Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2013
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L'apologétique chrétienne et l'éducation au féminin
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2013
Rotraud von Kulessa
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin. Les Américaines (1769) de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont Rotraud von Kulessa Universität Augsburg Parmi les nombreux textes de la littérature d’éducation du XVIII e siècle, force est de constater l’appartenance d’une grande partie de ces ouvrages à ce que l’on appelle l’apologétique chrétienne, généralement associée aux anti-Lumières 1 . Des auteurs comme Louis-Antoine Caraccioli, l’abbé Reyre, mais également des auteures comme M me de Genlis et M me de Lambert se révèlent être adeptes de la religion catholique et leurs concepts d’éducation reposent sur les fondements de cette religion. Il en est de même pour M me Leprince de Beaumon 2 , auteure polygraphe de nombreux écrits d’éducation et de littérature dédiés à l’enfance et à la jeunesse, qui, dans son œuvre, négocie constamment les principes de la foi catholique avec ceux des Lumières 3 . À partir de son expérience de gouvernante en Angleterre, elle écrit ses Magasins, des ouvrages pédagogiques sous forme de dialogue qui sont adaptés à un public spécifiquement enfantin et qui se distribuent entre différentes classes d’âges. Suite aux Magasins des enfants (1756), aux Magasins des adolescentes (1760) et aux Instructions pour les jeunes dames qui entrent dans le monde et se marient (1764), M me Leprince de Beaumont publie, en 1769, Les Américaines ou la preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles, un texte qui constitue, en quelque sorte, la conclusion des ouvrages antérieurs. 1 Cf. : Christianisme et Lumières, Sylviane Albertan-Coppola, Antony McKenna (éds.), Dix-huitième siècle, 34 (2002). 2 Pour la biographie de M me Leprince de Beaumont, voir Geneviève Artigas-Menant, « Les Lumières de Marie Leprince de Beaumont. Nouvelles données biographiques », Dix-huitième siècle, 36 (2004), pp. 291-301. 3 Les Magasins de M me Leprince de Beaumont sont parmi les ouvrages les plus édités dans la seconde moitié du XVIII e siècle et ont profité de nombreuses traductions, notamment en anglais et en allemand. Quant aux Américaines, nous n’avons pu localiser que trois éditions entre 1769 et 1771 (Annecy : M. Durand, 1769 ; Lyon : Pierre Bruyset-Ponthus 1770 ; Liège : Bassompierre 1771) et une autre en 1811 (Paris : Brunot-Labbe & Saintmichel et Beaucé). À notre connaissance, il n’existe pas de traductions en langue étrangère. OeC01_2013_I-160End.indd 91 10.12.13 16: 17 92 Rotraud von Kulessa Ceux-ci fonctionnent tous selon le modèle du dialogue pédagogiqu 4 avec un inventaire de personnages relativement fixe à travers les ouvrages, à savoir la gouvernante M lle Bonne et ses disciples, dont l’âge évolue en même temps que l’âge des destinataires de ces récits. Contrairement aux Magasins, qui visent un enseignement à la fois scientifique, moral et religieux, dans les Américaines 5 , l’auteure veut prouver la supériorité de l’Église catholique par l’intermédiaire d’un discours philosophique. Comme le titre l’indique, l’objectif ultime consiste en « la preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles ». Or, le terme de « lumières naturelles » renvoie au cartésianisme, un des pivots du débat qui oppose les Philosophes aux anti-Lumières 6 . Le dialogue de l’éducatrice polygraphe met, en effet, les discussions philosophiques de son époque au service de la défense de la religion chrétienne, et notamment catholique 7 , tout en faisant preuve d’un féminisme avant la lettre. Après une brève présentation de l’ouvrage, cet article tentera d’analyser les procédés littéraires employés par M me Leprince de Beaumont afin de prouver l’existence de la religion chrétienne. L’analyse des procédés rhétoriques et textuels qui tendent vers la polémique, nous amènera par ailleurs à réexaminer le terme « anti-Lumières ». Les Américaines L’ouvrage Les Américaines ou la preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles (1769) 8 , paru en six volumes, comporte des dialogues entre M me Bonne, ses disciples et des représentants des différentes religions et courants philosophiques dans lesquels sont insérées quelques narrations d’histoires exemplaires ainsi que des histoires bibliques. 