Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2013
382
"Boucher pamphlétaire": entre sermon horatien et satyra illudens
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2013
Bernd Renner
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens Bernd Renner City University of New York Par craincte de tomber en ceste vulgaire et Satyrique mocquerie. - Rabelais, Quart Livre Moment charnière de la littérature d’idées ou d’opinion à laquelle appartient la satire dans toutes ses facettes, les guerres de religion en France (1562-1598) voient l’essor d’une de ses variantes les plus radicales, le libelle. Celui-ci se mue en véritable arme verbale, en texte de combat et de passion qui fustige d’habitude une norme dominante négative en faisant preuve d’une agressivité quasiment sans bornes. Nous reconnaissons là un trait caractéristique d’une satire désormais destructive qui préfère l’éradication totale de l’adversaire fautif à la tentative de correction de vices. C’est cette sorte de satyra illudens, dans la lignée d’une indignatio juvénalesque poussée à l’extrême, qui, par conséquent, renonce donc à sa vocation traditionnelle de guérir les maux de la société et accessoirement bien souvent à un de ses traits majeurs, le rire 1 . Pendant cette période mouvementée de l’histoire de France, ce dernier tiers du seizième siècle, c’est la base même de la civilisation occidentale - les vérités et dogmes chrétiens auparavant irréfutables - qui est au centre du conflit. Ce conflit s’avère trop sérieux et trop violent pour s’y attaquer à l’aide du verbe souvent ludique, enjoué et ambigu dont se sert traditionnellement la satire renaissante, souscrivant de préférence à la satyra ludens et la divina satyra, des catégories qui privilégient respectivement l’amusement et l’universalité, pour divertir, émouvoir et enseigner. Certes, le libelle des guerres civiles cherche bien à émouvoir, mais ses méthodes sont à chercher dans la subjectivité, dans la passion et le zèle religieux, approche qui ne vise guère à informer mais à persuader, et ceci souvent de la manière 1 Pour le triptyque satyra ludens / satyra illudens / divina satyra, voir avant tout Günter Hess, Deutsch-lateinische Narrenzunft. Studien zum Verhältnis von Volkssprache und Latinität in der satirischen Literatur des 16. Jahrhunderts. Munich : C. H. Beck, 1971, pp. 87-95 et Barbara Könneker, Satire im 16. Jahrhundert. Epoche-Werk-Wirkung. Munich : C. H. Beck, 1991, pp. 43-53. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 11 18.12.13 08: 12 12 Bernd Renner la plus violente 2 . Après tout, cette guerre se gagne avant tout dans l’opinion publique, qui n’est guère susceptible d’être influencée par les subtilités ironiques qui distinguent les meilleures satires de l’époque. Les attaques polémiques, elles, se doivent d’être explicites, violentes et mémorables 3 . L’écriture pamphlétaire a souffert trop longtemps de ce statut, certes indéniable pour la large majorité de sa production, de simple littérature de circonstance. Une conséquence logique fut ensuite de postuler qu’elle était dénuée de toute qualité esthétique ou poétique, même l’agencement rhétorique de la plupart des libelles ne semblant guère avoir soulevé de l’intérêt ; d’où la tendance à abandonner ce champ d’étude aux seuls historiens. De récentes études ont enfin commencé à rectifier cet avis, notamment pour la production pamphlétaire des XIX e et XX e siècles 4 , mais les chercheurs médiévistes et seiziémistes ont eux aussi tenté d’occuper le terrain, quoique plus timidement car il manque encore une grande étude totalisante 5 . Cette approche décriée, car « sobre » et soi-disant réaliste des pamphlétaires, fut pourtant considérée comme un atout majeur par les ligueurs, gage non seulement de l’authenticité et de l’honnêteté intellectuelle de leurs écrits, à l’abri de tout artifice rhétorique ou poétique, mais aussi, voire davantage, de l’inspiration divine de leurs textes comme le confirme par exemple l’auteur d’un libelle ligueur anonyme de 1590 : 2 Dans le Thresor la langue francoise. Paris : David Douceur, 1607, Jean Nicot se sert d’ailleurs toujours du terme « libelle diffamatoire », l’adjectif soulignant l’objectif majeur de cette écriture militante. 3 La différenciation, fort subtile et souvent inexistante, entre satire, polémique et pamphlet dépasse de loin les ambitions de cette étude. Voir le recueil Le Pamphlet en France au XVI e siècle. Cahiers V. L. Saulnier 1, Paris : École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1983, notamment la conclusion d’Hubert Carrier, « Pour une définition du pamphlet : constantes du genre et caractéristiques originales des textes polémiques du XVI e siècle », pp. 123-36. Voir aussi Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes. Paris : Payot, 1982, notamment la deuxième partie, « Typologie » où l’on lit, à titre d’exemple : « Le pamphlet ‘à l’état pur’, comme tout concept générique, ne se rencontre pas. Le plus souvent, la forme se combine avec des éléments de satire discursive et de simple polémique », p. 43. 