cessé d’abuser de sa supériorité et lui faire sentir une cruelle jalousie devant la vertu et le zèle désintéressé du « sexe le plus faible » 73 . La nature de cet établissement, susceptible de mettre un terme définitif à l’état monastique et de réformer en profondeur les structures ecclésiastiques, condamna la fortune de M me Brohon à être essentiellement posthume. De son vivant, son nom ne figura jamais au seuil de la charte de ce nouvel ascétisme dont elle entendait réguler l’ambition, fixer les intercesseurs et les pratiques de dévotion. 71 Instructions édifiantes sur le jeûne de Jésus-Christ au désert, Paris : Didot, 1791 ; Réflexions édifiantes par l’auteur des Instructions édifiantes sur le jeûne de Jésus-Christ au désert. Paris : Didot, 1791, 2 vol. 72 Réflexions édifiantes, op. cit., vol. 2, p. 424 ; Instructions édifiantes, op. cit., pp. 44-52. 73 Réflexions édifiantes, op. cit., vol. 2, pp. 17-18. OeC01_2013_I-160End.indd 29 10.12.13 16: 17 30 Fabrice Preyat Des lectures édifiantes au Christ romanesque Des lectures fréquemment réduites à la portion congrue - Le Nouveau Testament, L’Imitation de Jésus-Christ, les Règles et Constitutions, une somme d’Histoires édifiantes collectées par un Choisy (1710-1735) ou un Duché de Vancy (1767-1769) 74 - orientent indéniablement la production féminine, mâtinée parfois de mysticisme mais surtout empreinte de morale, telle qu’on peut la lire dans La perfection de l’amour du prochain dans tous les états par l’union de nos amours naturels aux amours de Dieu de Catherine Lévesque (1685), qui voisine les Instructions historiques, dogmatiques et morales en faveur des laboureurs et autres de la campagne de Catherine Billy (1746), quelque peu en retrait de la froideur du traité disciplinaire de La Guide des supérieures, ou Avis à une supérieure sur les moyens de se bien conduire dans la supériorité d’Élisabeth Fleuret (1786). Cette littérature, fortement empreinte d’un écrasant didactisme et d’un profond conservatisme social, a trouvé dans la littérature de jeunesse le moyen de partager ses vues avec une large proportion de lecteurs, confinant aux couches populaires. Elle a été entretenue au long du siècle par les « institutrices » de tous bords, selon une variété de genres qui ont eu prioritairement recours au dialogue comme forme pédagogique et propédeutique : le Théâtre à l’usage des jeunes personnes (1779) ou les Veillées du château (1784) de M me de Genlis en sont un exemple. Les Magasins de Marie Leprince de Beaumont - celui des enfants (1757), celui des adolescentes (1760), celui des pauvres, artisans, domestiques, gens de la campagne (1768), celui des dévotes (La Dévotion éclairée ou Magasin des dévotes, 1779), enfin - en sont un autre, augmenté, dans le même esprit, des Contes moraux (1774-1776) de l’auteure ou de l’opuscule Les Américaines, ou la Preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles, publié en 1770. Ces petits volumes apologétiques, ancrés dans la « texture du quotidien », ne passent pas inaperçus. Certains, édités sous le titre de Trésor des familles chrétiennes (rééd. 1837) 75 , seront tardivement revus et augmentés par des théologiens qui saluent cette volonté d’inculquer le « vrai » aux enfants et d’éclairer la raison de ces femmes qui « se piquent de tout lire ». La méthode, relativement simple, se fonde sur une déclinaison très personnelle et sélective des événements de l’histoire sainte, 74 François-Timoléon, abbé de Choisy, Histoire de piété et de morale. Paris : Étienne, 1711 ; Paris, Coignard, 1718 ; Recueil d’histoires sacrées et prophanes propres à former le cœur et l’esprit. Paris : Simon, 1729 ; Joseph-François Duché de Vancy, Recueil d’histoires édifiantes pour servir de lecture à de jeunes personnes de condition. Paris : Rigaud, 1706. 75 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Trésor des familles chrétiennes. Paris : Imprimerie-Librairie spéciale des écoles chrétiennes et primaires, Amédée Saintin et C ie , 1837. OeC01_2013_I-160End.indd 30 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 31 éclaire quelques passages des Évangiles, s’inspire des épîtres de saint Paul et s’attache, sous les auspices d’un Dieu de justice, à montrer aux lecteurs « la conformité des maximes de ce Livre avec leurs lumières naturelles ». M me Leprince de Beaumont entend appliquer le doute cartésien, comme le suggère Rotraud von Kulessa. Ce faisant, la moraliste ressuscite le rôle joué par les femmes dans la réception de la philosophie de Descartes et s’empare des armes de ses adversaires. Le programme de l’auteure vise, certes, l’émancipation féminine : Oui, messieurs les tyrans, j’ai dessein de les tirer de cette ignorance crasse, à laquelle vous les avez condamnées. Certainement, j’ai dessein d’en faire des Logiciennes, des Geometres & même des Philosophes. Je veux leur apprendre à penser, à penser juste, pour parvenir à bien vivre 76 . Mais, les ambitions que M me Leprince de Beaumont réserve à la Philosophe chrétienne, ne surprendront guère le lecteur : La Philosophie sacrifiera le dégoût que produisent chez elles les détails domestiques, au devoir qui lui fait une loi de s’en charger 77 . Les opuscules s’attachent à discréditer continuellement les beaux esprits, à vider les termes d’« esprits forts » de leur substance et à définir la « bonne philosophie » en fonction de son degré d’obédience à la révélation. De telles dispositions durent sonner familièrement aux oreilles de femmes - comme M me de Genlis 78 - qui ne cessent de porter au pinacle le modèle éducatif de Saint-Cyr et l’investissement de M me de Maintenon qui, en son temps, contribua à saper l’idéal de la femme forte, travail singulièrement poursuivi par certaines congrégations féminines : Vous savez que le Saint-Esprit loue la femme forte de ce qu’elle a raidi ses bras pour le travail, c’est-à-dire qu’elle a surmonté sa faiblesse pour s’adonner aux soins de son ménage 79 . Conformément aux aspirations tridentines, les femmes semblent satisfaire largement à ce fantasme pédagogique qui enrichit les bibliothèques privées, 76 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Magasin des enfans ou Dialogues d’une sage gouvernante avec ses élèves de la première distinction. Lyon : Bruyset-Ponthus, 1787, p. XIX. 77 Idem, p. XXI. 78 Stéphanie Félicité du Crest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis, Madame de Maintenon, pour servir de suite à l’histoire de la duchesse de La Vallière. Paris : Maradan, 1806. L’on sait également que le portrait de Maintenon orne le salon de Genlis (Mémoires inédits. Paris : Ladvocat, 1825, tome 7, p. 213). 