4 Voir Rotraud von Kulessa, « La fonction du dialogue dans Le Magasin des enfants de M me Leprince de Beaumont », dans Marie Leprince de Beaumont. De l’éducation des filles à La Belle et la Bête, Jeanne Chiron, Catriona Seth (éds.). Paris : Classiques Garnier (à paraître). 5 À notre connaissance, il n’existe pas encore d’analyse approfondie de cet ouvrage de M me Leprince de Beaumont. L’intérêt partiel que la recherche a porté à cette auteure est dû, en grande partie, à sa réécriture du conte La belle et la bête. 6 Voir Jacques Domenech, « Anti-Lumières », dans Dictionnaire européen des Lumières, Michel Delon (éd.). Paris : PUF, 1997, pp. 84-89. 7 Cf. Didier Masseau, « Les apologistes conciliateurs », dans Dix-huitième siècle, 34 (2002), p. 122. 8 Parmi les quatre éditions recensées entre 1769 et 1811 (cf. supra note 3), nous avons choisi, pour édition de référence, un exemplaire de 1811. Le nombre des rééditions, bien moins important que celui des Magasins qui ont connu des traductions et des rééditions tout au long du XIX e siècle, suggère une réception beaucoup plus limitée. OeC01_2013_I-160End.indd 92 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 93 Le premier volume, dont les dialogues se déroulent sur quatre jours, est sans doute le plus intéressant puisqu’il présente le fondement philosophique à partir duquel M me Bonne va développer son argumentation théologique. Il s’agit de la méthode cartésienne du doute systématique 9 qu’elle veut appliquer afin d’affermir la foi de ses élèves et afin de prouver l’existence de la religion chrétienne. Bien consciente du fait que cette démarche puisse paraître paradoxale aux lecteurs, M me Leprince de Beaumont les avertit, dans la préface, du contexte dans lequel est né cet ouvrage, à savoir un contexte protestant en Angleterre : Bien des gens qui ignorent que le doute méthodique est permis, pourroient être scandalisés de voir mademoiselle Bonne l’exciter dans ses Écolières. Elle prie le Lecteur de se souvenir qu’elle parle à des personnes de la religion protestante ; que le fondement de cette religion est la liberté d’examiner les points les mieux décidés, parce que, ne reconnaissant point de tribunal infaillible sur la terre, chacun de ceux qui la professent est en droit de s’en rapporter à ses lumières, et de les préférer à celles de tout ce qu’il y a eu et aura d’hommes savans, parce qu’après tout ils sont faillibles, et qu’on ne doit une soumission aveugle et absolue qu’à une autorité divine. Il convenoit donc à mademoiselle Bonne de prendre la seule voie qui convînt à ses élèves, qui est celle de l’examen, toujours permis jusqu’à ce qu’on soit convaincu qu’on se soumet à la vérité infaillible et éternelle, incapable de se tromper et de nous tromper 10 . Dès le départ, Madame Bonne, derrière laquelle se cache par ailleurs l’auteure elle-même, énonce la vérité à laquelle il faudra arriver par l’intermédiaire de la raison, qui correspond toutefois à la raison divine : […] conjurons l’Esprit Saint de dissiper les ténèbres de notre entendement, de fondre la glace de nos cœurs, d’arracher le funeste bandeau qui nous cache des vérités nécessaires, des vérités absolument nécessaires, des vérités seules nécessaires. Oui, Mesdames, vous pouvez ignorer tout le reste sans danger : il n’y a que la science de la Religion qu’il faut posséder pour entrer dans le Ciel, et sans laquelle on ne peut espérer d’y entrer. Donnez-moi donc l’attention la plus réfléchie, l’esprit le plus docile, et le cœur le plus décidé à céder aux lumières du Très-Haut quoi qu’il nous en coûte 11 . 