eJournals Oeuvres et Critiques 38/1

Oeuvres et Critiques
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2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2013
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Anti-Lumières et Révolution

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2013
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) Anti-Lumières et Révolution : les stratégies argumentatives et narratives de M me de Genlis Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval Université Paris-Est Créteil EA LIS « Du moins les ecclésiastiques commencent à avoir pour apologistes les amis éclairés de la morale, des sciences, des arts et des lettres et toutes les voix des infortunés » : cette citation opposée aux « lieux communs que l’imposture et l’impiété ont fait passer en proverbes » 1 illustre la place que tient M me de Genlis dans le débat sur les anti-Lumières et la Révolution. L’enjeu de l’écriture pour cette femme de lettres, qui fut proche des cercles orléanistes et dont les positions politiques, religieuses et philosophiques mériteraient une étude qui dépasse le cadre de cet article, est bien, dès son retour d’émigration, l’apologie de la religion et de ses fidèles contre l’impiété et la Révolution. La définition extensive de ces défenseurs en faveur de la religion et de ses prêtres, éclairés par tous les champs de la connaissance ou victimes sauvées par leur foi, montre que l’irréligion ne peut être qu’inconséquente, adjectif sur lequel joue le titre de l’ouvrage Les athées conséquents ou Mémoires du commandeur de Linanges 2 . Tel est le schéma que M me de Genlis va développer dans plusieurs œuvres de fiction dans le premier quart du XIX e siècle 3 . Le choix d’œuvres de semifictions (entre roman ou nouvelle et anecdote fondée sur un fait attesté) permet en effet de combler un vide dans la critique genlisienne. Alors que la position de M me de Genlis vis-à-vis de Voltaire a déjà été étudiée 4 , tout 1 Stéphanie Félicité du Crest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis, Les prisonniers. Paris : A. Bertrand, 1824, p. 10 (préface). 2 Idem, Les athées conséquents ou Mémoires du commandeur de Linanges. Paris : C. J. Trouvé, 1824. 3 Le corpus retenu justifie ce créneau et notamment la date de 1824 qui n’est pas la dernière année de publication d’ouvrages par M me de Genlis qui publie encore en 1829, un an avant sa mort. 4 Voir notre article « Le Voltaire de madame de Genlis : combat continué, combat détourné », Voltaire et ses combats, Ulla Kölving et Christiane Mervaud (éds.). Oxford : Voltaire Foundation, 1997, t. II, pp. 1211-1226. OeC01_2013_I-160End.indd 61 10.12.13 16: 17 62 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval comme ses choix idéologiques en matière d’édition 5 , ce corpus à dominante narrative a été très peu analysé. Il est vrai que l’apologie apparaît plus explicitement dans des ouvrages de piété tels les Nouvelles heures à l’usage des enfants depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze 6 ou la suite édifiante du roman historique consacré à M lle de La Vallières avec ses Réflexions sur la miséricorde de Dieu par M me de La Vallière 7 , dans des ouvrages apparemment pratiques dont le dessein apologétique se lit au détour des titres ou des sous-titres comme Les monuments religieux, ou Description critique et détaillée des monuments religieux... 8 ou cette Maison rustique, pour servir à l’éducation de la jeunesse, ou Retour en France d’une famille émigrée 9 , dans des ouvrages relevant d’un genre prétendument objectif comme le Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour... 10 . Parallèlement à ces prises de position religieuses inaugurées dès l’ouvrage composé pour la communion du jeune duc de Chartres, futur Louis-Philippe, en 1787, La religion considérée comme l’unique base du bonheur et de la véritable philosophie 11 , la lutte contre les Philosophes, le philosophisme et plus particulièrement les Lumières s’expriment de manière ouverte dans des ouvrages qui pratiquent une esthétique du centon polémique consistant à juxtaposer des citations principalement venues d’œuvres de Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Holbach dont M me de Genlis met en évidence les contradictions afin de démonter l’ensemble des thèses professées. Deux ouvrages sont à cet égard exemplaires Les dîners du baron d’Holbach... 12 et Les soupers de la maréchale de Luxembourg 13 . Or le corpus qui nous intéresse ici a pour caractéristique de mêler un certain nombre de techniques d’écritures issues des ensembles précédemment présentés dans des textes principalement narratifs. Il s’agit des Six nouvelles morales et religieuses 14 , des Prisonniers, contenant six nouvelles et une notice historique sur l’amélioration des prisons et des Athées conséquents ou Mémoires du commandeur de Linanges dont les dates de publication correspondent à cette période fertile de 1800 à 1824. 5 Voir notre article « Madame de Genlis éditrice », dans L’art de la préface au siècle des Lumières, Ioana Galleron (éd.). Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007, pp. 101-110. 6 Paris, Maradan, 1801. 7 Paris, Maradan, 1804. 8 Paris, Maradan, 1805. 9 Paris, Onfroy, 1810. 10 Paris, P. Mongié, 1818. Cité par Fabrice Preyat dans son article « Apologétique féminine », dans Dictionnaire des femmes des Lumières, Valérie André et Huguette Krief (éds.). Paris : Champion (sous presse). 