79 Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, Recueil des instructions. Paris : Dumoulin, 1908, pp. 84-85. OeC01_2013_I-160End.indd 31 10.12.13 16: 17 32 Fabrice Preyat mais qui profite aussi du marché des écoles conventuelles pour conférer au secteur de la littérature enfantine, au seuil de la Révolution, un indéniable dynamisme 80 . La production de romans édifiants qui, chez M me Leprince de Beaumont, est concomitante à l’écriture de ces petits formats éclaire également les retombées des déclinaisons multiples du dogme. Une lecture placée sous le prisme du providentialisme, telle celle que propose en ces pages Pierre- Olivier Brodeur, a le don de faire éclater la malléabilité narrative des options dogmatiques. La Providence exploitée au cœur de la fiction romanesque revêt, au sens bakhtinien, la fonction d’un « chronotope ». De nouvelles fonctions narratives éclosent dès lors de la congruence des dispositifs romanesque et providentiel. Un développement chronologique original double l’intrigue d’une organisation propre à contrecarrer la morale mondaine tandis qu’une « psychologie de la providence » encourage la réflexion métanarrative. Pour Marie-Françoise Loquet qui publie, en 1781, des Entretiens d’Angélique, pour amuser chrétiennement les jeunes personnes du sexe, et les exciter à l’amour et à la pratique de la vertu, puis la suite ou Entretiens de Clotilde pour exciter les jeunes personnes du sexe à la vertu, offerts, en 1788, aux pensionnaires des Ursulines et qui célèbrent la gloire des Miramionnes, le livre spirituel semble être le marchepied qui conduit au roman édifiant. Le voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur, publié en 1784, incarne une première tentative, intermédiaire, vers l’exploitation franche des richesses de l’allégorie et se résume presque à une fade ébauche préparatoire au roman outrageusement doloriste de Cruzamante ou la Sainte-Amante de la croix, qu’elle signe en 1786. Sébastien Drouin offre à ce récit l’attention qu’on lui avait jusqu’ici déniée, en éclairant l’arrière-plan des livres d’emblèmes (Haeften, Hermann, Vaenius) et celui du pèlerinage ou du voyage allégorique de dévotion (Digulleville, Bolswert) que relient entre eux la tradition quiétiste, les récits de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila, et les éditions réalisées par M me Guyon. Les scrupules de Loquet à recourir à la fiction pour lutter contre les formes littéraires mondaines dénotent une « rhétorique du cœur » qui, en définitive, affadit considérablement les exercices méditatifs à la source desquels elle puise, selon une sécularisation rampante que l’artificialité d’allégories convenues feindrait de repousser. La réception de ces fictions romanesques confirme la délicate alliance de traditions chrétiennes, mystiques, avec l’esthétique prônée par les modèles séculiers. Elle démasque également une frange de la critique catholique qui œuvre à la prompte reconstruction de trajectoires littéraires et spirituelles. La « carrière » de Jacqueline-Aimée Brohon est assez exemplative de ce dernier 80 Voir Didier Masseau, Les ennemis des philosophes, op. cit., pp. 282 sq. OeC01_2013_I-160End.indd 32 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 33 cas de figure. Dans ses Réflexions édifiantes, la sensiblerie de l’auteure et la familiarité de ses colloques avec le Christ l’engagent à accommoder l’Imitation de Jésus-Christ aux accents du pur amour, courant qu’elle étaie encore de visions nauséeuses. Au milieu de fleuves lactescents issus du sein du Christ ou de la Vierge, d’entrailles dépecées dont le marasme n’empêche pas la transfiguration en « berceau » ou en « lit nuptial » où l’auteure peut se lover, parmi les vendanges sanguinolentes du cœur de l’Homme-Dieu 81 , s’élabore une rhétorique discriminatoire de l’expiation et de l’humiliation. On ne lit guère d’humilité cependant dans le sentiment d’exception ou d’élection que l’auteure manifeste orgueilleusement au long de son œuvre. Aussi lui a-t-on à juste titre reproché d’avoir voulu substituer « l’esprit privé au gouvernement de Jésus-Christ ». Cette sensiblerie fière, assez répandue parmi les illuminés, semble encore refléter, comme l’a souligné Auguste Viatte, un héritage direct de son maître en littérature - Rousseau - dont l’influence sur les mysticismes hétérodoxes est bien connue. Son sentimentalisme trouvera chez M me Brohon l’aval du Christ qui l’encourage à « laisser là tous les raisonnements » de son esprit pour ne consulter qu’un « cœur » censé ne jamais l’égarer 82 . Cette empreinte rousseauiste, remarquée en 1755 lors de la publication par Brohon d’un roman de jeunesse intitulé Les Amants philosophes ou le triomphe de la raison, d’ailleurs dédié à Rousseau, est à présent pieusement retournée contre les Philosophes modernes, et incite les critiques à combler le fossé biographique qui sépare les succès mondains de M me Brohon de sa conversion. La critique moderne s’est ainsi employée à ravaler les Réflexions au rang d’un « roman » de type nouveau et a, en conséquence, entretenu l’ambivalence de deux jugements clairement contradictoires. Le premier consistait à assimiler les livres de piété des visionnaires au rang de vulgaires fictions (Picot). Le second équivaut, en revanche, à entériner la dimension d’une écriture, elle aussi expiatoire, qui est commandée par la Divinité et qui lui est offerte en retour 83 . En s’attardant sur la longévité des talents stylistiques de l’auteure, comme le fit l’abbé Claude-Ignace Busson 84 , la critique rangeait les livres de piété parmi la cohorte des opuscules encouragés par une apologétique romanesque qui cherchait dans la littérature un porte-voix plus efficace contre les Lumières. La légende de M me Brohon s’est construite sur cet éternel « esprit romanesque », sur la valeur d’une « âme portée à la mélancolie » et « aux vaporeuses langueurs de l’extase », autant de qualités qui permirent de justifier les élans d’« un roman d’amour d’une exaltation 81 Réflexions édifiantes, op. cit., vol. 1, pp. 225-227, 233-235 ; vol. 2, pp. 26-32. 82 Idem, vol. 2, p. 76. 83 Idem, pp. 170-173. 84 Sur l’abbé Claude-Ignace Busson, lire les pages que lui consacre Jacques Marx dans son érudite étude intitulée Le péché de la France. Surnaturel et politique au XIX e siècle, Émile Poulat (préf.). Bruxelles : Espaces de libertés, 2005, pp. 246-247. OeC01_2013_I-160End.indd 33 10.12.13 16: 17 34 Fabrice Preyat incroyable dont Jésus-Christ [était] le héros » 85 . Loin de désavouer leur auteure en cette voie, les Réflexions couronnaient l’accouchement du roman « le plus exalté » et « le plus passionné qu’elle [eût] écrit ». L’œuvre devint le signe tangible d’une apothéose située à l’intersection de la République des Lettres et du champ religieux. Morte à la littérature profane qui s’inspirait de Rousseau, c’est par les canaux du rousseauisme, que M me Brohon fut ressuscitée à la littérature spirituelle. Les Réflexions couronnèrent sa carrière d’écrivain à travers laquelle l’on tenta d’insuffler un dialogue renouvelé entre art et catholicisme. C’était sans compter sur la rapidité avec laquelle cette prose fut rendue illisible, l’infatuation de l’auteure insupportable, sa dévotion chimérique déliquescente et sa politique totalement obsolète. De ce conglomérat émergent enfin des tragédies directement inspirées de la pratique jésuite du théâtre de collège, mais aussi un grand nombre de traités et de singulières pièces de poésie soucieux d’expliciter le texte des Écritures et de le rendre plus largement accessible en le transposant au gré des canons littéraires français. Toute démarche effectuée en ce sens procède de tentatives complémentaires : soit d’une explicitation (M lle Feuillet, Jeanne-Marie Guyon, Anne-Léonore de Béthune d’Orval, Marie-Madeleine d’Aguesseau, dame Le Guerchoix) 86 , soit d’une réduction et d’une versification (M lle Thomas de Bazincourt) 87 , d’une paraphrase (Marie-Agnès Bataille de Chambenart) 88 ou d’une traduction poétique inédite (Élisabeth-Sophie Chéron) 89 . La poésie, comme le souligne Claire Fourquet-Gracieux, est pour 85 Michael Pierre Joseph Picot, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique pendant le dix-huitième siècle. Paris : Le Clere, 1816, vol. 4, p. 408 ; Marquis de La Rochefoucauld-Liancourt, Histoire de l’arrondissement des Andelys. Andelys : Saillot, 1833, p. 196, Gédéon Dubreuil, Gisors et ses environs. Paris : Delahays, 1857, p. 104. 