eJournals Oeuvres et Critiques 38/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher (Paris sous la Ligue, 1588-1594)

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2013
Martial Martin
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher (Paris sous la Ligue, 1588-1594) Martial Martin Université de Champagne, IUT de Troyes CERILAC EA 4410 On peut, certes, le regretter ; mais la vérité est qu’il reste bien peu de traces de Jean Boucher ou des curés de la Ligue en dehors des mentions que l’on trouve chez les mémorialistes politiques et au premier rang d’entre eux, chez Pierre de L’Estoile. Comme l’écrit à juste titre Marie-Madeleine Fragonard, « la meilleure façon de parler de la Ligue est […] de mettre le politique dans les formes religieuses, ce qui est le propre de ce mouvement (à l’opposé de Politiques qui dissocient) ; mais c’est aussi le meilleur moyen de mentir en abritant derrière la religion tout un passé de révolte. Et l’occasion la plus révélatrice est dans la version orale de ce discours, la prédication, la plus répandue dans le public des paroissiens, celle qui a mobilisé les foules au temps des premières émeutes urbaines. À notre grande désolation, la principale source de la survivance ligueuse, qui continue à en soutenir les thèses et à en parler positivement nous est inaccessible, révélée simplement par les bruits enregistrés par Pierre de L’Estoile dans les années 1595 − 1600 1 ». Il existe pourtant (et singulièrement pour Boucher, avec les Sermons de la simulée conversion 2 ) des versions imprimées des sermons, mais en regard de la masse et de l’importance des prédications orales, « les versions écrites sont fort modestes, l’écume de cette prédication encore séditieuse n’atteint [donc] la postérité que par l’écho médiatisé des mémorialistes 3 ». Or, ce qui 1 Marie-Madeleine Fragonard, « Les Opinions ligueuses et les genres » dans Discours politique et genres littéraires. Sabine Gruffat et Olivier Leplatre, éd. Lyon-Genève : Droz, « Cahiers du GADGES » 6 (2008), 111-34, ici p. 114. 2 Sermons de la simulee conversion et nullité de la pretendue absolution de Henry de Bourbon, Prince de Bearn, à S. Denys en France, le Dimanche 25 Juillet, 1593. Sur le sujet de l’Evangile du mesme jour, Attendite a falsis Prophetis, etc. Matth. 7 Prononcez en l’Eglise S. Merry à Paris, depuis le premier jour d’Aoust prochainement suyvant, jusques au neufiesme dudict mois. Par M e Jean Boucher Docteur en Theologie. Paris : G. Chaudiere, 1594. 3 Marie-Madeleine Fragonard, art. cit., p. 116. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 39 18.12.13 08: 12 40 Martial Martin retient particulièrement l’attention à la lecture de L’Estoile 4 pour les années 1588 à 1594 où la Ligue contrôle Paris, c’est l’intérêt presque exclusif, pour les prédications 5 et pour les occasionnels (souvent des libelles ou des pamphlets) circulant dans la capitale : ce double tropisme souligne une relation profonde entre les deux objets, une proximité frappante dans les échos, les reprises de thématiques, les références et les citations croisées, des procédés rhétoriques partagés, une tonalité analogue. Il s’agit là des deux grands modes d’information et de formation de la première modernité 6 . Bien sûr, l’opposition entre l’oral et l’écrit est particulièrement clivante : d’un côté nous sommes en présence d’un événement unique très localisé marqué par son caractère public et sa dimension institutionnelle ; de l’autre nous avons un objet reproduit en multiples exemplaires, diffusé aux quatre coins de la ville, venu parfois de l’autre camp ou destiné à un public extérieur, objet stigmatisé, largement clandestin. Mais cette dissemblance, qui pourrait être relativisée (le sermon est très largement lié à la culture du Livre ; il peut être en opposition au pouvoir dans le jeu des conflits institutionnels ; le libelle diffamatoire se caractérise par une forte référence à des situations d’oralité comme le dialogue ; les documents officiels dans le cadre de la guerre civile peuvent apparaître comme des libelles), cette dissemblance, donc, fonde une complémentarité largement mise à contribution dans le cadre de dispositifs 7 complets de « propagande » : c’est ce que décrit L’Estoile mais aussi Cayet à l’occasion, fondatrice pour le mouvement ligueur, de la décision de la faculté de théologie de la Sorbonne