11 Paris, Imprimerie polytype, 1787. 12 Paris, C. J. Trouvé, 1813. 13 Paris, Roux, 1828. 14 Paris, L. Janet, [s.d.]. OeC01_2013_I-160End.indd 62 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 63 Si l’intention apologétique est nette, elle passe par des dispositifs variés du point de vue des genres littéraires convoqués et détournés, des figures exemplaires et repoussoirs, historiques et fictives, qui révèlent une intention identique et un discours récurrent à l’adresse du lectorat visé et constamment surveillé. Diversité générique et intentions apologétiques Le recueil des Six nouvelles morales et religieuses annonce par son titre ses intentions. Opposé au titre célèbre des Contes moraux de Marmontel contre lequel M me de Genlis s’est élevée, il lie étroitement morale et religion comme le veut le combat de ces années à travers un choix générique : celui d’un recueil de textes narratifs courts dont l’unité repose sur un postulat indiscutable, l’impossible autonomie de la morale. Pour l’illustrer, M me de Genlis rédige six nouvelles de même inspiration démonstrative selon un habillage narratif différent. Le premier texte intitulé La peste de Marseille raconte la grande épidémie de 1720. Les faits historiques connus sont respectés : contamination due au non-respect des réglementations, présence et dévouement de l’évêque de Marseille, M gr Henri François-Xavier de Belsunce de Castelmoron. Elle mentionne également largement le rôle du chirurgien Guyon mort après avoir fait l’autopsie d’un pestiféré. La partie romanesque réside dans la particularisation de l’épisode à travers une famille : le frère rapporte à sa sœur la robe qui contient le bacille fatal, tous les membres de la famille meurent, exceptée la plus jeune sœur qui est élevée par le prélat et se marie. L’intention apologétique se marque à travers l’accent mis sur la foi des héros 15 et notamment du chirurgien. Les deux nouvelles suivantes intègrent la Révolution dans leur cadre chronologique. L’amitié fraternelle semble purement romanesque : c’est l’histoire de deux frères dont l’aîné, selon un schéma que M me de Genlis reprend avec constance dans ses ouvrages, prévient son cadet des dangers de la philosophie moderne. Ils mènent deux existences parallèles et vertueuses, l’aîné devient ermite et le cadet vit dans le siècle. Arrive la Révolution, qui les sépare, l’ermite fuit en Suisse avec son neveu et retrouve fort heureusement son frère plus tard passé en Angleterre. Tous reviennent en France après la Révolution, l’un rejoignant son ermitage épargné, l’autre habitant désormais une ferme après l’incendie du château familial. La troisième nouvelle, La sœur de charité, raconte l’inexorable vocation religieuse d’une jeune fille noble avant et pendant la Révolution qui, contrainte de fuir le ressentiment d’un révolutionnaire, sauve ce dernier 15 M me de Genlis ne mentionne pas que le prélat a été élevé jusqu’à 16 ans dans la religion réformée. OeC01_2013_I-160End.indd 63 10.12.13 16: 17 64 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et le convertit. La conversation et le manuscrit reprend le motif éducatif de la mise en garde contre les idées nouvelles, cette fois entre des enfants et un père à qui ce dernier donne un recueil de nouvelles composées pour eux et raconte une anecdote tirée de l’histoire suisse. Cette nouvelle reprend le principe du récit-cadre, l’idée d’une littérature autarcique composée par l’éducateur (comme dans Adèle et Théodore ou Les veillées du château) et d’un long récit inséré qui fonctionne comme un épisode véridique 16 , La comtesse de Valangin ou la reconnaissance ingénieuse qui raconte l’origine d’un droit particulier accordé à un paysan vertueux en signe de reconnaissance de la part de la veuve de son seigneur, celui de ne payer, sur un territoire défini, la dîme qu’à partir de la vingt-deuxième gerbe. Les deux dernières nouvelles renouent avec le romanesque moral avec deux histoires de vies apparemment opposées, celle tout unie d’une jeune fille qui se consacre à la vie religieuse chez les Ursulines avec l’accord de son père et en dépit des réactions d’une belle-mère moins incroyante qu’écervelée qui donne son nom à la nouvelle La belle-mère curieuse et celle au contraire d’un homme, L’ambitieux, partagé entre l’agitation mondaine et la vertu, à laquelle il revient in extremis. Les prisonniers, contenant six nouvelles et une notice historique sur l’amélioration des prisons se présentent comme un récit-cadre, composé autour des visites à des prisonniers que rend Timothée, membre de l’association fondée par l’abbé Davaux en 1815. Timothée voit ainsi successivement durant trois visites Hippolyte de Terville injustement accusé du meurtre de son frère, puis Linval emprisonné pour dettes dont il refait l’éducation à travers la confrontation des ouvrages des Philosophes avec les livres religieux (visites IV à VI). À Sainte-Pélagie, il rencontre la comtesse de Lisberg, figure emblématique de ces femmes corrompues par leurs mauvaises lectures, qui devient religieuse à la fin de la dixième visite, à la Conciergerie un condamné pour le meurtre de sa femme innocente qui finalement « courut à la mort comme les saints vont au martyre » 17 . Enfin, de nouveau à Sainte-Pélagie, il converse avec un prisonnier pour dettes, le marquis de **, à qui il lit Le courage religieux, ou Précis des événements malheureux arrivés à M me Mallefille, un témoignage authentique appuyé sur le récit tiré de la Gazette de Port-Louis de 1823 18 relatant le naufrage survenu en 1819 et les malheurs de cette 16 M me de Genlis précise dans la note finale de la page 199 qu’elle a inventé le motif de la reconnaissance de la comtesse qui souffre d’une jambe et qui est guérie par un emplâtre fabriqué par le paysan Grand-Pierre. 