eJournals Oeuvres et Critiques 38/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2013
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La proviedence romanesque de Mme Leprince de Beaumont

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2013
Pierre-Olivier Brodeur
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont Pierre-Olivier Brodeur Université de Montréal Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III M me Leprince de Beaumont est avant tout connue pour ses ouvrages pédagogiques : ses divers « magasins » - Magasin des enfants (1757), Magasin des adolescentes (1760), Magasin pour les jeunes dames 1 (1764), Magasin des pauvres (1768), Magasin des dévotes (1779) - conjuguent discours didactiques et fables morales pour servir à l’éducation chrétienne de leur lectorat. La fiction joue un rôle de premier plan dans cette entreprise pédagogique, puisque c’est dans le récit cadre de la relation entre une gouvernante et ses élèves que sont intercalés des contes, des résumés d’histoire sainte, des leçons de sciences naturelles ainsi que les savoirs nécessaires à chaque lectorat spécifique. Son œuvre romanesque, moins étudiée par la critique, témoigne elle aussi d’une foi dans le pouvoir édifiant de la fiction narrative. Le triomphe de la vérité (1748), Mémoires de M me la baronne de Batteville (1766), La nouvelle Clarice (1767) et L’adepte moderne (1777) sont tous des romans qui affichent clairement une visée didactique chrétienne. Par exemple, l’auteure affirme dans l’épître dédicatoire du Triomphe de la vérité, adressé au roi de Pologne et duc de Lorraine Stanislas Leszczynski, avoir « exposé les grandes vérités de la Religion d’une manière si simple, qu’elles sont à la portée de tout le monde » 2 . Les questions de la conservation de la chasteté, de la recherche de la vertu chrétienne et de la pratique de la charité, qui traversent le corpus romanesque de M me Leprince de Beaumont, lui donnent une cohérence qui prend sa source dans le projet apologétique qui consiste à mettre le romanesque au service de la religion catholique. 1 D’abord publié sous le titre Instructions pour les jeunes dames qui entrent dans le monde, se marient, leurs devoirs dans cet état et envers leurs enfans, pour servir de suite au Magasin des adolescentes en 1764, l’ouvrage est rebaptisé Magasin, ou instructions pour les jeunes dames […] à partir de l’édition de 1766. 2 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Le triomphe de la vérité, ou Mémoires de M. de La Villete. Nancy : H. Thomas, 1748, p. IV. OeC01_2013_I-160End.indd 103 10.12.13 16: 17 104 Pierre-Olivier Brodeur L’œuvre romanesque de M me Leprince de Beaumont est réglée en fonction d’un but persuasif d’ordre religieux. Proposer des exemples de personnages vertueux, démontrer la vérité des dogmes, exalter les valeurs de l’Église sont autant de finalités qui déterminent la fable mise en récit et la manière de ce récit. En ce sens, la volonté rhétorique et didactique qui préside à ces choix narratifs et thématiques s’apparente au concept de providence, à « la manière dont Dieu gouverne le monde selon des fins » 3 , puisque les événements du récit trouvent toujours leur justification dans la fin démonstrative de celui-ci. Si c’est très justement que Gérard Ferreyrolles parle, dans le cas du Télémaque, de « la congruence entre dispositif romanesque et dispositif providentiel » 4 , cette congruence se double dans le corpus qui nous occupe ici (dont le Télémaque se rapproche à plus d’un égard 5 ) d’un fort projet rhétorique. Non seulement le dispositif romanesque édifiant est-il providentialiste, il vise en plus, bien souvent, à thématiser la providence pour en démontrer les effets. L’attention à la providence ne doit pas surprendre. Elle est en effet un sujet chaudement discuté depuis l’Âge classique, comme en témoignent les publications qu’on lui consacre à l’époque : Des ouvrages antiques cardinaux sur le sujet, sont alors traduits : le Traité de la Providence de Dieu de Salvien par Du Ryer en 1634, le Traité de la Pro- 3 Gennaro Auletta et Jean-Yves Lacoste, « Providence », dans Dictionnaire critique de théologie, Jean-Yves Lacoste (éd.). Paris : PUF, 2007 (1998, « Quadrige »), p. 1145. 4 Gérard Ferreyrolles, « La Providence dans le Télémaque », dans Fénelon mystique et politique (1699-1999). Actes du colloque international de Strasbourg pour le troisième centenaire de la publication du Télémaque et de la condamnation des Maximes des saints, François-Xavier Cuche, Jacques Le Brun (éds.). Paris : Honoré Champion, 2004, p. 201. 