de délier les sujets du devoir de fidélité à Henri III après l’assassinat des Guise aux états de Blois : Aucuns docteurs et curez de Paris, entr’autres Boucher, Prevost, Aubry, Bourgoin et Pigenat, qui estoient mesmes de ce conseil des Seize, et qui avoient esté les principaux inventeurs de ceste question, en baillerent 4 Voir Martial Martin, « Rumeur, propagande et désinformation à Paris durant le règne d’Henri IV (quelques réflexions préliminaires à partir des Mémoires journaux de L’Estoile) ». Albineana, 23 (2011), pp. 267-83 et « La Poétique des libelles dans les Mémoires de L’Estoile » dans Mélanges offerts à Gilbert Schrenck. Jean-Claude Ternaux et Cécile Huchard, éd., à paraître. 5 Voir Cécile Huchard, « Échos des prédicateurs parisiens dans le Journal du règne d’Henri IV de Pierre de l’Estoile » dans La Parole publique en ville des Réformes à la Révolution, Stefano Simiz, éd. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion. 2012, pp. 181-95. 6 Cf. Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. II (1480-1789). François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart, éd. Paris : Perrin, 2003, « L’éducation continuée », pp. 147-65. 7 Sur l’utilisation de cette notion dans le contexte que nous étudions, voir notre article « Rumeur, propagande et désinformation à Paris durant le règne d’Henri IV ». OeC02_2013_I-137_Druck.indd 40 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 41 eux-mesmes la conclusion le 7 janvier avec quelques jeunes docteurs, et par icelle ils asseurerent, ainsi qu’ils l’avoient desjà presché depuis le jour de Noël, que le peuple estoit deslié et deslivré du sacrement de fidelité et obeissance prestée au Roy […] Après que ceste conclusion fut publiée, ce ne fut plus dans Paris que placards attachez par tous les carrefours de la ville, pleins d’injures et de villenies contre l’honneur du Roy. Ils tournerent son nom en anagramme, et l’appelloient en chaire vilain Herodes : ils deffendoient de prier Dieu pour luy, pour ce, disoient-ils, qu’il estoit excommunié ipso facto, que l’on ne luy estoit plus subject, et crioyent tout haut en chaire : Nous n’avons plus de roy. L’on faisoit faire aussi des processions de petits enfants avec des chandelles allumées, lesquelles ils esteignoient avec les pieds marchants dessus, crians : Le roy est heretique et excommunié. Par tout où ils trouvoient de ses portraits ils les deschiroient, rayoient son nom, ostoient les armes de Pologne joinctes avec celles de France, aux lieux de la ville où on les avoit mises. Les tombeaux et effigies de marbre des sieurs de Quelus, Sainct Megrin et Maugiron, que Sa Majesté avoit fait faire il y avoit jà plus de dix ans dans le cœur de l’eglise Sainct Paul, furent rompues, cassées et du tout ostées, pour ce que ces seigneurs avoient esté autrefois des favorits du roi. 8 Cet épisode rend bien compte de la complexité de l’appareil de propagande mis en place, dit-on, par Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, la sœur des deux Guise martyrs de la Ligue, Henri et Louis : au lieu de la verité en la bouche des hommes, ce ne sont plus que menteries [déplorait un « gentilhomme catholique et bon français »], artifices pour tromper le pauvre peuple, desguisemens et de peur que la verité soit cogneue, suppositions de choses faulses et pour les asseurer davantage, on interpose des lettres interceptes, on fait arriver des Courriers, bien crottez et bien eschauffez, partis du mesme lieu ou ils arrivent trois heures auparavant, pour semer de belles nouvelles : la bonne sœur de vostre chef, Catherine de Lorraine, ceste bonne pucelle, ne s’ayde point de tels artifices, et ne sçait pas achepter du taffetas pour faire faire des enseignes, et dire que ce sont les despoüilles des heretiques, et les trophees de son frere, afin d’ensorceler les plus simples, et les rendre aussi bons qu’elle. Et pource que l’on commence à ne croire plus gueres en ses parolles, il faut que ses impostures soient confirmees en la chaize par ses mignons de predicateurs, ausquels elle fait dire ce qu’il luy plaist, au lieu de leur Evangile. 9 8 Pierre Victor Palma Cayet, Chronologie novénaire…,. Michaud et Poujoulat, éd. Paris : Chez l’éditeur du commentaire analytique du code civil, « Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France… ». t. XII, première partie, 1838, p. 88. 