eJournals Oeuvres et Critiques 38/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2013
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La figure marginale et contgroversée d'une mystique de 1730

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2013
Marie-Christine Desmaret
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730. Le cas de La Cadière ou l’apologie de la femme christique dans La Sorcière de Jules Michelet Marie-Christine Desmaret Université de Lille III La Cadière est-elle l’innocente victime d’un faux en écriture monté de toutes pièces par les Jésuites ? Est-elle le paradoxal symbole de l’opposition qui non seulement déchira les anti-Lumières entre jésuites et jansénistes, mais qui opposa aussi le clan des anti-Lumières à celui des Lumières incarné par les philosophes et par les libres-penseurs ? Catherine Cadière fait-elle figure de femme mystique, christique, ou bien de « sorcière du XVIII e siècle », mystificatrice, manipulatrice, ou encore de porte-parole de la cause féminine à l’encontre des Jésuites tout puissants ? Telle est la question posée par La Sorcière (1862) de Jules Michelet qui n’hésite pas à se faire le héraut et le défenseur de la femme opprimée au fil des siècles par la « domination masculine » 1 - d’après l’expression de Pierre Bourdieu -, voire l’avocat du diable ? Ainsi La Cadière devient-elle à son insu, par l’exemplarité d’un procès scandaleux, le catalyseur d’une prise de conscience du peuple qui se révolte contre l’injustice patente d’un procès tendant à se débarrasser à bon compte d’un de ses enfants. Le texte de Michelet vise à faire éclater la dimension scandaleuse de l’affaire et à transmuer, par une esthétique de la surprise, une figure obscure en un exemple éclatant de l’injustice des hommes, devenant par extraordinaire le socle des valeurs républicaines. Paradoxalement, La Sorcière de Michelet se fait l’apologie littéraire et historique de la femme, représentante - par nature - des anti-Lumières : tour à tour, sorcière diabolique, selon des témoignages extorqués, ou dévote angélique, mystique à l’excès, peut-être mystificatrice, à moins qu’elle ne fût l’objet et la pauvre victime d’une mystification à laquelle elle a contribué pour une certaine part, à son insu, ou plus exactement au nom de l’immense amour qui est l’apanage de la figure féminine sous la plume de Michelet : en tous cas bafouée, constamment humiliée, broyée par l’odieuse machination 1 Pierre Bourdieu, La domination masculine. Paris : Seuil, 2002. OeC01_2013_I-160End.indd 147 10.12.13 16: 17 148 Marie-Christine Desmaret qui se met en place dans un milieu essentiellement masculin de Jésuites, de Carmes, d’Observantins, mais aussi de Minimes, d’Oratoriens, de Capucins, de Récollets, de Dominicains, de Prêcheurs, dont se rendent complices les ordres de femmes que sont les Clarisses, les Carmélites, les Ursulines, les Visitandines... Le procès va ainsi, peu à peu, devenir le lieu et l’occasion de vives polémiques opposant les Lumières et les anti-Lumières - les jésuites et les jansénistes - ne manquant pas, en ses remous, de soulever le peuple, prenant fait et cause pour l’un des siens maltraités. C’est alors que Michelet, historien romantique des révolutions, ressurgit par-delà la sensibilité de l’écrivain communiant aux affres de la femme à travers les siècles - La Cadière apparaissant comme la figure préromantique d’une sensibilité féminine naturellement portée à la dévotion en plein cœur du XVIII e siècle, lequel ne se définit pas tant comme le siècle de la raison, des philosophes, des Lumières 2 que comme le siècle de l’exaltation du sentiment, des zones d’ombre du cœur humain - exploré par l’abbé Prévost -, de l’obscurité de pratiques et des comportements ayant cours dans les couvents et dénoncés notamment dans La Religieuse (1760) de Denis Diderot. L’écriture emphatique, épique, propre au tempérament de Michelet, se fait ironiquement dénonciatrice des us et des coutumes du XVIII e siècle de nature à susciter la réprobation. L’enthousiasme de l’historien-écrivain-apologiste qu’est Michelet s’empare alors de ces symboles - la femme, l’amour, le peuple versus les jésuites, le prêtre - pour réhabiliter pleinement la « femme-sorcière » devenue victime d’un milieu implacable qui n’a de cesse de s’acharner sur ce « bouc émissaire » 3 tel que l’a défini René Girard, victime