5 Sur les aspects religieux du Télémaque, voir entre autres Charles Dédéyan, Télémaque ou la liberté de l’esprit. Paris : Librairie Nizet, 1991 ; Fénelon mystique et politique (1699-1999). Actes du colloque international de Strasbourg pour le troisième centenaire de la publication du Télémaque et de la condamnation des Maximes des saints, François-Xavier Cuche, Jacques Le Brun (éds.). Paris : Honoré Champion, 2004 (« Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme ») ; Volker Kapp, Télémaque de Fénelon : la signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique. Tübingen-Paris : Gunter Narr Verlag - Éditions Jean-Michel Place, 1982 (« Études littéraires françaises ») ; Bernard Dupriez, Fénelon et la Bible. Paris : Bloud et Gay, 1961 (« Travaux de l’Institut catholique de Paris ») ; François-Xavier Cuche, Télémaque entre père et mer. Paris : Honoré Champion, 1995 (« Unichamp ») ; François Varillon, Fénelon et le pur amour. Paris : Éditions du Seuil, 1957 ; Henk Hillenaar, « Inconscient et religion dans Télémaque de Fénelon », dans La pensée religieuse dans la littérature et la civilisation du XVII e siècle en France. Actes du colloque de Bamberg (1983), Manfred Tietz et Volker Kapp (éds.). Paris : Papers on French Seventeenth Century Literature, 1984, pp. 323-344 (« Biblio 17 »). OeC01_2013_I-160End.indd 104 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 105 vidence de saint Jean Chrysostome par le janséniste Godefroy Hermant en 1658, sans parler des trois traductions de La Cité de Dieu de saint Augustin par Ceriziers, Giry et Lambert entre 1655 et 1675. Des écrits nouveaux lui sont aussi consacrés, comme le Discours en forme d’exclamation sur la conduite de la divine Providence par le P. Joseph du Tremblay […], ou les Méditations chrétiennes sur la Providence et la miséricorde de Dieu dues, à l’autre extrémité du siècle, au bénédictin janséniste Dom Gerberon 6 . À ces ouvrages s’ajoutent au XVIII e siècle la théodicée de Leibniz, le traité anonyme L’abandon à la Providence divine et les diverses attaques du parti philosophique, notamment sous la plume de Voltaire (L’épître à Uranie, Candide, Poème sur le désastre de Lisbonne 7 ). La providence joue également un grand rôle dans l’argumentation apologétique rationaliste, sous la plume de Nicolas Sylvestre Bergier 8 , de Louis-Antoine Caraccioli 9 et de Noël-Antoine Pluche 10 . Notre but dans cet article est d’analyser le rôle spécifiquement narratif de la providence dans les romans de M me Leprince de Beaumont : les formes qu’elle prend dans les récits, ses fonctions narratives et la topique qu’elle met en place. Avant de se plonger dans cette étude, il convient toutefois de définir rapidement le concept de providence. Mais rendre compte de tous les débats sur la providence à l’Âge classique, en particulier dans les liens qu’elle entretient avec la notion de prédestination et celle du mal terrestre dépasserait largement les cadres de cet article. Une telle étude devrait se pencher sur les écrits des pères fondateurs (en particulier saint Thomas d’Aquin 11 et saint Augustin 12 ), sur les controverses théologiques entourant la Réforme, la Contre-Réforme et le mouvement janséniste, ainsi que sur les déclinaisons 6 Ferreyrolles, op.cit., p. 189. 7 Au sujet du Poème sur le désastre de Lisbonne et la providence, voir Jean-Pierre Jossua, Discours chrétien et scandale du mal. Paris : Chalet, 1979. 8 Sylviane Albertan-Coppola, « Le pas commun de la nature et de la grâce dans la théologie de Bergier », dans Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce, Nicolas Brucker (éd.). Bern : Peter Lang, 2010 (« Recherches en littérature et spiritualité »), pp. 231-241. 9 Martine Jacques, « Vertus éducatives de l’apologétique selon L.-A. Caraccioli : éclairer l’homme, entre Grâce et Lumières », dans Apologétique 1650-1802, op. cit., pp. 243-260. 10 Nicolas Brucker, « Noël-Antoine Pluche, entre sciences de la nature et apologétique », dans Apologétique 1650-1802, op. cit., pp. 325-341. 11 Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la vérité. Question V, La providence (De providentia), Question VI, La prédestination (De prædestinatione), Jean-Pierre Torrell, Denis Chardonnens (éds., trads.). Paris : Vrin, 2011 (« Bibliothèque des textes philosophiques »). 12 Horton Davies, The vigilant God : providence in the thought of Augustine, Aquinas, Calvin, and Barth. Bern : Peter Lang, 1992. OeC01_2013_I-160End.indd 105 10.12.13 16: 17 106 Pierre-Olivier Brodeur littéraires et philosophiques du thème 13 . Une étude des évolutions et des interprétations de la notion de providence à l’Âge classique reste à faire 14 . À défaut d’écrire nous-même cette histoire, nous aurons recours aux dictionnaires théologiques modernes. Le Petit dictionnaire de théologie catholique la définit ainsi : La providence divine comprend à la fois le « plan » du monde créé, établi par la science divine qui connaît tout, y compris ce que la créature accomplit librement, et la volonté sainte et aimante de Dieu, qui