17 Les prisonniers, op. cit., p. 243. 18 Idem, p. 351. OeC01_2013_I-160End.indd 64 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 65 femme 19 . Le volume s’achève sur une Notice historique sur les prisons qui occupe les pages 304 à 350. Les athées conséquents ou Mémoires du commandeur de Linanges, dont le titre évoque des pseudo-mémoires, sont qualifiés de « dernier roman » 20 par M me de Genlis dans sa préface. L’hybridation générique est manifeste. « Roman », mais appuyé sur une « parfaite vérité » 21 puisque c’est le portrait du comte de Sch** (comprenons de Schomberg qu’elle a connu au Palais- Royal, ami de d’Alembert, retourné en Saxe et converti, qui vint la voir à Bellechasse), « œuvre purement morale et littéraire, dont [elle] voulai[t] que le plan fût rapide et l’intérêt soutenu » 22 . Le texte se présente comme un récit à la première personne, mené par le commandeur de Linanges, personnage exemplaire et membre de l’Ordre de Malte, dont la sœur, mariée au marquis de Berville, est calomniée par son beau-frère athée (« il jouera malheureusement un si grand rôle » 23 ) jusqu’à la conversion de ce dernier... Devenu trappiste, il laisse un manuscrit, écrit durant son noviciat, qui forme un long récit inséré racontant ses forfaits et notamment la façon dont il a convaincu son frère de l’infidélité de son épouse, a échangé leur fille contre son propre fils adultérin, ce qui permet un rebondissement proche de La mère coupable entre ces deux jeunes gens qui s’imaginent incestueux. Le récit s’achève sur un dénouement heureux à la gloire de la famille et de la Restauration : « Nous rentrâmes en France, à la Restauration, enrichis de quatre enfants charmants, que nous avaient donnés Idalie et Cléophas » 24 . Comme on le voit, l’unité des volumes tient au cadre chronologique proche, exception faite de La peste de Marseille : tous les textes se situent de manière contemporaine par rapport au lectorat et la plupart font directement allusion à la Révolution française sans passer par un décalage historique allusif, souvent pratiqué par la littérature contemporaine. La mise en cause des événements récents dans une perspective contre-révolutionnaire s’exprime ouvertement, les dates de parution et la radicalisation des opinions de M me de Genlis le permettant. Si l’émigration est présente dans plusieurs nouvelles, ce qui les rattache au courant narratif du roman d’émigration, l’accent est mis sur les épisodes révolutionnaires contre la religion et ses membres, comme la fermeture des couvents : 19 Cette partie connaît une publication indépendante : Le courage religieux, ou Précis des événements malheureux arrivés à M me Mallefille. Paris : Imprimerie de Marchand Du Breuil, 1824. 20 Les athées conséquents, op. cit., p. VIII. 21 Ibidem. 22 Idem, p. XVI. 23 Idem, p. 23. 24 Idem, p. 346. OeC01_2013_I-160End.indd 65 10.12.13 16: 17 66 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval On ouvrit en France tous les couvents et voyant que les religieuses n’en sortaient pas, on les chassa au nom de la liberté. On eut plus d’égard pour les sœurs de la charité : elles ne faisaient point de vœux absolus, et elles n’étaient point cloîtrées. D’ailleurs, elles étaient si visiblement utiles et charitables, et si universellement admirées que, malgré le renouvellement constant de leurs vœux et leur angélique fierté, on n’osa se presser de les persécuter 25 . Le dédicataire des Athées sort après la Révolution de son abri, « n’ayant qu’un seul genre d’ignorance, celui des crimes récents produits par la démence révolutionnaire » 26 . Quant au personnage de l’athée conséquent, s’il commet ses méfaits avant la Révolution puisqu’il est déjà converti lorsque « l’impiété levant sa tête audacieuse menaçait depuis longtemps et le trône et l’autel » 27 , il est bien le produit de cet athéisme diffusé par les Philosophes et responsable du cataclysme. Le second axe fédérateur de ces textes est la revendication apologétique. Ainsi la leçon de lecture de Timothée à Linval dans Les prisonniers s’achèvet-elle dans la cinquième visite par cette analyse des vers « qui peignent prophétiquement les chefs jacobins de 1793 » dans Rome sauvée ou Catilina (I, 4) de Voltaire : Vous qui, de nos autels souillant les privilèges, Portez jusqu’aux lieux saints vos fureurs sacrilèges ; Qui comptez tous vos jours, et marquez tous vos pas Par des plaisirs affreux ou des assassinats 28 [.] Après avoir dénoncé les emprunts, les fautes personnelles, la responsabilité sociale, la faiblesse morale des philosophes et de leurs partisans, les exactions révolutionnaires leur sont directement imputées. Tout le texte des Athées conséquents tend à le prouver, comme l’annoncent les paratextes. La préface déclare « peindre les résultats de l’athéisme » par un « tableau terrible », une « effrayante peinture » 29 . Inversement, la dynastie des Bourbons peut s’enorgueillir de décisions charitables, telle la déclaration du 30 août 1780 de Louis XVI sur les prisons 30 , « vertueux successeur » 31 de Louis XV. Le titre est explicité à la page XIV de la préface : « ‘conséquents’ autant que des athées peuvent l’être » et le texte, selon M me de Genlis, s’inscrit dans 25 Idem, p. 137. 