eJournals Oeuvres et Critiques 38/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2013
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La Ferté-Imbault contre d'Alembert

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2013
Marie-Frédérique Pellegrin
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) La Ferté-Imbault contre d’Alembert. Résistance mondaine et intellectuelle aux Lumières Marie-Frédérique Pellegrin Université Jean Moulin-Lyon III UMR 5037 Fille de M me Geoffrin (1699-1777), dont le salon est tout dévoué à la cause des Encyclopédistes, Marie-Thérèse de La Ferté-Imbault (1715-1791) fait de la lutte contre ceux-ci un des buts de son existence. Cette lutte prend des formes intéressantes, où l’apologétique et la philosophie servent d’instruments politiques. Elle se heurte aux règles de la mondanité et s’en joue d’une manière qui montre que la défense de la religion chrétienne mobilise des stratégies originales dans la seconde moitié du XVIII e siècle. Ce sont ces stratégies que nous voulons étudier : elles reposent sur la pratique très en vogue à l’époque des extraits ; sur un véritable programme éducatif (auprès des filles de France) et plus intéressant encore sur un projet de « contre- Encyclopédie » dans le cadre d’un salon 1 qui s’avère un lieu de sociabilité aux visées complexes. Si l’amusement et la mondanité y dominent apparemment, ce salon est en réalité un foyer idéologique conservateur dont les buts sont aussi intellectuels et moraux. Pour la marquise de La Ferté-Imbault, de la lutte contre l’irréligion des Encyclopédistes dépend l’avenir de la France. La religion des « gens raisonnables » Le combat contre les nouveaux philosophes mené par la marquise de La Ferté-Imbault est l’œuvre d’une vie, puisqu’elle précise être « connue depuis vingt ans pour être leur antagoniste » dans un manuscrit de 1776. Ce combat toujours renouvelé a ceci d’intéressant qu’il prend différentes formes. Avant de les envisager, il convient d’en saisir, sinon toutes les raisons, du moins certains déterminants mis en valeur par La Ferté-Imbault elle-même. Ils sont intimes et en grande partie œdipiens. Ils résident dans une confrontation affective avec sa mère qui se transmue en opposition 1 Nous reprenons ce terme commode et usité, même s’il est anachronique à l’époque. OeC01_2013_I-160End.indd 131 10.12.13 16: 17 132 Marie-Frédérique Pellegrin idéologique 2 . Dans ses écrits autobiographiques, La Ferté-Imbault oppose toujours son père à sa mère. Tous deux bons catholiques au moment de leur mariage, ils vont rapidement se séparer du point de vue idéologique, à mesure que sa mère entre en contact avec les idées nouvelles et organise un salon où elles s’épanouissent. La Ferté-Imbault insiste sur ce point : sa mère était pieuse avant d’être pervertie par son entourage et notamment par Madame de Tencin sa voisine. La corruption d’une âme par les idées nouvelles passe d’abord par son éloignement à l’égard de la religion. La fille au contraire reste toujours fidèle aux valeurs paternelles. Elle aime à se définir comme « catholique, apostolique et romaine » 3 . Parallèlement, l’un des convives du salon de sa mère qu’elle présente comme un véritable précepteur, l’abbé de Saint-Pierre, rédige à son attention une compilation de maximes morales et chrétiennes qui lui servent de guide tout au long de sa vie 4 . La Ferté-Imbault insiste constamment sur sa solide instruction chrétienne, encore renforcée par les enjeux affectifs qui la sous-tendent. Mais comment définir cette religion ? Il s’agit d’une religion raisonnable à finalité morale. Dans tous les écrits de La Ferté-Imbault, les passions sont opposées à la raison. Et la raison est présentée comme l’organe de la religion. Nulle exaltation, nulle effusion, nulle trace de mysticisme ou d’illuminisme donc dans cet éthos chrétien, sa religion n’étant d’ailleurs jamais dépeinte comme une religion du sentiment, mais comme la religion « des gens raisonnables », expression revenant plusieurs fois sous sa plume. Les vertus de la religion sont essentiellement morales et s’établissent par la force de la raison. La religion de La Ferté-Imbault ne relève pas non plus de quelque fondamentalisme que ce soit. Si Pascal fait partie de ses auteurs de prédilection 5 , 2 Voir sur ce point l’article de Dena Goodman, « Filial Rebellion in the Salon : Madame Geoffrin and Her Daughter », French Historical Studies, XVI, 1 (1989), pp. 28-47. 3 Mémoires et anecdotes, « Bonheur de mon âge de 12 ans jusqu’à 17 que j’ai été marié[e] », Archives Nationales de France, Fonds d’Étampes, Valençay et Geoffrin [désormais noté AN] 508 Archives Particulières [désormais noté AP] 38, dossier 3. Tous les écrits de M me de La Ferté-Imbault sont manuscrits. 4 « L’abbé de Saint Pierre de son côté me prêchait toutes les vertus évangéliques pour être aussi heureuse dans ce monde qu’on peut l’être en attendant celui de l’autre. J’ai des maximes écrites de sa main o[ù] il dit paradis aux bienfaisants et faites crédit à votre prochain si voulez qu’on vous le fasse. » (Mémoires et anecdotes, « Troisième voyage de ma raison. Ce 20 janvier 1772 », AN 508 AP 38, dossier 3). Elle évoque ainsi les « conseilles [sic] par écrit de l’abbé de Saint Pierre pour [s]e bien conduire dans le grand monde et pour y être heureuse qui sont la loi et les prophètes » (Philosophes, « Ce 20 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1). 