86 M lle Feuillet, Sentiments chrétiens. Concordance des prophéties avec l’Évangile, 1690 ; Jeanne Bouvier de La Mothe, dame Guyon, Le cantique des cantiques interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs. Lyon, 1688 ; Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ, avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure. Cologne, 1713, 6 vol. ; Les livres de l’Ancien Testament, avec des réflexions qui regardent la vie intérieure. Cologne, 1714-1715, 12 vol. ; Poésies et cantiques spirituels sur divers sujets qui regardent la vie spirituelle ou l’esprit du vrai christianisme. Cologne, 1722 ; Anne-Léonore de Béthune d’Orval, Réflexions sur les Évangiles ; Marie-Madeleine d’Aguesseau, dame Le Guerchoix, Réflexions chrétiennes sur les livres historiques de l’Ancien Testament, 1767, augmentées en 1773 de Réflexions sur le Nouveau Testament. 87 M lle Thomas de Bazincourt, Abrégé historique et chronologique de la Bible en vers françois, 1768. 88 Marie-Agnès Bataille de Chambenart, Psaumes paraphrasez mis en vers. Paris, 1715. 89 Élisabeth-Sophie Chéron, Le Cantique de Habacuc et le pseaume 103 traduits en vers français avec des estampes, 1717 ; Essay de psaumes et cantiques mis en vers, et enrichis de figures, 1694. OeC01_2013_I-160End.indd 34 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 35 les femmes le lieu où la rivalité avec les auteurs masculins peut le mieux se concrétiser. Œuvres « insinuantes », teintées d’une insinuatio chrétienne qui désire porter à la conversion par la douceur, elles ne rencontrent pourtant pas le succès escompté en dépit de qualités intrinsèques largement saluées. Un examen étroit des techniques de versification dévoile leur destination - mondaine - et leur progressif glissement, à partir de la seconde moitié du XVII e siècle, vers un « style mâle » (Bataille de Chambenart) qui a pour prétention de vulgariser en refusant le joug de la raison. La subtile alliance d’« ardeur » et de « douceur » témoigne alors de la primauté accordée au cœur. Outre l’évolution de l’apologétique et des sensibilités qui la commandent, l’ensemble de ces volumes est également le symptôme d’une ouverture positive des femmes aux études bibliques en France et d’une sensibilisation au développement des recherches exégétiques, qui débouchent parfois, comme dans le cas d’Élisabeth-Sophie Chéron, sur le parfait apprentissage des langues sémitiques. L’apport de l’exégèse à l’apologétique est double puisqu’il joue, dans un premier temps, une part prépondérante au niveau de la pastorale et de l’appropriation de la prédication par les fidèles. Dans un second temps, il permet de fournir au croyant militant des arguments qui lui permettront d’entrer en contradiction avec les thèses philosophiques appliquées au déchiffrement des Écritures. Toutefois, en prenant de sensibles libertés dans des traductions qui remontent rarement au-delà de la Vulgate, en nuisant, par maladresse, à la justesse du texte et en accompagnant sa transposition de lignes directrices allant dans le sens d’une lecture engagée au profit d’une Église et dans laquelle l’argument théologique obère quelque peu la grâce poétique, ce progrès féminin s’est accompagné de tares préjudiciables qui, sous prétexte de vulgarisation ou de créativité, ont gauchi la référence canonique et l’ont souvent rendue tributaire d’un esprit de clocher. De la querelle comme lieu de réappropriation des valeurs La pluralité des œuvres engendrées par les anti-Lumières et les contrastes qu’elles ont entretenus, depuis Fénelon jusqu’à Saint-Martin ou Maine de Biran, rendent l’explicitation de dénominateurs communs relativement complexe. Seule l’unité polémique de la « résistance à une mutation culturelle » qui leur échappe 90 et l’opposition prioritairement marquée à une sécu- 90 Nous renvoyons ici aux articles et ouvres suivants : Jacques Domenech, « Anti- Lumières », dans Dictionnaire européen des Lumières, Michel Delon (éd.). Paris, PUF, 1997, pp. 84a-89b ; Jean Deprun, « Les anti-Lumières », dans Histoire de la philosophie, Yvon Belaval (éd.). Paris : Gallimard, 1973, pp. 716-727 (719) ; Lumières et anti-Lumières, numéro thématique de la revue Raison présente, 67 (1983). OeC01_2013_I-160End.indd 35 10.12.13 16: 17 36 Fabrice Preyat larisation rampante paraissent constituer des critères suffisamment probants pour marquer la convergence d’ouvrages qui s’attachent autant à condamner Lucrèce et à déconstruire le système physique d’Épicure - qui menacent la morale chrétienne - qu’à contrecarrer les critiques spinozistes. Les anti- Lumières se caractérisent par des positions politiques et institutionnelles fluctuantes et un manque évident d’unité doctrinale qui les poussent autant à défendre l’orthodoxie et les systèmes associés à la religion chrétienne du temps (augustinisme, bérullisme, cartésianisme, malebranchisme, leibnizianisme) qu’à miser sur leur contradiction. Tantôt elles empruntent les voies empiriques de la critique historique et de l’histoire religieuse, tantôt elles favorisent l’épanouissement de discours marginaux, imprégnés entre autres par les gnoses illuministes. Les apologies féminines ont illustré, avec plus ou moins de bonheur, ces différents courants et n’ont pas hésité à jeter parfois lestement le discrédit sur des métaphysiques continuellement gauchies afin de les adapter à l’esprit du temps (cf. N. Gobbé, dame Le Vaillant, L’Anti- Malebranche), témoignant à leur tour de l’absence de cohérence stratégique au sein des mouvements chrétiens. L’ancrage interpersonnel et polémique des discours antiphilosophiques permet toutefois de dégager une caractéristique supplémentaire qui - en sus de l’expression de voix singulièrement individuelles, telle celle de Marie Huber - fige les apologies féminines dans un rapport étroit à la mondanité et dans un dialogisme largement partagé. Cette dimension dialectique, indispensable à la compréhension de courants intellectuels qui sont nés dans « la confrontation, le compromis instable ou le conflit avec l’adversaire » sous-entend l’importance des médiations, interroge les notions d’espace public, de réseau d’information et de diffusion des savoirs sur lesquels Didier Masseau a attiré l’attention 91 . Ces dialogues se sont manifestés à différents niveaux : tout d’abord dans la coexistence de sociétés particulières et dans l’entourage de périodiques dont l’étude doit aujourd’hui s’étendre aux sociétés