expiatoire offerte afin de laver les péchés de la communauté religieuse, catholique, jésuite, au premier chef. Vouée aux gémonies, sacrifiée sur l’autel des intérêts partisans de l’Église romaine et de la Compagnie de Jésus, Michelet montre de manière 2 Ernst Cassirer dans « L’idée de religion » apporte cette précision : « S’il est un caractère que l’époque des Lumières se voit attribué et s’attribue elle-même avec une conviction parfaite, c’est bien, semble-t-il, celui d’être l’époque du pur intellectualisme, souscrivant sans réserve au primat de la pensée, de la théorie. Cette vision des choses n’est pourtant pas confirmée le moins du monde par la formation et le développement de ses idéaux religieux. Bien au contraire, c’est la tendance opposée qui domine nettement : sans doute la pensée des Lumières s’efforce-t-elle de fonder une ‘religion dans les limites de la simple raison’, mais elle n’en cherche pas moins, d’autre part, à s’émanciper de la domination de l’entendement. » (dans La philosophie des Lumières, Pierre Quillet [trad.]. Paris : Fayard, 1966, p. 179). 3 Voir les chapitres « Le sacrifice » et « Œdipe et la victime émissaire », in René Girard, La violence et le sacré. Paris : Hachette Littératures, 1998 [1972], pp. 9-62, 64-105 (« Pluriel »). OeC01_2013_I-160End.indd 148 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 149 magistrale comment cette figure est devenue le jouet de lieux de pouvoir essentiellement masculins. Ce faisant, il œuvre pour la reconnaissance de la part féminine de l’histoire, cet « autre côté du masculin » 4 qu’est la femme selon Annick de Souzenelle, il questionne la société (et ses progrès) en sa part d’ombre et il ne manque pas de souligner, en l’occurrence, l’inaction des philosophes en ce cas d’espèce, celle de Voltaire en particulier. Dans cette optique, il convient d’interroger, au-delà de la figure de la femme transmuée en sorcière pour mieux l’éliminer socialement, l’hommage paradoxal rendu par Michelet aux anti-Lumières à travers la figure d’une mystique, à l’héritage révolutionnaire et aux valeurs républicaines, sous le couvert d’un cas de sorcellerie : sa réhabilitation du sentiment essentiellement féminin et préromantique au beau milieu du siècle des Lumières caractérisé par ses beaux esprits a pour vocation de mieux revendiquer l’héritage républicain et les droits du peuple. Certes, c’est au cours du XVIII e - siècle des Lumières - que se formulent d’une part l’héritage révolutionnaire du siècle des philosophes et d’autre part le préromantisme de M me Roland dans sa petite pièce intitulée De la mélancolie (1771). Au-delà de ces aspects, le texte, ancré dans le XVIII e , est parcouru par les différents courants de pensée propres au XIX e siècle - théosophie, retour du religieux, occultisme, ésotérisme, voire charlatanisme - tant décriés par Philippe Muray dans Le XIX e siècle à travers les âges 5 , en une anamorphose du XVIII e , en un reflet déformant des valeurs du siècle de la Révolution. Ce n’est pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre, sous la plume de Jules Michelet, assumant pleinement la coïncidentia oppositorum. Une passion féminine christique, mystique, amoureuse Un double processus de sanctification, puis de mystification, se met en place, paradoxalement, sous la plume de Michelet. Les voies féminines de la connaissance et du service de Dieu sont figurées au travers de la lecture des lettres relatant « les miracles et les extases de sœur Rémusat » - propagatrice du culte du Sacré-Cœur de Jésus -, puis du désir de les susciter par « le procédé connu de s’étouffer tout doucement et de se pincer le nez » 6 , note 4 Annick de Souzenelle, Le féminin de l’être : pour en finir avec la côte d’Adam. Paris : Albin Michel, 1996 (« Spiritualités vivantes »). 5 Philippe Muray, Le XIX e siècle à travers les âges. Paris : Gallimard, 2012 (« Tel »). 6 Jules Michelet, La Sorcière. Paris : Garnier-Flammarion, 1966, p. 228. Nous nous référons à cette édition pour les chapitres : « Le P. Girard et La Cadière. 1730 » (pp. 225-246), « La Cadière au couvent. 1730 » (pp. 247-264) et « Le procès de La Cadière. 