9 Lettre d’un gentilhomme Catholique et vray François, à un sien amy, pour le retirer de l’erreur en laquelle il est tombé par les faulses impostures et seductions de la Ligue, et luy OeC02_2013_I-137_Druck.indd 41 18.12.13 08: 12 42 Martial Martin Or, c’est justement comme l’une des pièces maîtresses de ce dispositif que Jean Boucher est pris à partie par les libelles et sans doute pour la première fois par la fameuse Bibliothèque de Madame de Montpensier 10 , catalogue fictif de livres détenus par Catherine de Lorraine, qui suit le genre peu connu mais particulièrement intéressant de la « bibliothèque satirique » : le procédé de l’inventaire y permet d’accumuler les cibles autour de titres de livres fictifs qui synthétisent les griefs contre tel ou tel. Chaque titre de livre fictif apparaît comme un récit à faire, une histoire déjà connue et dont la narration serait inutile (car peut-être déjà faite ailleurs, par d’autres), parfois un développement impossible, car tabou, par-delà la simple allusion. La succession des titres esquisse un lien (éventuellement narratif) entre différentes anecdotes ; elle finit par dresser un tableau de la Ligue mais en pointant la disparate du mouvement semble vouloir désigner comme irréalisable un grand récit ligueur. Boucher apparaît deux fois, d’abord, en soixantehuitième position, comme le dédicataire du livre Le Dénombrement des veaux de la Ligue et le moien de les garder de baisler, par M. de Rennes, à nostre maistre Boucher, curé de Saint-Benoist qui suit de manière très signifiante Le Parfait Mesdisant par Loïs d’Orléans, advocat en la Cour, imprimé nouvellement à Paris, à l’enseingne du Catholique Anglois, liant donc deux fonctions du dispositif mis en place, la désinformation et le contrôle et associant deux acteurs essentiels, d’Orléans et Boucher, dont les ouvrages seront souvent donnés conjointement comme les plus dangereux des écrits ligueurs 11 . La deuxième apparition du curé de Saint-Benoît au titre 93 ouvre une série qui constitue les prédicateurs parisiens en groupe homogène dont Boucher serait la figure de proue : Les Politiques de nostre maistre Boucher…; La Confrairie des marmitons de la Ligue, par nostre maistre Hamilton…; Les Grimasses raccourcies du père Commolet…; L’Union des curés de Paris avec les Seize… Ce n’est là que le début d’attaques récurrentes contre Boucher 12 , sans doute d’abord parce monstrer clairement par l’expresse parolle de Dieu les commandemens de son Eglise et les Decrets des saints conciles que le party de la Ligue est reprouvé et detestable devant Dieu et devant les hommes, et ceux qui le suivent hors de l’Eglise catholique. s. l., 1590, p. 36. 10 On la trouve retranscrite par L’Estoile dans ses Mémoires-journaux. Brunet et alii, éd. Paris : Librairie des Bibliophiles puis Librairie Alphonse Lemerre, 1875-99 ; réimpression, Paris : Librairie Jules Tallandier, 1982, t. III, pp. 100-11. 11 Voir par exemple le rapprochement effectué par Cayet entre les Sermons de la simulée conversion et le Banquet du comte d’Arétè (Chronologie novénaire, p. 497). 12 On le retrouve par exemple dans les « ramas » de L’Estoile dans une épître latine en vers « Epistola domini ducis de Guisia » (Mémoires-journaux, t. II, pp. 90-95, ici p. 94 : « Credite, quaeso, pro certo / Quod in dissidio tanto, / Si per uos ego Rex fiam, / Boucherus episcopatum / Habebit ob ululatum / Pigenatus abbatiam »), dans Les Entreparoles du Manant dé-ligué et du Maheutre, une des déclinaisons royalistes du célèbre libelle de Cromé, Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant, (t. IV, pp. 300-04, ici p. 303 : M ANANT « J’en viens [de Paris], et ceste femme est OeC02_2013_I-137_Druck.indd 42 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 43 qu’il représente une autorité qui cautionne la Ligue 13 , aussi parce qu’il est un acteur de premier plan dans le mouvement 14 , plus encore parce qu’il semble central dans le dispositif de production de propagande, l’un des grands inspirateurs des libelles ligueurs en particulier autour de ses prédications, peut-être plus encore l’un des orchestrateurs des campagnes de communication, le spin doctor des Seize, le groupe le plus radical du mouvement. D’une la Ligue cruelle, / Qui, pour perdre Soissons, hors de Paris, s’en va […] Comme frère Bernard, la maudite chemine. / Elle a l’œil de Mendoçe et les grands dents du Cler ; / Sa main gauche soutient la feinte Hypocrisie : / Elle a à son costé le cousteau de Boucher, / Cousteau dont il vouloit, selon sa fantaisie, / Pour gaigner des doublons, l’Escriture escorcher. ») ou encore dans une épigramme « Contre Madame de Montpensier » (t. XI, p. 289 : « Ceste sèche carcasse, ainçois ceste mégère, / Qu’un seul traict de pitié ne peut oncques toucher ; / Qui ne sceut compatir mesmes avecques Boucher / Et qui de son venin tueroit une vipère »). Ajoutons à cela que Boucher est une cible récurrente de la Satyre Ménippée et qu’il est plus tardivement au centre du libelle royaliste Responce d’un bourgeois de Paris à un escrit envoyé d’Amiens par laquelle les calomnieuses prédications de M. Jean Boucher sont refutées et les habitants d’Amiens admonestez. Paris : Jamet Mettayer, 1594. 13 Son nom garantit la validité des discours comme le souligne (ironiquement) L’Estoile à propos d’extraits de Huict cantiques en versets latins recueillis entièrement des Pseaumes de la sainte Bible « à la relation des seigneurs Boucher et de Launoy, commis à voir et visiter ce bel œuvre » (Mémoires-journaux, t. III, pp. 310-14, ici p. 310) en se référant à l’« Extraict des registres du conseil général de l’Union des Catholiques » donnant permission au libraire d’imprimer le livre Les Traces des admirables jugemens de Dieu, remarquez en la mort et fin misérable de Henry III roy de France excommunié, avec quelques vers latins sur le même subject. Plus huict cantiques en versets latins, recueillis entièrement des pseaumes de la saincte Bible… Paris : G. Bichon, 1589 ; c’est cette signature qui fait autorité que parodient deux textes particulièrement intéressants parmi les libelles contre Boucher : le Concordat d’aucuns points entre les curés et docteurs théologiens de Paris et les ministres de la religion prétendue réformée (conservé par L’Estoile dans les Mémoires-journaux, t. II, pp. 170-72) de 1584 et les Articles envoiez par les ministres et predicans de La Rochelle et Montauban à messieurs les docteurs de Sorbonne et predicateurs de Paris et dont ilz sont demeurés d’accord ensemble, chacun à ses fins et intentions, sans prejudice de leurs qualités et droicts respectivement pretendus (recueilli par Pierre Pithou dans les Actes du parlement de Paris et documents du temps de la Ligue. Sylvie Daubresse, éd. Paris : Champion, 2012, pp. 466-468). Ils proposent tous les deux, à dix ans d’intervalle, un pseudo-protocole sur le mode de l’éloge ironique, qui met en avant l’ambition des curés et des ministres sous le manteau de religion : Boucher est donc signataire fictif des deux. 14 C’est d’ailleurs ainsi que le construisent les libelles ligueurs : Le Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant donne à Boucher un rôle déterminant dans l’histoire du mouvement (Peter Ascoli, éd. Genève : Droz, 1977, en particulier pp. 95-96) ; à sa suite des réécritures royalistes reprendront l’idée (par exemple dans des suppléments à la Satyre Ménippée). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 43 18.12.13 08: 12 44 Martial Martin certaine manière, les libelles royalistes fantasment Boucher comme auteur de libelles avant même qu’il s’y consacre. C’est en 1588 − 1589 qu’il entre véritablement dans le combat de plume avec deux petits ouvrages anonymes particulièrement virulents contre d’Épernon et contre le roi Henri III même, l’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston 15 et La Vie et faits notables de Henry de Valois 16 . L’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston attribuée à Jean Boucher depuis le mémorialiste Pierre Victor Palma Cayet 17 s’insère dans un écheveau complexe qui rend bien compte des dynamiques de production des libelles qui ont clairement à voir avec la réception et la réplique, dans un cadre qui semble nettement dépasser les limites de la cour pour s’étendre à un espace qu’on ne doit pas craindre de qualifier comme « public ». Si la figure de Gaveston a, semble-t-il, été ressuscitée par le compilateur des chroniques de l’histoire anglaise Raphael Holinshed, suivant comme source privilégiée Thomas Walsingham 18 , dans son opus magnum de 1577, The Cronicles of England, Scotland and Ireland 19 , elle ne semble pas avoir eu d’échos alors en dehors des violentes campagnes de déstabilisation mises 15 Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston Gentil-homme gascon jadis mignon d’Edoüard 2. Roy d’Angleterre tirée des Chroniques de Thomas Walsingham et tournée du Latin en François Dédiée à Monseigneur le Duc d’Espernon. s. l., 1588. 