5 « Sa passion dominante a toujours été pour la morale. Elle a passé toute sa jeunesse à lire tous les philosophes chrétiens et païens. Ses auteurs favoris ont toujours été Plutarque, Montaigne, Pascal, Nicole et pour se les rendre encore plus commodes OeC01_2013_I-160End.indd 132 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 133 elle insiste sur le fait qu’elle n’a jamais pris position dans les disputes opposant jansénistes et dévots. C’est même là un conseil donné par ses différents directeurs de conscience qu’elle prétend appliquer à la lettre 6 . La lecture de Pascal constitue un enjeu idéologique important, par rapport auquel La Ferté-Imbault définit une conduite pleine de précaution. Elle entend faire un usage purement moral de Pascal et refuse donc de lire Les provinciales, afin d’éviter toute prise de parti entre camps religieux ennemis et influents. Cette ligne de conduite est explicitement associée à sa place sociale. Amenée à fréquenter la cour depuis qu’elle est marquise, elle ne peut se permettre d’être suspectée de jansénisme. Mais l’on voit que ce refus de lire montre le danger qu’il y aurait à le faire et la force du lien intellectuel qu’elle a avec Pascal, comme si elle redoutait qu’ouvrir Les provinciales ne la fasse devenir favorable aux jansénistes. Elle ne cesse en effet en revanche de louer le Pascal moraliste des Pensées dont elle rédige des extraits 7 pour elle-même et certain(e)s de ses ami(e)s. L’affinité naturelle avec cet auteur, affinité morale, est contrebalancée par une prudence tactique et en réalité politique. Plusieurs de ses amis, en particulier à la cour, appartiennent à ce que l’on appelle le parti dévot. C’est notamment le cas de Madame de Marsan, dont le soutien est si déterminant dans la carrière de La Ferté-Imbault en ce lieu. Mais cette dernière refuse toujours d’être rangée parmi les dévots. Lorsque d’Alembert écrit à Voltaire qu’elle fait partie de la « cabale dévote », La Ferté-Imbault explique en note de ce passage les raisons pour lesquelles elle est, de manière erronée selon elle, assimilée au clan dévot. Ce sont ses fréquentations amicales et non ses convictions qui l’assimileraient à ce parti 8 . et plus agréables dans sa vieillesse elle s’est occupée depuis plusieurs années d’en faire des extraits. » (Dossier Margrave de Bade, « Avertissement », AN 508 AP 37, document 42). 6 « Comme je n’ai jamais aimé la philosophie et la morale que pour en faire usage pour mon bonheur et pour former ma raison, fixer mon imagination et diminuer la vivacité des passions, je suivis ce conseil de mes directeurs et en faisant grand cas des pensées morales de Pascal, je n’ai jamais lu les Lettres provinciales qu’après que le parlement eut fait ces assertions. » (Philosophes, « Ce 20 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1). 7 Sur la pratique des extraits, nous nous permettons de renvoyer à notre article, « Les pratiques philosophiques de M me de La Ferté-Imbault ou le malebranchisme comme refuge, arme, jeu et enseignement », dans Les malebranchismes des Lumières, Lyon, ENS-Éditions, à paraître. 8 « Le prétexte de cette apostrophe venait de ce que M e . de la Ferté Imbault était amie de jeunesse de la duchesse de Nivernais (la première femme du duc de Nivernais) et fort dévote, et qu’elle l’est depuis 40 ans de la comtesse de Marsan fort dévote aussi. » (Philosophes, « À Paris, ce 6 octobre 1790. Voici la preuve de la politesse et de la modestie de d’Alembert tiré de ses lettres à Voltaire », AN 508 AP 38, dossier 1). OeC01_2013_I-160End.indd 133 10.12.13 16: 17 134 Marie-Frédérique Pellegrin Certes on choisit plutôt ses amis parmi ceux qui partagent vos convictions idéologiques, on peut cependant souligner que La Ferté-Imbault n’embrasse pas tous les combats les plus importants des dévots à cette époque, et ne s’oppose par exemple en rien à l’expulsion des jésuites hors de France en 1764. Elle semble même considérer que leur disparition fera mécaniquement disparaître le parti adversaire, celui des jansénistes 9 , rétablissant la paix religieuse dans le royaume. Le caractère « raisonnable » de cette religion est déterminant pour comprendre sa position idéologique. Ceux qui dirigent en réalité sa conscience sont des philosophes, au premier rang desquels Malebranche, en qui elle voit l’incarnation d’un christianisme capable de combattre les passions, car il s’agit d’un christianisme rationnel. Ce Malebranche des anti-Lumières a ceci d’intéressant qu’il consacre la philosophie comme soutien de la religion 10 . Or la raison est de tout temps, les principes essentiels de la morale sont donc également présents chez les païens. Malebranche et Pascal se retrouvent aux côtés de Sénèque et Plutarque dans la défense d’une morale qui commence par l’amour de Dieu. La philosophie définie comme philosophie morale est constituée d’un panthéon hétéroclite mis au service de la foi. Les vrais principes de la morale sont les vérités géométriques comme deux et deux font quatre. Il est aisé d’en voir la preuve par la comparaison de la morale des Socrates, des Platons, des Sénèques et des Plutarques, avec celle des Pascals, des Nicoles et des grands prédicateurs. L’amour de Dieu avant tout, ensuite l’amour du prochain, la charité et le pardon des injures (qui déplaisent aux petites âmes et aux petits esprits et qui leur font prendre notre religion en aversion) est prêché aussi fortement par les grands philosophes païens que par les grands philosophes chrétiens. Les mauvais philosophes modernes à commencer par Voltaire (qui a fait des disciples qui n’ont pu imiter de lui que ses erreurs) attaquent notre religion par ses mystères, cela prouve qu’ils sont très ignorants ou de mauvaise foi, puisque les philosophes païens qui n’étaient point gênés par une Religion qui leur donnait des actes de foi, ont tous été forcés de reconnaître un être suprême, parce qu’ils voyaient des mystères impénétrables dans toutes les productions de la nature 11 . 9 Voir la note 21. Peut-être La Ferté-Imbault applique-t-elle ici le raisonnement de celui qu’elle aime tant lire, Pascal, qui affirme, dans les Pensées, au nom de ce même parallélisme des contraires, que la disparition des dogmatiques entraînerait mécaniquement celle des pyrrhoniens. 