chrétiennes difficilement décelables en ce sens qu’elles demeurent parfois totalement étrangères aux cercles à la mode ; ensuite, à travers une convergence des discours apologétiques masculins et féminins, autour notamment des implications politiques et sociales du christianisme ; et, enfin, au cœur d’une tendance nette à la réappropriation, voire au partage, de genres littéraires et de valeurs - utilité, esprit, bonheur - chers aux Philosophes. La solidarité communautaire qui a opposé les sociétés philosophiques aux cercles, loges ou confréries des partisans d’une alliance entre le trône et l’autel s’est cristallisée entre autres, au cours des années 1780, dans la réunion de cercles illuministes, redevables à l’investissement intellectuel, spirituel et financier des femmes. Les doctrines théosophiques d’un 91 Masseau, Les ennemis des philosophes, op. cit. OeC01_2013_I-160End.indd 36 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 37 Martines de Pasqually, d’un Saint-Martin ou d’un Lavater ont, en effet, largement bénéficié d’une réception aristocratique et féminine. Ces courants diffus, qui entretenaient dans le cas du martinisme des rapports parfois chahutés avec certains aspects de la mystique, se sont néanmoins largement inspiré du quiétisme de M me Guyon, et de la réflexion de Marie d’Agréda ou d’Antoinette Bourignon. C’est à une femme encore que l’on doit en partie la diffusion de l’illuminisme révolutionnaire. La duchesse de Bourbon a entretenu autour d’elle une cour qui se laissa séduire par l’individualisme forcené d’une mystique, jalouse d’une union affective avec Dieu qu’elle n’hésitait pas, par le recours au surnaturel, à opposer au contrôle institutionnel de l’Église. L’imprégnation du christianisme primitif découlait d’un investissement spirituel personnel et, à l’intérieur de celui-ci, d’une opposition à l’apologétique rationaliste des Lumières que les Opuscules de l’auteure ont clairement formulée 92 . L’Église, selon elle, « [avait] cessé de marcher dans la bonne voie aussitôt qu’elle [avait] voulu expliquer les mystères par le secours de la philosophie, au lieu de sentir par l’onction de la grâce leurs effets dans le cœur », laissant ainsi dégénérer la « foi » en « croyance ». Ces œuvres, augmentées d’historiettes, au caractère littéraire discutable, devinrent le vecteur d’une doctrine favorable à la révélation particulière qui échappait aux disciplines de la théologie. Les liens personnels de la duchesse de Bourbon avec les plus éminentes représentantes de l’illuminisme révolutionnaire, à l’instar de Suzette Labrousse, contribuèrent évidemment à son succès, en plus du mécénat et de l’appui financier qu’elle offrit tantôt à l’édition d’œuvres particulières - celles notamment de Jacqueline-Aimée Brohon -, tantôt au profit d’initiatives masculines, comme le Journal prophétique de Pierre Pontard. Le périodique était soucieux lui aussi de délivrer une mystique à l’Église constitutionnelle et d’exploiter sur le plan politique les dérives millénaristes manifestées par les visionnaires Catherine Théot ou M me de Krüdener. La prose de Jacqueline-Aimée Brohon séduisit un temps le rédacteur 93 . Ses prévisions sibyllines, qu’il tenta vainement de concilier avec les oracles de Suzette Labrousse pour appuyer son hostilité au clergé insermenté, finirent cependant par lasser le rédacteur. Dans les milieux orthodoxes, l’existence de réseaux sociaux s’est révélée par les diverses stratégies déployées au niveau de la librairie, des périodiques et des instances de contrôle (censure, index, …) ou de consécration (élections académiques, concours, prix, …) aux mains des apologistes et de l’Église, toujours promptes à faire émerger les alliances, ou funestes, ou propices, au cœur des plus vives querelles littéraires. Le rayonnement de plu- 92 Auguste Viatte, Les sources occultes du romantisme. Paris : Honoré Champion, 1928, vol. 1, pp. 241, 244. 93 Idem, vol. 1, pp. 248, 309 ; vol. 2, p. 191. OeC01_2013_I-160End.indd 37 10.12.13 16: 17 38 Fabrice Preyat sieurs cercles privés confirme que les Philosophes n’avaient pas le monopole de ces nouveaux lieux de pouvoir intellectuel, qui pouvaient le cas échéant galvaniser les troupes de leurs adversaires sous l’égide de protectrices avisées. L’on ne sait presque rien du salon de la princesse de Robecq, maîtresse de Choiseul, qui recrutait parmi les milieux antiphilosophiques. La disparité des Lumières et des mouvements chrétiens se reflètent dans la mixité idéologique de l’entourage de M me de Genlis au pavillon de Bellechasse qui, dès 1779, accueille Buffon, Marmontel, d’Alembert ou M me du Deffand pour poursuivre les Encyclopédistes de leurs moqueries. Une atmosphère semblable devait présider au salon de la marquise de Créqui où Lefranc de Pompignan et l’archevêque de Vienne côtoyaient d’Alembert, Rousseau et Necker. L’antiphilosophie doit à M me de La Ferté-Imbault l’orientation, en un même lieu, à une même époque et au sein d’une même famille, d’un salon qui tient tête à celui de M me Geoffrin, puis la confirmation du rôle tenu par les lumières chrétiennes au cœur de l’éducation des enfants de France et de l’aristocratie conservatrice. Que La Ferté-Imbault ait été choisie pour le préceptorat de la philosophie dénote assez l’espoir que pouvaient cultiver les adversaires des Encyclopédistes face au rayonnement d’éducations privées, pensées depuis longtemps comme un moyen de rayonnement favorisant le processus de mimésis sociale. Les sociétés badines, à l’image de l’ordre des Lanturelus, ou plus sérieuses comme l’ordre de la Persévérance, n’ont pas seulement partagé la parodie des rites académiques et une semi-clandestinité. La dimension intellectuelle, morale et idéologique du prosélytisme des Lanturelus, sur lequel insiste Marie-Frédérique Pellegrin, met en relief les ambitions velléitaires des partisans d’une encyclopédie chrétienne, orchestrée dans le creuset de profondes sympathies antiphilosophiques qui engagent plusieurs apologistes. Le fait que des transfuges des deux camps peuplent simultanément ces sociétés ne permet pas de dresser le facteur idéologique comme la seule explication de la cohésion de ces salons dont l’orientation culturelle confirme toutefois une certaine orthodoxie et une orientation contestataire qui s’emploie à critiquer les institutions et à marquer une vive hostilité « à l’athéisme moderne et aux Philosophes les plus radicaux » 94 . Entre les deux camps, les frontières procèdent par renforcements ou estompements progressifs selon que les amitiés peuvent ou non s’accommoder de convictions opposées, enjoignant les idéologues des marges à se distancer ou à se rejoindre. L’on peut, à bon droit, s’interroger sur l’apologétique qui serait en définitive sortie de ces sociabilités si la mondanité n’y avait pas triomphé de l’intellectualisme. De telles alliances et semblables usages sociaux se sont souvent révélés en filigranes de la dénonciation littéraire des sociabilités philosophiques. 