soutient et détermine avec force tout ce qui existe. […] C’est suivant ce plan que Dieu, dans son éternité, dirige le déroulement du monde et de son histoire, et, au sein de celle-ci, le déroulement de l’histoire du salut […]. Ce n’est que par une foi adorante en un Dieu sage, saint et aimant, et en s’abandonnant d’une façon inconditionnelle au mystère de la providence divine que l’homme parvient à surmonter […] le sentiment vécu de n’être qu’une victime, un jouet de forces cosmiques antagonistes qui ne peuvent être ramenées à une unité véritable 15 . La providence est donc un concept qui se décline sur deux plans complémentaires. Elle est d’abord une organisation de l’histoire pour servir aux fins que Dieu s’est fixé (le salut du genre humain). Ensuite, elle réfère aussi à l’amour de Dieu pour ses créatures et à l’intérêt qu’il prend pour elles et en particulier pour leur rédemption. La providence est un dogme de toute première importance. Elle justifie le cours des choses au-delà des causes premières, en envisageant les événements du monde comme les parties d’un plan divin, orchestré par une volonté supérieure. Elle superpose ainsi à un développement chronologique une signification spirituelle. En ce sens, elle est un « chronotope » du roman 13 Georgiana Terstegge, Providence as ‘idée maîtresse’ in the works of Bossuet. New York : A.M.S. Press, 1984 ; Aubrey Rosenberg, Jean-Jacques Rousseau and providence : an interpretative essay. Sherbrooke : Éditions Naaman, 1987. Margaret J. Osler, Divine will and the mechanical philosophy : Gassendi and Descartes on contingency and necessity in the created world. Cambridge : Cambridge University press, 1994 ; Cyrille Michon, Prescience et liberté : essai de théologie philosophique sur la providence. Paris : PUF, 2004 (« Épiméthée ») ; Laurence Devillairs, « La voie d’une apologétique rationaliste de Descartes à Fénelon », dans Apologétique 1650-1802, op. cit., pp. 85-105. 14 Même l’ouvrage monumental de Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours. Grenoble : J. Millon, 2006 (Paris : Bloud et Gay, 1916-1933) est pratiquement muet sur cette question. L’étude de Jean Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire (Paris : PUF, 1971 [« Nouvelle Clio »]) n’accorde pas non plus de développement à la providence, même dans la section portant sur le jansénisme. 15 Karl Rahner et Herbert Vorgrimler, Petit dictionnaire de théologie catholique. Paris : Éditions du Seuil, 1970 (« Livre de vie »), p. 398. OeC01_2013_I-160End.indd 106 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 107 édifiant, pour reprendre un terme bakhtinien, c’est-à-dire qu’elle exprime une « corrélation essentielle des rapports spatiotemporels » 16 . La providence comme chronotope relève à la fois de la forme et du contenu : elle fournit une forme au roman, mais elle lui donne également un sens. Le chronotope de la providence est intimement lié au genre édifiant, car il s’oppose à l’aveuglement de la fortune et du hasard, chronotope dominant du roman grec 17 , qui n’obéit pas à un ordre et dont l’existence même ne saurait être compatible avec une foi providentialiste 18 . Dans les romans de M me Leprince de Beaumont, la providence est convoquée comme plan organisateur des événements de l’ouvrage, qui donne un sens transcendant au déroulement du récit. Elle est alors utilisée comme une destinée proprement chrétienne, dont la fréquence constitue une caractéristique pratiquement définitoire du roman édifiant. Françoise Gevrey remarque ainsi à propos des nouvelles publiées entre 1675 et 1713 - mais le commentaire est aussi pertinent pour tout le roman du XVIII e siècle - que « l’explication de la vie du personnage et de son comportement par la Providence reste la plus rare » 19 , car « le genre s’adresse à un public plus habitué à rencontrer des stéréotypes inspirés d’une morale mondaine qu’à chercher l’exposé de questions religieuses » 20 . Il n’est pas surprenant de constater que dans les romans édifiants de M me Leprince de Beaumont, qui cherchent justement à remplacer la morale mondaine des romans par un message chrétien, la providence est a contrario constamment évoquée. Plus qu’une simple explication axiologique des événements, elle est une volonté qui préside à l’organisation du monde. Les péripéties romanesques sont autant d’étapes que cette volonté agissante emploie afin de provoquer un dénouement particulier, comme la conversion d’un personnage. En remplaçant le temps du hasard par un temps guidé par Dieu, la providence fournit une justification des événements, même les plus extraordinaires, par une foi inébranlable en leur finalité. Nous verrons comment le roman édifiant s’appuie sur la richesse symbolique et poétique de la providence pour 16 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987 (« Tel »), p. 237. 