1730-1731 » (pp. 265-282). Sur Jules Michelet, l’on consultera OeC01_2013_I-160End.indd 149 10.12.13 16: 17 150 Marie-Christine Desmaret ironiquement Michelet. M lle Catherine Cadière est présentée alors dans ce contexte comme « la moins légère, délicate et maladive personne de dix-sept ans, tout occupée de dévotion et de charité, d’un visage mortifié, quoique bien jeune, un peu hors de la vie, déjà de l’autre côté » 7 . Et la description de se poursuivre et de se préciser en ces termes : « elle avait les grâces souffrantes des enfants maladifs », « elle disait déjà : ‘j’ai peu à vivre’ », elle était « vive et rêveuse, gaie et mélancolique, une bonne petite dévote, avec d’innocentes échappées », « son plaisir était de monter au plus haut de la maison, de se trouver plus près du ciel » 8 . Certes, en tant qu’historien replaçant les faits dans leur contexte, Michelet juge bon de rappeler que le personnage paraît touché de plein fouet, dans son existence même, par la peste qui sévit alors à Toulon. Dans cette optique, il est fait mention du don aux pauvres, du partage de la nourriture, du service des malades chers à M lle Cadière ; la pitié, la charité, l’amour - constituant pour ainsi dire une triade de vertus théologales 9 -, mais aussi la passion sont soulignées comme étant les traits et les valeurs intrinsèques d’un « charmant petit cœur » la rendant « toute puissante » 10 . La description se déploie alors selon deux axes : en premier lieu, il est fait mention de sa ressemblance à une carmélite accomplie, de sa proximité à un tiers-ordre, Les filles de Sainte-Thérèse, de sa boulimie pour les livres de mysticité d’une sœur visitandine ; en second lieu, Michelet fait état de « l’extrême agitation nerveuse », « des vapeurs de mère [de matrice] » - autrement dit du tempérament hystérique de M lle Cadière, en légère opposition avec le côté « cérébral » de la « pure et douce Catherine », avec « sa vive imagination qui absorbait tout en elle » 11 ; constamment, cette dualité, et non pas la duplicité, est soulignée chez elle. Son refus, voire son exécration, du mariage, la référence à sa sainte patronne Catherine de Gênes, la lecture notamment : Roland Barthes, Michelet par lui-même. Paris : Seuil, 1954 ; du même, « La Sorcière », dans Essais critiques. Paris : Seuil, 1964, pp. 112-124 ; Paul Viallaneix, La Voie royale. Essai sur l’idée de peuple dans l’œuvre de Michelet. Paris : Flammarion, 1959 (rééd. 1971) ; du même, Michelet cent ans après. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1975. Sur le procès de La Cadière, on consultera également le Recueil général des pièces concernant le procès entre la demoiselle Cadière, de la ville de Toulon, et le P. Girard. La Haye : Swart, 1731, http : / / catalogue.bnf.fr/ ark : / 12148/ cb36722518r (Gallica, mis en ligne le 15/ 10/ 2007). Enfin, parmi les références plus générales, mentionnons Frank-Paul Bowman, Le Christ romantique. Genève : Droz, 1973 (« Histoire des idées et critique littéraire »). 7 Michelet, ibidem. 8 Idem, p. 230. 9 Foi, Espérance, Charité sont les vertus théologales présentes dans la première épître de Saint Paul aux Corinthiens. 10 Michelet, idem, p. 232. 11 Idem, pp. 232-233. OeC01_2013_I-160End.indd 150 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 151 du Château de l’âme de sainte Thérèse contribuent à développer en elle sa haute spiritualité déjà présente initialement, à telle enseigne que les pères carmes, jésuites (le Père Sabatier) peinent à l’accompagner dans sa direction de conscience. Les extases ne concernent pas seulement Catherine Cadière mais encore son entourage, imprégné par une telle mysticité : Les filles de son âge la tenaient tellement pour sainte, que parfois, à la messe, elles crurent voir l’hostie, attirée par la force d’amour qu’elle exerçait, voler à elle et d’elle-même se placer dans sa bouche 12 . À travers cette relation de faits étranges, Michelet suggère, de manière latente, la mise en œuvre de l’illusion toute puissante et d’hallucinations individuelles et collectives : le contexte social, la grande peste, un état de santé maladif, un amour excessif - pathique - à l’égard de ses proches concourent à la désigner comme la victime émissaire des stratagèmes qui ne vont cesser de se multiplier, à savoir l’entremise de son frère aimé malade (jésuite), grand orchestrateur de la première rencontre avec le père jésuite Girard, transmué en figure christique, faisant résonner en elle la célèbre phrase Ecce homo, tandis que le second frère jacobin fait circuler une satire intitulée La morale des Jésuites. Ce qui est, d’une part, mise