26 Idem, p. V. 27 Idem, p. 342. 28 Le procédé apologétique de M me de Genlis est ici l’apophétie. 29 Idem, p. VII. 30 Déclaration du roi, portant établissement de nouvelles prisons : donnée à Versailles le 30 août 1780... Paris : Imprimerie royale, 1780. 31 Les prisonniers, op. cit., p. 312. OeC01_2013_I-160End.indd 66 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 67 la continuation de La religion comme l’unique base du bonheur..., d’Adèle et Théodore, des Veillées du château, du Mari corrupteur, de La femme philosophe et des Dîners du baron d’Holbach 32 . Le tissu romanesque déroule en effet une intrigue digne d’un roman noir, que M me de Genlis explique, non par la psychologie du Mal, mais par l’athéisme. La raison des actes d’Isidore est « cet horrible blasphème ‘Tout meurt avec nous’ » 33 . Le roman incarne cette équation simple : l’athée ne peut avoir de morale, il ne peut que vouloir et commettre le Mal. Repoussé par sa belle-sœur fidèle à son époux, il devient furieux, la calomnie et lui fait jurer sur l’Évangile de rien révéler. Prisonnière de son serment, elle accepte d’être mise au couvent. La deuxième phase, apologétique, commence avec les remords d’Isidore : Je suis pourtant au-dessus de ces regrets stupides qu’on appelle des remords, j’ai été conséquent dans tout ce que j’ai fait, mais je reconnais qu’un athée ne saurait l’être complètement 34 . Cette faille ou cette incomplétude constitutive de l’athée est indispensable à la démonstration de M me de Genlis. Elle justifie les passages les plus romanesques : la seconde visite d’Isidore dans le jardin d’Adeline, sorte d’Élysée de Julie dans une version dévote avec son bosquet de Saint-Michel où le démon est terrassé par un ange, sa visite au couvent d’Adeline et leur conversation de part et d’autre de la grille dans cette confrontation récurrente des textes apologétiques genlisiens au cours de laquelle ils échangent arguments et prières jusqu’à la conversion de l’athée qui se met à lire les Confessions de saint Augustin. Démonstration narrative : les preuves par les personnages et les faits Les personnages se regroupent en trois catégories : les vertueux mus par une foi inébranlable quels que soient les malheurs qu’ils traversent, les êtres momentanément égarés par une mauvaise éducation, des liaisons dangereuses, de mauvaises lectures et enfin les adversaires directs de M me de Genlis, les Philosophes et leurs thèses. En effet, il n’y a pas d’irréductibles parmi les personnages fictifs parce que leur endurcissement serait la preuve - impossible à supporter - de l’inefficience de la religion et de la conversion qui sous-tend l’entreprise apologétique et son accomplissement dans le texte narratif. La peinture de personnages vertueux et exemplaires n’est pas une nouveauté dans l’univers genlisien. Mais désormais, l’accent est mis sur 32 Les athées conséquents, op. cit., p. XIV. 33 Idem, p. 144. 34 Idem, p. 279. OeC01_2013_I-160End.indd 67 10.12.13 16: 17 68 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval des ecclésiastiques et des religieuses, alors qu’un épisode inséré d’Adèle et Théodore dénonçait les vœux forcés, bien avant les discours des années 1790, tel le Discours sur la suppression des couvents de religieuses et sur l’éducation publique des femmes 35 . Le ton est donné dès la préface des Six nouvelles qui insiste sur la vertu éclatante des ecclésiastiques : « Je me suis donc plu à retracer quelques traits de la vie angélique du vertueux évêque de Marseille » 36 en soulignant que c’est une figure parmi une cohorte : « j’aurais pu, dans d’autres nouvelles, rendre le même hommage à une infinité d’illustres prélats » 37 (suit une liste). Les vertus sont incarnées par des ecclésiastiques : l’évêque pour lequel M me de Genlis peut puiser dans l’abondante littérature consacrée à l’action du prélat pendant l’épisode de la peste, citer ses paroles et notamment cette « réponse justement célèbre « ‘Le devoir ne fatigue jamais’ » qui trouve un écho chez « tous les autres ecclésiastiques [qui] furent dignes de leur chef ; on trouva en eux le même zèle, le même courage » 38 jusqu’au pape qui procure également des secours. Quatre nouvelles sur six 39 présentent un héros religieux différent, contribuant ainsi à un éventail complet de la vertu religieuse : l’évêque et toute la hiérarchie dans La peste de Marseille, deux ermites dans L’amitié fraternelle (l’ermite « en titre » de l’ermitage et le frère aîné mentor qui devient ermite), une sœur de charité dans la nouvelle éponyme, une jeune fille Thècle qui devient religieuse avec l’accord de son père chez les Ursulines, héros doublés par quelques personnages secondaires (on remarque ainsi une forte augmentation des précepteurs abbés). De même, la sœur de charité, élevée par sa grand-mère « qui lui donna les principes les plus religieux, qui ne s’effacèrent jamais de l’esprit et du cœur de cette enfant » 40 éprouve une vocation sans faille, en dépit d’une éducation brillante et des critiques de son institutrice contre le « langage mystique » 41 . Elle illustre la force de la charité contre la bienfaisance laïque en soignant la femme de la famille (qui la recueille quand elle est chassée par la Révolution) et surtout le citoyen Pompée, un jacobin d’« un fanatisme insolent » 42 qui veut lui faire épouser son fils. Quant à la victime calomniée des Athées, elle est présentée en ces termes dans la préface : 35 Paris, Onfroy, 1790. 