9 Sur le cartésianisme de Leprince de Beaumont, lire Rotraud von Kulessa, « L’enseignement religieux destiné aux jeunes filles : Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Les Américaines ou la Preuve de la Religion chrétienne par les Lumières naturelles », dans Diversification et démocratisation. Les littératures d’éducation à l’époque des Lumières, Rotraud von Kulessa (éd.). Paris : Classiques Garnier (à paraître). 10 Les Américaines, vol. 1, « Avis de l’auteur », [n.p.]. 11 Idem, vol. 1, p. 9. OeC01_2013_I-160End.indd 93 10.12.13 16: 17 94 Rotraud von Kulessa Madame Bonne, en parfaite cartésienne, annonce par la suite une leçon de logique à ses élèves qui repose sur le principe suivant : « Pour apprendre à bien croire, nous allons douter de tout » 12 . Dans cet objectif, elle propose une expérience à ses élèves qui est située pleinement dans l’esprit des Lumières et qui explique, par ailleurs le titre de l’ouvrage, quelque peu énigmatique - Les Américaines. Ainsi, l’éducatrice leur demande de se transformer en « bonnes sauvages » afin d’adopter un « regard naïf » dans le but de se défaire de tout préjugé et d’arriver à une reconsidération raisonnée et objective de la « vraie » foi : Supposez donc, Mesdames, qu’élevées dans les forêts de l’Amérique, chacune, en votre particulier, on vous transportât dans cette ville ; je suppose encore que vous eussiez un esprit naturellement juste, comme l’auroient le plus grand nombre des hommes qui ne seroient point gâtés par le préjugé […]. Si, après vous avoir instruites des mœurs et des usages de la nation au milieu de laquelle vous auriez été transplantées, je voulois entreprendre de vous faire connoître ce que vous êtes, d’où vous venez, pourquoi vous êtes, ce que vous deviendrez, vous sentez, Mesdames, qu’il faudroit tout prouver, tout démontrer, que vous seriez autorisées à mettre les choses extraordinaires que je voudrois vous faire croire, au nombre des choses incertaines et problématiques, jusqu’à ce que je les fisse paroître à vos yeux, accompagnées de l’évidence qui fait toujours disparoître le doute 13 . À partir de ce présupposé, M me Bonne se livre alors à une introduction à la philosophie cartésienne tout en l’opposant aux courants philosophiques de son siècle. Dans le deuxième volume, dont les dialogues se déroulent sur trois journées, M me Bonne continue son apologie du cartésianisme tout en introduisant la problématique de la Révélation. Au niveau de la mise en scène du dialogue, nous assistons à l’introduction d’un nouveau personnage allégorique, Monsieur Belesprit représentant le philosophe déiste. La première journée de ce deuxième volume commence ainsi par la présentation de l’Ancien Testament par Miss Dorothée. Au cours du débat, M me Bonne tentera de justifier la Révélation à partir du personnage de Moïse. M. Belesprit évoque la question des miracles, une question que M me Bonne résoudra par un raisonnement cartésien. La seconde journée amènera alors la problématique de l’immortalité de l’âme, une problématique que M me Bonne règle en recourant au raisonnement cartésien des « bêtes machines », un sujet qui sera poursuivi durant la troisième journée et qui servira également à faire le procès à la philosophie matérialiste des Lumières. 12 Idem, vol. 1, p. 26. 13 Idem, vol. 1, pp. 26-27. OeC01_2013_I-160End.indd 94 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 95 Le troisième volume, décliné en quatre journées, qui voit l’introduction d’un nouveau personnage - le Rabbin -, sera alors consacré à la preuve de la supériorité de la religion chrétienne sur le judaïsme. Si à la fin de la première journée, les convives posent la question de la tolérance et de la relativité en matière de religion, M me Bonne tranche net en faveur de la religion chrétienne. À travers une exégèse rigoureuse de l’Écriture sainte, elle réussit, à la fin de la quatrième journée, non seulement à convaincre M. Belesprit de la supériorité de la religion chrétienne et de la vérité de l’Évangile, mais elle persuade également le Rabbin, qui reste cependant indécis quant au courant chrétien à suivre. C’est cette question que M me Bonne s’emploie à régler dans les trois volumes suivants. Ainsi, dans