en œuvre d’une méprise est perçu, d’autre part, comme voix intérieure mystérieuse, communion céleste de deux âmes, avertissements d’en haut en vue de désigner un guide spirituel. En tout état de cause, le personnage féminin, tel qu’il est dépeint par Michelet, paraît constamment tiraillé entre deux postulations : écartelé entre un frère et un autre, voué par Girard à devenir ou sa maîtresse ou un instrument de charlatanisme (en réalité, elle sera l’un et l’autre) ; pure, elle assiste contre son gré aux réunions fort libertines des prétendues pénitentes de jésuites aimant à festoyer avec leurs jésuitons. Cette problématique de la dualité - en laquelle s’insinue le « diable » 13 , étymologiquement « celui qui divise », comme l’a analysé Michel Maffesoli - va hanter de plus en plus la Cadière, ce qu’atteste ce passage : Cette perplexité douloureuse entre deux doctrines acheva la pauvre fille, lui donna d’horribles tempêtes, et elle se crut obsédée du démon 14 . Rappelons les deux termes du dilemme : d’une part, la maxime de Girard : « qu’en un saint tout acte est saint » ; d’autre part, sa croyance personnelle 12 Idem, p. 233. 13 Michel Maffesoli, La part du diable. Précis de subversion postmoderne. Paris : Flammarion, 2004, p. 35 (« Champs »). Il évoque « la pertinence d’une tension fondatrice, toujours et à nouveau renouvelée ». 14 Michelet, op. cit., p. 235. OeC01_2013_I-160End.indd 151 10.12.13 16: 17 152 Marie-Christine Desmaret « qu’une tendresse excessive pour la créature était toujours un péché mortel » 15 . À partir de ce moment se déploient pleinement les visions de Catherine Cadière : présentée par Michelet comme étant douée d’une très grande clairvoyance, consciente de l’état de péché, non seulement de Girard, mais aussi de l’autre père jésuite Sabatier, elle décide délibérément de s’offrir en agneau immolé en lieu et place des deux pécheurs, offerte en sacrifice pour le rachat des péchés de la communauté. Sans doute sied-il ici de faire mémoire de deux visions : […] elle lui dit qu’elle avait la vision d’une âme tourmentée d’impureté et de péché mortel, qu’elle se sentait le besoin de sauver cette âme, d’offrir au diable victime pour victime, d’accepter l’obsession et de se livrer à sa place 16 . Il convient de relater ensuite la seconde vision : « J’ai eu une vision : une mer sombre, un vaisseau plein d’âmes, battu de l’orage des pensées impures, et sur le vaisseau deux jésuites. J’ai dit au Rédempteur que je voyais au ciel : ‘Seigneur ! sauvez-les, noyez-moi… Je prends sur moi tout le naufrage’. Et le bon Dieu me l’accorda » 17 . Il y a certes des réminiscences des tribulations de Job et du miracle de saint Théophile qui donna naissance au mythe de Faust ; la figure de La Cadière est à mettre en relation avec le personnage de Marguerite chez Goethe - le terme de « damnation » est prononcé - et, dans l’esprit de Michelet, se dessine également en filigrane la figure de Jeanne d’Arc, en raison de l’inique procès 18 . Les tentations auxquelles fut soumise la pauvre jeune fille sont dès ce moment figurées en un combat spirituel, prenant possession d’un corps, à l’image des tentations de saint Antoine peintes d’abord par Brueghel (1553-1568), puis par Mathias Grünewald dans le fameux retable d’Issenheim (1512-1516), et décrites beaucoup plus tard par Gustave Flaubert, en ses différentes versions de La Tentation de saint Antoine (1849, 1856, 1870) : Déjà pleine du démon, elle logeait ensemble les deux ennemis. À force égale, ils se battaient en elle. Elle croyait éclater, crever. Elle tombait, s’évanouissait, et restait ainsi plusieurs heures 19 . 15 Ibidem. 16 Idem, p. 236. 17 Ibidem. 18 Voir Gustave Rudler, Michelet historien de Jeanne d’Arc. Paris : Presses universitaires de France, 1926. 