10 Sur le Malebranche des anti-Lumières, nous nous permettons de renvoyer à nouveau à notre article : « Les pratiques philosophiques de M me de La Ferté- Imbault ou le malebranchisme comme refuge, arme, jeu et enseignement », op. cit. 11 Écrits divers, « Suite de mes Réflexions du 20 mars 1768 », AN 508 AP 38, dossier 5. OeC01_2013_I-160End.indd 134 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 135 Les camps sont ainsi clairement fixés : il y a les Anciens - païens et chrétiens - aux principes raisonnables et propices à la morale, car ils reconnaissent tous un dieu, auxquels s’opposent les modernes athées. Ainsi, « on peut confondre les impies dans la philosophie, même dans la philosophie païenne, comme ce qui est le plus conforme à notre raison » 12 . La philosophie n’est donc pas rejetée, elle constitue au contraire le lieu même d’une apologie de la foi. Mais une typologie (qui est aussi une chronologie) des philosophes s’impose. Aux « nouveaux » philosophes s’opposent les « vieux » philosophes dont les principes sont raisonnables et donc spontanément religieux. La défense de la foi s’appuie toute entière sur la raison. Selon la philosophie que l’on choisit, on décide pour ou contre la religion 13 . Dans cette lecture de l’histoire de la philosophie comme histoire du sentiment religieux, le paganisme est l’allié du christianisme en ce qu’il confirme que l’amour de Dieu est inhérent à l’homme. Mais une telle alliance n’est jamais pensée comme une religion naturelle de type déiste. Car la définition d’un credo commun entre les chrétiens et les païens pourrait logiquement aboutir à un déisme, tellement en vogue sous différentes formes à l’époque de La Ferté-Imbault. Son propos est autre : il y a une prémonition de Dieu chez les Anciens qu’explicite le christianisme. Les Anciens servent en réalité essentiellement à prouver qu’il n’y a pas de moralité sans cette prémonition. On ne peut disjoindre morale et religion. Pierre Bayle, qui propose une ample démonstration séparant l’une de l’autre dans ses Pensées diverses sur la comète est d’ailleurs significativement rangé du côté des ennemis à combattre selon la Ferté-Imbault 14 . La religion, n’importe quelle religion « véritable » pourrions-nous dire, c’est-à-dire pourvoyeuse de règles morales et d’institutions stables (ce que ne peut faire le déisme) doit être défendue. La haine contre d’Alembert commence ainsi significativement en 1757 par la colère provoquée par l’article « Genève » de l’Encyclopédie. La Ferté-Imbault a plusieurs amis là-bas et prend vigoureusement leur défense, ce qui n’est pas du tout contradictoire avec le fait d’être une bonne catholique. L’important est en effet d’empêcher de faire tomber une « vraie » religion du côté du déisme et d’une tolérance 12 Philosophes, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume. Ce 21 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1. 13 Les Encyclopédistes « disent que M r . Nicole est d’un ennui à périr. En un mot ils interdisent autant qu’ils le peuvent à leurs disciples la lecture des livres de morale des anciens païens et des chrétiens modernes dans la crainte qu’elles ne leur inspire du goût pour une religion quelconque » (ibidem). 14 « Voltaire après Baile [sic], avec le même but il a moins de science, de profondeur et d’éloquence que lui » (Portraits de personnes de la cour, AN 508 AP 38, dossier 2). OeC01_2013_I-160End.indd 135 10.12.13 16: 17 136 Marie-Frédérique Pellegrin aboutissant à l’irréligion, comme d’Alembert tente de le faire. Ce sont donc toutes les religions instituées qu’il faut défendre. La philosophie contre les Philosophes Cette défense d’une certaine philosophie et de la religion en général permet désormais de définir les ennemis idéologiques de la marquise. Il s’agit bien d’ennemis qu’elle affirme haïr à plusieurs reprises 15 . Ce sont les Encyclopédistes, comme elle les nomme elle-même et plus particulièrement d’Alembert, le « lieutenant » 16 de Voltaire en France depuis que ce dernier s’est exilé, auquel elle adjoint toujours Helvétius et parfois Diderot. Là encore, le biographique explique en partie son combat : son mari, qu’elle a toujours méprisé, ayant été en contact avec Voltaire 17 . Quant à d’Alembert, c’est l’adversaire de toute une vie, comme la suite le confirme. Les Encyclopédistes forment en tout cas une entité idéologique puissante, vecteur d’irréligion et de décadence morale et politique. Ils valorisent ce qui doit être condamné, c’est-à-dire les passions. Elles seraient le moteur de tout ce qui se fait de grand et c’est à cette terrible force immorale qu’ils s’adressent. 15 « Jamais passion quelconque ne pouvait servir au bonheur d’une créature humaine comme la haine que ces gens là [sic] m’ont inspirée, sert présentement au mien. » (Philosophes, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume. Ce 21 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1). 16 « La secte des encyclopédistes fit donc une infinité de prosélytes sous le règne de la Pompadour ; mais Voltaire ayant été forcé par les tribunaux de s’expatrier eut besoin de laisser ici un lieutenant digne de son chef et plus jeune que lui. D’Alembert se trouva sous sa main et paru formé par la nature pour encourager les disciples que Voltaire avait fait tant à Paris qu’aux environs de Siré, fameux château de M d . la M. du Chatelet, où cette femme et lui, pendant plusieurs étés avaient tenu publiquement une école d’impiété. D’Alembert distingua parmi ces jeunes écoliers M r . Turgot comme étant celui qui avait adopté leurs idées avec le plus de chaleur […]. Il leur fallait un prédicateur intrépide, un homme enthousiaste et qui de bonne foi put adopter leur haine contre la religion, les prêtres, les grands, les magistrats et les financiers. Helvétius se présenta et leur parut un Dieu donné. » (ibidem). 