le quatrième volume, le cercle des convives s’agrandit progressivement avec l’arrivée des représentants des différentes Églises chrétiennes : le protestant, le calviniste, l’anglican, l’arien et Monsieur Tolérant qui reprend en quelque sorte le parti de M. Belesprit, désormais adepte des positions de M me Bonne. Si jusqu’ici, M me Bonne s’était surtout attardée à donner les preuves de la suprématie de la religion chrétienne, elle défend désormais le catholicisme. Dans la dispute théologique avec les différents représentants, voire autorités, des autres Églises, M me Bonne, soutenue par Miss Dorothée, appuie sa preuve de la suprématie de l’Église catholique sur l’Écriture sainte et sur ses connaissances de l’histoire des différentes religions. Elle explique ainsi le calvinisme au calviniste, qui se montre d’ailleurs particulièrement rigide et coriace, et donc difficile à convertir. Elle fait l’histoire des guerres de religion en France. De même, elle cite l’histoire de Mary Stuart afin de souligner la cruauté de l’Église anglicane. Elle arrive, de la sorte, vers la fin du cinquième volume, à désarmer successivement ses antagonistes, si bien qu’à la fin, seul le calviniste campe encore sur ses positions. Le sixième volume, divisé en deux journées, pose quant à lui la question des sacrements et celle du célibat des prêtres, des questions que M me Bonne réussit de nouveau à résoudre en faveur du catholicisme. L’ouvrage conclut sur deux déclarations de l’auteure. La première s’adresse aux autorités catholiques : M me Leprince de Beaumont s’excuse pour d’éventuelles erreurs commises dans l’examen ou l’exposition des dogmes de cette Église. La seconde s’adresse aux protestants : selon l’auteure, ces derniers seraient progressivement revenus aux dogmes de l’Église romaine, ce qui porte M me Leprince de Beaumont à s’exprimer en faveur d’un rapprochement entre les deux religions. Cette présentation confirme l’appartenance de l’ouvrage à l’apologétique catholique. Si le texte commence en effet par une réflexion philosophique digne des Lumières, il se transforme progressivement en pure dispute théologique 14 , 14 Dans le cadre de cet article, il nous sera en effet impossible de suivre l’argumentation théologique dans le détail. Il faudrait par ailleurs disposer de connaissances théologiques approfondies pour être en mesure de mettre à l’épreuve le raisonne- OeC01_2013_I-160End.indd 95 10.12.13 16: 17 96 Rotraud von Kulessa certes savante, mais au sein de laquelle la réflexion philosophique devient de plus en plus accessoire. Conformément au mode de la double énonciation propre au genre du dialogue, il s’agit de persuader les interlocuteurs du dialogue ainsi que les lecteurs de l’ouvrage de la suprématie de l’Église catholique, et ceci à travers la raison et le doute méthodique. Le dialogue éducatif et l’apologétique Dans le Phèdre, Platon distingue deux sortes de savoir : le savoir qui relève de l’écriture et celui qui relève du dialogue, de la communication orale. Il accorde la priorité au dernier car la communication orale permet le développement de la réflexion qui reste alors dynamique contrairement à la réflexion figée par l’écriture. La pensée de Platon implique cependant une contradiction que Klaus W. Hempfer a qualifiée de « contradiction performative » 15 et qui repose sur le fait que le dialogue de Platon est également fixé par l’écrit. Malgré cette contradiction, le dialogue comme mise en scène de l’oralité permet du moins la mise en scène de l’évolution de la réflexion. Les traités de sociabilité de la Renaissance exploitent ce côté performatif du dialogue littéraire dans le sens où un dialogue tel que Le livre du courtisan de Castiglione, par exemple, repose sur l’interaction entre la forme littéraire et le modèle de comportement véhiculé. Les conversations de M lle de Scudéry fonctionnent par ailleurs de manière similaire. Il s’agira donc de s’interroger à présent sur le caractère performatif des dialogues dans les Magasins de M me Leprince de Beaumont. Dans un second temps, il faudra