19 Michelet, idem, p. 236. OeC01_2013_I-160End.indd 152 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 153 C’est alors que le charlatanisme du père jésuite peut se déployer pleinement : les amours mystiques éprouvés par La Cadière et les abus de la chair en viennent à se mêler. À la chair désirable fait écho la chair portant les stigmates, les plaies ouvertes à l’image de saint François, dans la parfaite imitation avec le Crucifié - chair mortifiée, flagellée, couronnée d’épines - de La Cadière, par ailleurs enceinte du père Girard. Au gré des miracles, des manifestations surprenantes (clous, coup de lance au côté) et des martyres, des mortifications, des flagellations se met en place la mise en scène : le couronnement d’épines (côtoyant le jeûne et l’ascèse) permet au prêtre scélérat de présenter sa pénitente comme une sainte. Notons, à cet égard, les commentaires de Jean-Baptiste Boyer d’Argens, remarquable par ses attaques et ses pamphlets contre le christianisme. Il s’inspire de Catherine Cadière pour le personnage de M lle Eradice - anagrammatique - dans Thérèse philosophe, ou Mémoires pour servir à l’histoire du P. Dirrag et de M lle Eradice (1748) et la décrit ainsi : Elle avoit de beaux yeux, la peau blanche, un air de vierge, la taille assez bien faite. Beaucoup d’esprit couvroit chez elle une ambition démesurée & une extrême envie de passer pour Sainte sous un air de simplicité & de candeur 20 . La mystification - fondée initialement sur des faits de mysticité, insolites et avérés - se trouve ainsi orchestrée par Girard, elle est redoublée par l’état de grossesse de la petite victime, sous l’emprise morale et spirituelle du prêtre fallacieux, sous l’obédience absolue de son directeur de conscience. La Cadière souscrit alors au mensonge, bon gré mal gré, se sentant obligée de croire qu’elle est un miracle vivant et de succéder sur terre à sœur Rémusat. C’est ainsi que les visions se poursuivent : Au premier jour de carême, […] elle voit tout à coup le Seigneur. ‘Je veux te conduire au désert, dit-il, t’associer aux excès d’amour de la sainte Quarantaine, t’associer à mes douleurs…’ […]. Elle a des visions sanglantes. Elle ne voit que du sang. Elle-même crachait le sang, et elle en perdait encore d’autre façon. […] Le vingtième jour du Carême, elle voit son nom uni à celui de Girard. […] L’orgueil lui fait comprendre le domaine spécial que Marie (la femme) a sur Dieu. - Elle sent combien l’ange est inférieur au moindre saint, à la moindre sainte. - Elle voit le palais de gloire, et se confond avec l’Agneau ! ... Pour comble d’illusion, elle se sent soulevée de terre, monter en l’air à plusieurs pieds 21 . 20 Jean-Baptiste Boyer, marquis d’Argens, Mémoires, avec quelques lettres sur divers sujets. Londres : Aux dépens de la Compagnie, 1735, p. 173. 21 Michelet, idem, pp. 239-240. OeC01_2013_I-160End.indd 153 10.12.13 16: 17 154 Marie-Christine Desmaret Dans ce contexte, la corruption pousse les deux personnages à commettre un sacrilège au pied de l’autel, la confusion s’instaurant entre l’amour du Créateur et celui de sa créature, instrument de la volonté divine sur terre, dans l’esprit de La Cadière. Ainsi se confondent l’amour christique et l’amour humain, en un enténèbrement - complet ou prétendu - de l’esprit de La Cadière, rendu possible seulement par l’obsession d’une autorité sacrée. Certes, l’ascendant du père jésuite Girard, confesseur de religieuses, s’est traduit sur Catherine Cadière par « les doctrines et les disciplines de la mort mystique, la passivité absolue, l’oubli parfait de soi-même », avec les conséquences inévitables que sont « les cœurs amollis d’une certaine langueur morbide » 22 . Et le Père Girard de multiplier alors ses visites auprès de La Cadière, et de tirer parti de la situation par d’odieuses mises en scène : Il avait empêché ses plaies de se fermer. Il lui en vint une nouvelle au flanc droit. Et enfin au Vendredi Saint, pour l’achèvement de sa cruelle comédie, il lui fit porter une couronne de fil de fer, qui, lui entrant dans le front, lui faisait couler sur le visage des gouttes de sang 23 . Les accusations de sorcellerie, de commerce charnel, d’inceste spirituel, d’empoisonnement, d’avortement donnent lieu au procès d’Aix en 1731. Le procès oppose non seulement jésuites et jansénistes qui y voient une occasion de répondre aux accusations contre le diacre Pâris et à la répression des convulsionnaires de Saint-Médard : c’est autant Girard que la Compagnie de Jésus qui est visée ; Girard devient l’archétype de la corruption du clergé dans les polémiques anti-jésuites. Les anti-Lumières ne concernent donc pas tant le mysticisme de certaines figures féminines que l’obscurantisme et le sens des secrets de quelques réseaux sociaux. Michelet n’hésite pas à souligner, à ce sujet, l’absence de lumières en cette affaire des philosophes des Lumières demeurant en retrait. Les magistrats chargés d’examiner le cas de La Cadière ne manqueront pas de se transmuer en avocats du diable, au sens propre du mot cette fois. Mais c’est le procès, non pas tant de La Cadière, que du jésuitisme auquel on assiste sous la plume de Michelet : les hommes de religion, les hommes de lois, mais aussi les notables des villes du Sud sont désignés comme œuvrant à l’odieuse coalition à l’encontre de la petite victime de dix-huit ans. Ce faisant, les faits en viennent à s’inverser, donnant peu à peu à voir en filigrane le procès des Jésuites, contribuant à « la légende du Sacré-Cœur », à l’« histoire de Marie Alacoque », montant de toutes pièces l’affaire La Cadière 22 Idem, p. 226. 