17 « Mon mari revint en 1734 d’Italie, il était fort ami de Voltaire […]. Il me le présenta, je trouvais Voltaire très amusant, mais flagorneur et bas. Je ne l’ai jamais pu souffrir. » (Mémoires et anecdotes, « Bonheur de mon âge de 12 ans jusqu’à 17 que j’ai été marié[e] », AN 508 AP 38, dossier 3). Monsieur de la Ferté-Imbault lui soumet des vers, mais selon sa femme, il ne les accueille favorablement que pour se rapprocher de M me Geoffrin et de ses habitués. Voir Mémoires et anecdotes, « Anecdote. Origine de la haine constante de M me de la Ferté-Imbault pour Voltaire », AN 508 AP 38, dossier 3. OeC01_2013_I-160End.indd 136 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 137 Les nouveaux ne font cas que des passions et prétendent qu’il n’y a qu’elles, qui produisent les vertus et les grands hommes. Et comme ils sont eux même régis depuis 25 ans par l’ambition de gouverner le royaume de détruire la religion et l’ancienne législation les gens raisonnables qui ont vu ces vérités à découvert doivent craindre nécessairement leur puissance actuelle 18 . Ces « nouveaux philosophes » sont d’ailleurs présentés comme « législateurs actuels du Royaume » 19 dans un manuscrit de cette même année 1776 et décrits comme ayant toujours eu des relais politiques puissants sous Louis XV puis Louis XVI (avec, entre autres, M me de Pompadour, Turgot puis Necker). L’enjeu relève en effet autant de la politique que de la morale, l’état de l’une expliquant celui de l’autre 20 . Dans différents manuscrits, elle décrit une longue décadence parallèle aux gouvernements se succédant auprès des deux rois. Mais La Ferté-Imbault ne tient pas un discours uniment pessimiste. Elle semble penser, jusqu’à la Révolution, que le parti des Philosophes pourrait être renversé 21 . Ce relatif optimisme explique peut-être qu’il vaille la peine de les combattre. 18 Philosophes, « Ce 25 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1. 19 Ibidem, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume. Ce 21 mars 1776 ». 20 « En matière de politique je ne me suis jamais connue que deux haines très fortes l’une pour le chancelier Maupeou et l’autre pour les encyclopédistes. [...] J’ai vu que cette haine ainsi que celle que je sentais pour les encyclopédistes venait de la grande connaissance que j’avais de leurs caractères, de leurs mauvais desseins et de la suite qu’ils étaient capables d’avoir (suivant les circonstances favorables) pour bouleverser le Royaume. » (ibidem, « Anecdotes sur les encyclopédistes dédié à Madame la marquise de la Tournelle. À Paris, ce 1 er mars 1780 »). 21 On peut ici par exemple renvoyer à une prédiction qu’elle fait dans une de ses descriptions de l’actualité politique en 1776 : « Maintenant que tous ces philosophes modernes sont abattus ; comme je suis connue depuis 20 ans pour être leur antagoniste, les honnêtes gens viennent me féliciter sur leur défaite et je puis en rire à mon aise. » (Philosophes, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume », AN 508 AP 38, dossier 1). Mais elle doit rectifier en 1790 : « En relisant cet écrit je sens avec douleur que je m’étais livré à des espérances bien vaines en croyant que la secte des encyclopédistes serait abattue par le renvoi de Mr. Turgot » (ibidem, « Ce 28 octobre 1790 »). Ou encore : « Voici ma prédiction du 1 er octobre 1774 quatre mois et demi depuis la mort de Louis XV. Il n’y aura plus de jansénistes parce qu’il n’y a plus de jésuites pour les persécuter et il n’y aura plus d’encyclopédistes parce qu’il n’y aura plus de Pompadour ni de Choiseul pour les protéger et les encourager. [Rajouté] *Mauvaise prédiction. Il ne faut pas faire l’honneur à ceux des encyclopédistes qui ont voulu briller et dominer les esprits en levant l’étendard contre notre religion de croire qu’ils sont en grand nombre […]. *Ce mois de novembre 1790 : mauvaise prédiction. » (« Portraits de personnes de la cour », AN 508 AP 38, dossier 2). OeC01_2013_I-160End.indd 137 10.12.13 16: 17 138 Marie-Frédérique Pellegrin Puisque c’est la lecture des philosophes qui a affermi ses vertus chrétiennes, le prosélytisme passe par la diffusion des bons philosophes. La Ferté-Imbault se lance ainsi dans la rédaction d’extraits, c’est-à-dire de compilations de morceaux choisis tirés de différents auteurs. Il s’agit bien d’instruire et d’édifier par la philosophie : Quant à moi je me trouve très bien de m’être constamment déclarée contre les encyclopédistes […]. Dans le temps que la secte qu’il [Turgot] protégeait a été à la mode, ma haine et mon mépris pour elle avait excité mon zèle, et m’avait inspiré le désir de mettre à la portée de tous les jeunes gens auxquels je m’intéressais la morale de ces grands philosophes païens et chrétiens, dont le nom a mérité de passer à la postérité à cause du bien qu’ils ont fait à l’humanité morale adoptée par les plus sages législateurs et dont les principes sont absolument contradictoires de ceux des encyclopédistes 22 . L’extrait a une efficacité pédagogique certaine : il rend plus accessible des œuvres imposantes. Lorsque l’extrait se transforme en extraits, il devient anthologie. Le recueil d’extraits peut alors former une bibliothèque portative, en indiquant la quintessence de la philosophie morale. Ainsi, la manière dont le recueil même est constitué produit une lecture idéologiquement orientée de l’histoire de la philosophie. La table des matières de l’un de ces recueils se construit comme suit : Salluste, Sénèque, Plutarque, Aristote, Montaigne, Rabelais, Descartes, Pascal, La logique de Port-Royal, Massillon, La Fontaine 23 . Le syncrétisme réunissant païens et chrétiens s’effectue à nouveau sur un fondement éthique 24 . Et la cohérence intellectuelle entre ces auteurs si divers (et en réalité largement contradictoires) semble se trouver dans la description du tourment produit par les passions et des remèdes que la raison peut y apporter 25 . 22 Philosophes, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume. Ce 21 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1. 23 Ibidem. 