eJournals Oeuvres et Critiques 38/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2013
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Les images théâtrales de Jean Boucher

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Paul Scott
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Les images théâtrales de Jean Boucher Paul Scott University of Kansas Il existe, parmi l’œuvre fécond de notre prêtre ligueur, un ouvrage qui tient une place particulière. Il s’agit de la Vie et faits notables de Henry de Valois 1 , déjà attribuée à Boucher de son vivant et profondément marquée par les préoccupations polémiques du prédicateur. Cet ouvrage est frappant du fait qu’il est rehaussé de huit images. Seulement une autre publication de Boucher contenait des illustrations, mais un tel nombre reste remarquable tant dans son corpus que dans des ouvrages ultracatholiques de cette période. Publiée au début de 1589, quelques semaines après l’assassinat des frères Guise, la Vie a connu huit tirages dont trois éditions au cours de cette même année 2 . Comme le souligne Keith Cameron, « le petit texte offre un bel exemple de biographie mise au service de la propagande et qu’il résume pour la plupart les grands thèmes politiques dirigés contre le dernier des Valois » 3 . Annie Duprat estime que cette œuvre est le « texte de propagande le plus important de cette période » 4 . En ayant recours à l’iconographie, Boucher reprend une arme assez répandue de la Ligue 5 . Cependant, il emploie le support visuel d’une façon assez distincte de ses coreligionnaires car il n’est point question ici de placards dont le sens est intelligible au premier abord mais plutôt d’illustrations qui fonctionnent comme iconotextes et qui privilégient une 1 La Vie et faits notables de Henry de Valois : Maintenant toute au long, sans rien requerir : Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite et Apostat, ennemy de la religion Catholique. Paris : Didier Millot, 1589. 2 La Vie et les faits notables de Henry de Valois. Keith Cameron, éd. Paris : Champion, 2003, p. 9. Chaque citation tirée de la Vie se rapportera à cette édition critique. 3 La Vie, p. 9. 4 Annie Duprat, Les Rois de papier. La caricature de Henri III à Louis XVI. Paris : Belin, 2002, p. 46. 5 « Durant les années de la domination de la Ligue à Paris, de 1588 à 1593. Fait rage à une guerre civile des emblèmes », Denise Turrel, Le Blanc de France. La construction des signes identitaires pendant les guerres de Religion (1562-1629). Genève : Droz, 2005, p. 51. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 51 18.12.13 08: 12 52 Paul Scott lecture basée sur une intertextualité entre image et parole 6 . Ce processus constitue une interaction sémiotique entre le texte et les scènes illustrées. Il y a en effet trois niveaux de lecture impliqués dans la réception et l’interprétation de chaque image : l’image elle-même en tant qu’objet pictural ; la description au-dessus de chaque image qui fonctionne comme intitulation ou légende ; finalement, le texte qui raconte l’épisode représenté dans l’image. Le texte peut fonctionner indépendamment de l’image, en racontant les « faits notables » du monarque, tout comme l’image n’a pas besoin du texte pour véhiculer son message ; cependant cette dernière nécessite le paratexte fourni par le titre pour acquérir tout son sens. Ces trois éléments réunis constituent une stratégie polémique particulière que l’on peut qualifier de propagande bouchérienne. Les huit illustrations de la Vie sont des gravures sur bois. Six d’entre elles relatent des moments de la vie du souverain antérieurs à 1588 et sont de petit format (5,2 x 7,2 mm, soit presque la moitié de la page de l’ouvrage en octavo). Les deux dernières images sont quant à elles en grand format puisqu’elles occupent toute une page et sont rajoutées à la fin de l’opuscule ; celles-ci montrent les cadavres de deux frères transpercés par les armes. Il s’agit de deux placards qui ont été créés avant ce libelle et qui figurent dans d’autres parutions ligueuses de 1589 7 . Cette disposition indique la thèse principale de l’auteur : le roi Henri III est un tyran et à cause de ses actes tyranniques il n’est plus le souverain légitime de la France. Outre le fait que ces images fournissent des informations d’ordre biographique sur le personnage, elles en retracent aussi les déplacements : de Pologne (Cracovie, illus. 4 ; Figure 6) en France, les villes de Lyon (illus. 1 ; Figure 1), Reims (illus. 2 ; Figure 2), Paris (illus. 3 ; Figure 3), Poissy (illus. 5, Figure 4), un paysage provincial (illus. 6, Figure 5) et finalement le point d’orgue de ce trajet malheureux, Blois (les deux placards se trouvant à la fin du pamphlet). Cet itinéraire pittoresque met l’accent sur l’étendue des défauts attribués à Henri 8 . De plus, les scènes gravées ont une portée éthique très 6 Michael Nerlich, qui a inventé ce néologisme, constate qu’un iconotexte est « une unité indissoluble de texte(s) et image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative », « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image dans La Femme se découvre d’Évelyne Sinnassamy » dans Iconotextes. Actes du Colloque des 17-18 mars, 1988 à l’Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand. Alain Montandon, éd. Clermont-Ferrand : C. R. C. D. / OPHRYS, 1990, pp. 255-302 (p. 268). 7 Voir, par exemple, La Vie et innocence des deux frères, contenant un ample discformatours, par lequel l’on pourra aysement rembarrer ceux qui taschent à estaindre leur renom. Paris : Pour Anthoine de Brueil, 1589. 8 En effet, il y a 106 lieux différents qui sont mentionnés dans l’ouvrage ; voyez « Index des noms de lieux ». Cameron, Vie, pp. 195-96. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 52 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 53 Figure 1 : Boucher, La Vie, p. 23 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) large puisqu’elles dénoncent l’orgueil (Figure 1) ; la pétulance et l’orgueil et, implicitement, l’homosexualité (Figure 2) ; le sacrilège et le vol (Figure 3) ; la perfidie (Figure 6) ; le sacrilège, le viol et la perversion sexuelle (Figure 4) ; la cruauté et l’injustice (Figure 5) ; et finalement l’assassinat lâche des frères Guise, ce qui constitue implicitement un sacrilège (le meurtre d’un cardinal) et une perfidie. Ces planches forment en définitive une campagne généralisée de dénigrement. Je propose de considérer les six gravures concernant la vie d’Henri III afin d’analyser les choix biographiques et polémiques de Boucher. La première image (Figure 1) illustre un incident du début du règne d’Henri, lors de son arrivée en France depuis la Pologne suite à la mort de Charles IX. Dans cette gravure nous voyons le roi assis sur le trône avec les emblèmes du pouvoir monarchique : il porte la couronne et tient le sceptre. Cependant ce portrait royal à première vue ordinaire paraît atypique à cause d’éléments qui ébranlent l’équilibre de la scène traditionnelle. Tout d’abord, le corps du roi est disproportionné et domine non seulement l’intérieur de la salle mais OeC02_2013_I-137_Druck.indd 53 18.12.13 08: 12 54 Paul Scott aussi de la gravure 9 . De plus le positionnement du roi vers le haut de l’image renforce l’idée de déséquilibre. Cette représentation donne l’impression d’une menace, sentiment renforcé par la façon dont Henri tient le sceptre, à la manière d’une arme. En tant que symbole du pouvoir, ce sceptre véhicule l’idée d’un monarque ne sachant pas gouverner. Le fait que le sceptre ne soit pas droit, comme une flèche vers le ciel, suggère une déviation de la justice. Le deuxième niveau de lecture, le titre, ne nous offre pas de renseignements très précis à propos de cette représentation perturbante : « REPRESENTA- TION DE l’orgueil de Henry de Valois, envers la Noblesse de France, au commencement de son retour de Poulonge ». Cette légende nous amène à déceler un sens métaphorique au-delà des simples faits qui demeurent assez vagues. C’est avant tout l’orgueil du roi qu’il faut détecter dans la scène, ce qui constitue une invitation pour le lecteur à utiliser son imagination en voyant et en lisant ce portrait. C’est le texte qui va élucider l’événement historique, à savoir l’arrivée du nouveau roi à Lyon, le 6 septembre 1574. Henri a choqué certains courtisans avec son cérémonial lorsqu’il a installé des barrières pour empêcher que quiconque ne s’approche de sa table pendant le dîner. La nouveauté de cette décision se constate dans le récit de l’ambassadeur vénitien présent à cette occasion : [D]ès son avénement, sa majesté cause un mécontentement extrême par certaines manières étranges et inusitées chez cette nation, notamment parmi la noblesse. Celle-ci, comme chacun sait, vit très-familièrement avec le roi. Et lui, non content de la faire assister à son dîner la tête découverte (ainsi que la convenance l’exige et que cela se pratiquait sous les autres rois), fit entourer sa table d’une barrière pour empêcher qui que ce fût de lui parler, ainsi qu’on le pouvait auparavant en toute liberté. Mais comme il s’est aperçu et a même a été averti que cela blessait beaucoup, il est revenu à l’ancien usage de ses devanciers 10 . Comme l’a constaté Nicolas Le Roux, il y a deux raisons qui expliquent ce changement au cérémonial. Tout d’abord, sur le plan pratique, cette 9 Étant donné que « Henri III va dès le début de son règne en 1574 user de son corps comme d’un outil symbolique incarnant la puissance monarchique », le corps hyperbole du souverain dans cette gravure illustre un pouvoir débridé et monstrueux, Mathieu Mercier, « La représentation de l’assassinat d’Henri III à l’aube de l’absolutisme monarchique : de l’exposition du corps soumis à la violence théophanique à l’escamotage d’une victime embarrassante » dans Corps sanglantes, souffrants et macabres, XVI e -XVII e siècle. Charlotte Bouteille-Meister et Kjerstin Aukrust, éd. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, pp. 315-31 (p. 316). 10 Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France au XVI e siècle. M. N. Tommasea, éd. Paris : Imprimerie royale, 1838, t. II, p. 237 (relation de Jean Michel, 1575). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 54 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 55 décision révèle une obsession de la sécurité ; deuxièmement, sur le plan psychologique, les modifications qu’apporte Henri cherchent à transformer le repas en théâtre de majesté, un spectacle officiel auquel assistait sa cour 11 . Cependant, la représentation textuelle et visuelle de cette scène chez Boucher ne fournit pas une reproduction fidèle de cet épisode car le contexte est transposé d’une salle à manger à une salle du trône. De plus, la représentation du roi solitaire derrière les barrières ne correspond pas du tout à la réalité de la situation à la cour car, loin d’être tout seul, il y avait une véritable foule de courtisans auprès du souverain : Autour du roi, au haut bout de la pièce et derrière les barrières (s’il y en a), se tiennent deux catégories de personnes. La première est constituée par les officiers nécessaires au service : à droite et à gauche de la chaire, un capitaine des gardes et un gentilhomme de la chambre, le premier médecin pour l’essai du vin, et le premier maître d’hôtel ; devant la table, les archers ; à une extrémité, le maître d’hôtel servant. Il faut compter aussi l’aumônier ou le grand aumônier (pour le bénédicité et les grâces), les autres médecins et gentilshommes de la chambre de