23 Idem, pp. 240-241. OeC01_2013_I-160End.indd 154 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 155 en manœuvrant en vue d’obtenir de faux témoignages. Le ton est donné : duplicité du père jésuite Girard, ambitions politiques, rivalités exacerbées entre les ordres (les Observantins ayant publiquement des religieuses clarisses pour maîtresses, ne respectant « pas même les petites pensionnaires » 24 , allant jusqu’à violer une religieuse de treize ans, précise l’auteur). Sous la plume de Michelet, la figure féminine tend à être réhabilitée, ne serait-ce qu’en vertu de l’acharnement des réseaux religieux - les Jésuites notamment, prenant fait et cause pour Girard - dont Catherine Cadière fut le jouet malheureux : elle devient alors le symbole du pouvoir et de la corruption des Jésuites et sert désormais les intérêts du camp janséniste. Éloge de la femme révoltée, libérée Par-delà ces aspects, La Cadière apparaît bien plus encore comme la figure de la libération de la femme qui, de captive qu’elle était, acquiert peu à peu son autonomie par une espèce de conversion : […] elle se montra lasse d’être l’instrument passif du violent Esprit (infernal ou divin) qui la troublait. Le terme annuel de l’obsession n’était pas éloigné. N’avait-elle pas gagné sa liberté ? […] la captive reprit son âme, résista à l’âme étrangère, osa être elle-même, vouloir. […] Elle résista à l’extase, ne voulant plus, ce semblait, n’obéir qu’à la raison 25 . Elle devient de la sorte l’archétype de la femme qui, après une longue aliénation, reconquiert sa liberté, revient à sa nature, secoue le joug de l’oppression et de l’oppresseur, se révolte. Et Michelet de voir en elle toutes les autres figures de révolte et de révolution à l’encontre de toute forme de domination. Il aime à contempler le moment privilégié qui correspond au « timide essor de l’âme comprimée qui se relève » 26 . Certes, un piège plus grand encore se met en place, digne de Sade, ainsi que de Molina également ; sentant la résistance de sa pénitente, Girard envisage alors les châtiments corporels et la discipline : il lui importe d’humilier au dernier chef la pauvre personne « maigrie, détruite, endolorie », par la nudité, par la discipline, et par-dessus tout par « un baiser étrange, impudique, inattendu » 27 , par un « libertinage scélérat », par « une douleur toute nouvelle qu’elle n’avait jamais éprouvée » 28 . Et Michelet d’ironiser derechef au sujet des arguties des Jésuites, en effectuant un rapprochement avec la 24 Idem, p. 227. 25 Idem, p. 243. 26 Ibidem. 27 Idem, pp. 244-245. 28 Idem, p. 246. OeC01_2013_I-160End.indd 155 10.12.13 16: 17 156 Marie-Christine Desmaret pensée de Miguel de Molinos - pourtant contesté par les mêmes Jésuites - prônant l’ascèse et les exercices spirituels, représentant du quiétisme fait de passivité totale et de parfait repos en Dieu, paradoxalement constitué aussi de l’absence de volonté de lutte contre la tentation : « Que c’est à force de péchés qu’on fait mourir le péché » 29 . Ce même Molinos inspira M me Guyon et Fénelon. La touchante douceur et l’adorable candeur (comparable en cela seulement à Jeanne d’Arc) sont soulignées par Michelet, de même que son innocence - au sens de ce qui ne nuit pas. Corps offert pour le rachat des péchés de la multitude. Figure du peuple si cher à Michelet. Le corps de la femme se fait lieu de transsubstantiation, lieu du don et du sacrifice, lieu de révélation de l’histoire, catalyse paradoxale mettant au jour les zones d’ombre des sociétés. L’apologie de Michelet se fait humaine, vantant le rôle essentiel de la femme au fil des siècles : l’historien devient l’apologiste de la femme, des petites gens et de l’humanité souffrante, le défenseur des petits et des faibles, les justifiant