94 Masseau, Les ennemis des philosophes, op. cit., p. 93. OeC01_2013_I-160End.indd 38 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 39 Leur mise en scène - qu’elle fût savante ou romanesque - reposait sur un argument largement développé par l’apologétique masculine. Celle-là s’était attachée à convoquer les Philosophes au tribunal de la raison et de la religion pour étaler au grand jour les contradictions qu’ils nourrissaient à l’endroit d’eux-mêmes, plutôt que de les confronter aux Saintes Écritures. Parler « en théologiens » mais aussi « en philosophes », pour finalement dénoncer les errements de ces derniers, telle était la mission que s’étaient assignée Le Masson des Granges (Le Philosophe moderne ou l’Incrédule condamné au tribunal de sa raison, 1759), Bergier (Le déisme réfuté par lui-même, 1765), Lefranc de Pompignan (La religion vengée de l’incrédulité par l’incrédulité elle-même, 1772) et Mérault de Bizy (Les apologistes involontaires, 1806). Les volumes de Marie-Antoinette de Bavière, électrice de Saxe (sous le pseudonyme d’Ermelinde Thaléa, La Laïs philosophe ou Mémoires de Madame de D*** et ses discours à M r de Voltaire sur son impiété, sa mauvaise conduite, et sa folie, 1760), et les titres postérieurs de M me de Genlis théâtraliseront cette tendance en mêlant de façon virulente ressorts fictionnels et réalisme, à grand renfort de citations (Les athées conséquens, ou Mémoires du commandeur de Linanges, 1824 ; Les dîners du baron d’Holbach dans lesquels se trouvent rassemblés, sous leurs noms, une partie des gens de la cour et des littérateurs les plus remarquables du XVIII e siècle, 1822 ; suivis, en 1828, des Soupers de la maréchale de Luxembourg). Conversations, promenades, salons et cabinets de verdure campent les échanges des Philosophes et de leurs contradicteurs, et suscitent leurs aveux en tentant d’égayer une matière souvent ingrate. Vingt ans avant le succès des Helviennes ou Lettres provinciales philosophiques de Barruel (1781), Marie-Antoinette de Bavière table sur des ressorts dramatiques qui impliquent la critique des salons parisiens où règnent les beaux esprits et où bruissent les saillies des Philosophes. Elle est menée tambour battant par une jeune provençale dévoyée qui se polit au contact des hommes d’esprit sans perdre de vue les lumières de la religion. Laïs passe au crible de l’orthodoxie les thèses des plus éminents représentants de la Philosophie, les interroge sur le rôle social des femmes et démonte, avec aplomb, tous les systèmes. Voltaire et son combat contre l’Infâme constituent l’immuable pierre de touche de ces attaques qui convoquent, pêle-mêle, Montesquieu, Piron, Marmontel, Crébillon, Marivaux,… en plaçant en leur bouche les contre-arguments les plus convaincants. Fidèle au modèle de Pascal, la provinciale devient le modèle du bon sens opposé au bel esprit et ruine, de l’intérieur, l’édifice de la Philosophie moderne. De forme plus austère, Les dîners de M me Genlis affichent pareil dessein mais en concédant un rôle moindre à la dimension fictionnelle. L’objectif consiste de nouveau à « ne plus peindre les philosophes que par leurs propres aveux », mais le ton se durcit. Le propos se veut « à l’abri de toutes les réfutations », en se fondant « sur des faits incontestables et sur des citations OeC01_2013_I-160End.indd 39 10.12.13 16: 17 40 Fabrice Preyat de la plus parfaite exactitude » 95 . La tempérance ne sera pas, l’on s’en doute, la vertu première d’un ouvrage qui se définit comme un centon composé des « lettres [que les Philosophes] ont laissées, et par des citations de leurs propres ouvrages » 96 . Le choix d’un cadre historique restreint, la convocation des littérateurs que Genlis a intimement connus - à l’exception de Diderot et d’Helvétius - ressuscitent le climat des sociétés réunies dans l’aréopage de d’Holbach mais aussi de M mes Necker ou du Deffand, et dresse, dans l’espoir d’en mieux saisir les contours et de la réduire à l’impuissance, le cadastre de la France philosophe, de M me Geoffrin à Malesherbes. Il s’agit pour ces femmes de combattre un fanatisme jugé plus virulent encore que le fanatisme religieux, de forcer à cette fin leurs adversaires à reconnaître publiquement des bévues que seuls justifient le désordre de leurs passions, l’orgueil, la volupté ou l’ambition politique. Sonner le glas d’une « Philosophie » tenue pour responsable d’un renversement systématique des valeurs (morales, sociales, politiques et esthétiques) relevait de l’urgence lors que son emprise s’était étendue à l’ensemble de l’Europe. Dans ses Dîners, Genlis propose de livrer l’histoire de cette conspiration, instiguée premièrement par Fontenelle, mais dirigée principalement par Voltaire qui, sous la Régence, se serait assuré la complicité de quelques « femmes sans mœurs » et de personnes sûres - d’Alembert, Diderot, Helvétius, Condorcet, Raynal, Morellet, Grimm - pour « anéantir la religion, la morale et renverser le gouvernement ». Leurs décisions se seraient prises durant les dîners philosophiques du baron d’Holbach, « club » semblable aux cercles apparus outre-Manche et étrangement favorables aux conspirateurs, dont la France héritière du Grand Siècle avait jusque-là ignoré les méfaits 97 . Genlis grossit encore ce trait quand, rentrée en France, en 1802, après ses années d’exil, elle publie ses Nouveaux contes moraux. Possédée par une hantise de la décadence, qui se ferait jour parmi tous les domaines de l’activité humaine, elle tente d’éveiller ses lecteurs aux mensonges philosophiques et à l’iniquité de vulgaires plagiaires qui s’avèrent de surcroît de parfaits contempteurs de la démocratie 98 . Ces aménités antirévolutionnaires font suite aux thèses d’un Fréron ou d’un Barruel (Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, 1797-1799) qui enveloppaient les mêmes acteurs au sein d’un triple complot antichrétien, antimonarchique et antisocial. Avec un temps de retard sur les ouvrages qui ont fleuri à partir des années 1750 pour condamner la parution de l’Encyclopédie (e.a. La Religion vengée ou Réfutation des auteurs impies de 95 Les dîners du baron d’Holbach, op. cit., p. XVII. 96 Idem, p. V. 97 Idem, p. 6. 98 La religion considérée comme l’unique base du bonheur & de la véritable philosophie, nouvelle édition augmentée de quelques notes. Paris : Maradan, 1816, p. 329. OeC01_2013_I-160End.indd 40 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 41 J.-N.