4 On pense avant tout au travail de Marc Angenot, op. cit. 5 On se limitera à mentionner les ouvrages collectifs Le Pamphlet en France au XVI e siècle, op. cit., qui inclut une éclairante contribution d’un historien, Michel Péronnet, pp. 117-21, et Traditions polémiques. Cahiers V. L. Saulnier 2, Paris : École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1984 ainsi que, plus récemment, des éditions critiques modernes telles que celle procurée par Martial Martin de la Satyre Menippee, Paris : Champion, 2007. Pour la première moitié du seizième siècle, on renvoie à l’étude récente de Jennifer Britnell, Le Roi très chrétien contre le pape. Paris : Garnier, 2011. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 12 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 13 Je me suis advisé et resolu en Dieu de mettre la main à ma plume, non docte, diserte ny eloquente, ains toute rude et simple, mais toutesfois poussée, guidée et menée par la grace de Dieu (d’autant que la créature ne peut rien de soy mesme) 6 . C’est bien une telle réfutation de tout artifice qui relève d’une rhétorique subtile qui sous-tend ces textes, suivant là les préceptes de la Rhétorique d’Aristote qui constate explicitement que non seulement la « rhétorique sert [...] à découvrir le persuasif vrai et le persuasif apparent » (1355 b 15) mais elle « semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toute donnée le persuasif » (1355 b 32) 7 . Voilà un beau résumé de la stratégie pamphlétaire qui se voit ainsi à même de trier l’information de façon à ce que celle-ci conduise aux conclusions voulues par l’auteur 8 . * * * Curé et membre fondateur de la ligue parisienne, Jean Boucher illustre bien cette nouvelle direction que prit la satire à l’époque. On proposera de se pencher sur deux textes représentatifs, qui paraissent aux années charnières de la Ligue, à savoir 1588 et 1589, années justement que Denis Crouzet qualifia fort judicieusement de période qui vit l’ « explosion ligueuse » car il s’agirait, selon les catholiques zélés d’ « années merveilleuses qui font savoir que l’humanité est sur le seuil d’une grande tribulation » 9 . Nous allons nous concentrer principalement sur l’Histoire tragique et memorable, de Pierre de Gaverston (1588) 10 , texte curieux divisé en trois parties lesquelles illustrent parfaitement les hésitations et modifications que subissent la pensée et l’écriture de Boucher à ce moment-là, le célèbre curé ligueur s’efforçant 6 Histoire des choses les plus remarquable et admirables, advenues en ce royaume de France, és années dernieres, 1587.88. et 89. S. l. : s. n., 1590, p. 5. Voir les commentaires de Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610. Seyssel : Champ Vallon, 1990, t. II, chapitre XVIII. 7 Aristote, Rhétorique. Paris, Les Belles Lettres, 1961, 1973. 8 Évidemment, il ne faut aucunement sous-estimer la passion aveuglante de certains catholiques et protestants zélés qui échappe à toute stratégie logique, mais il faut tout autant relativiser cette position totalisante - et le Gaverston nous y aidera considérablement - qui, selon D. Crouzet, op. cit., p. 427, déculpabiliserait entièrement les pamphlétaires en identifiant le combat ligueur à « une subjectivité de foi prophétique, une communication, par Dieu, à l’homme, d’une information créatrice. [...] Le catholique ‘zélé’ est un homme qui existe spirituellement en Dieu, qui se sent et se sait investi sacralement ». 9 Denis Crouzet, op. cit., chap. XVII, pp. 361-362. 10 Nous nous servons de la version numérisée du texte disponible sur gallica.bnf.fr. Les numéros de page paraîtront entre parenthèses dans le texte, sauf pour l’épître dédicatoire qui n’est pas paginée. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 13 18.12.13 08: 12 14 Bernd Renner apparemment d’adopter un style moins érudit et un ton plus direct, mieux adaptés à l’ambiance quasi-apocalyptique qui régna alors. Ce développement deviendra encore plus clair si l’on tente une comparaison sous forme d’esquisse rapide compte tenu des limites de cette étude, avec son œuvre la plus connue, La Vie et faits notables de Henry de Valois (1589) 11 . Il nous semble bien que cette analyse peut nous aider à mieux comprendre le fonctionnement de la « parole pamphlétaire » dans le cadre de la rhétorique et de l’herméneutique satiriques à ce moment crucial des guerres civiles et du développement de l’écriture militante. La publication du libelle le plus célèbre, et d’ailleurs bien atypique, La Satyre Ménippée (1593 / 94), montre bien tout le catalogue de vacillements auquel est sujet la littérature de combat à cette fin du siècle : hésitation entre discours délibératif, démonstratif et enthymématique, entre monologue et dialogue ou bien entre approches