17 Idem, p. 245. 18 Gérard Ferreyrolles nuance cette affirmation en montrant comment, dans le Télémaque, les mots « hasards » et « fortune » sont souvent des « mots pour la Providence » (op. cit., p. 190). 19 Françoise Gevrey, « Les avatars du moraliste dans la fiction de la première moitié du XVIII e siècle », dans Poétique de la pensée. Études sur l’Âge classique et le siècle philosophique en hommage à Jean Dagen, Béatrice Guion, Maria Susana Seguin, Sylvain Menant, Philippe Sellier (éds.). Paris : Honoré Champion, 2006 (« Colloques, congrès et conférences sur le dix-huitième siècle »), p. 342. 20 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 107 10.12.13 16: 17 108 Pierre-Olivier Brodeur construire des schémas narratifs et des réseaux de signification dans lesquels convergent édification et narration. On constatera aussi que, plus qu’une conception de l’univers, la providence est aussi une conception du monde (comme organisé par Dieu, une intelligence intéressée à ses créatures et bienfaisante envers elles) et une conception de l’humain (considéré comme un être à la merci de la providence, mais y participant également). Interpréter la providence Concevoir le monde comme régi par un plan divin conduisant les créatures à leur salut implique la possibilité, voire la nécessité, de comprendre ce plan pour s’y conformer. L’injonction d’interpréter le monde dans un cadre herméneutique providentiel est loin d’être sans conséquences pour les personnages édifiants. Conscients de l’existence de la providence, ils doivent non seulement tenter de comprendre le plan divin, mais doivent aussi agir selon ce que ce plan a prévu pour eux. La providence ne limite pas la liberté du personnage, mais lorsque celui-ci est pieux et dévot, son devoir consiste à mener sa vie conformément à ses exigences. Ainsi, les choix qu’ils doivent accomplir dépendent largement de leur compréhension de la providence. Il s’agit d’un enjeu majeur dans les Mémoires de M me la baronne de Batteville, ou la veuve parfaite. Ces derniers adoptent la forme d’un récit autobiographique épistolaire, que la baronne écrit à l’une de ses amies : la structure rétrospective typique des mémoires y est employée afin de souligner les apprentissages d’une vie. Dans ce roman-mémoires, Julie, future baronne de Batteville, raconte sa vie, en particulier ses amours tumultueuses pour M. des Essarts. Vertueux et légitime, cet amour n’est empêché que par la pauvreté des deux héros, dont le bon sens se rebute à l’idée de l’indigence dans laquelle ils vivraient ensemble, n’ayant ni l’un ni l’autre les ressources nécessaires à la bonne marche du ménage. Alors qu’elle croit des Essarts mort, Julie, désespérée, décide de se retirer dans un couvent, contre l’avis de l’abbesse qui ne lui voit aucune vocation. « Je frémis du danger que j’avais couru en m’engageant dans un état où Dieu ne me voulait pas » 21 , écrit-elle rétrospectivement. Elle choisit plutôt d’épouser un bon vieillard, le baron de Batteville, qui lui donne une fille. Plusieurs années plus tard, celle-ci 21 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Mémoires de la baronne de Batteville ou la Veuve parfaite. Londres : Jean Nourse, 1766, p. 70. Le lieu d’édition et le nom de l’éditeur nous porte à croire qu’il s’agit sans doute d’une contrefaçon d’une des deux éditions françaises, soit celle de Bruyset-Ponthus, parue à Lyon en 1766, soit celle de Bassompierre (Lyon et Liège, 1766). L’édition pirate de La nouvelle Clarice étant basée sur l’édition Bruyset-Ponthus (voir note 27), il nous est permis de penser que c’est également le cas de cette édition. OeC01_2013_I-160End.indd 108 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 109 (également prénommée Julie) devient amoureuse de des Essarts, revenu des Indes où il était parti chercher fortune. Se refusant de vivre cet amour pour l’ancien prétendant de sa mère, la jeune Julie déclare son intention d’entrer en religion, résolution contre laquelle s’érigent aussi bien sa mère que l’évêque de Metz, qui comprennent tous deux que le désir de retraite n’est pas fondé ici sur une sincère vocation religieuse. Le mariage entre la jeune Julie et des Essarts se conclut finalement après bien des persuasions, à la plus grande joie de la baronne. Rassurée quant à l’avenir de sa fille, elle décide de se retirer dans un couvent. L’invocation des signes de la providence est omniprésente dans ce roman. Julie, la narratrice des Mémoires, suspend ses démarches dans l’attente d’un signe divin, après avoir échoué dans son établissement comme gouvernante d’enfants : Il fallut donc renoncer à cette entreprise, et j’attendis de la Providence une ouverture à ce qu’elle voudroit faire de moi 22 . La providence joue un rôle particulièrement important