quartier : panetier, échanson, tranchant. La seconde catégorie est celle des grands du royaume : princes, cardinaux, ducs, conseilleurs, grands officiers de la couronne, plus une ou deux personnes de qualité à qui le roi accorde une faveur 12 . Loin d’être isolé, on voit dans ce compte rendu que le monarque était entouré d’au moins une douzaine d’assistants, ce nombre pouvant aller jusqu’à vingt. Par ailleurs, sortie de son contexte polémique, cette pratique inaugurée par le nouveau roi n’était guère une nouveauté car elle se pratiquait dans certaines cours européennes. En outre, les lits royaux en France étaient entourés de barrières depuis plusieurs années 13 . Le souverain a fait cesser l’usage de cette barricade quelques jours plus tard après qu’il s’était rendu compte de la réaction des nobles face à cet impair colossal. Cette réaction rapide de la part du roi à rectifier une maladresse indélicate démontre sa capacité d’écoute envers son entourage. En faisant dresser ces barrières, le roi démontre ses efforts pour circonscrire « l’espace symbolique de l’autorité 11 Nicolas Le Roux, Un Régicide au nom de Dieu. L’assassinat d’Henri III, 1 er août 1589. Paris : Gallimard, 2006, pp. 49 et 56-57. 12 Monique Chatenet, « Henri III et le cérémonial du dîner » dans Tables royales et festins de cour en Europe 1661-1789. Actes du colloque international, Palais des Congrès, Versailles, 25-26 février 1994. Catherine Arminjon et Béatrix Saule, éd. Paris : Documentation française, 2004, pp. 17-28 (p. 22). 13 Voir le plan des chambres royales dans Philibert de L’Orme, Le Premier Tome de l’Architecture de Philibert de L’Orme conseillier et aumosnier ordinaire du Roy. Paris : Fédéric Morel, 1567, p. 20. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 55 18.12.13 08: 12 56 Paul Scott souveraine » qui fait partie de sa politique d’« une réforme de la mise en scène de la majesté, qui se traduit par la restriction de l’accès à la personne du prince » 14 . Cet épisode est donc l’expression visuelle de cette politique ainsi que d’une préoccupation de l’office du roi. Boucher prend un fait réel mais il le transforme par le biais de l’hyperbole (le roi est seul), de la sélectivité (il ne mentionne pas les mobiles d’Henri ni le fait que cette coutume ait été rapidement abandonnée), et surtout de la déformation (le repas est converti en audience). Dès la première gravure on assiste à une manipulation verbale et visuelle de la part de Boucher. Dans le texte, Boucher observe qu’Henri « faisait mettre des barrieres allentour de luy ; lequel assis, en un tribunal, ainsi qu’il vous est icy representé, vouloit à la mode des Turcs, qu’il avoit apprise en peu de temps, se rendre un demy Dieu » (63). L’auteur nous guide vers l’image, en nous encourageant à devenir non seulement lecteur mais aussi spectateur. L’orgueil d’Henri, d’après Boucher, est d’ordre naturel : comme Satan, il usurpe la place de Dieu. Par conséquent, la gravure rappelle le sanctuaire d’une église ; les barrières sont la table de communion et le roi se montre en ostensoir gigantesque à la place d’un autel et ses dimensions éléphantesques soulignent son orgueil démesuré. La première image met en exergue l’indignité d’Henri depuis le commencement même de son règne. Dans la seconde gravure (Figure 2), on voit un portrait assez inattendu de son sacre à Reims, qui a eu lieu le 13 février 1575. Il nous faut alors les précisions fournies dans le texte afin de clarifier ce qui se passe : quand l’Illustrissime Cardinal de Guise (oncle de celuy qu’il a fait massacrer à Blois) l’eust sacré et luy posé la Couronne de Charlemagne sur la teste, il s’escria assez haut qu’elle le blessoit ; et ainsi qu’on celebroit les ceremonies du sacre et couronnement, regardant ses Mignons çà et là, faisant quelques gestes mal propres et petulents, ressentans son orgueil, elle luy coula par deux fois de dessus la teste ; et fust tombee en terre, si un officier là pres ne s’en fust donné de garde. Vous en voyez ici la figure. (67) Nous sommes de nouveau amenés à lire avant de voir, et ce que l’on découvre avant tout à travers ce portait est une subversion complète de la soumission du roi devant Dieu. Bien qu’il soit à genoux devant l’autel, geste suprême de soumission, la pose d’Henri établit un contraste saisissant. À première vue, ses bras ouverts semblent suggérer le Christ sur la croix, 14 Nicolas Le Roux, « La Cour dans l’espace du palais : l’exemple de Henri III » dans Palais et Pouvoir, de Constantinople à Versailles. Marie-France Auzépy et Joël Cornette. Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2003, pp. 229-67 (p. 247 et 245). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 56 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 57 Figure 2 : Boucher, La Vie, p. 26 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) une allusion accentuée par les deux croix sur la nappe ainsi que sur la table de l’autel. Pourtant, le roi ne fait que simuler une figure christique car sa posture ne fait nullement penser à la crucifixion mais plutôt à un comportement inconvenant. Il est étonnant que ses mains ne soient pas jointes en prière et qu’il ne suive pas la cérémonie dans son livret. On note la récurrence de certains thèmes à travers le pamphlet : le corps d’Henri domine la gravure et l’on a l’impression d’une lutte qui met en opposition Henri et l’Église, suggérant que le sacre n’est pas valide et qu’Henri n’est pas l’oint de Dieu 15 . Le détail remarquable de la couronne en train de tomber de la tête d’Henri évoque distinctement l’iconographie de la rota fortunæ où le roi stationné au sommet de la roue de la fortune perd sa couronne à la suite 15 « Lors du sacre même, la couronne manqua à deux reprises de lui tomber de la tête, preuve indiscutable de son indignité [et qu’il s’agit d’]un faux roi sacré qui n’est pas protégé par l’onction divine », Nicolas Le Roux, Un Régicide, p. 176. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 57 18.12.13 08: 12 58 Paul Scott de l’agitation de la roue 16 . Il est d’ailleurs fait référence à la devise d’Henri concernant la triple couronne, deux d’entre elles symbolisant les royaumes de Pologne et de France tandis que la troisième représentait une couronne d’ordre mystique qui attendait le roi au paradis céleste 17 . De façon subtile, l’auteur signale que cet épisode présage du moment où Henri perdrait le droit de porter la couronne, ainsi que de l’assassinat des frères Guise, un futur acte auquel Boucher fait référence dans la description textuelle (« oncle de celuy qu’il a fait massacrer à Blois »). Autrement dit, nous sommes face à la présentation d’une chronologie inévitable qui s’étend jusqu’à l’instant critique de décembre 1588 et marque le point de rupture entre Henri de Valois et son peuple, entre l’individu et l’état régal. Boucher est le seul à faire mention de cet accident de la couronne. L’Estoile le rapporte mais il tient sa source des travaux de Boucher. Bien que ce prêtre ait donné un discours élogieux au sacre d’Henri en tant que recteur du Collège de Reims il est étonnant qu’il n y’ait pas d’autres confirmation attestant de cet incident. Son statut de témoin oculaire restera l’unique preuve historique permettant de valider cet épisode pour le moins étrange. L’implication qu’Henri ne mérite pas la couronne est accompagnée d’une autre insinuation bien plus voilée mais néanmoins perceptible, celle de son homosexualité. Il y a la présence de ses favoris - les mignons - qui le distrayait pendant le rite et également le mot « petulant » qui laisse entendre une conduite efféminée de la part du roi 18 . Comme l’indique l’intitulé, la couronne tombe « par sa petulence et orgueil » et si elle blesse le roi c’est parce qu’il lui manque la force virile, au moment même où il est confirmé comme père de la nation 19 . L’image à la fois royale et masculine se voit flétrie par les attributs peu édifiants et la faiblesse physique de cet homme. Il est remarquable que les mœurs apparemment hétérodoxes plutôt qu’hé- 16 Voir, par exemple, l’image type de la roue de la fortune dans le « Carnet » de Villard de Honnecourt, Bibliothèque nationale de France, MS n ° 19093, planche 42, fol. 21 v°. 17 « L’espoir de voir Henri III accéder à la triple couronne fut un leitmotiv de la littérature panégyrique de son règne », Alexandre Y. Haran, Le Lys et le Globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France à l’aube des temps modernes. Seyssel : Champ Vallon, 2000, p. 135. 18 Au sujet du sous-entendu homosexuel de cette anecdote, voir notre article « Edward II and Henri III : Sexual Identity at the End of the Sixteenth Century » dans Self and Other in Sixteenth-Century France : Proceedings of the Seventh Cambridge French Renaissance Colloquium. Kathryn Banks et Philip Ford, éd. Cambridge : Cambridge University Press, 2004, pp. 125-42. 19 Le rite du sacre « conferred specials sorts of masculine authority », Katherine B. Crawford, « Love, Sodomy, and Scandal : Controlling the Sexual Reputation of Henry III ». Journal of the History of Sexuality, 12 (2003), 513-42 (p. 518). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 58 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 59 térosexuelles ne soient pas visées de façon ouverte et claire même à cette époque cruciale ; paradoxalement ceci démontre une forme de tolérance envers l’homosexualité masculine dont le danger consiste en la subversion de l’ordre hiérarchique 20 . On observe une référence plus directe aux amours masculins d’Henri dans le texte où l’on stipule que ce sont « ses Mignonsflateurs [qui] commencerent servir à ses affections lubriques » (40). Perçue dans son ensemble, la composition est marquée par des lignes d’articulation horizontales (les bras, les jambes, le plancher, le haut du panneau sur le mur…), créant une perspective qui met l’emphase sur les actes physiques d’Henri. Cette horizontalité suggère également l’impossibilité de pouvoir être touché par la Grâce, ce qui renforce le sentiment que cette liturgie serait nulle et non valable à cause des prédispositions et des intentions intérieures défectueuses du monarque. On constate que les traits physiques d’Henri, dans ces deux images qui resteront les seules illustrant son visage, sont assez fidèles à la physionomie du roi d’après les portraits officiels et les médailles, une particularité qui expose une quête de vraisemblance ainsi qu’un désir de fidélité à la réalité 21 . Ce souci a également une valeur ironique vu que le monarque était extrêmement soucieux de ses portraits gravés et se rendait compte du pouvoir discursif des images 22 . En même temps, si l’apparence du monarque reste assez réaliste, il en va autrement pour ses vêtements. Dans la gravure, Henri n’est pas vêtu en ornements de sacre à l’exception de la couronne précitée et du manteau royal. Sous ce manteau (qui ressemble à une chape sacerdotale), il porte un habit de cour, comme on le voit dans beaucoup de tableaux. Cependant, à cette cérémonie, le roi était habillé en « Camisole, Sendales, ou botines, esperons, espée, Tunique, Dalmatique, Manteau 20 « Ce n’est donc pas la sexualité qui est fondamentalement mise en cause par les invectives lancées contre Henri III, mais bien plus largement l’ensemble de son rôle de souverain et de directeur des affaires du royaume. Elles stigmatisent son incapacité à agir politiquement », Nicolas Le Roux, La Faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois. Seyssel : Champ Vallon, 2001, p. 659. Anita M. Walker et Edmund H. Dickerman proposent que, pour Henri, l’assassinat des frères Guise était un acte par lequel il espérait convaincre tout le monde qu’il était roi et homme, « The Man who Would be King : Henri III, Gender Identity and the Murders at Blois, 1588 ». Historical Reflections, 24 (1998), 253-81 (p. 279). 