ludique et moralisatrice, toutes des préoccupations fondamentales du méta-genre satirique qui est en train de se constituer. Ce sont notamment les vacillements rhétoriques qui s’avèrent déterminants dans le Gaverston de 1588 et semblent justifier l’intérêt que nous portons à ce texte peu étudié. * * * L’Histoire tragique et memorable, de Pierre de Gaverston consiste de trois parties principales : une épître-dédicace au Duc d’Épernon, véritable cible de la satire ; la traduction de l’Histoire tragique de Pierre de Gaverston proprement dite ; une épître finale « Au lecteur ». C’est bien cette structure-là qui montre le statut intermédiaire de ce texte. La partie centrale, « tirée des Chroniques de Thomas Walsingham, et tournée de Latin en François » comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, est bien conçue comme une nouvelle allégorique, les vices, débauches et crimes du roi Edouard II et de son mignon Pierre de Gaverston illustrant la situation actuelle en France et le comportement condamnable des deux responsables principaux des troubles, selon Boucher, Henri III et le Duc d’Épernon 12 . À travers les multiples rebondissements d’une nouvelle plutôt divertissante quoique prévisible, l’auteur se contente de faire des allusions qui pourraient servir de leçons de conduite dans la problématique française actuelle. Il insiste notamment à plusieurs reprises sur la 11 Notre édition de référence est celle procurée par Keith Cameron, Paris : Champion, 2003. Les numéros de page paraîtront entre parenthèses dans le texte. 12 Pour le traitement satirique d’Henri III, voir p. ex. Keith Cameron, « Satire, Dramatic Stereotyping and the Demonising of Henri III » dans The Sixteenth- Century French Religious Book. Andrew Pettegree, Paul Nelles et Philip Conner, éd. Aldershot : Ashgate, 2001, pp. 157-76 et Guy Poirier, « Rires et satires : des mignons et des monstres » dans La Satire dans tous ses états. Bernd Renner, éd. Genève : Droz, 2009, pp. 285-300. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 14 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 15 responsabilité de la noblesse d’agir dans le meilleur intérêt de la patrie. C’est par exemple à cause de la « trop longue patience » des barons que Gaverston « devenoit plus proterve et insolent » (21). Le souci primordial de ceux-ci, éviter une guerre à tout prix, les mène enfin, après maintes tergiversations, à revendiquer l’élimination de la racine du mal, Pierre de Gaverston : Toutesfois apres avoir pesé et balancé les raisons et dangers d’une part et d’autre, ils trouverent que pendant que Gaverston seroit en vie, le Royaume ne pourroit iamais demeurer en paix et repos : que le Roy seroit tousiours necessiteux : et que la Royne ne seroit iamais bien venue, aimée ny honorée, de son mary comme elle devoit. (25) On remarque non seulement le ton et le vocabulaire modérés de ces lignes - en dépit du sujet grave - , mais aussi le portrait d’un roi-victime « ensorcellé » (10), « assoté et affolé » (24) par un imposteur « auquel il ne se pouvoit remarquer aucune apparence de vertu, ny de prudence » (11), ce qui annonce presque le Tartuffe de Molière, car on insiste dès le début sur l’hypocrisie et le mauvais caractère de Gaverston, « homme autant superbe, ambitieux et turbulent que la terre porta iamais » (1), une sorte de leitmotiv du texte : Quand à Gaverston combien qu’il feist bonne mine et belle contenance d’aymer reciproquement ce ieune Prince [le futur Edouard II], il aymoit toutesfois plus les presens qu’il en recevoit, tirant pardevers soy tous les thresors et ioyaux pretieux qui devoyent appartenir au fils du Roy : lesquels il envoyoit aux marchands d’outremer, pour les faire profiter à son advantage. (2) L’orientation et les objectifs de cette « nouvelle » sont donc claires dès les premières pages. L’auteur cherchera par la suite, de la manière d’un chroniqueur objectif et fiable, d’en retracer les rebondissements et le destin du protagoniste afin de souligner la valeur exemplaire de cette allégorie pour la situation actuelle en France. C’est ce portrait entièrement négatif du courtisan qui se range dans la catégorie du discours démonstratif pour illustrer le blâme. Ces catégories rhétorique et poétique, le genre démonstratif et l’allégorie respectivement, se voient pourtant relativisées par les deux épîtres qui entourent la « fable » ou « chronique » centrale pour constituer le triptyque du Gaverston. L’intérêt principal du texte réside sans doute dans la complexité rhétorique qui en résulte. Avant même de dédier formellement le texte au Duc d’Épernon tout au début de l’épître introductoire, Boucher compose une anagramme et un quatrain pour établir d’emblée le parallèle entre Pierre de Gaverston et Jean Louis de Nogaret de La Valette, Duc d’Épernon : OeC02_2013_I-137_Druck.indd 15 18.12.13 08: 12 16 Bernd Renner Anagramme. Pierre de Gaverston Periure de