-H. Hayer, 1757-1763), les Dîners continuent de pourfendre une œuvre collective perçue comme l’organe de propagande par excellence de la nouvelle Philosophie. L’éclairage que jette Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval sur un pan peu étudié de l’œuvre de Genlis - celui des semi-fictions qui convoquent une variété de dispositifs d’écriture au profit de l’apologétique - permet de mesurer l’ampleur de la radicalisation des thèses de l’auteur. Illustrées par les personnages et les faits, ses opinions contrerévolutionnaires fustigent Marmontel, proposent une bibliothèque de lectures chrétiennes, de Bossuet à Jean-Baptiste Rousseau, avant d’esquisser le panégyrique des prêtres « bienfaiteurs de l’Europe et du monde entier ». L’œuvre de Genlis fait preuve d’une indéniable continuité qui ne laisse jamais de reproduire les équations simplistes : irréligion égale inconséquence, athéisme égale amoralité. L’association coupable des Philosophes, de l’irréligion et de la Révolution veut pressentir l’avènement d’un nouveau renversement. Les paratextes éducatifs qui mènent le lecteur par la main confirment cette aspiration et démontent la construction des œuvres de Genlis, pensées selon un dialogue constant avec l’apologétique contemporaine qui les inscrit au sein d’un réseau de textes aisés à circonscrire. De manière globale, la lecture des récits situés au croisement de l’antiphilosophie et de l’apologétique confirment une même tendance à la reproduction des poncifs allégués par la critique chrétienne. Ils entretiennent, sur le plan formel, une parenté étroite avec les canons de la littérature religieuse. La Laïs philosophe se présente comme une réfutation pied-à-pied des grands axes développés par la philosophie et le théisme, au moyen d’arguments repris à une religiosité tantôt diffuse, tantôt étroitement attachée aux dogmes et aux mystères. Mais le volume s’impose surtout comme un récit de conversion et présente un caractère incitatif accentué par sa dimension d’autobiographie fictive et l’adjonction d’authentiques témoignages de conversion au catholicisme, joints à la suite de ses rééditions 99 . Cette apologétique littéraire, qui n’offre guère d’originalité dans le traitement des loci theologici, exhibe une maîtrise élégante et théâtralisée des usages sociaux qui sous-entend le partage ambigu des rituels salonniers par le Philosophe représenté et par le lecteur dévot captivé par la représentation. Au sein de cette littérature, le salon et la conversation jouent pleinement leur rôle culturel et civilisateur à l’égard des femmes, rôle renforcé encore lorsqu’ils initient des dévotes de province à la controverse philosophique. Il convient cependant, comme nous le signalions plus haut, de se prémunir de toute tentation finaliste 99 Ermelinde Thaléa (attribué à Marie-Antoinette de Bavière, électrice de Saxe), La Laïs philosophe ou Mémoires de Madame D*** et ses discours à M r de Voltaire sur son impiété, sa mauvaise conduite, & sa folie, nouvelle édition, considérablement augmentée. Bouillon : Pierre Limier, 1761. OeC01_2013_I-160End.indd 41 10.12.13 16: 17 42 Fabrice Preyat qui viserait à ériger cette tendance de l’apologétique féminine en un espace privilégié concédé à une prise de parole « féministe » et univoque. La Laïs philosophe atteste des atermoiements d’une critique féminine qui balance de façon continue entre une revendication intellectuelle tranchée et les concessions sociales qui seules siéent à la modestie du sexe. Cette bipolarité s’exprime clairement dans les aveux de l’héroïne. Fraîchement débarquée à Paris, Laïs concède que les entretiens et la lecture l’ont bientôt mise « en état de tenir tête [aux Philosophes], et de leur faire voir que leurs Ouvrages ne tendaient pas toujours à ce vrai, si recherché et si ignoré » 100 . Elle enferme néanmoins rapidement les talents féminins en des bornes étroites : […] quoique le tempérament soit souvent en nous au-dessus de la Religion, je voulais au moins avoir le plaisir de confondre selon mes forces, l’orgueil de la Philosophie à la mode 101 . À maints endroits où le texte inviterait à conclure au « féminisme » de l’auteure, celui-ci se résout dans la galanterie du propos qui a tôt fait de délaisser toute velléité d’indépendance pour se déliter dans la flagornerie, et finalement révéler le propre d’une domination symbolique par la suggestion de la fascination, largement répandue chez les acteurs sociaux dominés, que leur inspirent les comportements les plus appropriés au maintien de la domination dont ils sont victimes. À moins que cette tendance ne soit ici le fruit d’une écriture masculine cachée derrière un pseudonyme féminin pour entériner encore un certain ordre social qui, sinon, succomberait à l’ironie 102 : Je me sers - poursuivait Laïs - je l’avoue, de mon peu d’esprit pour venger les dogmes de la Religion ; mais d’un autre côté je sens que je la déshonore par mes mœurs. Que de huées ne m’attirerais-je pas, si l’on savait dans le Monde qu’une femme de ma sorte s’avise de prêcher aux Déistes ; qu’une Courtisane veut convertir un Voltaire, un d’Argens, et presque toute la Secte des Esprits forts ? […] peut-être le Dieu des miséricordes aura pitié de moi […] 103 . Sur fond de défense dogmatique et de mansuétude divine, il s’agissait avant tout pour les apologistes de briser l’impérialisme dont les Philosophes prétendaient jouir sur le plan de pratiques sociales dont la valeur civilisatrice pouvait bénéficier à l’image du christianisme et à l’essor de la foi. Cette réappropriation allait de pair avec une stratégie qui consistait à tempérer les lumières naturelles par l’utilitarisme d’une religion qui servait de garde-fou 100 Idem, p. 5. 101 Idem, p. 6. 102 Sur le débat entourant la paternité de Laïs, voir notre article dans le volume 43 des Études sur le XVIII e siècle, 43 (2015) (en préparation). 103 Laïs philosophe, p. 83. OeC01_2013_I-160End.indd 42 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 43 social, et par une redéfinition du bel esprit qui était sans cesse replacée au cœur de l’aspiration collective de toute époque au bonheur. À partir des années 1770, cette utilité sociale du christianisme deviendra l’un des maîtres-mots de l’apologétique. En 1774, Jean-Nicolas-Hubert Hayer publia L’Utilité temporelle de la religion chrétienne. Contre le baron d’Holbach, le P. Charles-Louis Richard livra, en 1775, sa Défense de la religion, de la morale, de la vertu, de la politique et de la société. Dominique Bauduin leur emboîta le pas trois ans plus tard, en publiant La Religion chrétienne justifiée au tribunal de la politique et de la philosophie. Progressivement le critère d’utilité avait pris valeur de vérité et enjoignit les apologistes à mettre en équation vérité religieuse et félicité sociale, en se réappropriant, à partir du thème de la « civilisation » « toute les vertus d’une sociabilité indûment monopolisée par les philosophes » afin de prouver que « l’Église détenait la recette du vrai bonheur » 104 . En 1758, le marquis de Caraccioli diffusait encore la Jouissance de soi, en rappelant la félicité promise aux âmes pieuses. Très rapidement, le propos apologétique visa, sans rien concéder à la recherche libertine du plaisir, à concilier plus étroitement le bonheur terrestre à la béatitude éternelle, qui légitimait ainsi une aspiration dissociée de la seule recherche du salut, mais que le salut couronnait par l’entremise de la foi. En 1764, le P. Fidèle de Pau livrait en ce sens Le Chrétien par le sentiment. Quatre ans plus tard, Nicolas-Charles-Joseph Trublet tentait dans ses Essais sur divers sujets de littérature et de morale, de faire émerger des convergences entre christianisme et épicurisme ! Nicolas-Joseph-Albert de Diessbach enchérit, dans Le Chrétien catholique, sur la profondeur que la véritable piété apportait à la félicité. Il fut suivi, en 1788, par les Délices de la religion ou le Pouvoir de l’Évangile pour nous rendre heureux de Lamourette et, en 1801, par La théorie du bonheur, suite du romanesque Comte de Valmont, de l’abbé Gérard. La production féminine s’engouffra dans la brèche, suivant naturellement ces apologies qui dénonçaient les malheurs de l’athée tout en asseyant la conformité du christianisme avec les lois sociales, les institutions humaines et les aspirations terrestres. Cette évolution fondamentale d’une Weltanschauung qui délaisse les représentations du Purgatoire était aussi le ressort de stratégies destinées à attirer l’attention et la conciliation d’un plus large public. Elle ne s’opéra pas sans contradictions, devant ce qui était peu ou prou ressenti comme un déplacement de la transcendance religieuse vers l’immanence des valeurs humaines, comme la « mondanisation » 105 , voire la « sensualisation » du 104 Bernard Plongeron, « Bonheur et ‘civilisation chrétienne’ : une nouvelle apologétique après 1760 », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, CLIV (1976), pp. 1637-1655. 