21 Voir Josèphe Jacquiot, « L’iconographie et l’iconologie sous le règne du roi Henri III, roi de France et de Pologne d’après les médailles et des jetons » dans Henri III et son temps. Actes du colloque international du Centre de la Renaissance de Tours, octobre 1989. Robert Sauzet, éd. Paris : Vrin, 1992, pp. 141-53. 22 Isabelle Haquet, L’énigme Henri III. Ce que nous révèlent les images. Nanterre : Presses Universitaires de Paris Ouest, 2011, p. 359. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 59 18.12.13 08: 12 60 Paul Scott Royal » 23 . Ce changement à peine perceptible témoigne cependant d’un choix éditorial qui met l’emphase sur Henri en tant que personnage facilement identifiable par le lecteur plutôt que sur la figure du roi qui reçoit l’oint sacré habillé dans les ornements quasi-épiscopaux. Cette modification nous indique que le libelliste n’est pas entièrement fiable comme narrateur du texte et metteur-en-scène des images 24 . Le fait que nous ne voyons le corps entier d’Henri que dans les deux premières illustrations mène à une déshumanisation progressive car cet individu va se trouver dépourvu des attributs qui lui donnent son identité sinon son humanité. Autrement dit, l’individualité d’Henri va s’effacer à mesure qu’il va évoluer vers la tyrannie. Selon Boucher, les premiers indices d’un tel comportement se manifestent, dans la décision autoritaire et arbitraire de modifier l’étiquette de la cour dès son entrée en France 25 . C’est les débuts du passage d’Henri III à Henri de Valois, un retour en arrière de son statut et de son identité. Les deux premières illustrations constituent une subversion complète de la symbolique royale (la couronne, le trône…) et cherchent à mettre en avant le fait qu’il ne possède pas ce que Pierre Bourdieu appelle « le capital politique » qui se manifeste à travers ces accessoires du pouvoir 26 . Si l’on s’en réfère au titre, la troisième gravure sur bois (Figure 3) a comme sujet le « POURTRAICT DU SACRI-lege fait par Henry de Valois, en la saincte Chapelle à Paris ». On voit l’avant-bras fleurdelisé d’Henri qui va saisir la sainte relique de la vraie croix qui repose sur un coussin. L’emblème de la fleur de lys figure dans cinq des six gravures (deux fois par le biais du bras fleurdelisé, deux fois sur les ornements royaux que porte Henri ainsi que sur ses armes), ainsi que dans le premier placard, l’avant-bras tenant un glaive, ce dernier constituant une parodie du glaive de la justice. Une nouvelle signification de cette fleur symbolique s’étant imposée sous les 23 Le Sacre et Coronnement du Treschrestien Roy de France et de Poloigne, Henry III. Reims : Jean de Foigny, 1575, fol. a2 r°. 24 La sélectivité vestimentaire de Boucher se voit dans le fait que, dans le Figure 6, on constate que les vêtements sont ceux porté à l’époque par un vir polonus, Keith Cameron, Henri III : A Maligned or Malignant King ? Aspects of the Satirical Iconography of Henri de Valois. Exeter : University of Exeter Press, 1978, p. 56. 25 Michèle Fogel observe que le roi a modifié des éléments dans son sacre afin de « fortifier le pouvoir monarchique », Les Cérémonies de l’information dans la France du XVI e au XVIII e siècle. Paris : Fayard, 1989, p. 161. 26 « Le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance ou, plus précisément, sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une personne (ou à un objet) les pouvoirs mêmes qu’ils lui reconnaissent », Pierre Bourdieu, « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique ». Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37 (1981), 3-24 (p. 14). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 60 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 61 Figure 3 : Boucher, La Vie, p. 32 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) Valois 27 , Boucher met en relief l’impuissance littérale et métaphorique du dernier roi de cette dynastie. Pour en revenir à la gravure, la croix domine clairement la perspective et l’on remarque avant tout la main monstrueuse et menaçante du monarque. Annie Duprat explique que « Sous des apparences de sobriété, l’image est particulièrement éloquente en forçant le regard à ne s’attacher qu’aux deux éléments principaux », c’est-à-dire la croix et la main énorme 28 . Au lieu de tenir un sceptre ou de représenter la justice, on comprend que cette main est en train de voler quelque chose de précieux en la dérobant à la vénération du peuple. La mise en scène de ce vol est purement symbolique. Pierre de L’Estoile commente cet incident du 10 mai 1575 : 27 Anne-Marie Lecoq, « Le symbolique de l’État. Les images de la monarchie des premiers Valois à Louis XIV » dans Les Lieux de mémoire. Pierre Nora, éd. Paris : Gallimard, 1997, t. II, 1217-51 (p. 1228). 28 Annie Duprat, « Les regalia au crible de la caricature du XVI e au XVIII e siècle ». Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, « Images et insignes du pouvoir, actes du colloque Château de Versailles, 2 décembre 2005 », mise en ligne sur http: / / crcv.revues.org (p. 7). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 61 18.12.13 08: 12 62 Paul Scott Figure 4 : Boucher, La Vie, p. 53 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) la nuit, fut derobbée la vraie Croix estant en la Sainte-Chapelle du Palais à Paris dequoi le peuple et toute la ville furent fort esmeus et troublés, et s’esleva incontinent un bruit qu’elle avoit esté enlevée par les menées et secrettes pratiques des plus grands du Roiaume, mesmes de la Roine Mere, que le peuple avoit tellement en horreur et mauvaise opinion, que tout ce qui advenoit de malencontre lui estoit qu’on l’avoit envoiée en Italie pour gage d’une grande somme de deniers, du consentement tacite du Roy et la Roine sa Mere 29 . Selon L’Estoile, l’identité du voleur n’était pas connue et la participation du roi était un simple ouï-dire. Pourtant, la description textuelle et picturale de Boucher témoignent d’un crime commis par Henri III. La gravure représente d’ailleurs une version déformée du vol de la relique car ce n’était pas le 29 Pierre de L’Estoile, Registre-Journal du règne de Henri III. Madeleine Lazard et Gilbert Schrenk, éd. Genève : Droz, 1992, t. I (1574-1575), p. 164. Quelques années plus tard, on raconte la même histoire, sans mentionner le nom du roi : « Cette vraye Croix premiére dèclarée en ces lettres, fut enlevée de ladite Saincte Chappelle la nuict de l’unziesme de May en l’An 1575, et l’on dit qu’elle est maintenant à Venise », Pierre Bonfons, Les Fastes Antiquitez et choses plus remarquables de Paris. Paris : Nicolas Bonfons, 1607, p. 152. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 62 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 63 morceau principal qui avait été pillé mais plutôt un petit morceau que l’on exposait aux fidèles 30 . C’est le même genre de médisance qui informe la scène reproduite dans la cinquième illustration (Figure 4), « LA VIERGE Religieuse violee à Poisi, par Henry de Valois », qui sert de contrepoint à la troisième gravure. Il s’agit du même avant-bras sinistre sur le point de souiller un objet sacré. La tautologie du mot « vierge » souligne la violation de la loi divine ainsi que le viol de la jeune pucelle. L’accusation précise qu’Henri l’a agressée en compagnie de son favori, Jean-Louis de Nogaret, duc d’Épernon, qu’il avait emmené à l’abbaye royale où il y avait « une belle vierge professe, laquelle de force (nonobstant toutes les remonstrances qu’elle peust faire. Disant qu’elle estoit dediee à Dieu) Henry de Valois, n’estant un Scipion en continence, mais vray sacrilege de ce qui est offert à la mesme divinité, viola ceste pauvre Vierge » (92-93). Il s’agit ici d’une profanation répétée et cet acte montre la perversion sexuelle du roi ; même s’il est question de lubricité hétérosexuelle, la complicité des deux hommes met l’accent sur une dépravation commune, affirmant ainsi une solidarité homoérotique. On insiste sur le sacrilège que commet Henri à travers l’opposition de l’avant-bras royal, dans la partie droite de l’image, d’avec l’autel situé sur la gauche et partiellement obscuré comme le bras d’Henri. Deux croix sont situées face au roi. Le voile de la jeune religieuse a été arraché - il est en train de tomber de sa tête et ses cheveux sont exposés. Le dévoilement de cette jeune femme innocente constitue une métaphore iconographique de la transgression libidineuse d’Henri qui a lieu devant Dieu dans une chapelle au sein d’un couvent cloîtré : les péchés du souverain nous sont dévoilés visuellement à travers l’estampe. Par le travail conjoint du texte et de l’image, Boucher présente le viol comme un fait incontestable alors que cet épisode n’est qu’un libelle dissimulé dans le cadre de la propagande ligueuse. D’ailleurs, comme le souligne Gary Ferguson, cette maison religieuse avait été le sujet d’histoires peu édifiantes et était précédée d’une sombre réputation depuis deux siècles 31 . La même accusation, embellie par les détails identiques fournis par une jeune religieuse de Poissy, a été faite contre le duc de Guise. Il semble que ce délit fonctionne comme une dénonciation archétypale et imaginaire des horreurs commises par l’ennemi, comme le montre la sixième gravure (Figure 5) qui dépeint l’injustice despotique « DES CRUAUTEZ que Henry 30 Sauveur-Jérôme Morand, Histoire de la S te -Chapelle royale du Palais. Paris : Clousier et Prault, 1790, p. 193. 31 De plus, « the constantly recurring subject of these stories is sexual misconduct », Gary Ferguson, « The Stakes of Sanctity and Sinfulness : Tales of the Priory of Poissy (Fifteenth to Seventeenth Centuries) » dans Female Saints and Sinners, Saintes et Mondaines (France 1450-1650). Jennifer Britnell et Ann Moss, éd. Durham : University of Durham, 2002, pp. 59-78 (p. 65). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 63 18.12.13 08: 12 64 Paul Scott Figure 5 : Boucher, La Vie, p. 57 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) de Valois a fait executer envers les gents de bien, qui ne trouvoyent bons ses mauvais deportemens ». La scène sanglante - on imagine facilement le fleuve teinté de sang - est assez vague et le lecteur ne sait si elle se réfère à un massacre spécifique ou si elle fonctionne comme une métaphore onirique. C’est bien le texte qui doit nous éclairer en expliquant qu’il s’agit des actes commis par les Quarante-cinq, une formation de garde du corps (p. 97). Cette scène est imprégnée de résonances bibliques et se fait l’écho des massacres de l’Ancien Testament. Le fait qu’il s’agisse de la dernière gravure de la séquence des six illustrations concernant des actes notoires, donne l’impression d’une intensification des crimes royaux et semble annonciateur d’un châtiment divin. La France désolée est un thème récurrent de la critique ligueuse et de la contestation anti-royale 32 . Ce qui émerge en premier est 32 Guy Poirier, Henri III de France en mascarades imaginaires. Mœurs, humeurs et comportements d’un roi de la Renaissance. Québec : Presses de l’Université Laval, 2010, pp. 82-84. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 64 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 65 que nous sommes en présence d’un roi violeur : un roi qui non seulement viole ses promesses et son serment de sacre mais qui viole aussi la tradition, les mœurs, des religieuses, des mignons et finalement, comme le montre la Figure 5, de la France elle-même. Dans cet ouvrage, Boucher vise à transformer la rumeur en légende, faisant passer un récit instable aux sources indéterminées à un récit permanent au caractère durable 33 . En d’autres termes, le but de l’auteur est la canonisation de la diabolisation d’Henri de Valois. Une définition de la rumeur entend qu’il s’agit d’ « un bruit informel dont la source est indéterminée ou encore une nouvelle qui se répand dans un public et dont l’origine, comme la véracité, sont incertaines » 34 . Le pamphlet de Boucher donne une existence bibliographique, iconographique et permanente à la médisance dirigée contre Henri. Autrement dit, il s’agit de légitimer la rumeur par un passage de l’oral à l’écrit, ce qui constitue une évolution dans la construction d’une légende noire 35 . La rumeur peut également se définir comme un acte de communication. Si l’on s’en tient à cette acception, la communication de Boucher est à la fois visuelle et verbale, donc théâtrale. Comme le soulignent Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, « une légende ne se crée jamais à partir de rien. Il y a nécessairement quelque fait réel qui a été le germe ou le catalyseur de la création légendaire, souvent de manière très indirecte » 36 . Il y a certes des éléments authentiques qui étayent les tableaux qui ornent la Vie, cependant la notion de véracité se voit affaiblie par les processus de transformation des faits réels en légende : l’amplification, le déplacement et la reconstruction 37 . Même si certains épisodes représentés par les gravures sont d’une vérité douteuse, voire parfois quasi-fictifs, ils demeurent néanmoins vraisemblables 38 . 33 Martine Roberge, La Rumeur. Québec : Célat, 1989, p. 13. 34 Myriam Soria, « Présentation » dans La Rumeur au Moyen Âge. Du mépris à la manipulation (V e -XV e siècle). Maïté Billoré et Myriam Soria, éd. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2011, pp. 13-22 (p. 13). 35 Sur la rumeur comme agitation sociale, voir François Soulages, « Rumeurs et Révolution » dans Opinion, Information, Rumeur, Propagande par ou avec les images. Marc Tamisier et Michel Costantini, éd. Paris : L’Harmattan, 2009, pp. 181-95. 36 Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, De Source sûr. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui. Paris : Payot, 2002, p. 17. 37 Campion-Vincent et Renard, De Source sûr, p. 18. 38 Comme le remarque Luise White : « rumors conform to standards of evidence ; they do not seem false, fanciful, unlikely, or even unreasonable to those who tell them and those who hear them », « Social Construction and Social Consequences. Rumor and Evidence » dans Rumor Mills : The Social Impact of Rumor and Legend. Gary Alan Fine, Véronique Campion-Vincent et Chip Heath, éd. New Brunswick : AldineTransaction, 2005, pp. 241-54 (p. 241). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 65 18.12.13 08: 12 66 Paul Scott La thèse de l’indignité d’Henri à son office se retrouve dans la formulation du titre où nous rencontrons non pas Henri III, roi de France et de Pologne, mais plutôt Henry de Valois. Le sujet du livre, Henri de Valois, est un simple sujet, venant confirmer le jugement du 7 janvier 1589 de la Sorbonne qui délivre les Français de leur devoir d’obéissance au roi, une décision ratifiée peu après par le Parlement de Paris. Si les six premières gravures mettent en scène l’infamie d’Henri, les deux dernières, qui se distinguent de par leur emplacement et leurs dimensions, constituent le point culminant de la vie d’Henri. Puisqu’il y a absence d’explication textuelle pour ces deux placards, Boucher fournit une conclusion implicite qui restera dans l’imagination du lecteur. Cette technique frappante laisse deux interprétations possibles dont la première est assez évidente : Henri n’est plus roi. C’est rien d’autre qu’une thèse cohérente de la vacance du pouvoir. En ceci, Boucher se rapproche des théories de Robert Bellarmin sur la papauté, en particulier sur la possibilité qu’un titulaire de l’office papal qui a été légitimement élu par le sacré collège des cardinaux serait automatiquement destitué du pontificat par certains actes, notamment l’hérésie 39 . On remarque que le cardinal Bellarmin est arrivé en 1590 à Paris comme légat du pape Sixte V et il est fort probable qu’il a été influencé par la doctrine bouchérienne sur le cas extrême de l’auto-déposition d’un souverain, peut-être dans ses entretiens avec Boucher au cours de sa mission. La deuxième conclusion possible est plus cachée et plus radicale. En tant que tyran, Henri mérite une juste punition pour ses faits notables : son assassinat serait alors une simple exécution. Il n’est plus question de discuter la notion de légitimité quant à la prise d’armes contre un roi tyrannique, mais plutôt de se débarrasser d’un ancien souverain qui a définitivement perdu et son autorité et sa crédibilité. Bien que Boucher ne l’exprime pas clairement, l’insinuation est néanmoins présente : seule la mort d’Henri de Valois libérera la nation de ce tyran 40 . En ce sens, il conclue la biographie satirique sur un paragraphe assez ambigu : Voilà une partie des trahisons, perfidies, larrecins, sacrileges, exactions, et hontes du dernier des Valois ; par lesquels il a mis tout le peuple de France, notamment les Catholiques, comme en desepoir : mais assistez de l’esprit de Dieu ils reprenent courage, et esperent par la saincte grace 39 Robert Bellarmin, « De Romano pontifice » dans Opera Omnia. Justin Fèvre, éd. Paris : Vivès, 1870-74, t. I, pp. 418-20 (il s’agit de tout le chapitre 30 du livre II de ce traité). 