Nogarets. Quatrain. Gaverston meit en souffrance, L’Angleterre par ses rets : Ainsi fais-tu de la France, Periure de Nogarets. Ensuite, au début de l’épître, l’auteur réitère ce décodage après avoir souhaité, non sans ironie, un « singulier plaisir » de lecture au dédicataire : Car comme vous pourrez veoir en la lisant, le pays, les parens, le naturel, les conseils, les ruses et artifices, la fortune et le progrez des actions de ce Pierre de Gaverston, symbolisent entièrement avec les vostres. La stratégie classique de l’exemplum, grâce au lien subtil avec ce « syllogisme de la rhétorique » qu’est l’enthymème 13 , sert ainsi de base à ce qui se muera en un appel à la raison du Duc d’Épernon, dans la lignée d’un sermon horatien, qui laisse apparemment ouverte la possibilité d’une cure. En pleine « crise de l’exemplarité » Boucher a donc recours à un nouveau type d’exemple, tiré de l’histoire européenne bien moins lointaine et d’une structure sociale bien plus comparable que les exempla classiques habituels. Une analyse approfondie des raisons de cette entreprise de traduction curieuse dépasserait les limites de cette étude, mais on pourrait avancer, de manière sommaire, que le pamphlétiste suit sans doute l’objectif didactique principal de son sermon : gagner l’opinion publique, en essayant de paraître moins élitiste et de se rapprocher des préoccupations du peuple. N’oublions pas non plus que la traduction en vernaculaire joue un rôle important dans l’univers satirique depuis les multiples adaptations de la célèbre Nef des folz de Sébastian Brant au tournant du seizième siècle 14 . Dans un prolongement logique de l’exemplarité manifeste, les lignes précédentes sont suivies par la prédiction d’une « fin funeste et honteuse » qui attendrait le duc au cas de son refus d’entendre raison. Boucher semble là encore suivre les préceptes d’Aristote, d’un côté, en renforçant les liens « entre le concept rhétorique de persuasion et le concept logique du vraisem- 13 Aristote, op. cit., 1356 b 5 à 1357 a 35. Nous suivons là le développement de Paul Ricœur, La métaphore vive. Paris : Seuil, 1975, pp. 16-18. 14 Voir surtout Anne-Laure Metzger-Rambach, « Le texte emprunté ». Étude comparée du Narrenschiff de Sebastian Brant et de ses adaptations (1494-1509). Paris : Champion, 2008, et Bernd Renner, « Juvénal et les Nefs des folz : rhétorique et translatio studii ». Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 72 (2010), 283-300. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 16 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 17 blable » 15 , ainsi que s’inscrire dans le schéma tripartite historia / fabula / argumentum tiré de la Rhétorique à Herennius, texte influent à l’époque 16 . Là aussi, ce projet de traduction / adaptation, très prisé dans les cercles humanistes de l’époque, semble jouer un rôle non négligeable car il aide justement à ajouter un aspect esthétique au libelle, mitigeant ainsi l’étiquette peu flatteuse de simple littérature de circonstance qui risque de limiter grandement son impact intellectuel. Ces extraits montrent non seulement le ton plus familier de l’épître, en opposition avec le style plutôt formel et impersonnel de la chronique, mais évacuent également une caractéristique qui était fréquemment associée à l’allégorie à l’époque, à savoir son côté énigmatique, caractéristique dont se servent d’habitude la divina satyra et la satyra ludens pour dissimuler des critiques particulièrement dangereuses 17 . Selon Thomas Sébillet, la vertu d’une bonne énigme consiste justement en son obscurité laquelle la rendrait accessible aux seuls « bon[s] esprit[s] » sans toutefois prêter à ambiguïté 18 . Or, il va sans dire que c’est justement cette ambiguïté qui servit de voile protecteur à maintes satires de l’époque. Là réside précisément une particularité de la satire polémique qui, répétons-le, cherche à persuader l’opinion publique, entreprise qui favorise justement la susdite nouvelle variante de l’exemplarité et ne tolère pas d’élitisme intellectuel ni d’ambiguïté, dont le voile est généralement remplacé par celui de l’anonymat. On est tenté de voir dans cette « destruction » de l’allégorie une mise en scène d’une « métaphore vive » telle que Paul Ricœur la définit, stratégie qui faciliterait justement une « incursion dans la problématique de la réalité et de la vérité » 19 , beau résumé de l’objectif principal de tout pamphlet et belle illustration de cette « naturalisation de l’art » si chère à Montaigne. C’est bien une telle « métaphore vive » qui constituerait alors le lien entre fabula et argumentum dans notre perspective car elle est dotée de « dénotations » lesquelles permettent à la métaphore de fonctionner comme « référence » et donc de s’aventurer 15 Paul Ricœur, op. cit., p. 17. 16 Rhétorique à Herennius. Paris : Les Belles Lettres, 1989, p. 12 (livre I, 12). 