36 Six nouvelles, op. cit., p. VII. 37 Idem, p. VII. 38 Idem, pp. 22-23. 39 La conversation ne montre qu’un abbé précepteur secondaire et L’ambitieux ne met pas de personnage du clergé en scène. 40 Idem, p. 126. 41 Idem, p. 135. 42 Idem, p. 140. OeC01_2013_I-160End.indd 68 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 69 Pour montrer l’ascendant naturel de la vertu et de la pureté sur le vice même, j’ai voulu que l’héroïne de ce roman offrît le modèle d’une jeune personne parfaite 43 . Les Six nouvelles dressent un tableau complet des vertus en refusant de disjoindre humanité et religion, savoir et foi. Guyon le chirurgien n’est pas un saint laïc comme la fin du XVIII e siècle aime en peindre, c’est un homme de foi, présenté sous cet angle : « L’intrépide et pieux Guyon, guidé par tout ce que la religion peut inspirer de plus sublime, exécuta tout ce qu’il avait annoncé » 44 (c’est-à-dire la dissection du cadavre contaminé suivie d’une relation scientifique). Il rédige son testament, est béni par l’évêque, se confesse, reçoit les sacrements, prépare son écritoire, ses papiers et son crucifix, s’adresse au cadavre, à Dieu et après une vision céleste, pratique la dissection dont il jette le compte-rendu dans un vase plein de vinaigre puis meurt douze heures plus tard au lazaret. Son sacrifice n’est pas vain, démontre M me de Genlis, parce qu’il est sous le signe de la foi, mais c’est l’évêque qui est conservé par « un miracle éclatant » 45 et c’est le clergé qui ouvre le cortège chargé de retirer le drapeau noir aux portes de la ville : L’évêque, conservé miraculeusement, gouverna longtemps encore le troupeau reconnaissant qu’il avait consolé et soigné avec tant d’héroïsme 46 . Inversement, sont nommément attaqués Condorcet qui a écrit « Point d’hôpitaux ! » 47 et, plus généralement, les philosophes modernes et anciens qui, contrairement aux ecclésiastiques bâtisseurs, n’ont laissé que « des bains fastueux », des théâtres et des arènes dans lesquelles s’égorgent les gladiateurs 48 ... L’agencement narratif obéit à un petit nombre de scénarios, essentiellement l’éducation préventive ou la rééducation de la pensée, en mettant en évidence les contradictions des philosophes contre le bien-fondé immuable de la religion, la démonstration de la foi et de la vertu sur les épreuves, la conversion des personnages égarés sous l’impulsion d’exemples vertueux et religieux. 43 Les athées conséquents, op. cit., pp. XII-XIII. 44 Six nouvelles, op. cit., p. 27. 45 Idem, p. 31. 46 Idem, p. 34. 47 « Aussi, un de nos plus fameux encyclopédistes (M. de Condorcet), dans un de ses ouvrages, après avoir déclamé contre toutes nos institutions, s’écrie-t-il avec une précision philosophique : Point d’hôpitaux ! ... Voilà tous les asiles de la misère, des orphelins abandonnés, des vieillards sans secours ! » (Genlis, Les prisonniers, op. cit., p. 20). 48 Les prisonniers, op. cit.,p. 20. OeC01_2013_I-160End.indd 69 10.12.13 16: 17 70 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval Le motif de l’éducation ou de la rééducation transpose directement sur le plan narratif le dessein de M me de Genlis : ses personnages se livrent à une entreprise identique à la sienne avec les mêmes moyens. Ce motif avec ses variations se retrouve dans L’amitié fraternelle où un frère instruit l’autre : Il lui prouva qu’ils [les philosophes modernes] n’ont jamais parlé contre la religion sans la calomnier et sans multiplier les fausses citations avec une inconcevable effronterie, et qu’enfin ils ont employé de semblables artifices et les mensonges les plus ridicules, en attaquant leurs adversaires, c’est-à-dire les prêtres, les défenseurs de la religion et les amis de la morale, de l’ordre et de la paix 49 . Mais il est surtout présent dans Les prisonniers parce que le cadre des visites permet de mettre en dialogue ces confrontations de lectures. Ainsi, Linval lit-il des sermons, le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, la Bible, les poésies sacrées de J.-B. Rousseau ainsi que les Extraits de littérature composés par son oncle sur le modèle des anthologies composées ou évoquées par M me de Genlis elle-même, tout en étant au début un fervent admirateur de Voltaire et de Rousseau... Son visiteur, Timothée, porte-parole affiché des thèses genlisiennes et apologistes, se charge de le faire changer d’avis. Il lui démontre les emprunts de Voltaire à propos du vers fameux d’Alzire - « Des dieux que nous servons connais la différence » 50 -, lui oppose l’abandon de ses enfants par J.