dans la question du mariage de l’héroïne avec M. des Essarts. Voulu par les deux amants, cette union est rendue impossible par leur peu de fortune. Ils voient dans cette difficulté une manifestation de la providence, qui pourra ensuite lever l’obstacle : Si Dieu vous a destinés l’un à l’autre, sa providence vous ménagera les occasions de vous unir […] 23 . Lorsque Julie apprend qu’elle recevra l’héritage d’une tante qui vient de mourir, elle interprète cette nouvelle comme « la Providence se déclarant en faveur de [leur] mariage » 24 . Ce mariage ne pourra cependant pas être conclu, car les deux jeunes gens sont séparés par l’irruption d’une épidémie de peste à Marseille, montrant à quel point le vent de la providence peut rapidement tourner, et combien il faut interpréter ses signes avec prudence. Ne s’improvise pas herméneute de la providence qui veut. Les derniers épisodes du roman sont entièrement occupés par la question de décoder les signes providentiels, alors que la narratrice, devenue baronne de Batteville, retrouve des Essarts après des années de séparation. Les deux personnages hésitent à raviver leur flamme, déchirés entre leur amour de jeunesse et le respect qu’ils doivent à feu M. le baron de Batteville. Les événements ayant mené à leurs retrouvailles sont d’abord interprétés comme des signes clairs en faveur de leur mariage par Madame de Castelet, une amie de la baronne : 22 Idem, p. 26. 23 Idem, p. 44. 24 Idem, p. 45. OeC01_2013_I-160End.indd 109 10.12.13 16: 17 110 Pierre-Olivier Brodeur […] la Providence, en écartant les obstacles qui pouvoient s’opposer à votre penchant, semble vous intimer l’ordre de le suivre […] 25 . Cet avis diffère cependant radicalement de celui que reçoit M. des Essarts de la part de M. Mere, un ecclésiastique qui joue auprès de lui le rôle d’un directeur de conscience. […] M. Mere me fit remarquer combien la Providence s’étoit déclarée contre mon mariage [avec la baronne de Batteville] ; par les étranges obstacles qui l’avoient traversé. Tout semble concourir au contraire, ajouta-t-il, à votre union avec sa fille, les divers événements qui ont précédé, paroissent avoir été ordonnés pour le faire réussir, et je regarde votre rencontre à Forges comme un coup du Ciel, qui a voulu vous réunir malgré les efforts que vous avez faits pour vous éloigner d’elle 26 . La suite du roman donne raison à M. Mere : des Essarts épouse la fille de la baronne, tandis que cette dernière opte pour la retraite religieuse. C’est donc un ecclésiastique qui voit juste et qui parvient à décoder les signes de la providence, révélant ainsi les difficultés liées à la compréhension du plan divin et l’importance d’avoir recours à une autorité religieuse pour en décoder les arcanes. Bien que les personnages tentent eux-mêmes de saisir l’organisation providentielle du monde, son parfait entendement ne peut se faire que par la médiation de l’Église. Psychologie de la providence La thématisation de la providence à l’intérieur même du récit devient quant à elle un enjeu majeur pour les personnages qui doivent l’accepter et s’y conformer. Le roman édifiant est marqué par ce que l’on pourrait qualifier de psychologie de la providence : une attitude d’acceptation et de soumission par rapport aux événements du récit, conçus comme manifestation d’une volonté supérieure. Cette soumission à la providence participe pleinement du projet édifiant, puisqu’elle présente une attitude exemplaire, que les lecteurs aussi bien que les personnages sont invités à adopter. C’est le cas dans La nouvelle Clarice, histoire véritable. Le roman s’ouvre sur une lettre que Clarice adresse à sa meilleure amie, Lady Hariote, dans laquelle elle dépeint sa situation. La tante chez qui elle a vécu pour échapper aux débauches de son père vient de mourir, la laissant légataire universelle de ses biens, mais sans en avoir le contrôle avant ses vingt-et-un ans. Son père, un libertin entretenant ouvertement une maîtresse chez lui, se rapproche d’elle, visi- 25 Idem, p. 199. 26 Idem, pp. 281-282. OeC01_2013_I-160End.indd 110 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 111 blement tenté par l’appât du gain. Il réussit à persuader l’héroïne de son repentir et met en place une conspiration pour la défaire de son héritage. Pour ce faire, il modifie en secret le testament de la tante afin de donner à Clarice le contrôle de sa fortune dans le cas où elle se marierait. Il la présente ensuite à un homme qui prétend être le fils du marquis de Montalve et la détermine à l’épouser, sachant très bien que cette « trop bonne » fille donnera sa fortune à son père dès qu’elle le pourra. Or, le faux Montalve est en fait un fils illégitime du père de Clarice, recruté par celui-ci pour dépouiller sa fille. En apprenant le complot, Clarice est forcée de