16 La Vie et faits notables de Henry de Valois. Maintenant toute au long, sans rien requerir où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cet Hypocrite, ennemy de la Religion Catholique. Paris : Didier Millot, 1589 ; nous nous référerons à la seconde édition. Il existe une édition critique moderne : La Vie et faits notables de Henry de Valois. Keith Cameron, éd. Paris : Champion, 2003. 17 Pierre Victor Palma Cayet, Chronologie novénaire…, éd. cit., p. 64. Pour sa part, de Thou l’attribue à Pierre d’Épinac et en fait l’une des séquelles d’une altercation à la cour entre Épinac et Épernon : Histoire universelle de Jacque-Auguste de Thou depuis 1543 jusqu’en 1607, traduite [par les abbés P.-F. Guyot-Desfontaines, N. Leduc, J. B. Le Mascrier, A.-F. Prévost, et par J. Adam et C. Le Beau] sur l’édition latine de Londres [Préface de Georgeon], Londres [Paris], 1734, t. X (1587-1589), livre XC, pp. 238-42. C’est aussi la lecture qu’en fera la Satyre ménippée (éd. Martial Martin, Paris : Champion, 2007, p. 54 [fol. 35 r°] et note 397). 18 Thomas Walsingham, Chronica monasterii S. Albani. Henry Riley, éd. Londres : Longman, 1863. 19 Raphael Holinshed, The firste volume of the Chronicles of England, Scotlande and Irelande, conteyning the description and chronicles of England, from the first inhabiting unto the conquest ; the description and chronicles of Scotland from the first originall of the Scottes nation, till the yeare of Our Lorde 1571 ; the description and chronicles of Yrelande, like while from the firste originall of that nation, untill the yeare 1547, faithfully gathered and set forth, by Raphaell Holinshed. - The laste volume of the chronicles of England, Scotlande and Irelande, with their descriptions, conteyning the chronicles of Englande from William Conquerour untill this present time… Londres : Harrison, 1577. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 44 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 45 en œuvre en 1588 de part et d’autre des deux camps en opposition. Après le soulèvement des Parisiens contre Henri III et l’exil forcé du roi hors de sa capitale en mai 1588, les tentatives de conciliation entre le monarque et les puissants Guise semblent devoir passer par l’éloignement du favori Épernon, opposant acharné aux princes lorrains ; celui-ci est la cible de « manœuvres médiatiques » inaugurées par L’Estrange amitié d’Edouard Second, Roy d’Angleterre à l’endroit de Pierre de Gaverston, Gentilhomme de Gascogne 20 reprise des chroniques tout juste accommodée pour évoquer suffisamment le contexte du règne de Henri III et par le texte qui nous intéresse au premier chef, l’Histoire tragique et memorable, identique au précédent titre à ceci près qu’il est accompagné d’une célèbre anagramme Pierre de Gaverston / Perjure de Nogarets (expliquant le choix orthographique sur le nom du favori anglais), d’un quatrain, d’une épître dédicatoire et d’un sonnet « Au Roy » développant le double parallèle Épernon / Gaveston, Henri III / Édouard II. Le favori du roi fait rédiger en réponse un Antigaverston qui n’a pas été conservé ; les rebelles contre-attaquent rapidement avec les Replique à l’antigaverston (parfois aussi attribuée à Boucher) 21 et Responce à l’antigaverston de Nogaret 22 . Épernon fait alors composer une Lettre missive en forme de Response 23 . Cristallisant les critiques contre les « mignons » déjà proférées en chaire, la figure de Gaveston rend compte d’un débat essentiel à la fin du XVI e siècle au sujet du partage entre privé et public. Ce qui caractérise le mieux la relation du roi au favori est son abstraction de la sphère publique : « Gaverston », précise l’ironique épître dédicatoire de l’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston, ayant une fois occupé tous les cabinets des bonnes graces de son Roy, ou à mieux dire l’ayant infatué et ensorcelé, feist en sorte que autre que luy n’en pouvoit approcher faisant disgratier et esloigner de la Court tous les Princes qui y estoient auparavant bien venus. Si vous voulez nier que 20 L’Estrange amitié d’Edouard Second, Roy d’Angleterre à l’endroit de Pierre de Gaverston, Gentilhomme de Gascogne, et quelle en fut l’yssue. s. l. n. d. 21 Responce à l’antigaverston de Nogaret : À Monsieur d’Espernon, sur quatre anagrammes de son nom. s. l., 1588. 