105 Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIII e siècle. Paris : Armand Colin, 1960. OeC01_2013_I-160End.indd 43 10.12.13 16: 17 44 Fabrice Preyat christianisme 106 . Face à ce fléau, les martinistes continuèrent d’affectionner le tableau de la Chute qui balayait toute idée de progrès cumulatif. L’attachement passéiste au crime originel refusait l’accommodement d’anthropologies et de cosmogonies que tout jusqu’ici avait opposé, dans la mesure où la culpabilité du premier homme avait rendu « toute la création malade avec lui, et de son fait ». L’Homme des illuminées, esquissé par Saint-Martin, n’était en lui-même ni digne, ni capable de se rendre heureux, sinon à l’issue d’un long processus de transformation, d’un conséquent travail de dépouillement à travers la prière 107 . Du côté des orthodoxes, en 1781, Marie-Françoise Loquet rechignait toujours elle aussi, à l’intérieur du Voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur, à ne plus faire la part belle au seul bonheur dans l’au-delà. En 1786, Cruzamante ou la Sainte amante de la croix, optait délibérément en faveur d’un dolorisme outré que Jean Deprun a très justement épinglé pour sa proximité avec l’inspiration sadienne de Justine ou les Infortunes de la vertu 108 . M me Guyonne-Élisabeth-Josèphe de Laval-Montmorency, duchesse de Luynes, confirmait ce choix, en 1798, par une inspiration scripturaire qui fit de la véritable félicité le fruit d’une résignation devant les plans de la Providence, d’une constance en la foi et d’une abnégation exemplaire (Le vrai bonheur ou la Foi de Tobie récompensée. Poème tiré de l’Écriture sainte, destiné par l’auteur à sa fille). En 1787, le titre programmatique de La Religion considérée comme l’unique base du bonheur et de la véritable philosophie de M me de Genlis avait pourtant ouvert de plus larges perspectives, auxquelles répondit, un an plus tard, l’ouvrage de Lamourette qui lui était dédicacé. La religion considérée comme l’unique base du bonheur s’accommoda mieux de ce rigorisme moral pour englober à son tour le bien-être social et la mission civilisatrice que s’étaient arrogés les Lumières. Somme née de lectures apologétiques épluchées consciencieusement durant deux années (Bergier, La certitude des preuves du christianisme, 1767 ; Guénée, Lettres de quelques juifs portugais, 1769 ; Barruel, Les Helviennes, 1781, etc.), le traité n’entendait pas faire preuve d’originalité mais désirait réhabiliter sur le plan littéraire et moral une production apologétique qui ne cesserait de s’étoffer sous l’Empire et plus encore sous la Restauration et dont l’oubli ou le mépris mondain découlaient des cabales philosophiques. M me de Genlis ambitionnait de résumer, sous les auspices du modèle pascalien et des rétractations de Buffon, une batterie d’arguments destinés à écraser la secte fanatique des Philosophes et à contrecarrer une idéologie qui incitait « à détruire les 106 Masseau, « Quelques réflexions sur la crise de l’apologétique à la fin de l’Ancien Régime », op. cit., 2010. 107 Deprun, « Les anti-Lumières », op. cit., pp. 725-726. 108 Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au XVIII e siècle. Paris, Vrin, 1979, p. 165. OeC01_2013_I-160End.indd 44 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 45 temples et le culte, à massacrer les rois » 109 . À l’instar de ses prédécesseurs, l’auteure s’affranchit progressivement de ses visées philosophiques et morales pour révéler l’ampleur de ses vues sociales et politiques. La Religion considérée comme unique base du bonheur orienta son propos contre le prêche du Discours sur l’inégalité, du Code de la nature, des ouvrages De l’esprit ou De l’homme, et de l’Histoire philosophique des deux Indes afin de rétablir le bienfondé des hiérarchies sociales, de s’opposer à l’abolition de la propriété, à l’égalité des hommes et à la communauté des biens 110 . M me de Genlis épousait donc fidèlement les prétentions politiques de l’apologétique masculine qui occupaient « le nouveau champ de bataille dans lequel s’escrimaient [les] philosophes » pour dénoncer la nocivité de la religion (e.a. abbé d’Arnavon, Discours apologétique de la religion chrétienne, au sujet de plusieurs assertions du Contrat social, 1773). Dans ce contexte ressurgit le leitmotiv de la destruction de l’Encyclopédie 111 préfigurant les tentatives de complète récriture des volumes de Diderot et d’Alembert que la comtesse mûrit entre 1796 et l’aube des années 1820 - ambition tardivement avortée qui aurait tenté de répondre, à sa manière, à l’envahissement du marché du livre par ces volumes philosophiques compacts qui avaient déjà fait l’objet des vexations de M gr Frayssinous ou d’une ambition semblable de récriture chrétienne par M me de La Ferté-Imbault. Mais peut-on encore parler chez Genlis de dialogisme lorsque la réfutation des Philosophes se fait d’un bloc, sans rien concevoir de discutable en ce qui allait à l’encontre des vérités religieuses et sans considérer les tenants de la Philosophie selon l’hétérogénéité de leurs doctrines morales ou politiques ? À l’instar de nombreux apologistes, Genlis contribua à ériger un véritable « mythe mobilisateur » qui en simplifiant, en égratignant et en donnant de l’adversaire une image d’Épinal éveillait spontanément l’horreur des bien-pensants, sans épouser les détours d’une discussion approfondie que ne réclamaient d’ailleurs plus des « thèses jugées d’avance irrecevables » 112 . Le dévoiement des auteurs du camp adverse, des genres, des registres et des figures littéraires prend dès lors le pas sur la profondeur de la réflexion philosophique. Voltaire et, surtout, Rousseau seront sans cesse accaparés, ballotés, loués ou honnis, proscrits finalement ou expurgés, puis utilisés en conformité avec les exigences de la morale et de la doctrine chrétiennes sans pour autant cesser de susciter les revirements continuels des apologistes 109 Genlis, La religion considérée comme l’unique base du bonheur et de la véritable philosophie, op. cit., p. 303. 110 Idem, p. 160. 111 Idem, p. 332. 