face aux attaques de toutes sortes. Il n’hésite pas à prendre fait et cause pour la victime féminine et à dénoncer le montage de toutes pièces d’un procès en sorcellerie. Dès lors, le procès de La Cadière fait l’objet d’un réquisitoire vigoureux adressé par Michelet à l’égard des différents ordres : Carmes, Jésuites, mais aussi Ursulines, Visitandines… Ces communautés religieuses sont fustigées pour leur orthodoxie et leurs tartufferies ; l’exhortation en creux se formule en faveur de l’expression d’une foi plus authentique. Le processus d’écriture ne cesse de souligner la solitude absolue de la pauvre victime prise au piège d’une machination effroyable de tout un milieu : seule contre tous, mais accédant peu à peu à la lucidité. La réduction de la voix de la femme au silence, au politiquement correct, s’inscrit en creux dans la relation des faits et se trouve de facto soumise à une vive critique. La question des réseaux sociaux - se trouve posée avec acuité : ordres, organisations, communautés se trouvent au pouvoir exclusif d’une férule masculine avec ses hiérarchies (évêque, archevêque, diacre), reproduisant un système de pouvoir. Loin de la sécheresse des traités, la religion en vient à s’incarner dans le corps et la chair de la femme qui se fait le lieu de l’expérience personnelle à la suite de Thérèse d’Avila et se transmue en témoignage intérieur plus ou moins sujet à caution. Toucher l’imagination, les sens, tel est le privilège de la femme ; elle est en porte-à-faux avec l’argumentation des opposants, n’ayant pour seule répartie que candeur et douceur. Aussi la femme est-elle le lieu d’une coïncidentia oppositorum, à la fois naïve et engagée, accusée puis accusatrice, jusqu’au-boutiste parfois, d’une résolution sans faille, mettant 29 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 156 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 157 ainsi en relief le positionnement falot de certains acteurs sociaux. L’écriture genrée ne fait que mieux ressortir le style féminin - loué par Michelet - dans son opposition radicale au style masculin. Ce n’est pas sans émotion que Michelet note, au sujet du séjour de La Cadière au couvent d’Ollioules, entourée de l’amour de ses comparses : Il y eut, chose bien rare, une conspiration de tendresse entre des femmes pour couvrir une femme. Rien ne parle plus en faveur de la pauvre Cadière et de ses dons charmants. En un mois, elle était comme l’enfant de toutes. Quoi qu’elle fît, on la défendait. Innocente quand même, on n’y voyait qu’une victime des assauts du démon 30 . Michelet aime à interroger « l’autre côté du masculin » à travers cette figure féminine qui apparaît comme l’autre côté d’Adam, le plus précieux, empli d’un sens aigu de l’abnégation, passant outre les ordres et les lois, ayant développé une forme de sensibilité singulière et radicalement différente de celle des hommes. Aussi n’est-ce pas sans un certain amusement que Michelet relate la visite de l’évêque de Toulon, La Tour du Pin, auprès de La Cadière : Elle lui plut, lui sembla une bonne petite sainte, et il lui crut si bien des lumières supérieures qu’il eut la légèreté de lui parler de ses affaires, d’intérêts d’avenir, la consultant comme s’il eût fait d’une diseuse de bonne aventure 31 . Il la confie aux soins d’un prieur des carmes déchaussés, le Père Nicolas, qui la craignait : Il n’en augurait rien de bon, pensait que l’ange pouvait être un ange de ténèbres, et craignait que le Malin, sous une douce figure de fille, ne fît ses coups plus malignement 32 . Mais sous les menaces des Jésuites, notamment du Père Sabatier, l’évêque en viendra à retirer sa protection et à interdire la présence du carme et de son frère jacobin. Une fois de plus, le piège se referme autour de la petite victime. Le sexe féminin plus que tout autre est apte à s’emparer de l’apologétique chrétienne, dans le lieu de l’en-corps et de l’encore, dans cette inscription dans le corps de la femme si cher à Michelet. Conformément aux analyses 30 Idem, p. 254. 31 Idem, p. 258. 