17 Voir par exemple Thomas Sébillet, Art poétique français dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance. Francis Goyet, éd. Paris : Librairie Générale Française, 1990, p. 139 : « Entends donc que l’Énigme est allégorie obscure » ; ou bien Antoine Fouquelin, La Rhétorique française, ibid., p. 369 : « Allégorie est souvent obscure et alors est appelé Énigme ». 18 T. Sébillet, éd. cit., p. 139. 19 Paul Ricœur, op. cit., p. 11. Le philosophe voit dans la métaphore « une stratégie de discours qui, en préservant et développant la puissance créatrice du langage, préserve et développe le pouvoir heuristique déployé par la fiction » (ibid., p. 10). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 17 18.12.13 08: 12 18 Bernd Renner dans le domaine de l’herméneutique, ce qui semble bien un des effets du Gaverston 20 . Le style de l’épître est donc bien plus personnel que celui de la chronique qui suivra, ce qui souligne, dans la perspective de la satire, la qualité de sermon horatien de ce texte. Au lieu de se limiter à de soi-disant « vérités », manifestes dans des pronoms tels que « on » ou un « il » impersonnel, le discours de l’épître, sans avoir complètement renoncé à cette argumentation « objective », est dominé par la subjectivité du « je » qui s’adresse directement à sa cible (« vous ») pour conseiller et déconseiller dans un semblant d’échange dialogique 21 . Le discours délibératif finit ainsi par s’infiltrer dans le texte - sans pourtant évacuer les deux autres catégories rhétoriques, le démonstratif et l’enthymématique - , ce qui indiquerait une fois de plus la possibilité d’une cure satirique, et ceci de manière bien plus appuyée que dans la partie centrale « fabuleuse » ; d’où sans doute le choix de la variante horatienne, plus optimiste que l’approche « objective » et monologique habituelle de la chronique. Constat du statu quo déplorable (démonstratif), comparaison (enthymème) et conseil (délibératif) entrent ici dans une coexistence bien ordonnée. En voilà des exemples pour ces trois cas : Démonstratif : Vous estes cause par vostre avarice et ambition insatiable, que le Roy est en mauvais predicament avec ses subiects miserablement opprimez. Enthymématique : Gaverston comme vous verrez, faisoit semblant d’aymer son maistre, mais le temps qui descouvre tout, monstra assez que le galand aymoit encore mieux ses Thresors et Finances desquels il trafiquoit avec les estrangers. On peut dire de vous, que vous n’avez iamais aymé et n’aymez encore à present, l’honneur ny le bien du Roy vostre maistre, ains seulement vostre profit particulier. Délibératif : Si vous eussiez suivy l’exemple de ce bon et fidelle serviteur du Roy, l’Admiral d’Anebault, [...] il vous fust beaucoup mieux qu’il n’est, vous seriez en plus grand repos, et seroit vostre condition beaucoup plus ferme qu’elle n’est, et sans envie. Or, ce subtil édifice rhétorique ne semble fonctionner que comme façade, la possibilité d’une cure étant implicitement minée par le plus-que-parfait du subjonctif de ce dernier conseil. Dans ce contexte rhétorique soigneusement 20 Pour des précisions, voir P. Ricœur, op. cit., septième étude, « Métaphore et référence », pp. 273-321. 21 Un véritable échange intertextuel sera cependant déclenché par le Gaverston, qui provoquera l’Antigaverston, une Replique à l’Antigaverston, une Responce à l’Antigaverston de Nogaret et enfin une Lettre missive en forme de response, à la replique de l’Antigaverston, échange qui laissera des traces dans la Satyre Menippee ; voir les commentaires de M. Martin, éd. cit., pp. cvi-cxii. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 18 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 19 construit, l’esquisse initiale d’une cure ne semble ainsi qu’un leurre conçu justement pour ensuite mieux justifier l’approche destructrice, après avoir montré l’échec de toute tentative bienveillante. Le mal est alors présenté comme incurable. Ce développement montre clairement le cheminement satirique du texte. Tout aspect susceptible de relever d’une satyra ludens, et potentiellement d’une divina satyra, se voit systématiquement démantelé en faveur de l’âpreté et d’un contexte historique bien spécifique qui caractérisera désormais la polémique 22 . Autrement l’auteur aurait du mal à justifier le paradoxe des deux seules solutions concrètes proposées à la fin de l’épître, le bannissement ou bien la mise à mort du duc d’Épernon, responsable d’une situation qui exige des mesures des plus radicales pour espérer un meilleur avenir : En une chose ie cognois que nostre France est plus miserable, que n’estoit pour lors l’Angleterre, qui ne manquoit de Princes courageux, qui contraignirent le Roy Edouard [...] de l’envoyer [Gaverston] plusieurs fois en exil. Noz Princes n’ont pas encor eu ce courage, de demander à nostre Roy que fussiez chassé de la France, qui estes la seule cause de la combustion et desordre qui y est. Le sermon dirigé au Duc d’Épernon