s’échapper de la maison et rencontre un homme se faisant appeler « Chevalier », qui se propose de l’aider à passer en France pour assurer sa sécurité. Elle accepte et décide de l’épouser avant le départ, pour assurer sa vertu. Il lui apprend alors qu’il est en fait baron d’Astie, donc d’une noblesse qui fait de lui un bon parti. Le passage en France s’effectue après de nombreuses péripéties qui amènent le couple en campagne, chez M me d’Astie. C’est dans ce refuge que se conclut le premier volume du roman. Le deuxième volume est marqué par une modification de la formule narrative, qui s’éloigne du romanesque sensible pour se rapprocher d’un style pédagogique. On quitte le domaine de l’action, des péripéties et des larmes pour découvrir comment Clarice et sa belle-mère mettent sur pied une société rurale idéale, dans laquelle le travail, la vertu et la religion règnent pour le plus grand bonheur de tous. L’exemple de M me d’Astie en vient à inspirer Clarice, puis Lady Hariote qui se met elle aussi à travailler pour améliorer le sort des paysans. Alors que, dans la première partie, les péripéties étaient entrecoupées de réflexions, c’est l’inverse qui se produit désormais : au récit de la vie de la communauté sont mêlées des histoires enchâssées portant sur des personnages secondaires, comme le mari de Lady Hariote ou celui de Clarice. C’est sur le récit de la vie de ce dernier que se clôt ce deuxième volume. Dans ce roman, la providence est une véritable force à laquelle il faut se soumettre. Ainsi, lorsque Clarice, l’héroïne du roman éponyme de Madame Leprince de Beaumont, se voit dans une situation où elle doit épouser un homme qu’elle ne connaît pas - situation sans aucun doute partagée par une part non-négligeable de son lectorat -, elle écrit à son amie Hariote : […] je veux vous donner l’exemple de cet abandon à la Providence, dont je vous ai si souvent recommandé la pratique. Cette vertu devroit être celle de toutes les personnes de notre sexe 27 . 27 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, La nouvelle Clarice, histoire véritable. Londres : Jean Nourse, 1767, pp. 14-15. Cette édition comporte un privilège au nom de Pierre Bruyset-Ponthus, libraire à Lyon, ce qui nous porte à croire qu’il s’agit d’une contrefaçon de l’édition Bruyset-Ponthus, parue à Lyon en 1767. OeC01_2013_I-160End.indd 111 10.12.13 16: 17 112 Pierre-Olivier Brodeur Plus qu’une attitude, l’abandon à la providence est une « vertu », dont la pratique devrait être généralisée à toutes les femmes. Dans ce cas, il s’agit pour l’héroïne d’accepter une situation à laquelle elle ne peut rien changer, plutôt que de tenter de se rebeller contre le sort. Étrange et paradoxale, cette conception de la providence repose sur l’idée qu’on doit l’accepter et s’y soumettre afin de la transformer et de l’infléchir dans le sens de nos intérêts. Véritable marchandage avec Dieu, elle laisse ainsi aux personnages un espace de liberté et d’initiative, puisque loin d’être prisonniers de l’ordre divin du monde, ils peuvent le transformer - positivement - par leur pieuse soumission. L’importance accordée à la providence n’implique donc pas nécessairement que les personnages doivent se contenter de la subir. En l’interprétant ou en s’y soumettant pour la gagner à leurs intérêts, ils peuvent acquérir une certaine influence et éviter d’être réduits au rang de simples marionnettes entre les mains de Dieu. Appliquée strictement, la providence peut néanmoins instrumentaliser des personnages confinés au rôle qui leur est assigné dans la démonstration édifiante. Les personnages du Triomphe de la vérité, de Madame Leprince de Beaumont, sont dans cette situation, alors que leurs actions et leurs sentiments, sans cesse rapportés au plan divin, ne sont souvent motivés que par l’existence d’une volonté céleste qui leur confère une fonction dans la réalisation du grand plan. Le héros narrateur est le fils d’un père matérialiste et d’une mère dévote, horrifiée lorsqu’elle apprend l’impiété de l’homme qu’elle aime. Elle l’épouse tout de même, poussée en cela par la providence : Cette découverte [de l’impiété de son amant] l’eût effrayée, si la Providence, qui vouloit se servir d’elle pour guérir mon pere de ses erreurs, n’eût fortifié l’inclination qu’elle se sentoit pour lui 28 . Les sentiments de la jeune femme sont renforcés par les impératifs de la providence, dont le plan consiste à « se servir d’elle » pour convertir le père du héros. Ils n’obéissent pas aux motivations traditionnelles de l’amour dans les romans, mais à la nécessité de mener à bien une démonstration de la grandeur de Dieu dans la conversion d’un athée. Le personnage principal lui-même n’est qu’un instrument au service de ce même but, statut dont il est conscient et qu’il affirme : « la Providence s’étoit servi de moi pour lui ouvrir les yeux » 29 . L’instrumentalisation des personnages aux fins du projet édifiant, thématisé ici par la providence, est symptomatique d’une œuvre qui, comme son titre l’indique, vise avant tout à faire triompher « la vérité » et sacrifie conséquemment le narratif au démonstratif. 