24 Le préfacier de ses extraits, fils de Montesquieu, écrit : « Tous ces grands génies de la Grèce, de Rome, de France, et d’Angleterre, Païens, chrétiens, catholiques Romains, Protestants, se réunissent dans les mêmes notions de Dieu, de la vertu et des vices des hommes. » (Écrits divers, « Préface pour mettre à la tête de Mes extraits. Fait par M r . de Secondat, le 10 février 1766, fils du président de Montesquieu et mon ami depuis l’année 1732 », AN 508 AP 38, dossier 5). La présence même d’une préface à ces recueils manuscrits montre bien qu’ils sont faits pour être diffusés. 25 Ajoutons qu’Aristote n’est présent que pour sa Rhétorique et La Fontaine, ainsi que quelques autres auteurs non cités dans la table des matières, pour leurs productions poétiques à valeur morale. OeC01_2013_I-160End.indd 138 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 139 L’extrait a une visée prosélyte en même temps qu’il éduque l’âme de celle qui le compose. Il est ainsi un exercice spirituel à double destinataire, son lecteur mais aussi son auteure guidée par son ami et quasi-directeur de conscience 26 . Il s’agit de l’abbé de Bernis qui l’oriente ainsi dans ses choix littéraires et l’encourage dans ce travail présenté comme utile à soi et aux autres 27 . La pratique des extraits est un remède moral 28 aux idées nouvelles, aux futilités de la vie mondaine, aux assauts des passions. En distribuant autour de soi ces recueils, elle entend servir la religion. On voit qu’elle fait profiter de ce travail son cercle familial, son cercle amical mais également des personnalités qu’elle souhaite ramener dans le sein des « gens vertueux et raisonnables » 29 . Les extraits ne constituent pas la seule pratique littéraire à visée apologétique de La Ferté-Imbault. Elle rédige aussi une autobiographie et devient par là véritablement auteure. Plusieurs manuscrits en attestent et notamment un ensemble composé de trois récits intitulés Voyages de ma raison. Ils narrent les cinquante-sept premières années de son existence en une petite centaine de pages. L’édification passe ici par l’exemple, le sien. Au contact des vicissitudes de la vie, son âme passionnée se bat contre les maux physiques et les épreuves morales et se transmue en une raison profondément chrétienne et toujours triomphante. Il s’agit donc d’une odyssée 26 « Vos extraits font honneur à votre choix ; en glanant pour moi vous recueillez pour vous. » (lettre de Bernis, Alby, le 5 août 1765, dans Quelques lettres de M me Geoffrin, du Cardinal de Bernis, Voltaire, Marmontel, le Père Elisée, le roi de Pologne et Piron, Manuscrit relié, 1816, Lettres adressées à Madame la marquise de la Ferté- Imbault par différentes personnes célèbres du XVIII e siècle ; copiées sur le manuscrit original appartenant à M r . le marquis d’Estampes, BNF NAF 4748, p. 62). 27 « Toute créature humaine qui ne marque pas son existence par quelque chose d’utile me paraît un fardeau pour la terre, ainsi j’approuve vos occupations. » (lettre de Bernis, Alby, le 6 février 1767, dans idem, p. 67). 28 « C’est le charmant Montaigne. Il a rendu un si grand service à ma raison, à mon imagination, à ma gaieté, dans des époques de ma vie où toutes ces facultés avaient été très malheureuses sans de bons conseils que pour me les graver profondément dans l’esprit et dans la mémoire, j’avais fait il y a quinze ans un volume d’extraits de 500 pages, que j’ai eu besoin de relire plus d’une fois depuis trois ans » (lettre à M me de Blangy, Paris, le 22 mars 1784, dans idem, p. 164). 29 Ainsi de Necker auquel elle adresse des extraits par un ami commun, demandant ensuite à ce dernier si leur lecture a produit un changement chez le ministre-lecteur (Mémoires et anecdotes, « Anecdotes qui peuvent donner une idée du caractère de Louis XVI », AN 508 AP 38, dossier 3, p. 35). On peut également voir en détail comment elle tente d’amender les Necker, père et fille, en adressant ses extraits au premier tout d’abord, en lui prodiguant des conseils, pour la seconde ensuite, à qui elle espère que le père transmettra ses lettres (Dossier Necker [Jacques], AN 508 AP 37, documents 200 et 201). OeC01_2013_I-160End.indd 139 10.12.13 16: 17 140 Marie-Frédérique Pellegrin victorieuse de la raison combattant les passions (la tyrannie de sa mère, la longue maladie de son mari, la mort de sa fille, etc.). Elle est ici constamment soutenue par la lecture des meilleurs auteurs. Encore une fois, il est frappant que ce soient des philosophes (et non des théologiens et autres Pères de l’Église) qui constituent l’armature idéologique d’une défense de la vie chrétienne 30 . Cet éloge de soi comme exemple de modération n’apparaît pas du tout contradictoire avec la haine inextinguible de ses adversaires de toujours : les Encyclopédistes. Je me sens une aversion assez violente pour eux, mais ils sont si ennemis de la vertu et de la raison, qu’ayant eu toute ma vie l’une et l’autre pour guide (avec le plus grand succès) il m’est impossible de me reprocher d’haïr leurs ennemis 31 . Cette autobiographie constitue une apologie de la raison chrétienne, au travers de son propre exemple. La Ferté-Imbault la destine à sa famille et ses amis. Elle est conçue, à l’instigation (évidemment en partie rhétorique) d’une amie, en vue d’une communication restreinte mais réelle. Mais cet ensemble est en réalité bigarré et exponentiel. Il y a tout d’abord, on l’a dit, les trois Voyages de ma raison où elle présente les victoires de celle-ci sur toutes sortes de passions. Mais il y aussi des anecdotes sur ses amis et sur les puissants qu’elle a fréquentés. Il y a enfin des analyses politiques de différents gouvernements et de l’état de la France sous Louis XV, puis sous Louis XVI. La description mêlée de son époque et de sa propre résistance à la décadence générale est en même temps une présentation croisée de la raison philosophique face aux passions des Philosophes. Parallèlement, l’analyse morale et l’analyse politique sont étroitement mêlées, puisque ce que La Ferté-Imbault appelait tout à l’heure « l’humanité morale » 32 doit être adoptée par les législateurs, c’est-à-dire que les principes chrétiens doivent guider le gouvernement du royaume. L’instruction édifiante a également une finalité politique. Derrière les favorites et les ministres menant la France à sa perte, il y a toujours les Encyclopédistes qui agissent en sous-main et qu’il faut contrer par tous les moyens. 