poser la question de la nature et de la fonction de la forme dialoguée dans Les Américaines. Le dialogue des Lumières « sert, le plus souvent, à des fins didactiques, grâce à une fiction qui permet d’éviter le dogmatisme des traités et le ton apodictique des systèmes » 16 , soutient Roland Mortier à propos du « dialogue » des Lumières. Cette hypothèse sera à vérifier dans le cas de l’ouvrage qui nous occupe. La performativité Depuis le Magasins des enfants, les convives qui participent aux dialogues éducatifs de M me Leprince de Beaumont constituent un inventaire de perment de Mme Bonne et de ses convives. Ceci pourrait constituer un projet pour une équipe interdisciplinaire. 15 Klaus W. Hempfer, Möglichkeiten des Dialogs. Struktur und Funktion einer literarischen Gattung zwischen Mittelalter und Renaissance in Italien. Stuttgart : Steiner, 2002, pp. 2-3. 16 Roland Mortier, « Dialogue », dans Dictionnaire européen des Lumières, op. cit., p. 328. OeC01_2013_I-160End.indd 96 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 97 sonnages relativement stable, exclusivement féminin en ce qui concerne les trois premiers Magasins 17 . Comme dans les pièces de théâtre, les dialogues sont précédés d’une liste des personnages participant aux entretiens. Dans Les Américaines nous avons ainsi Madame Bonne, la gouvernante, personnage inspiré par l’expérience d’éducatrice de l’auteure, et ses douze disciples, auxquelles s’ajoute M. Belesprit. Comme M. Belesprit et Madame Bonne, six des douze jeunes femmes portent des noms renvoyant à leurs caractères et à leur état d’esprit : Lady Inconséquente, Lady Violente, Miss Préjugé, etc. À la gouvernante est sans conteste assigné le caractère de la bonté. L’élève modèle est représentée par Miss Dorothée qui a le rôle d’adjuvant de Madame Bonne et qui se montre à maintes reprises supérieure à ses consœurs comme aux interlocuteurs masculins qui s’ajoutent successivement à la discussion. Parmi les élèves, les rôles sont conformes aux attributs nominatifs. Aussi Miss Préjugé fait-elle honneur à son nom quand elle doute, dès le début, du bienfondé de l’entreprise de Madame Bonne soutenant qu’il n’était pas convenable, pour de jeunes femmes, de raisonner au sujet de la religion : Ces dames m’ont appris, ma Bonne, qu’une de vos conventions étoit de laisser à celles qui vous écoutent la liberté de vous interroger, de vous contredire même, et de ne jamais céder qu’à la raison. Je vais profiter de ce privilége, et vous faire mes objections contre le genre d’étude que vous nous proposez. Convient-il aux personnes du sexe ? Une foi simple n’estelle pas notre partage ? N’y a-t-il point de danger à examiner ce que nous devons croire aveuglément sur la parole de Dieu 18 ? C’est d’ailleurs Miss Préjugé qui va quitter le cercle à la fin de la troisième journée, un départ annoncé par Madame Bonne aux autres disciples dans les termes suivants : Nous n’aurons plus Miss Préjugé, Mesdames, elle n’a pu s’accommoder d’une étude où il faut renoncer au plus grand nombre des idées reçues généralement par le vulgaire, et penser par soi-même ; elle est vraiment piquée de ne pouvoir se refuser aux lumières qui lui ont été offertes 19 . 17 Voir Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, « Statut et représentation de la lectrice chez Madame Leprince de Beaumont », dans Lectrices d’Ancien Régime, Isabelle Brouard-Arends (éd.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 615-623 : « Elle se met en scène sous le nom de Bonne avec ses élèves, sous leur prénom ou sous des pseudonymes à valeur morale, à trois périodes cruciales de leur vie d’où trois gros volumes : le Magasin des enfants (1758), le Magasin des Adolescentes (1760), le Magasin des jeunes dames (1772) qui connaissent tous un grand succès jusque dans les années 1820. » (p. 615). 18 Les Américaines, vol. 1, pp. 9-10. 