28 Leprince de Beaumont, Le triomphe de la vérité, op. cit., p. 5. 29 Idem, p. 30. OeC01_2013_I-160End.indd 112 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 113 L’adepte moderne, ou le secret des Francs-Maçons est une autre œuvre de M me Leprince de Beaumont dont le schéma narratif et les actions des personnages sont entièrement déterminés par la providence. Ce roman d’éducation, écrit à la première personne, prend pour héros un jeune homme qui se distingue par son caractère charitable : il désire devenir riche pour faire le bien autour de lui. Son premier acte de charité, alors qu’il cède à un pauvre un louis d’or que son père lui avait donné pour assister à la comédie, est remarqué par M. La Borde, un « guide expérimenté » 30 qui l’initie aux secrets de la providence. C’est lui qui avance la proposition centrale du roman : Vous êtes né, me dit-il, avec les plus heureuses dispositions ; la Providence ne fait rien qu’avec sagesse, elle n’a point mis chez vous ce penchant à faire du bien, sans vous ménager le moyen de le rendre efficace ; elle se servira de moi pour vous donner la facilité de le suivre 31 . M. La Borde est en effet le gardien du « secret des Francs-Maçons », c’està-dire de la recette de la pierre philosophale qui permet de transformer le plomb en or et d’être ainsi « le canal par où la Providence dispense ses richesses » 32 . Le jeune narrateur et lui sont ainsi élus par le « Très-Haut, qui [les] a choisi[s] entre tant d’autres pour être l’instrument de sa libéralité envers les hommes » 33 . Cette réduction des personnages principaux à une simple manifestation du plan de la providence constitue un véritable leitmotiv. Il est évoqué, par exemple, lorsque les deux justiciers secourent Ambroisine, une jeune femme contrainte de devenir actrice pour survivre alors que son mari est injustement emprisonné : M. La Borde insiste sur son statut de simple moyen au service du plan divin. Consolez-vous, lui dit-il, Madame, vos malheurs montés à leur dernière période, vont finir ; heureux que le Ciel veuille bien se servir de moi pour récompenser votre constante vertu 34 . Il s’agit d’une reformulation du schéma narratif du roman, dans lequel les personnages principaux aident une personne vertueuse dans le besoin, mais agissent comme simples instruments de la providence. Charité et soumission à la providence en viennent à constituer les deux traits définitoires du « vrai philosophe » : 30 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, L’adepte moderne, ou le Vrai secret des Francs- Maçons. Histoire intéressante. Londres : Aux dépens de l’auteur, 1777, p. 6. 31 Idem, p. 9. 32 Idem, p. 50. 33 Idem, p. 115. 34 Idem, p. 40. OeC01_2013_I-160End.indd 113 10.12.13 16: 17 114 Pierre-Olivier Brodeur Un vrai Philosophe est un homme qui parfaitement convaincu des desseins que Dieu a eu en le plaçant sur la terre, met toute son étude à les remplir : la gloire de Dieu, le bonheur de ses semblables, voilà les deux buts où tendent toutes ses actions, les fins auxquelles elles se rapportent 35 . M me Leprince de Beaumont reprend la définition que présente l’abbé Pluche du philosophe, qui « vit au quotidien l’expérience de l’ordre du monde et de la Providence » 36 . Le rapprochement de la providence et de la charité dans la personne exemplaire du « vrai Philosophe », du sage chrétien, combine la conception de la providence comme force nourricière et celle, plus répandue dans le roman édifiant, de la providence comme plan que les personnages doivent comprendre afin de s’y conformer. L’homme idéal est celui qui voit son rôle dans l’ordre nourricier voulu par Dieu et s’évertue à le remplir, quitte à ce que sa personne s’efface devant le grand plan. Conclusion Le recours à la providence dans le roman induit des transformations, autant de la providence elle-même que des événements et des personnages romanesques. Se pose alors la question de l’apport de la providence au roman. Indéniablement, elle contribue dans un premier temps à donner un sens axiologique aux événements du récit. Rien n’est laissé au hasard, tout fait partie du grand plan divin. Cela renforce la lecture interprétative dans la mesure où le roman se veut une démonstration de la force des valeurs chrétiennes. Les multiples appels à la providence sont en ce sens autant de rappels au lecteur qu’il faut interpréter le roman selon les « causes premières », c’est-à-dire selon la volonté divine. Par la thématisation de la providence, donc de la signification