30 Voir par exemple ce petit portrait en vers de la marquise par un de ses amis, le comte d’Albaret : « Vous aimez la raison sévère / Des philosophes du vieux temps, / Et plaisantez à tous moments / Nos philosophes soi-disants, / Qui, par de longs et faux raisonnements, / Veulent instruire et gouverner la terre. » (« Très humble remontrance à la reine des Lanturelus », dans Correspondance littéraire, philosophique et critique, t. XIII, pp. 482-483). 31 Mémoires et anecdotes, « Bonheur de mon âge de 12 ans jusqu’à 17 que j’ai été marié[e] », AN 508 AP 38, dossier 3. 32 Voir la note 22. OeC01_2013_I-160End.indd 140 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 141 Parallèlement à la diffusion de la « bonne littérature » par extraits, on compte parmi ces moyens une entreprise originale et significative. Madame de La Ferté-Imbault est en effet professeure de philosophie pour les filles de France, c’est-à-dire les sœurs de Louis XVI, pendant quatre ans. Le fait qu’elle accède à cette position en 1771 via son amie dévote, Madame de Marsan, dévoile déjà les perspectives idéologiques qui dominent ce préceptorat 33 . Que La Ferté-Imbault soit précisément leur professeure de philosophie a aussi un sens. Il s’agit bien de contrer les « nouveaux » philosophes par les « vieux » (et véritables) philosophes. Au programme : Descartes, Cicéron, Plutarque. Le préceptorat des grands a un but : éviter les mauvaises influences intellectuelles et spirituelles et donc combattre la décadence morale et politique qu’elle voit se développer autour d’elle. La Ferté-Imbault décrit ainsi les ressorts de son action : […] étant comme la Comtesse de Marsan indignée contre les mauvais philosophes, et les voyant tourner les têtes sans remède, j’avais une joie profonde du mal que je leur faisais directement et vertueusement à la cour 34 . En se situant au plus près du pouvoir, de la constitution de ses valeurs et de son idéologie, on lutte contre leurs évolutions nécessairement corruptrices. Ce cours de philosophie fonctionne dès lors comme un lieu de résistance et comme un modèle pour le préceptorat des filles bien nées 35 . 33 « Je n’imaginais pas que je pusse un jour lui prouver qu’il ne tenait qu’à elle d’avoir tout l’esprit qu’il lui convient d’avoir, je me gardais bien de lui dire qu’elle me rappelait Descartes et l’art de penser de Port Royal. Pour aujourd’hui que je suis chargée de la plus belle et de la plus glorieuse commission qu’on puisse jamais avoir, il est indispensable que je fasse connaître à Madame, tous les trésors que Dieu a mis dans son âme, et le degré de perfection que madame la comtesse de Marsan leur a déjà donné. » (« Portraits de personnes de la cour », Paris, 4 août 1772, AN 508 AP 38, dossier 2). 34 Paris, le 25 mai 1784, dans Quelques lettres de M me Geoffrin, du Cardinal de Bernis, Voltaire, Marmontel, le Père Elisée, le Roi de Pologne et Piron, op. cit., BNF NAF 4748. 35 « Il arriva que mon cours de philosophie fut très prôné et très à la mode vis à vis [sic] de tous ceux qui habitaient le château de Versailles pendant l’absence du feu Roi. Cela fit du bruit à Paris, et toutes les jeunes personnes, enfants de mes amies, qui avaient de l’esprit et de la raison, et qu’on avait élevé[s] dans l’aversion de la mauvaise philosophie, me demandèrent en grâce, ainsi que leur père et mère, de leur faire connaître les extraits que je donnais à Mesdames. » (dans ibidem, p. 142). OeC01_2013_I-160End.indd 141 10.12.13 16: 17 142 Marie-Frédérique Pellegrin Le salon, lieu de résistance idéologique Veuve très jeune, La Ferté-Imbault vit dans le même hôtel particulier que sa mère. Chacune y organise, sous un seul toit, deux salons antagonistes 36 , dont les membres sont opposés dans leurs conceptions philosophiques, morales, politiques et religieuses 37 . Mais surtout, ces deux cercles visent chacun à promouvoir concrètement les intérêts de camps farouchement ennemis. Pendant que Madame Geoffrin, la mère, subventionne le projet encyclopédique et aide financièrement certains de ceux qui y participent 38 , sa fille intrigue contre l’entrée de Diderot à l’Académie 39 . En réalité, cette dernière fait de son salon un véritable lieu de résistance idéologique aux valeurs des nouveaux philosophes. Cette topographie a quelque chose de remarquable : au même endroit, et au sein de la même famille, se tiennent les deux salons sans doute les plus engagés idéologiquement à l’époque, mais aussi les plus opposés dans leurs convictions. La Ferté-Imbault insiste sur le fait qu’elle a suivi l’émergence du projet encyclopédique de l’intérieur et depuis son origine, en étant témoin de ce qui se déroulait dans le salon de sa mère. Elle en produit d’ailleurs un historique 40 et participe donc, à sa manière, à la tentative menée par le parti anti-philosophique de circonscrire et donc de comprendre l’ennemi qu’il combat. Et ce n’est sans doute pas un hasard si d’autres tentatives, plus connues, comme les différents libelles sur les Cacouacs à partir de 1757, 36 Le salon de La Ferté-Imbault débute en 1759. Celui de sa mère s’installe dans les années 30 et se développe vraiment en 1749 à la mort de son mari. 37 Quelques rares convives fréquentent d’ailleurs les deux salons, comme Melchior Grimm. 