40 Comme le remarque Mark Greengrass à propos de ce pamphlet, « It was not what the book said, but what it implied that mattered », « Regicide, Martyrs and Monarchical Authority in France in the Wars of Religion » dans Murder and Monarchy : Regicide in European History, 1300-1800. Robert von Friedeburg, éd. Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2004, pp. 176-92 (p. 181). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 66 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 67 secouer bien tost ce joug de tyrannie soubs lequel ils ont esté assubjectis depuis quatorze ou quinze ans ; et faire que l’Eglise Catholique reprendra en France son premier lustre et splendeur : malgré les damnables conjurations de ce Neron, qui par l’assassinat de ces deux Princes Catholiques [a] fait mourir sa propre mere par apres. (146-47) Comme le remarque Keith Cameron, d’autres pamphlets ligueurs « expliquent plus clairement la politique à adopter » (p. 146 n4). Quelques mois plus tard, Boucher n’hésitera pas à justifier l’assassinat d’Henri - semblable à une bénédiction de Dieu qui libère la France d’un hérétique - en faisant l’apologie du meurtrier ; on doit se demander la raison pour laquelle il fait preuve de tant de retenue au moment où il écrit la Vie 41 . Je suggère qu’il y a deux motifs qui nous aident à comprendre la réserve du théologien au sujet de l’éventuel homicide d’Henri III. En premier lieu, le tyrannicide, bien que permis par Thomas d’Aquin 42 , reste associé alors aux monarchomaques huguenots, en particulier François Hotman et Simon Goulart 43 . Deuxièmement, bien que la Sorbonne ait déposé Henri III au début de janvier 1589, l’autorité suprême de la papauté n’a prononcé son jugement définitif qu’au mois de mai, frappant Henri de la peine d’excommunication et d’une condamnation officielle de l’Église. La possibilité d’un pardon de la part de Rome et d’une possible réinsertion au sein du gouvernement a été anéantie par la décision papale. De toute façon, la destruction des armes d’Henri en Pologne, consécutive à sa fuite du pays pour retourner en France et représentée dans la quatrième gravure dans la séquence (Figure 6), est en quelque sorte une mise à mort symbolique d’Henri lui-même par la substitution des armes 44 . Annie Duprat fournit une synthèse de cette thèse bouchérienne : « La justification du tyrannicide tient en ces quelques observations. Le roi, oublieux de son serment du sacre, est un traître, un tyran, un criminel ; véritable antéchrist, il est devenu un objet dans les mains du diable. La remarquable efficacité de cette propagande augmente encore quand celle-ci se sert des images » 45 . La Vie constitue une entreprise systématique de désacralisation 41 Sur l’évolution de l’attitude de Boucher envers la tyrannicide, voir Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours. Paris : PUF, 2001, pp. 461-68. 42 Voir la Somme Théologique, II a II ae , quest. 42, art. 2. 43 Sur la pensée huguenote relative à cette question, voir Paul-Alexis Mellet, Les Traités monarchomaques. Confusion des temps, résistance armée et monarchie parfaite (1560-1600). Genève : Droz, 2007. 44 Voir Steven Thiry, « The Emblazoned Kingdom Ablaze. Heraldic Iconoclasm and Armorial Recovery during the French Wars of Religion, 1588-95 ». French History, 27 (2013), 323-50. 45 Duprat, Les Rois de papier, p. 28. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 67 18.12.13 08: 12 68 Paul Scott Figure 6 : Boucher, La Vie, p. 43 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) brutale d’Henri en mettant en lumière les motifs de la dissimulation, de la préméditation, du vice, de l’homosexualité et du crime. Elle était si efficace que, quelques mois après sa parution, Henri a été assassiné et la polémique soulevée par Boucher est aussi responsable de cet homicide que le couteau qu’a utilisé Jacques Clément 46 . Telle était la conclusion souhaitée par notre polémiste. Il existe cependant une conséquence non intentionnelle aux répercussions importantes car, malgré lui et à travers ses œuvres - en particulier ce pamphlet - Boucher a posé les bases de la satire anti-autoritaire. Si la mort d’Henri III annonce les débuts de l’Ancien Régime sous les Bourbon, elle annonce également la chute de celui-ci deux siècles plus tard - et avec 46 « [La Vie] synthesizes the criticism made of Henri III and that the end effect was his assassination », Keith Cameron, « Satire, Dramatic Stereotyping and the Demonizing of Henry III » dans The Sixteenth-Century French Religious Book. Andrew Pettegree, Paul Nelles et Philip Conner, éd. Aldershot : Ashgate, 2001, pp. 157-76 (p. 176). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 68 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 69 elle la fin de l’alliance du trône et de l’autel - à cause de l’entreprise de sédition créée dans les mois précédant le meurtre d’Henri III 47 . C’est donc un précédent meurtrier qu’a établi Jean Boucher dans sa polémique. 47 « L’assassinat de Henri III fut la première rupture entre le roi de France et ses sujets. Rupture dramatique : l’Oint du Seigneur mis à mort à l’instigation d’une partie de l’Église qui l’avait sacré ! », Jacqueline Boucher, « L’assassinat de Henri III et le régicide dans la mentalité de l’Ancien Régime » dans Saint-Denis, ou le Jugement dernier des rois. Actes du colloque organisé par l’Université Paris VIII, l’Institut d’histoire de la Révolution française (Université Paris I) et le Comité du Bicentenaire de la Révolution à Saint-Denis du 2 au 4 février 1989 à l’Université Paris VIII à Saint-Denis. Roger Bourderon, éd. Saint-Denis : PSD Saint-Denis, 1993, pp. 175-84 (p. 175). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 69 18.12.13 08: 12