axiologique des événements au sein du roman, les personnages eux-mêmes deviennent conscients de leur place dans le grand plan. Ils tentent de l’interpréter et de la comprendre afin de s’y conformer et de s’y soumettre. Cette psychologie de la providence est aussi une forme de réflexion métanarrative des personnages qui tentent de saisir les motivations rhétoriques sous-jacentes à l’œuvre et participent, quelquefois malgré eux, à leur réalisation romanesque. La providence est ainsi bien plus qu’un dogme religieux plaqué sur un canevas narratif : elle est un moteur d’évolution de l’intrigue et sa compréhension est le véritable schéma narratif des romans de M me Leprince de Beaumont. Les tentatives des personnages de déchiffrer le plan divin et de s’y conformer déterminent leurs gestes et, du même coup, toute l’évolution de l’intrigue romanesque. 35 Idem, p. 96. 36 Brucker, « Noël-Antoine Pluche, entre sciences de la nature et apologétique », op. cit., p. 334. OeC01_2013_I-160End.indd 114 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 115 Les personnages tentent constamment de s’approcher au plus près du plan providentiel, leurs actes tendent vers lui davantage que vers la recherche de leur intérêt ou de leur bonheur personnel. C’est en tant que source de motivation pour les personnages que la providence devient un moteur d’évolution de l’intrigue romanesque. Nous pouvons également poser la question miroir de l’apport du roman à la notion de providence. L’intégration de la providence dans des œuvres fondamentalement mondaines, comme les romans - aussi édifiants soient-ils -, entraîne une sécularisation du dogme. Celui-ci passe de vérité fondatrice de la foi chrétienne à simple ressort narratif, motivation des agissements de personnages fictionnels. En tant que principe d’explication et de justification des événements narrés, la providence en vient à se substituer à la vraisemblance dans la poétique romanesque édifiante, qui vise le vrai moral. Le recours à la providence peut être entendu comme un « refus catégorique du vraisemblable » 37 mondain, entendu comme imitation de la nature, et une tentative d’atteindre le vrai dans la fiction narrative. Mais il convient aussi de lire, dans le recours au saint dogme de la providence afin d’expliquer des événements aussi triviaux qu’un héritage, l’obtention d’un emploi ou une reconnaissance, quelque chose de l’ordre d’une désacralisation du plan divin. La providence est avant tout le grand plan « nourricier » que Dieu a construit pour conduire ses créatures à lui, via la grâce. En faire la justification des péripéties romanesques les plus topiques - tel le retour miraculeux de des Essarts dans les Mémoires de la baronne de Batteville - équivaut incontestablement à en ternir l’image. L’on peut de plus se demander jusqu’à quel point le fait de décréter « providentiels » des événements fictionnels, issus d’un processus de création individuel, ne répond pas au désir de se substituer à Dieu. Quel est en effet le créateur du grand plan divin des romans édifiants, sinon l’auteur du roman lui-même ? D’un point de vue strictement théologique, cette exploitation littéraire pose problème et justifie certainement l’opinion des penseurs chrétiens, comme l’abbé d’Aubignac, prononçant l’incompatibilité entre fiction et religion. En entremêlant romanesque et religion, les œuvres de M me Leprince de Beaumont ont peut-être moins pour effet d’édifier leurs lecteurs que de provoquer une confusion entre le sacré et le profane : les romans religieux font que les « âmes simples » 38 accordent aux romans la créance qu’ils ne devraient réserver qu’aux textes religieux, alors que les « libertins » 39 37 Sylvie Robic-de Baecque, Le salut par l’excès. Jean-Pierre Camus (1584-1652), la poétique d’un évêque romancier. Paris : Honoré Champion, 1999 (« Lumière classique »), p. 246. 38 Ibidem. 39 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 115 10.12.13 16: 17 116 Pierre-Olivier Brodeur ridiculisent les dogmes comme de simples fictions. Est-ce donc dire que tout le projet d’un roman apologétique se trouverait, dès son origine, voué à l’échec ? Nous préférons voir dans cette problématisation du dogme la preuve que ces romans ne peuvent être réduits à un discours monologique et monolinguiste qui se réaliserait par une série de procédés à sens unique : ils portent toujours des sens multiples qui contestent leur prétention à atteindre et à démontrer la vérité ; il s’agit d’ouvrages d’imagination centrés sur le plaisir de la narration, les débordements qu’elle entraîne et les effets de sens qu’elle crée. En cela, ils sont de plein droit des romans et méritent d’être réintégrés dans l’histoire du genre qu’ils ont contribué, à leur modeste façon, à créer. OeC01_2013_I-160End.indd 116 10.12.13 16: 17