-J. Rousseau dans un « hospice fondé pour eux par un saint » 51 , lui rappelle la situation désastreuse des habitants de Saint-Claude démunis pendant la Terreur sans aucun secours des civils et rappelle dans une note 52 les superstitions des partisans des Philosophes citées dans Les apologistes involontaires, l’ouvrage déjà mentionné dans l’introduction du volume. Le même scénario se répète avec la comtesse de Lisberg, qui a lu Voltaire, Helvétius et Diderot et qui a mis en pratique leur système selon M me de Genlis en prenant un amant par « amour platonique » 53 , se croit une nouvelle Ninon de l’Enclos, pense mériter « les éloges des 49 Six nouvelles, op. cit., p. 37. 50 M me de Genlis attribue les vers à François de Guise, mais oublie de mentionner qu’elle-même répète ce que Chateaubriand, à qui elle dédie Les prisonniers, écrit dans Le génie du christianisme en signalant également la source de Rowe (cf. l’édition consultée, Paris : Fayolle, 1830 [1802], t. II, p. 317, n. 1). 51 Les prisonniers, op. cit., p. 107. 52 Idem, pp. 113-115. L’ouvrage est celui de l’abbé Athanase-René Mérault de Bizy, Les apologistes involontaires, ou la religion chrétienne prouvée et défendue par les écrits des philosophes […]. Paris : L. Duprat-Duverger, 1806 (titre alternatif : La religion chrétienne prouvée et défendue par les écrits des philosophes, rééd. 1820, 1826 et 1829). 53 Idem, p. 175. OeC01_2013_I-160End.indd 70 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 71 philosophes » 54 , se lie avec un danseur parce que « tous les hommes sont égaux » 55 et se moque de Nonnotte 56 que son visiteur oppose à Voltaire... mais lit bientôt les livres apportés par le vicomte, se confesse et devient religieuse dans le couvent fondé à son nom par son ex-époux ... En effet, les égarés se convertissent, qu’ils soient égarés par un climat délétère ou par un moment historique particulier tel la Révolution qui leur fait oublier l’évidence religieuse. Dans le premier cas, une suite d’échecs et de revers montre au personnage égaré qu’il fait fausse route, comme dans la nouvelle L’ambitieux. Le malheureux Lucidor, à la mort de son père est recueilli par un tuteur et un précepteur Fréville, ouvert au « système de conciliation de principes », opposé aux préceptes de son père et de son premier précepteur Alcipe. Croyant pouvoir allier les idées des philosophes et la religion, il mène une vie déréglée, se ruine, devient veuf puis se reprend, fonde un hospice, achève d’être ruiné par une banqueroute, est repoussé par une jeune veuve qu’il avait lui-même dédaignée et finit par épouser la nièce de son précepteur vertueux, une jeune fille ainsi dépeinte : Elle n’avait point de talents, mais son esprit était solidement cultivé par l’étude des livres saints et par la lecture de nos grands orateurs chrétiens ; elle connaissait tous ses devoirs et les aimait […] parlait peu, mais toujours à propos et avec justesse 57 . Dans le second cas, un intercesseur religieux ou pieux les convertit tel un missionnaire, comme la sœur de charité avec son petit crucifix emporté de Colmar, ce qu’exaltent les paroles inspirées du ci-devant jacobin : Tu existes donc, ô séduction heureuse de la vertu, plus puissante mille fois que le vice, puisque tu joins au charme qui subjugue une autorité souveraine et suprême 58 ! L’agencement narratif met en valeur la leçon morale. Dans La peste de Marseille, la coquetterie, condamnée par l’évêque dans le prêche prononcé avant son départ, cause le fléau puisque Zénaïde, qui a demandé à son frère une robe turque, ne peut attendre la fin de la quarantaine et contamine ainsi la ville. Le châtiment est terrible : la domestique et la recéleuse, qui ont touché la robe, meurent comme le frère mis au lazaret, puis la mère et Zénaïde elle-même. Dans La sœur de charité, l’héroïne en route pour un couvent rencontre en forêt un blessé, Pompée, son tourmenteur, qu’elle 54 Idem, p. 190. 55 Idem, p. 192. 56 Idem, p. 197. 57 Six nouvelles, op. cit., pp. 312-313. 58 Idem, p. 159. OeC01_2013_I-160End.indd 71 10.12.13 16: 17 72 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval soigne, émeut « malgré la férocité dont il lui avait donné tant de preuves » et ramène à la religion : « il éprouvait des consolations inattendues ; son cœur s’attendrissait, et il apprenait les sublimités de la religion » 59 . Dans La belle-mère curieuse, les scènes dialoguées entre la belle-mère et son époux permettent à M me de Genlis de ridiculiser « tous les lieux communs qu’on peut débiter contre les vœux et la vie monastique » et ces « arguments suivants, que les gens du monde croient sans réplique : ne vaut-il pas mieux rester dans le monde pour y donner de bons exemples, que d’ensevelir de grandes vertus et des talents dans un cloître »... thèse que défendait M me de Genlis elle-même dans sa pièce Cécile ou le sacrifice de l’amitié. Comme souvent, les paratextes de M me de Genlis, développés, directifs et adressés à ce lectorat sous surveillance, doublent la fable, qui doit plaire car « la perfection même » de ces ecclésiastiques « ne permet pas d’en prendre plusieurs pour des sujets de nouvelles, genre d’ouvrage qui ne peut plaire sans variété » 60 . Le but est clairement affiché dans les éléments paratextuels, l’ouvrage montre des personnages se convertissant auxquels le lecteur est invité à s’identifier, et le texte définit la démarche que doit emprunter le lecteur. Ainsi, « il serait temps de renoncer aux lieux communs philosophiques contre la vie religieuse et contemplative » 61 . Contrairement à de nombreux ouvrages éducatifs de la période, l’âge du lectorat est rarement précisé, si ce n’est dans