19 Idem, vol. 1, p. 238. OeC01_2013_I-160End.indd 97 10.12.13 16: 17 98 Rotraud von Kulessa Miss Préjugé personnifie en quelque sorte l’échec pédagogique de Madame Bonne alors que la mise en scène générale du dialogue tend à prouver le succès de ses stratégies argumentatives. Comme nous l’avons vu, elle parvient en effet à désarmer successivement, vers la fin du cinquième volume, tous ses antagonistes à l’exception du seul calviniste qui campe sur ses positions. M me Bonne et ses élèves réussissent à persuader la plupart des convives et sortent nettement victorieuses de cette querelle métaphysique. La performativité du dialogue dans Les Américaines ne correspond que partiellement aux particularités du dialogue des Lumières définies par Alexandra Kleihues : Die spezifische Performativität des Dialogs wäre dann als eine ihm eigentümliche « Inszenierung » von Wissensinhalten zu analysieren, durch die der Anspruch auf Vermittlung von Erkenntnis hinter die Aufgabe ihrer Suche zurücktritt 20 . Dans l’œuvre de Madame Leprince de Beaumont par contre, la performativité du dialogue vise avant tout à souligner la supériorité du maître sur ses interlocuteurs et à confirmer ainsi une vérité fixée d’avance. Fonction et nature du dialogue Le ton polémique et la supériorité manifeste de Madame Bonne fait du dialogue un dialogue plutôt monologique 21 qui vise plus la transmission du savoir que sa genèse 22 . En fait, le rôle de Madame Bonne peut paraître quelque peu paradoxal : d’une part, elle agit comme agent provocateur et d’autre part, elle détient la vérité. C’est elle qui ramène les objections de ses disciples vers la raison divine. Or, ce principe fonctionne sur un ton polémique : il s’agit de battre son ennemi avec ses propres armes. Fidèle au principe énoncé au départ, à savoir l’adoption de la perspective du « regard étranger », M me Bonne détourne le sens des termes tels que « Philosophes » et « Rationalistes » et met ainsi la philosophie au service de l’apologétique chrétienne. Il est vrai que les six volumes du dialogue sont parsemés d’attaques contre ce qu’elle appelle, de manière peu distinctive, soit les « Rationalistes », soit les « Philosophes », en mélangeant en fait ces deux notions. Dès le départ, M me Bonne, porte-parole de l’auteure, dénonce clairement son ennemi : 20 Alexandra Kleihues, Der Dialog als Form. Analysen zu Shaftesbury, Diderot, Madame d’Epinay und Voltaire. Würzburg : Königshausen & Neumann, 2002, p. 39. 21 Sur la dialogicité du dialogue, voir Kleihues, idem, pp. 25 sq. 22 « Die spezifische Leistung des Dialogs, Wissen nicht allein zu vermitteln, sondern allererst hervorzubringen, ist rückführbar auf einen näher zu bestimmenden Einsatz der Sprache und ihrer performativen Qualität. » (idem, p. 9). OeC01_2013_I-160End.indd 98 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 99 Les vérités spéculatives ne sont pénibles à croire qu’à une secte de prétendus beaux esprits, qui se qualifient mal-à-propos du titre d’esprits forts, et qui veulent tout mesurer à leur raison et à leurs lumières, sans penser que le premier effet d’une raison saine est de connoître ses bornes, qui sont assurément très-étroites. On m’a dit que cette secte s’appeloit les Rationalistes 23 . Dans Les Américaines, M me Leprince de Beaumont tente donc de prouver la supériorité de la religion catholique à travers un raisonnement philosophique pour affirmer que la métaphysique est la seule philosophie possible : Le premier effet de la bonne philosophie est de nous faire connoître combien il est raisonnable de soumettre nos ténèbres aux clartés de la révélation 24 . Le ton polémique qu’elle emploie et qui inscrit par ailleurs le texte dans la querelle opposant les adeptes du cartésianisme aux matérialistes, l’inscrit également dans la querelle des sexes 25 . L’apologétique chrétienne et l’apologétique du sexe féminin Le début de l’ouvrage est marqué par l’intervention de Miss Préjugé qui fait honneur à son nom quand elle veut savoir s’il sied au sexe féminin de raisonner au sujet de la foi 26 . Il s’agit ici d’un sujet cher à M me Leprince de Beaumont. Déjà dans le Magasin des enfants elle soulignait sa vision quasi féministe avant la lettre lorsqu’elle insistait sur le droit du sexe féminin au raisonnement : D’autres trouveront que j’ai eu tort de parler aux enfans de choses qu’ils supposeront au dessus de leur portée : de choses qu’ils prétendent que les femmes mêmes doivent toujours ignorer. Qu’ont-elles besoin, me dirontils, de connoître la différence de leurs âmes, d’avec celles des animaux ? Elles croient cette vérité & mille autres sur la foi d’autrui ; elles ne sont pas faites pour en sçavoir davantage. On diroit que vous prétendez en faire des Logiciennes, des Philosophes ; & vous en feriez volontiers des automates, leur répondrais-je. Oui, Messieurs les tyrans, j’ai dessein de les tirer de cette ignorance crasse, à laquelle vous les avez condamnées. 23 Les Américaines, vol. 1, pp. 22-23. 24 Idem, vol. 6, pp. 85-86. 25 Éliane Viennot, « Revisiter la ‘querelle des femmes’ : Mais de quoi parle-t-on ? », dans Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution, Éliane Viennot, Nicole Pellegrin (éds.). Saint- Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012, pp. 7-29. 26 Idem, p. 9. OeC01_2013_I-160End.indd 99 10.12.13 16: 17 100 Rotraud von Kulessa Certainement j’ai dessein d’en faire des Logiciennes, des Géométres, & même des Philosophes. Je veux leur apprendre à penser, à penser juste, pour parvenir à bien vivre 27 . Dans Les Américaines, M me Bonne établit la relation entre la question du sexe et celle de l’origine sociale de ses jeunes disciples, soulignant que l’éducation et la réflexion protègent des filles de leur état de l’oisiveté et des fausses croyances : D’ailleurs, c’est parmi les grands et les personnes riches que se trouvent les rationalistes, grands prêcheurs de leur métier, et qui courent après les prosélytes. L’oisiveté des grands leur laisse le temps de leur débiter leur doctrine, et leur ignorance sur la Religion rend leur défaite aisée : c’est donc une nécessité pour eux de proportionner leurs armes défensives aux offensives qu’on emploie à leur égard. L’instruction est donc nécessaire à tous, mais principalement aux personnes de votre état, Mesdames ; premièrement, parce qu’elles ont le temps et les commodités de s’instruire ; secondement, parce que leurs besoins à cet égard sont plus grands que ceux des autres 28 . Ainsi, la question du droit des femmes au savoir et à la réflexion constitue une sorte de leitmotiv qui sillonne les six volumes. Au niveau de la mise en scène, les interlocuteurs masculins de M me Bonne et de ses élèves se montrent pour la plupart hostiles aux interventions des jeunes filles lors du débat, à commencer par M. Belesprit, représentant de positions prétendument progressistes, mais qui associe la femme à la matière non pensante : Vous supposez que j’ai dit cela, Madame ; mais je le pense, c’est la même chose. Permettez-moi de vous demander si ces Dames ont l’intelligence des mots dont vous vous servez. Matière passive, par exemple, est un mot grec pour la plupart des femmes 29 . M me Bonne et les filles n’entrent cependant pas dans ce jeu, et Lady Violente fait preuve de bien plus d’esprit quand elle répond : Oh ! nous entendons ce grec là ; une matière passive est celle qui n’a pas de mouvement par elle-même et qui est capable d’être mue ; et telle est la matière dont Dieu a formé l’univers et tout ce qui existe dans le genre matériel 30 . 27 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Le magasin des enfants. La Haye : Pierre Gosse, 1768, t. I, p. XVII, « Avertissement ». 28 Les Américaines, vol. 1, p. 25. 29 Idem, vol. 2, p. 28. 