22 Replique à l’antigaverston, ou responce faicte à l’histoire de Gaverston par le duc d’Espernon. s. l., 1588. 23 Lettre missive en forme de Response, à la replique de l’Antigaverston, Reims : Jean de Foigny [ ? ], 1588, qui correspond à la Lettre d’un Gentil-Homme Catholicque Apostolicque et Romain et vray François et fidelle Serviteur du Roy à ung sien Amy Sur l’histoire de Pierre de Gaverston nouvellement mis en lumiere par l’Archevesque de Lyon à la Requeste de ceux de la ligue. Reims : Jehan de Foigny avec permission de Monseigneur le cardinal de Guise, 1588 que Hauser confond avec l’Antigaverston que nous avons perdu (Henri Hauser. Les Sources de l’Histoire de France. t. III. Paris : Picard, 1912, pp. 312-14). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 45 18.12.13 08: 12 46 Martial Martin n’avez fait de mesme, vous serez seul qui deffendrez ceste negative, et quand il n’y auroit point de preuve, les parois et murailles des oratoires que vous avez faict faire au Louvre, afin que fussiez logé seul près du Roy, pour mieux enfiler vos affaires, le justifieront assez. Ce rapport exclusif est perçu comme un terrible danger pour la cour et le royaume, en ce qu’il altère profondément la « justice distributive que le roi doit employer à l’égard de sa noblesse » 24 , l’économie du don et du « guerredon » (le don en retour) garante de l’ordre social féodal. Cette rupture provoque un complet renversement du monde où l’on reconnaît la main du diable : Épernon est un sorcier, qui a utilisé ses charmes pour s’approprier la personne du roi et rompre à travers lui le lien qui unit le peuple à Dieu. Sa marque est le mensonge, ce mensonge largement diffusé à travers une production pléthorique de libelles comme le souligne l’introduction de la Replique à l’antigaverston 25 . L’inversion si sensible dans les fausses louanges et la trompeuse renommée d’Épernon doit donc être dénoncée : il faut remettre à l’endroit une langue pervertie par les thuriféraires des favoris. Les jeux anagrammatiques (et plus généralement les jeux de mots auxquels Boucher recourt systématiquement) se comprennent dans cette logique : en réorganisant les lettres qui composent le nom usurpé du favori, ils disent la vérité sur la personne, sur sa nature d’« Archiharpie sangsuë de la France, esponge des finances, controuveur d’un million de monstrueux offices, grippe tout, happe don, ronge peuple, pipe Roy, sible court, et bref monstre odieux de ce Royaume tres-chrestien » 26 . Après le coup de majesté des états de Blois, la propagande ligueuse s’en prend plus directement à Henri III ; et de la même manière que dans la polémique précédente, Boucher se place au centre du conflit avec La Vie et faits notables de Henry de Valois. Cette seconde campagne de communication s’enracine dans la première ; c’est avec l’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston que Boucher ouvre la voie à l’imaginaire sorcellaire qui se déploie dans un second temps autour du dernier Valois 27 avec Les Choses horribles contenues en une lettre envoyée à Henry de Valois par un Enfant de Paris 24 Nicolas Le Roux. La Faveur du roi. Seyssel : Champ Vallon, 2000, p. 628. 25 Replique à l’antigaverston, pp. 4-5 : la longue liste des ibelles épernonistes rend bien compte de la conscience de la cohérence du genre chez les praticiens. 26 Responce à l’antigaverston, éd. cit., p. 5. Pour aller plus loin sur la question, voir Martial Martin. « Queering / historiciser le mythe de Gaveston : Les Libelles de la Ligue et la Fronde » dans Queer : Écritures de la différence ? . t. I, Autres temps, autres lieux. Pierre Zoberman, éd. Paris : L’Harmattan, 2008, pp. 103-16. 27 Sur ce point, voir Myriam Yardeni, « Henri III sorcier » dans Enquêtes sur l’identité de la « Nation France » : De la Renaissance aux Lumières. Seyssel : Champ Vallon, 2005, pp. 298-307. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 46 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 47 le vingthuitiesme de janvier 1589 28 et les Charmes et caractères de sorcellerie de Henry de Valoys trouvez en la maison de Miron son premier Médecin et conseiller ordinaire de son Conseil Privé 29 ou encore Les Meurs humeurs et comportemens de Henry de Valois 30 . Le récit montre un roi qu’un naturel orgueilleux, hypocrite, jouisseur et cruel entraîne vers la magie et Satan sous l’influence des mignons. Ses méfaits culminent dans le double meurtre des Guise, héros et martyrs de la Ligue, qui donne lieu à la révélation de la nature de Henri de Valois, selon le même procédé anagrammatique que dans l’Histoire […] de Gaverston 31 . Cet ensemble de textes très cohérent semble avoir donné un arrière-plan unifié à la prédication ligueuse. L’Estoile rapporte, en effet, en février 1589 que le mercredi jour des Cendres, Lincestre dit en son serment qu’il ne prescheroit pas l’Evangile, pour ce qu’il estoit commun, et que chacun le sçavoit, mais qu’il prêcheroit la vie, gestes et faits abominables de ce perfide Tyran, Henri de Valois 32 , contre lequel il dégorgea une infinité de vilainies et injures, disant qu’il invoquoit les Diables, et pour le faire ainsi croire à ce sot peuple, tira de sa manche un des chandeliers du Roy, que les Seize avoit derobés aux Capucins, et ausquels il y avoit des Satyres engravés, comme il y en a en beaucoup de chandeliers, lesquels ils affirmoit être les démons du Roy 33 , que ce miserable Tyran, disoit il au peuple, adoroit pour ses dieux, et s’en servoit en ses incantations. 34 Peut-être pourrait-on, d’une certaine manière, poser l’hypothèse, à ce point, que si dans un premier temps, les libelles se sont nourris des prédications, ils ont été ensuite le lieu de maturation d’une imagerie particulièrement utile dans l’exercice de la parole. Dans ces deux œuvres, Boucher est au plus près de ce que l’on désigne comme libelle diffamatoire, un écrit anonyme censu- 28 Selon la Coppie qui a esté trouvee en ceste Ville de Paris, pres l’Orloge du Palais. s. l. [Paris] : Jacques Gregoire, 1589. Le livret comprend aussi deux pièces en vers, le « Dialogue de Henry le Tyran et du grand sorcier d’Espernon » et l’« Invocation des Diables ». 29 Paris : Jean Parant, 1589. 30 Les Meurs humeurs et comportemens de Henry de Valois representez au vray depuis sa naissance. Quels ont esté ses parrains, et leur religion, ensemble celles de ses precepteurs, et en quoy ils l’ont instruit jusques à present. Avec les instructions et memoires des points fort notables, concernants la Religion et estat du Royaume. Paris : Anthoine le Riche, 1589. 31 Cf. le début de cet article avec la citation de Cayet. 32 La proximité avec les titres déjà cités ne saurait être fortuite. 33 Cf. Les Sorceleries de Henry de Valois, et les oblations qu’il faisoit au diable dans le bois de Vincennes. Avec la figure des demons, d’argent doré, ausquels il faisoit offrandes, et lesquels se voyent encores en ceste ville. s. l. [Paris] : Didier Millot, 1589. 34 Mémoires-journaux, t. III, p. 339. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 47 18.12.13 08: 12 48 Martial Martin rant nommément une personne : il tente d’y insuffler une certaine oralité, y conserve une volonté d’édifier qui rejoint la dimension fortement informative des canards et feuilles volantes, y réinvestit la dimension comique qui anime son discours homilétique pour fustiger les vices des uns ou des autres et y installe une culture, me semble-t-il, essentielle : celle de la trouvaille comique, de la « rencontre » comme l’on disait alors ; c’est elle qui apparaît dans les anagrammes récurrentes ; c’est encore elle que l’on retrouve au centre d’un sermon tenu le 12 mai 1593, jour de la fête des barricades, qui donne lieu à tant d’échos dans la littérature militante : Boucher [nous rapporte L’Estoile] fit le sermon dans Nostre-Dame, où il exalta ceste journée et dit que c’estoit la plus sainte et heureuse qui fust jamais au monde ; prescha que dans la ville de Rheims s’estoient trouvés six Charles protecteurs de la Foy ; que nous estions embourbés il y avoit longtemps, et qu’il estoit temps de se desbourber ; que ce n’estoit à tels boueux que la Couronne de France apartenoit, mais à un de ces Charles le Preux : comme s’il eust voulu désigner le duc de Mayenne. 35 D’Aubray, le député du tiers dans la Satyre Ménippée, s’en souvient au moment d’ouvrir sa harangue : par nostre Dame, Messieurs, vous nous l’avez baillé belle ! Il n’estoit jà besoin, que noz curez nous preschassent qu’il falloit nous desbourber, et desbourbonner : à ce que je voy par voz discours, les pauvres Parisiens en ont dans les bottes bien avant, et sera prou difficile de les desbourber. 