38 La fille a en réalité été témoin de l’élaboration du projet encyclopédique même dans le salon de sa mère : « J’ai vu le commencement et le développement de cette secte qu’on a appelée depuis les encyclopédistes. Ils firent le plan (encouragé par la marquise [de Pompadour] et par le gouvernement dont elle était maîtresse) d’un dictionnaire plus étendu et plus détaillé sur toutes espèces de matières que ceux qu’on avait alors et pour arriver à leur but (qui était de gouverner en corrompant les jeunes esprits fous de la célébrité) ils firent faire plusieurs articles de morale et de religion par ceux qui se piquent de lever l’étendard contre l’un et l’autre, leurs amorces étaient la liberté et l’humanité, avec ces deux amorces ils attiraient dans leurs filets toutes les mauvaises têtes et jeunes gens de la cour et de la ville. » (« Portraits de personnes de la cour », AN 508 AP 38, dossier 2). 39 En 1760, à la demande de d’Alembert et d’Helvétius, elle rédige une lettre de recommandation pour le cardinal de Luynes, dans laquelle elle souligne en fait entre les lignes l’impiété de l’impétrant, qui ne sera d’ailleurs pas académicien. 40 Philosophes, « Anecdotes et réflexions sur les encyclopédistes. Faites ce 22 mai 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1. Ces anecdotes sont remaniées en 1780 et adressées à son amie, la marquise de Tournelle. OeC01_2013_I-160End.indd 142 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 143 étaient déjà menées par des proches de La Ferté-Imbault comme le cardinal de Bernis 41 . Définir l’adversaire par un historique, c’est prendre le mal à la racine, seul moyen de l’éradiquer. Car si le salon de la fille est d’abord conçu comme un lieu d’amusement en réaction au salon « intellectuel » de sa mère, les occupations s’y déroulant méritent un examen plus attentif. Il montre que l’endroit n’est pas seulement voué au divertissement. Les quelques études consacrées à La Ferté-Imbault ont déjà montré l’originalité la plus apparente de son salon : après quelques années, elle décide en effet de l’organiser comme une confrérie, intitulée « Ordre des Lanturelus » dont on a conservé des Annales 42 . S’appuyant sur le modèle de la loge ou de la secte, il est régi par des règles d’intronisation et de progression initiatiques à caractère parodique. À la mort du doyen de l’ordre, le marquis de Croismare, La Ferté-Imbault est déclarée grande maîtresse et reine des Lanturelus ses sujets. Sans s’étendre sur cette confrérie déjà étudiée par quelques-un(e)s 43 , on peut cependant souligner que l’idéologie commune qui unit les participants n’a pas pour seule visée d’assurer la cohérence intellectuelle de ces réunions. Elle semble également avoir des visées prosélytes. La Correspondance littéraire, philosophique et critique joue ici un rôle déterminant. Elle distille en effet, pendant plusieurs années, les comptes rendus de ces joyeuses réunions et les noms de ceux qui y participent ou aspirent à le faire, constituant donc un relais médiatique puissant à l’échelle européenne. Or on peut considérer qu’elle assure en réalité ainsi la publicité d’un certain esprit tout droit venu du Grand Siècle, en exemplifiant l’ordre ancien, aristocratique et chrétien. Le salon de La Ferté-Imbault a non seulement une dimension idéologique affirmée, mais une vocation réellement intellectuelle et morale. Cela est confirmé par un projet qui naît au sein de ces réunions, au premier abord strictement divertissantes. La Ferté-Imbault propose en effet aux membres de sa confrérie d’écrire, ensemble, une contre-Encyclopédie. Ce projet permet de redéfinir le statut de son salon. Il montre tout d’abord que l’ennemi est bien l’Encyclopédie, dont l’influence dans la formation et 41 Voir Jonathan I. Israel, Democratic Enlightenment. Oxford : Oxford University Press, 2011, pp. 63-64 et Didier Masseau, Les ennemis des philosophes. Paris : Albin Michel, 2000, pp. 123-131. 42 Annales des Lanturelus, Ms. in-8°, 3 vol., collection particulière. 43 Maurice Hamon, Madame de la Ferté-Imbault, philosophe et femme d’affaires à la cour de Louis XV. Paris : Perrin, 2011 ; Constantin Photiadès, La reine des Lanturelus, Marie-Thérèse Geoffrin, marquise de La Ferté-Imbault (1715-1791). Paris : Plon, 1928 ; Pierre M. M. H., marquis de Ségur, Le royaume de la rue saint-Honoré. M me Geoffrin et sa fille. Paris : Calman-Lévy, 1907 [1897]. OeC01_2013_I-160End.indd 143 10.12.13 16: 17 144 Marie-Frédérique Pellegrin l’évolution des idées du temps se trouve par-là attestée 44 . Le combat est bien idéologique et intellectuel. C’est par le livre, et le livre particulier que constitue une encyclopédie, que l’on peut modifier les mentalités. La forme même de l’Encyclopédie se voit ainsi confirmée, en creux, comme la forme la plus puissante et la plus actuelle pour modeler une idéologie neuve. Il s’agit également de combattre l’ennemi avec ses propres armes 45 . L’efficacité des formes d’expression de l’ennemi est ainsi reconnue et détournée pour la cause de la religion. Sur le fond, enfin, l’un des membres des Lanturelus définit ce projet d’ouvrage comme un « code de la vertu et de la raison » 46 . Ces deux qualités sont donc à nouveau présentées comme inséparables et servent à former un « code » moral. Ce code s’appuie sur la compilation des principes des anciens philosophes, qui serviront de contrepoint à ceux défendus par les mauvais 47 . L’idée même de code indique également la visée didactique et morale de cette entreprise : les principes seront des préceptes. Ce projet d’encyclopédie chrétienne est fraîchement accueilli par la plupart des membres de la confrérie, qui devaient craindre l’ampleur de la tâche et ne désiraient pas renoncer au badinage habituel de leurs réunions. Le duc de Nivernais s’exclame par exemple : 44 Pour une présentation des entreprises nombreuses et très variées de réfutation de l’Encyclopédie, voir Didier Masseau, op. cit., p. 139. 45 On pourrait comparer cette entreprise à celle de Louis Mayeul-Chaudon par exemple écrivant son Anti-dictionnaire philosophique contre le Dictionnaire philosophique de Voltaire en 1767. Voir Jean-Noël Pascal, « Diderot dans le Dictionnaire anti-philosophique de Dom Mayel-Chaudon », dans Les ennemis de Diderot, Anne- Marie Chouillet (éd.). Paris : Klincksieck, 1993, pp. 91-100. 