32 Idem, p. 259. OeC01_2013_I-160End.indd 157 10.12.13 16: 17 158 Marie-Christine Desmaret lacaniennes d’Encore, l’écriture en vient alors à se fonder sur « l’encore » 33 de la relation divine, mystique et/ ou amoureuse et sur « l’en-corps » qui n’est autre que le corps de la femme devenue mystique, christique, signe de l’amour total et du don de soi, révélation de l’amour de l’humanité selon Michelet. Le texte se transmue ainsi non pas tant en démonstration et en défense de la foi qu’en une démonstration et une défense de la femme en laquelle s’incarne une foi, mais par dessus tout un amour illimité, qui est « tension vers l’Un » 34 , voire confusion originelle. La réflexion de Jules Michelet s’inscrit dans une réflexion millénariste qui embrasse le mouvement de l’histoire et des êtres par référence aux Principes de la philosophie de l’histoire, histoire faite de corsi e ricorsi : le génie impétueux de Vico n’est pas sans écho avec le mouvement qui emporte Michelet à travers l’ensemble de son œuvre. À l’instar de Vico qui tente de « saisir les lois qui régissent les sociétés, lorsque sortant de leurs ruines elles recommencent une vie nouvelle » 35 , Michelet éclaire les « temps de la barbarie moderne […] restés plus obscurs que ceux de la barbarie antique » ; il aime à explorer la voie du surnaturel. Il y a un certain héroïsme à être tenue pour sorcière, et Michelet souligne la grandeur de cœur, la générosité, la magnanimité de la figure féminine dans l’histoire : femme guérisseuse, chamane, entrant en communion avec les esprits, femme-offrande, hostie offerte dans les deux sens du terme, à la fois victime sacrificielle selon René Girard dans Violence et sacré et ennemi(e) - hostes -, toute proche et opposée, s’imposant dans sa différence absolue, lieu de l’amour conçu comme aimantation des âmes. Ainsi s’achève l’ouvrage de Vico : « la science nouvelle porte nécessairement 33 Jacques Lacan, « De la jouissance » et « Dieu et la jouissance de La femme », dans Encore. 1972-1973. Le séminaire, Jacques-Alain Miller (éd.). Paris : Seuil, 1999, livre XX, pp. 9-22, 83-98 (« Points. Essais »). Il précise : « La mystique […] [c’]est quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus souvent des femmes […]. Pour la Hadewijch, c’est comme pour sainte Thérèse - vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, cela ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques, c’est de dire qu’ils l’éprouvent et qu’ils n’en savent rien. […] Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? » (pp. 97-98). 34 Idem, p. 13. 35 Jean-Baptiste Vico, Principes de la philosophie de l’histoire, traduits de la Scienza nuova et précédés d’un Discours sur le système et la vie de l’auteur, Jules Michelet (éd.). Paris : Jules Renouard, 1827, p. 357 (livre V, « Retour des mêmes révolutions lorsque les sociétés détruites se relèvent de leurs ruines »). OeC01_2013_I-160End.indd 158 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 159 avec elle le goût de la piété, et […] sans la religion, il n’est point de véritable sagesse » 36 . Animé du souffle de l’inspiration prophétique, l’historien romantique conspue la trahison de l’Église romaine infidèle au peuple qui venait chanter, prier, fêter Dieu ; il fustige « la foi mécanisée de la Compagnie de Jésus » à laquelle il oppose les « droits de l’instinct » 37 , le sursaut salutaire du peuple, sa libération de l’oppression. L’œuvre de Michelet, comme le rappelle Paul Viallaneix, se situe dans le sillage de l’héritage militant des philosophes du XVIII e siècle - Montesquieu, Voltaire, Diderot. Figure féminine du XVIII e mais romanticisée par Michelet, préfigurant davantage la voie des sens que celle de la raison, La Cadière se fait la continuation au XVIII e de la figure de la sorcière des siècles précédents : en relation secrète avec les esprits, développant une communication avec l’au-delà, secrète, mystérieuse. Femme, précurseure au XVIII e , d’une sensibilité propre à la dix-neuviémité mise en évidence par Philippe Muray dans Le XIX e siècle à travers les âges : solitude absolue de la victime sacrificielle, rédemption christique, prédilection pour l’affect. Ce faisant, Michelet fait l’apologie de la femme et de la sorcière au fil des siècles, figures de l’amour, figures du peuple, en lien avec toutes les révolutions des temps. 36 Idem, p. 387 (livre V, chap. IV). 37 Voir Paul Viallaneix, op. cit., ainsi que, du même auteur, l’article « Jules Michelet (1798-1874) », § 3 ‘La prédication républicaine’, dans Encyclopædia universalis, http : / / www.universalis.fr/ encyclopedie/ jules-michelet/ 3-la-predication-republicaine (consulté le 05 août 2013). OeC01_2013_I-160End.indd 159 10.12.13 16: 17