112 Raymond Trousson, « Madame de Genlis et la propagande antiphilosophique », dans Robespierre & Co. Seminario internazionale di Bagni di Lucca. Bologna : Clueb, 1989, pp. 209-243. OeC01_2013_I-160End.indd 45 10.12.13 16: 17 46 Fabrice Preyat qui se plaisent à narguer l’ennemi au moyen de ses propres armes et qui peinent à reconnaître leur dette, pourtant réelle, envers les esprits des Lumières. Au cœur d’œuvres apologétiques contradictoires qui font l’effet d’artificiels pavés mosaïques s’immiscent parfois une référence positive à Voltaire. D’autres concessions révèlent des filiations devenues classiques avec le temps, mais parfois orientées de façon surprenante, non sans un feint désaveu. Sous l’impulsion de Jacob Vernes (La Confidence philosophique, 1771), puis de l’abbé Gérard (Le Comte de Valmont ou les égarements de la raison, 1774) et de l’abbé Barruel (Les Helviennes, 1781), La Nouvelle Héloïse devint ainsi le parangon du roman antiphilosophique 113 . Parmi les imitations féminines, qui suivent ces diffractions, l’on compte bien sûr le roman pédagogique épistolaire d’Adèle et Théodore de M me de Genlis (1782), mais ne faudrait-il pas également chercher dans ce corpus de surprenantes osmoses, qui du côté des réécritures masculines, ont conduit les auteurs à de singulières tentatives ? En donnant La nouvelle Héloïse sous forme tragique, N. de Bohaire-Dutheil a usé du nom du romancier comme d’une autorité littéraire. La référence est bientôt devenue le gage d’un engagement spirituel particulier, cher aux préromantiques, au point d’appuyer un renversement des valeurs destiné à ériger le Philosophe en caution de l’exploitation dramaturgique et de la valeur théologique des Évangiles : La morale [de notre culte] paraît la plus conforme à la raison, surtout quand on s’en tient à l’Évangile. Mon but est d’en apprécier en quelque sorte le véritable sens, en faisant parler, mettant en action, ses différents caractères, et d’ajouter, s’il est possible, à la publicité du sublime d’une œuvre, que J.-J. Rousseau lui-même a cité comme divine 114 . Sur le plan de la récupération féminine des genres et des récritures, M me de Genlis affiche là encore la prolixité la plus éclatante et la polygraphie la plus aguerrie. Atteinte à son tour de lexicomanie et d’encyclopédisme, elle reprend, en 1818, les tentatives de l’abbé Mayeul Chaudon (Dictionnaire anti-philosophique, 1767) et de F.-X. Feller (Catéchisme philosophique, 1773 ; Dictionnaire historique, 1781), et se lance dans la rédaction d’un Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, dont les maximes révèlent toute la portée d’une entreprise que son auteure se plut elle-même à qualifier de « dictionnaire antiphilosophiste ». De récriture, il sera encore question en 1807, lorsque cette infatigable « Mère de l’Église » se lance dans la publi- 113 Jacques Domenech, « La Nouvelle Héloïse, parangon des romans épistolaires antiphilosophiques », Études Jean-Jacques Rousseau, 5 (1991), pp. 127-144. 114 N. de Bohaire-Dutheil, « Lettre de l’auteur aux Comédiens du Théâtre de la Nation », dans Jésus-Christ ou la Véritable Religion, Paris : Veuve Duchesne & fils, 1792, p. 3 ; La Nouvelle Héloïse. Tragédie, par le citoyen Bohaire. Meaux-Paris : Enguin-Duchesne, an III. OeC01_2013_I-160End.indd 46 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 47 cation d’un Bélisaire, qui fait écho - à près de quarante années de distance - au Bélisaire de Marmontel. Le nouvel opus entend intéresser, non plus le public des « hommes d’État », mais bien celui des « femmes » et des « gens du monde » 115 , lecteurs avisés de romans historiques, genre que Genlis place en adéquation avec le goût du Grand Siècle et qu’elle définit comme une spécificité proprement nationale. Accommodé à la mode apologétique, le roman historique se révèle un excellent vecteur de la parabole chrétienne. Il incite l’auteure à substituer à un porte-parole de l’encyclopédisme et du déisme 116 , un Bélisaire chrétien et un Gélimer, devenu un « dévot singulier » et un anachorète. Les leçons tirées de la philosophie politique de Marmontel se transmuent sous l’effet de la morale sociale des Évangiles, et instituent un catéchisme tout entier contenu dans le principe d’une religion « qui enseigne à ceux qui ont été offensés l’amour de ceux qui les ont offensés » 117 . Ce bréviaire, qui, à distance, osait à nouveau parier sur le succès polémique et littéraire de Marmontel, préfigurait, au même titre que La religion considérée comme unique base du bonheur, le Génie de Chateaubriand. Il affirmait la supériorité et la délicatesse des sentiments religieux, garants, sur le plan moral, de la véritable grandeur d’âme, et qui, lorsqu’ils étaient envisagés sur le plan esthétique, constituaient « la source inépuisable du seul merveilleux intéressant » 118 . Le désir d’affirmer la supériorité de la religion sur toute philosophie et en tous les domaines de la connaissance et du divertissement, a été le signe, chez M me de Genlis d’une constance en matière religieuse, d’une orthodoxie sans concessions et de la conformation d’« une esthétique à une éthique préalable » 119 , qui n’a pas trouvé son égal dans ses positionnements politiques, tour à tour orléaniste, progressiste, puis légitimiste et ultra sous la Restauration. Cette œuvre construite sur la confluence des bienfaits du christianisme - publics, scientifiques, sociaux, artistiques - a connu plusieurs succès de librairie et a fait à son tour le bonheur des collecteurs d’aphorismes soucieux de tirer de ses extraits un Esprit ou une Philosophie chrétienne 120 à la fois accessibles et aussi constructifs que corrosifs. 115 Bélisaire. Paris : Maradan, 1807, vol. 1, p. XVI. 116 Idem, pp. 175, 184. 117 Robert Granderoute, « À propos de Bélisaire : Marmontel et M me de Genlis ou de l’apogée au déclin des Lumières », Revue d’histoire littéraire de la France, 1 (1999), pp. 41-55. 118 Genlis, Bélisaire, op. cit., p. 187. 119 Trousson, op. cit., p. 221. 120 Genlis, Esprit de M me de Genlis, ou portraits, caractères, maximes et pensées extraits de tous ses ouvrages publiés jusqu’à ce jour, M. Demonceaux (éd.). Paris, Maradan, 1806 ; La philosophie chrétienne, ou extraits tirés des ouvrages de Genlis, terminés par plusieurs chapitres nouveaux. Paris : Maradan, 1802. OeC01_2013_I-160End.indd 47 10.12.13 16: 17 48 Fabrice Preyat On le voit ce chantier est vaste. Il faudrait encore y inclure l’étude des représentations postérieures aux acteurs, aux faits et aux querelles que les entreprises éditoriales, la critique, l’Église et les historiens ont répercutées. C’est à cette tâche qu’invite la contribution de Marie-Christine Desmaret en se penchant sur une mystique devenue, sous la plume de Michelet, une héroïne préromantique et une victime propitiatoire en connivence avec le peuple. Brandie telle une figure de rédemption, La Cadière devint le symbole non seulement de l’opposition qui déchira philosophes et anti-philosophes mais également des luttes qui divisèrent les anti-Lumières. Heureux si, de cette entreprise, émergent le socle de nouvelles investigations et de précieux critères heuristiques qui enrichiront la critique et, dans un avenir proche, le volume 43 des Études sur le XVIII e siècle, préparé en complément de cette première approche 121 ! 121 Études sur le XVIII e siècle, 43 (2015). OeC01_2013_I-160End.indd 48 10.12.13 16: 17