la dernière phrase des Prisonniers qui s’adresse à la « jeunesse » quand elle « aura les croyances, les mœurs, les sentiments, la conduite loyale et pure des héros chrétiens qui ont illustré la France par leurs exploits et leur vertu ». Toutefois, ce vaste lectorat est réduit à une fonction docile de disciple muet car M me de Genlis a prévu ses objections et peut les contrer : « Quelques lecteurs me reprocheront sans doute de vanter sans cesse les bienfaits des prêtres » 62 . Seuls Les athées développent une dédicace à un neveu mis à l’abri de la Révolution, dans une sorte de « captivité » avec des ecclésiastiques et des livres de littérature et de morale « tandis qu’en France et dans sa capitale, on défendait de représenter sur la scène française Athalie et Polyeucte, tandis qu’on supprimait l’Évangile, et qu’on proscrivait les écrits immortels de Bossuet, de Bourdaloue, de Pascal, de Massillon, etc. » 63 . Les textes, dès que la fable le permet, notamment quand il y a confrontation de textes et de lectures (comme dans les ouvrages explicitement polémiques de M me de Genlis), opposent pied à pied les grandes figures du siècle de Louis XIV et les Philosophes. À travers les héros présentés, un contre-programme et un 59 Idem, p. 154. 60 Idem, p. VIII. 61 Idem, p. VI. 62 Les prisonniers, op. cit., p. 22. 63 Les athées conséquents, op. cit.,p. IV. OeC01_2013_I-160End.indd 72 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 73 programme de lecture sont présentés, non pas détachés comme le plan de lecture d’Adèle et Théodore, mais au fil de la narration. Le jeune frère destiné au monde dans L’amitié fraternelle lit ainsi Pluche, Bossuet, en déplorant que ce dernier n’ait pas été naturaliste et pense que l’« éloquent Buffon » aurait dû montrer partout « Dieu et la Providence » 64 . Plusieurs procédés soulignent la direction de lecture. Des italiques par exemple mettent en relief les réalités et les termes honnis, tels les amis de l’égalité, des athées daignent reconnaître un Être suprême, les comités de salut public 65 . Dans la préface des Prisonniers, les énumérations dans le texte et les notes mentionnant d’autres ouvrages invitent le lecteur à prolonger sa lecture. Le texte déborde donc d’exemples et de références qu’il faut indiquer au lectorat : Voyez ce détail (aussi curieux que touchant) à la fin de ce volume [L’emploi du temps publié la même année que Les prisonniers] ; nous ne l’avons point placé dans le cours de l’ouvrage, parce qu’il aurait coupé les récits et suspendu leur intérêt 66 . Ainsi la note de la page 18 des Prisonniers se réfère-t-elle à l’ouvrage intitulé Conjuration de l’impiété contre l’inhumanité, par l’auteur des Apologistes involontaires, également cité dans L’emploi du temps. De même, dans la visite consacrée au meurtrier de sa femme, la mention du prêtre qui le confesse appelle une note élogieuse sur l’ouvrage apologétique et contrerévolutionnaire Les martyrs de la foi pendant la Révolution 67 . Comme dans le théâtre d’éducation, les notes prennent le relais de la leçon à dispenser et de l’encadrement du lectorat. Plus encore, le lecteur doit adopter le point de vue de M me de Genlis et faire siennes les attaques contre les Philosophes et la Révolution, renverser ou radicaliser ses positions notamment en revoyant l’Histoire dans une perspective religieuse et surtout dans une conception politiquement orientée des siècles classiques, derniers remparts contre la barbarie de l’intérieur 68 . Ainsi la sœur de charité habite pendant six semaines chez des paysans dont la chaumière abrite « les signes révérés du christianisme et de la foi, seule marque certaine de la civilisation et de l’humanité ; car elle ne savait que 64 Six nouvelles, op. cit., pp. 45-46. 65 Idem, pp. 137-138. 66 Les prisonniers, op. cit., préface, p. 12. 67 Idem, p. 241. Aimé Guillon, Les martyrs de la foi pendant la Révolution française, ou Martyrologe des pontifes, prêtres, religieux, religieuses, laïcs de l’un et l’autre sexe […]. Paris : G. Mathiot, 1821. 68 Le schéma auquel M me de Genlis demande à son lecteur d’adhérer est très proche de celui décrit par Jean Starobinski dans son premier chapitre (« Le mot civilisation ») du Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières. Paris : Gallimard, 1989, pp. 11-59 (« NRF Essais »). OeC01_2013_I-160End.indd 73 10.12.13 16: 17 74 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval trop combien un peuple peut être féroce et barbare au milieu de tous les prodiges et de tous les chef-d’œuvres des arts » 69 ; allusion transparente au peuple français. Cette conception historique vise, comme dans le discours contre-révolutionnaire, à effacer la Révolution ou du moins à la mentionner sous forme d’un martyrologe des épreuves subies et des actions éclatantes. Les dénouements présentent un retour à une situation initiale à peine changée. Les héros émigrés reviennent en France et les familles augmentées se réunissent. Tout autre système de pensée est interdit et marqué du sceau de l’erreur grâce à des affirmations et des argumentations qui ne laissent aucune marge de discussion. M me de Genlis interrompt le développement narratif pour placer ses exposés comme par exemple sur la suprématie des orateurs chrétiens au milieu de la nouvelle La belle-mère curieuse : Et voilà pourquoi au milieu même de la décadence