30 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 100 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 101 Un peu plus loin, le débat entre Lady Violente et M. Belesprit gagne en vigueur et M. Belesprit en vient à conclure : Ah ! mademoiselle Bonne, l’étude ne convient point aux personnes du sexe : en voici une à qui la science a tourné la tête […] 31 . En revanche, Lady Violente sort vainqueur de la dispute lorsqu’elle rétorque : Il faut avouer que vous êtes un drôle de corps de trouver ridicule dans ma bouche ce qui vient de sortir de la vôtre 32 . Dans le quatrième volume, le représentant des calvinistes fait également preuve de misogynie en réclamant une attitude de soumission de la part des élèves de M me Bonne, qui se défend de manière habile en lui rappelant les conditions du « jeu » : Vous ignorez, Monsieur, que ces Dames sont censées être de pauvres Américaines, et que nous sommes convenues qu’elles agiroient comme telles dans nos conversations ; elles ignorent en cette qualité le respect qu’elles doivent aux gens de votre robe. J’ai cru devoir leur laisser jusqu’à ce jour une entière liberté de dire leurs sentimens, même de me contredire lorsque ce que je leur dirois ne leur paroîtroit pas juste : je n’ai garde de chercher à en faire des automates 33 . Les prises de position de M me Bonne et ses réactions face aux attitudes misogynes des interlocuteurs masculins sont appuyées, au niveau de la mise en scène, par la supériorité intellectuelle de Miss Dorothée et le déroulement général du dialogue. Ainsi, ce sont Madame Bonne et ses élèves qui sortent triomphantes de cette querelle métaphysique. L’attitude de M me Bonne vis-àvis de l’éducation des jeunes filles la rapproche des idées d’un Poulain de la Barre qui, dans son traité De l’égalité des deux sexes. Discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés (1673), défend l’idée selon laquelle « l’esprit n’a point de sexe » 34 - une idée qu’il développe à partir du dualisme cartésien 35 . Il défend par ailleurs le droit des femmes à l’éducation et au savoir. Si Poulain de la Barre est un peu tombé dans l’oubli au cours 31 Idem, vol. 2, p. 59. 32 Idem, vol. 2, pp. 59-60. 33 Idem, vol. 4, p. 13. 34 Cf. Nicole Pellegrin, Grandes voix du féminisme. Paris : Le Monde-Flammarion, 2010, pp. 35 sq. 35 Sur le cartésianisme de Poulain de la Barre, lire Marie-Frédérique Pellegrin, « Égalité ou supériorité : les ambiguïtés du discours égalitaire chez Poulain de la Barre (1647-1723) », dans Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1600 à 1750, Danièle Haase-Dubosc, Marie-Élisabeth Henneau (éds.). Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, pp. 17-30. OeC01_2013_I-160End.indd 101 10.12.13 16: 17 102 Rotraud von Kulessa du XVIII e siècle français, des traductions anglaises font circuler ses idées outre-Manche 36 et nous pouvons supposer que M me Leprince de Beaumont a eu accès à ces traductions. En ce qui concerne la question de l’égalité des deux sexes, M me Leprince de Beaumont se révèle donc une représentante des Lumières, si toutefois l’on part du principe que la liberté des sexes fait partie des revendications de cette époque, ce qui reste à vérifier. Nous avons pu voir, à travers l’exemple du dialogue Les Américaines, que les écrits éducatifs de M me Leprince de Beaumont s’inscrivent dans ce que l’on nomme les « Lumières chrétiennes ou catholiques », un courant qui, dans le passé, fut généralement associé aux anti-Lumières. Cependant les revendications de cette auteure en matière d’éducation, à savoir la revendication de l’égalité des sexes et ses tentatives de démocratisation de l’éducation avec son Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de campagne (1768) montrent son attachement à défendre les valeurs des Lumières, telles la perfectibilité de l’homme, la liberté et l’égalité. Comme d’autres auteurs traités dans ce volume, l’exemple de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont témoigne de la diversité de ce que l’on nomme les Lumières, une époque que l’on a toujours tendance à réduire aux écrits des grands Philosophes, mais dont on oublie trop souvent les multiples facettes. Nous souhaitons donc que cet article soit compris comme un plaidoyer pour une acception des Lumières au pluriel. 36 Guyonne Leduc, « De la ‘belle question’ à la démarche cartésienne de l’Égalité des deux sexes : la spécificité novatrice des idées préféministes de Poulain de la Barre, de leur publication incomprise (1673) à leur retour incognito d’Angleterre (1749-1751) », dans Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1600 à 1750, op. cit., pp. 31-50. OeC01_2013_I-160End.indd 102 10.12.13 16: 17