se mue ainsi en discours délibératif censé inciter la noblesse à faire son devoir envers la patrie 23 . L’exemple positif du comportement de la noblesse anglaise qui était présenté comme un modèle à suivre dans la chronique finit ici par se transformer en reproche, le pessimisme du réel se substituant à l’optimisme d’un idéal désormais hors de portée. Compte tenu de la réversibilité de l’exil, Boucher choisit de terminer l’épître dédicatoire par un autre paradoxe : une prière à Dieu de « oster [le duc] du tout de ce monde », première incursion explicite dans le domaine de la religion et plus précisément d’une religion impitoyable et dénuée de toute caritas, qui annonce le ton plus violent du libelle de 1589 et prépare la tentative d’une légitimation du régicide, pierre angulaire de l’argumentation de la Ligue dès l’année suivante. L’épître finale, « Au lecteur », continue ce développement entamé par l’épître dédicatoire en fustigeant non plus le courtisan mais le roi Edouard, monarque qui « degenera du tout de sa race et vertu » (43). Celui-ci est pré- 22 C’est justement ce manque d’universalité qui caractérise le pamphlet car il a tendance, selon M. Angenot, op. cit., p. 42, à « induire du très particulier plutôt que de déduire du très général », ce qui finit par le situer « à la limite du discours enthymématique », discours qui disparaîtra alors bien logiquement presque complètement dans La Vie et faits notables de Henry de Valois. 23 On remarque à nouveau le subtil mélange des trois genres rhétoriques dans cet appel aux princes. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 19 18.12.13 08: 12 20 Bernd Renner senté comme mauvais chrétien, condition indispensable pour sa condamnation sans appel : Contre le commandement du pere, il profana et prodigua les deniers destinez pour la defence de la Religion [...]. En quoy il commist double crime, de sacrilege, et d’une insigne ingratitude et desobeyssance à son pere. C’estoit un homme de neant, ennemy de toute vertu, et gens de bien, lesquels il ne desiroit pres de luy, sinon pour servir de montre en sa Cour, subiect à ses plaisirs, ne se souciant aucunement des affaires de son Royaume, et qui avoit l’ame poltronne. (44) Bien qu’Henri III ne soit jamais mentionné, ce portrait entièrement consacré au blâme du souverain le vise sans aucun doute, la mise en parallèle de Gaverston et Nougaret confirmant cette accusation implicite du roi de France. Par conséquent, toute la gamme des vices d’Édouard, « perfidie, et desloyauté » (47), violation de la foi, inconstance « en ses propos et promesses » (48) ainsi que l’exécution d’un « homme de saincte vie » (Thomas de Lancastre) ne tarde à être transférée à d’autres rois détestables, par l’intermédiaire « de ce perdu Machiavel » qui a « pris sa vie pour exemple et patron des autres meschans Roys » (50). Ce transfert du particulier au général - esquisse d’une divina satyra potentielle qui ne se concrétisera pas - permet ensuite d’établir des règles de conduite applicables à tout monarque, règles qui résument justement quelques-unes des accusations principales de la Ligue : Il ne suffit à un Roy faire semblant d’homme de bien, ores qu’il ne le soit, d’estre plus craint que aymé, d’entretenir divisions entre ses subiects pour les tenir en bride, de faire une multitude d’Officiers, et plusieurs autres semblables. (50) Il n’est plus surprenant que Boucher finit par mener ce développement à sa fin logique, le constat du péché majeur d’Henri III, sa soi-disant tolérance de l’hérésie, sous forme d’une hypothèse bien transparente : Il n’eust plus fallu, qu’une semence d’heresie y [en Angleterre] eust pris pied et racine pour advancer sa totale ruyne. Certes elle y eust trouvé beaucoup d’accez et de faveur. La division du Roy et des Princes luy eust servy de planche. Elle eust trouvé un Roy, qui pour ne perdre le repos de sa vie brutale, eust plustost souffert toutes sectes, que de les vouloir exterminer. (51) En lisant un tel commentaire après plus d’un quart de siècle de guerres civiles, on aurait sans doute tort de parler de simple allusion. C’est bien l’hérésie qui constitue le danger principal, une hérésie justement qui « n’eust manqué d’un Gaverston [...] qui pour divertir une guerre contre les heretiques, [eust] broüillé les cartes et nourri division entre les Princes OeC02_2013_I-137_Druck.indd 20 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 21 Catholiques : et plustost practiqué l’alliance avec tous les diables d’enfer » (52). Compte tenu de l’identification de Gaverston avec Nougaret, le message est clair, le pamphlet, ne l’oublions pas, cherchant notamment à éviter toute ambiguïté pour s’assurer d’atteindre ses objectifs de persuasion auprès du grand public. L’appel final à Dieu, semblablement à ce que nous avons vu dans la première épître, renforce la vraie visée du texte, l’emploi du présent visant évidemment la France de 1588 : « Dieu vueille avoir pitié des Republiques, qui sont soubs le ioug d’un tel Chef, et gouvernées par un si dangereux conseil » (52). L’Histoire tragique de Gaverston constitue ainsi un exercice de rhétorique bien construit qui se sert de l’exemplum non pas pour avertir ses lecteurs d’un danger potentiel mais pour leur montrer, dans un premier temps, l’ampleur des dégâts présents pour ensuite justifier les actes les plus radicaux. Voilà un autre aspect justificateur de cette entreprise de traduction qui se mue en adaptation. Rétrospectivement, il ne semble pas osé d’y voir une sorte de propédeutique, des prolégomènes à la rédaction d’un texte plus direct et plus violent, pleinement dans la tradition de la satyra illudens, La Vie et faits notables Henry de Valois. * * * C’est par quelques brèves remarques en épilogue sur ce texte-là que nous allons conclure. Cette chronique exploite justement les prémisses mises en place dans le Gaverston dont la structure tripartite a été abandonnée pour se concentrer désormais uniquement sur la partie centrale, la chronique aux allures d’objectivité, dominée, par conséquent, par des constructions grammaticales neutres (pronoms sujet impersonnels ; voix passive ; recours à de tierces parties telles « les étrangers »). Tout potentiel ludique et tout semblant d’échange dialogique ont ainsi été éliminés d’emblée, autre résultat important du travail préliminaire du Gaverston dans notre perspective. Le seul vestige d’un voile est manifeste dans l’adjectif ambivalent « notables » du titre. Cette ambiguïté ne reste pourtant que potentielle car elle est rapidement évacuée dans le sous-titre : « Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrilèges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite et apostat, ennemy de la Religion Catholique ». Voilà une clarification sans appel du programme et du ton du libelle à suivre. Le texte se concentre sur les deux aspects les plus chers au peuple : la religion et le bien-être de la France, aspects étroitement reliés qui sont censés montrer l’inaptitude, les multiples échecs et le caractère hérétique, voire diabolique du monarque. Celui-ci ne mériterait pas son « tiltre de [Roy] tres-Chrestien », lui qui, à la cour, avait introduit un « beau mesnage ... à la Turquesque » et a fait empoisonner « le tres-vertueux et tres-Catholique Car- OeC02_2013_I-137_Druck.indd 21 18.12.13 08: 12 22 Bernd Renner dinal de Lorraine ... non pour autre occasion, que par ce qu’il estoit un vray et asseuré pillier de l’Eglise de Dieu » (65). Malgré la détermination louable d’une noblesse catholique enfin unie en mars 1577 « d’exterminer les nouveaux religieux » (75) la guerre s’avère interminable, dû, selon Boucher, au soutien scandaleux de la religion nouvelle que fournit le roi (68), notamment par la ratification, en mars 1579, d’une résolution en faveur de « l’exercice de la ... Religion [pretendue reformee], et plusieurs autres articles, du tout contraires à la foy et Religion Catholique et à l’auctorité de la Couronne de France » (86). Boucher joue ainsi sur le couple traditionnellement inséparable « patrie et religion » pour gagner l’opinion publique, renchérissant que cette guerre interminable, à cause des innombrables manquements du monarque, a rendu le royaume « destitué d’hommes et espuisé de deniers » (71), situation grave qui touche chacun dans son bien-être corporel et matériel, complément concret du dilemme spirituel causé par la « nouvelle religion ». Un dernier aspect relié à cette problématique est le caractère du roi, notamment dans le domaine privé, sujet principal de la deuxième moitié du texte, qui est sans doute censé expliquer le comportement public d’Henri tout en soulignant la profondeur du mal. C’est là justement que le duc d’Épernon fait son entrée dans le texte, ce qui insinue à la fois le lien au Gaverston et l’envergure plus large de ce libelle plus radical. La harangue la plus violente du texte décrit la situation à la cour, se rapprochant de par son agressivité dangereusement de l’invective pure, forme aux confins, voire au-delà des confins, des discours satirique et persuasif 24 , remotivant ainsi la « vulgaire et Satyrique mocquerie » si chère à Rabelais 25 : Les sacrileges, prodigalitez, avarices, vols, assassinats, luxures, paillardises, rapts et violement de filles, voire sacrees ; les perfidies, trahisons, blasphemes, mespris des ordonnances divines, la Magie, et l’Atheïsme commencerent à eux accroistre à la Cour ; chose monstrueuse et horrible. Pour entretenir tous ces vices les deniers y estoient requis ; pour ce on cerche les hommes les plus vifs en malice, afin d’inventer et donner les moyens plus propres à ce faire ; là se cognoissoyent (disoit Henry de Valois) les galands-hommes et de service, reprochant aux gens de bien, qui ne vouloyent entendre à choses tant desraisonnables, qu’ils n’avoyent point d’esprit et qu’ils ne luy servoyent de rien. 24 Voir M. Angenot, op. cit., p. 35 : « Si la polémique se ramène essentiellement au pathos agressif, si la part démonstrative et dialectique se réduit au minimum, nous aurons affaire à un genre particulier - plus ancien sans doute que le discours persuasif - celui de l’invective ». 