des lettres, le nombre des grands orateurs chrétiens ne diminue point. Quoique tous les moyens généraux de plaire et de séduire leur soient interdits, puisqu’ils ne peuvent ni employer les traits et les tours brillants d’une éloquence profane, ni ménager les passions et l’orgueil humain, ni faire la plus petite concession sur les principes les plus sévères, ils ont toujours les mêmes armes qui ne s’usent jamais ; leur langage inflexible a toujours la même austérité. Mais ces armes sont divines, ce langage sera sublime et persuasif jusqu’à la fin des siècles, parce qu’il fait entendre une voix éternelle et toute-puissante 70 . Même dans le cadre restreint de la nouvelle ou de la conversation retranscrite, elle pratique une approche quasi exhaustive des thèses avancées, comme La conversation et le manuscrit à travers l’exposé du père qui commence ainsi : « Nous avons déjà vu dans l’histoire que, depuis l’établissement du christianisme, les prêtres sont les vrais bienfaiteurs de l’Europe et même du monde entier par les missions » et se poursuit par une énumération (assortie de notes en bas de page pour chaque mention), qui attribue aux ecclésiastiques « la propagation de la seule morale qui ne saurait devenir plus sublime, ni périr », le défrichement des terres, l’établissement des ponts, des grands chemins, des hôpitaux, la restauration des lettres et des études, des découvertes dans les sciences dues à des hommes tels Dom Calmet, le père Kircher, le cardinal de Polignac, l’abbé de l’Épée, le père Bescovitz, de grands pontifes comme saint Grégoire, dit le Grand, Léon, Léon X, Urbain VIII, Alexandre VII, de grands hommes d’État comme l’abbé Suger, les cardinaux d’Amboise, de Richelieu, de Fleury, des évêques (suivent 12 lignes de notes), 69 Six nouvelles, op. cit., pp. 149-150. 70 Idem, pp. 206-207. OeC01_2013_I-160End.indd 74 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 75 saint Vincent de Paul 71 ... Cette tendance à l’exhaustivité se confirme dans la préface des Prisonniers qui entend citer toutes les institutions charitables fondées par des hommes d’Église. Le ton est donné dès le début : La charité chrétienne qui, grâce aux instructions religieuses, s’étend avec tant de zèle et de rapidité, a produit de nos jours, parmi tant d’institutions admirables une bienfaisante association en faveur des prisonniers 72 . Le procédé se répète : de nombreuses notes liées aux énumérations du texte développent des exemples précis relatifs à des associations, des hommes ou d’autres ouvrages, ainsi à partir de l’expression « Institutions admirables » 73 ou de cette phrase qui établit un pont ininterrompu entre la siècle de Louis XIII et la Restauration : « Il est consolant pour les âmes chrétiennes de voir ainsi se renouveler les actions saintes du siècle de Louis XIII » 74 ce qui permet une note sur saint Vincent de Paul, l’Hôtel-Dieu, les Enfants trouvés, les Sœurs de charité, l’infirmerie des galériens, etc. La Notice historique sur les prisons reprend la même thèse : Aussi les réclamations des ecclésiastiques en faveur des prisonniers ontelles précédé tous les discours philanthropiques faits depuis par les gens de lettres 75 . Parallèlement, le discours assertif fonctionne grâce à des généralités, longuement détaillées ensuite. Dans Les prisonniers, M me de Genlis affirme : On peut dire avec une parfaite vérité qu’en général les évêques d’Italie, d’Espagne, de Portugal et d’Autriche se sont particulièrement distingués dans tous les temps par leur immense charité 76 . Pour contrer toute objection, suit une énumération qui occupe plus de six pages de noms d’archevêques, de saints législateurs, de dirigeants parmi lesquels on côtoie les jésuites du Paraguay, saint Ferdinand d’Espagne, Alfred le Grand, Charles le Simple qui, sans « talents », ni « capacités » eut l’« heureuse idée d’engager les peuples du Nord à se faire chrétiens » 77 , ce qui aurait arrêté les invasions... 71 Idem, pp. 176-179. 72 Les prisonniers, op. cit., p. 7. 73 Ibidem. 74 Idem, p. 9. 75 Genlis, « Notice historique sur les prisons », dans Les prisonniers, op. cit., pp. 304- 305. 76 Les prisonniers, idem, p. 13. 77 Idem, pp. 16-18. OeC01_2013_I-160End.indd 75 10.12.13 16: 17 76 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval L’exemple de M me de Genlis et de ces trois textes narratifs peu connus et peu analysés montre la diversité des genres et des voix littéraires qui caractérise l’apologétique féminine. Il s’agit de contrer les idées des Philosophes, de montrer qu’elles ont été responsables de la Révolution et de ses excès, d’en dénoncer les prétendues contradictions afin de procéder à un nouveau renversement - après la Révolution elle-même - qui retrouve et restaure un ordre antécédent de valeurs. Si dans les œuvres précédentes de M me de Genlis (jusqu’à la Révolution exclue), l’intention morale (d’une morale presque laïcisée dans son expression) était la règle, désormais l’association coupable des Philosophes, de l’irréligion et de la Révolution est établie. À ce titre, M me de Genlis appartient aux anti-Lumières. L’originalité de sa démarche réside dans la parfaite continuité avec ses ouvrages pédagogiques antérieurs dont elle reprend les procédés et le réseau de textes apologétiques auxquels elle se réfère pour ses thèses. OeC01_2013_I-160End.indd 76 10.12.13 16: 17