46 C’est le comte de Goertz qui écrit : « Ce que vous me dites, Madame, de l’ouvrage de la Grande Maitresse des Lanturelus qui mérite encore de l’être des cœurs et de la raison, me comble de joie, et me rend doublement glorieux du titre de chevalier, me donnant par là des droits au meilleur ouvrage qui ait peut-être paru. À genoux je vous demande d’exécuter ce projet et de ne pas me laisser ignorer la publication, pour avoir bien vite ce code de la vertu et de la raison [souligné par l’auteur]. Ce sera ainsi qu’il faudrait le nommer. » (Karlsruhe, 23 avril 1776, dans AN 508 AP 37, dossier, pp. 159-168, document n° 181). 47 « Ce qui m’a le plus échauffé a été l’heureuse espérance qu’en rapprochant de si beaux principes, venant des auteurs les plus estimés tant anciens que modernes cela ferait tout simplement un contraste avec les principes faux et dangereux des philosophes (qu’on appelle encyclopédistes) et où toutes les personnes du grand monde (qui avaient de la vertu) verraient sans faire de satires contre leurs personnes la condamnation de leurs principes » (Mémoires et anecdotes, « Bonheur de mon âge de 12 ans jusqu’à 17 que j’ai été marié[e] », AN 508 AP 38, dossier 3). OeC01_2013_I-160End.indd 144 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 145 Vous voyez d’ailleurs, je vous prie, à quel chariot vous voudriez m’atteler. Il sera traîné par des Lanturelus et des philosophes. Je ne sais pas comment vous les appareillez, c’est votre affaire ; et la baguette de fée que je vous connais ne laissera pas que d’y avoir assez de peine. Mais quelque puissante qu’elle soit, elle ne pourra jamais me fourrer là que comme une discordance très choquante. […] ainsi je ne pourrais me mettre en société avec Sénèque et Lanturelu […] 48 . La « discordance » serait celle d’un salon devenu sérieux, d’un lieu mondain devenu intellectuel : en déniant au salon la possibilité de produire une œuvre philosophique, la voie d’une apologétique fort originale est empêchée. Mais que La Ferté-Imbault l’ait envisagée est plein d’enseignements : son salon ne lui paraît finalement pas tant constitué de Lanturelus badins que de femmes et d’hommes de lettres capables d’écrire et tous animés d’un esprit anti-philosophique suffisamment fédérateur et fort pour que le projet soit soumis à leur considération. Épilogue en forme de psychodrame domestique La haine contre d’Alembert, fort ancienne, s’est sensiblement accrue avec la faveur de Julie de Lespinasse auprès de sa mère, dont elle obtient deux rentes en 1771. D’Alembert et son amie ne quittent plus l’hôtel maternel de la rue Saint-Honoré. Lorsque sa mère tombe gravement malade, La Ferté-Imbault en interdit la porte à d’Alembert. Elle dresse un véritable « plan de bataille » contre lui : J’avais fait mon plan de bataille fondé sur la raison que voici pour empêcher d’Alembert d’entrer dans la chambre de ma mère malgré moi après qu’elle eut reçu ses sacrements. Il fallait lui déclarer la guerre personnellement et publiquement pour lui donner l’os à ronger de se plaindre aussi de moi publiquement et même de s’en moquer avec ses sectateurs. Comme je connaissais ma mère mieux qu’eux et que je les connaissais mieux qu’ils ne me connaissaient, mon plan de bataille était géométriquement bon et toutes mes batailles gagnées l’ont prouvé 49 . L’affrontement final s’effectue donc à un niveau strictement personnel. La lutte contre l’irréligion consiste à sauver l’âme de sa propre mère de l’influence néfaste de d’Alembert alors qu’elle se trouve sur son lit de mort. Et ce combat personnel autour d’une âme menacée par l’incarnation même de l’impiété doit être le plus public possible. La Ferté-Imbault recueille 48 Cité par Hamon, op. cit., pp. 70-71. 49 Minutes des lettres de M me de La Ferté-Imbault adressées à d’Alembert, AN 508 AP 37 (22 janvier 1788). OeC01_2013_I-160End.indd 145 10.12.13 16: 17 146 Marie-Frédérique Pellegrin ainsi les billets laissés par d’Alembert à la porte de sa mère 50 et les diffuse autour d’elle. Ce combat anecdotique reçoit un écho européen 51 . De même elle compile toutes les allusions à ce psychodrame domestique dans les publications de ses ennemis 52 . Assurant donc elle-même la médiatisation de ce conflit domestique dont elle monte le dossier pour en faire une affaire, La Ferté-Imbault devient une figure bien identifiée et reconnue de l’antiphilosophie. Or sa lutte est d’abord lutte contre l’impiété. Il s’agit d’assurer l’efficacité des derniers sacrements en empêchant d’Alembert de les souiller, de les désacraliser par des paroles impies. Ce combat-là, du moins, elle le gagne à sa grande satisfaction et sa mère meurt sans avoir revu ses amis, mauvais philosophes car mauvais chrétiens. 50 Philosophes, « Plusieurs billets laissés par d’Alembert à la porte de M me Geoffrin malade qu’on refuse de lui faire voir », AN 508 AP 38, dossier 1. 51 Le comte de Goertz écrit ainsi : « Vous aviez raison, Madame, de prévoir que votre querelle avec les Encyclopédistes et surtout avec M. d’Alembert ferait du bruit dans les pays étrangers. J’ai eu la satisfaction de rompre pendant quelques jours que j’ai été à Gotha des lames pour la meilleure des causes, et je me flatte d’avoir fait voir à ceux qui peuvent voir, la vérité. » (Weimar, 27 février 1777, dans AN 508 AP 37, dossier, pp. 159-168, document n° 184). 52 « Lettre du 23 novembre 1776. Depuis trois mois sa fille M d de la Ferté-Imbault vendue à la cabale dévote dont elle est la servante, a trouvé moyen d’écarter d’auprès de sa mère tous ses anciens et meilleurs amis à commencer par moi. Elle m’a écrit à ce sujet une lettre qui ne vaut pas celles du Roi de Prusse, mais qui est une pièce rare pour l’insolence et la bêtise. » (Paris, 6 octobre 1790, dans Philosophes, « Voici la preuve de la politesse et de la modestie de d’Alembert tirée de ses lettres à Voltaire », AN 508 AP 38, dossier 1). OeC01_2013_I-160End.indd 146 10.12.13 16: 17