25 François Rabelais, Œuvres complètes. M. Huchon, éd. Paris : Gallimard, 1994, p. 524 (Quart Livre, prologue). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 22 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 23 Ainsi Henry d Valois s’adonna à une vie de Caligula, d’Heliogabale et de Neron, faisant grand estat des flateurs, notament de Nogaret. (90-91) Bien que ces exemples historiques soient des lieux communs, on remarque que le texte, contrairement au Gaverston, se limite aux modèles négatifs, soulignant ainsi l’absence de toute possibilité de cure bienveillante. La force de la liste amassant les vices et crimes les plus détestables finit par créer un édifice imposant qui ne saurait mener qu’à une réaction, à une solution possible : la détermination de le démanteler de force. Ce volet « privé » semble d’autant plus important qu’il ajoute une deuxième dimension à l’exploitation du peuple et du royaume, dissociée des guerres civiles, qui, elles, risquent de trouver le soutien des croyants malgré les susdites accusations d’hérésie et de soutien des protestants portées contre Henri III. Il n’est alors guère surprenant que cette hérésie se reflète également dans ce domaine privé car Henri, une fois de plus sous l’influence du duc d’Épernon, s’adonnerait en secret « à l’art Magique ... et autres superstitions diaboliques », voire franchement à des « oblations au diable » (116), ce qui déclenche une des rares envolées de l’orateur : « O quel Roy se disant tres- Chrestien ! ô quel Atheiste ! » C’est cet homme-là justement qui face à la couronne d’épines « commença à rire et dire que Jesus-Christ avoit la tête bien grosse » (117). On remarque donc une structure bien travaillée dans ce texte, remplaçant le triptyque rhétorique du Gaverston par des couples binaires (religion / patrie ; sphères publique et privée) dans le cadre d’un discours démonstratif entièrement consacré au blâme. Ces couples se complètent et se nourrissent mutuellement afin de créer un tableau d’horreurs des plus persuasifs, des plus cohérents et des plus irréfutables. Même les comptes rendus des assassinats les plus méprisables se rangent dans cette structure, celui des Guise à la fin du texte faisant écho à celui du Cardinal de Lorraine vers le début pour renforcer le malaise, voire le choc indigné du public au moment stratégique de la conclusion (après les images d’horreur de l’ouverture, captatio benevolentiae macabre s’il en est) : la situation va de mal en pis. La fin du libelle évoque alors presque logiquement celle du Gaverston dans un appel aux catholiques désespérés sous forme de prière : Assistez de l’esprit de Dieu ils [les catholiques] reprenent courage, et esperent par sa saincte grace secouer bien tost ce joug de tyrannie soubs lequel ils ont esté assubjectis depuis quatorze ou quinze ans ; et faire que l’Eglise Catholique reprendra en France son premier lustre et splendeur : malgré les damnables conjurations de ce Neron, qui par l’assassinat de ces deux Princes Catholiques [les Guise] fait aussi mourir sa propre mere par apres. (147) OeC02_2013_I-137_Druck.indd 23 18.12.13 08: 12 24 Bernd Renner On rejoint là donc la fin et également l’objectif ultime du Gaverston, néanmoins après un parcours bien différent, parcours qui est difficilement imaginable sans le chemin déblayé par cette histoire tragique et mémorable aux allures fabuleuses. Fabula et argumentum, marques du potentiel esthétique d’une satire où persiste le potentiel d’une cure, se voient remplacés par l’historia, le fait accompli, qui ne laisse plus de choix aux lecteurs. Tout en traitant le même sujet, les deux textes se distinguent donc dans tous les domaines (sémantique, herméneutique, poétique, rhétorique …) et illustrent de manière exemplaire les changements radicaux dans l’écriture de Boucher qui nous semblent représentatifs pour les bouleversements idéologiques survenus pendant ces années charnières du combat ligueur. Dans un premier temps, nous espérons que notre analyse fournira une contribution modeste à une étude plus approfondie de l’évolution et de l’arrière-plan de ce combat et de ses fondements intellectuels. Dans un deuxième temps, nous sommes loin de vouloir présenter ces textes comme chefs-d’œuvre littéraires mais il est indéniable qu’ils apportent des éléments pertinents à l’étude de l’évolution de la satire et de sa variante polémique, notamment dans le domaine problématique des lignes de démarcation entre les deux, à la fin du seizième siècle ainsi qu’à l’usage de la rhétorique dans ce contexte. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 24 18.12.13 08: 12