36 Mais, malgré la réussite indéniable de Boucher dans ces formes et sa remarquable influence dans la production pamphlétaire des années 1588 − 1589, celui-ci va s’éloigner de l’anonymat caractéristique du genre pour réaffirmer une posture spécifique qui est celle d’un docteur et d’un prédicateur, seule, semble-t-il, apte à fonder le rapport du discours à la vérité 37 (là où d’autres producteurs de libelles préféreront la création de personae). Certes, la finalité reste la même ; mais la forme évolue vers la correspondance privée avec la Lettre missive de l’Evesque du Mans 38 , vers le traité avec les De iusta Henrici 35 Mémoires-journaux, t. VI, p. 7. Cf. Cayet, Chronologie novénaire, p. 497. 36 Satyre Ménippée, p. 75 [f. 50 r°] et n. 600. 37 Cf. Marie-Madeleine Fragonard, « Réécriture de genres et changement de fonctions : L’Utilisation de formes de la littérature religieuse dans les pamphlets politiques (1560-1620) » dans Variations sur la Grâce et l’impuissance de la parole. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, t. I, pp. 41-55. 38 Lettre missive de l’Evesque du Mans, avec la responce à icelle, faicte au mois de Septembre dernier passé, par un Docteur en Theologie de la faculté de Paris… Paris : Guillaume Chaudière, 1589 et Lyon : Jean Pillhotte, 1589 (notre édition de référence). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 48 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 49 tertii abdicatione e Francorum Regno libri quatuor 39 ou vers la prédication ellemême avec les Sermons sur la simulée conversion. Il est tout à fait significatif, dans cette affirmation d’une voix particulière, que la Lettre missive renvoie à la fois à l’anagramme qui concluait La Vie et faits notables de Henry de Valois 40 et au De iusta Henricii tertii abdicatione : « je ne veux icy debatre le merite de notre cause […] esperant que cy après daignerez prendre la peine de lire quelques discours faicts à ce propos, et specialement le dernier divulgué, De iusta Henricii tertii abdicatione e Francorum Regno » 41 . Mais ce sont bien les Sermons de la simulée conversion qui questionnent la position de l’auteur vis-à-vis de l’orateur sacré en particulier dans l’ « Épistre au Cardinal de Plaisance » ; il s’agit alors clairement de « publier par escrit, ce que de vive voix, et sous vostre authorité j’auroy traité cy-devant » 42 . Il convient à l’écrivain de défendre le prédicateur de la corruption de sa parole lorsqu’elle est relayée dans l’espace public ; il y a « la necessité urgente […] de mettre la main à la plume, tant pour le mal qui tousjours croist et pour fournir aux plus foibles, dequoy se parer et deffendre, que pour lever les impostures, des extraits qu’ils ont fait courir, de ce que j’aurois dit en public » 43 : J’adjousteray [précise Boucher] pour ceux qui blasment les prédicateurs, de tirer le nez à l’escriture, et luy bailler un sens contraire, et qui osent imputer à l’argent (comme s’il n’y avoit autre Dieu) la constance de leur doctrine, qui les blasment de parler de l’Estat, et eux s’ingerent de juger mesme le Pape, jusqu’à des simples femmelettes, qui alleguent par calomnie les propositions toutes crües, qui seroient proferées en chaire, quand elles sont un peu paradoxes, et n’alleguent les raisons et preuves qui en sont données : que force estoit de mettre en jeu quelque eschantillon des moyens où elles sont principalement fondées. 44 Avec ces modifications, qui participent d’une réinstitutionnalisation du discours en même temps que d’une défense de l’institution par le discours, l’écriture de Boucher semble perdre sa capacité à occuper le moment présent ; ces écrits sont perpétuellement en retard vis-à-vis de l’actualité : la publication tardive, après la mort de Henri III, du De iusta Henricii tertii abdicatione est symbolique ; mais les Sermons eux aussi arrivent tard ; au contraire des prédications de 1589 et des premiers libelles, ils ne sont plus le relais d’une voix publique qui dépassait la personne de Boucher. 39 Paris : Nicolas Nivelle, 1589 et Lyon : Jean Pillehotte, 1591 (notre édition de référence). 40 Éd. cit., p. 51. 41 Éd. cit., p. 56. 42 Éd. cit., fol. A 2 r°. 43 Éd. cit., fol. A 3 r°. 44 Éd. cit., fol. A 4 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 49 18.12.13 08: 12