Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2013
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Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594)
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2013
Jeff Persels
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Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) Jeff Persels University of South Carolina Les longissimes Sermons de la simulée conversion, et nullité de la prétendue absolution de Henry de Bourbon, Prince de Béarn furent prononcés par Jean Boucher à l’Eglise Saint-Merry dès le lendemain (ou presque) de cette conversion définitive fin juillet 1593. Ils furent par la suite recueillis, annotés et publiés, avec l’approbation de la Faculté de Théologie, chez Messieurs Chaudière, Nivelle et Thierry, libraires parisiens, début mars 1594, avant d’être rassemblés deux semaines plus tard et brûlés place Maubert le 22, lendemain de la reddition de Paris (et surlendemain de la fuite de Boucher vers Tournai, ville d’empire). 1 Comme l’indique leur page de titre, ils sont placés, comme il 1 Voir à ce titre la Chronologie novénaire de l’historien et ministre protestant contemporain Palma Cayet : « Le docteur Boucher entr’autres se monstra fort violent, et comme il avoit presché dès le commencement de l’assemblé de Paris sur l’eslection d’un roy, et avoit pris ce texte : Eripe me de luto fœcis, lequel il avoit expliqué et interprété : Seigneur desbourbez nous, ostez nous cette race de Bourbon, il n en faut plus parler, ils sont tous heretiques ou fauteurs des heretiques, aussi ce docteur commença dans Sainct Mederic à prescher contre la susdite conversion, où il dit une infinité de choses faulses du Roy, entr’autres que de jour Sa Majesté avoit esté à la messe, et la nuict suivante au presche, et que la saincte messe que l’on chantoit devant luy n’estoit qu’une farce. Du depuis il fit imprimer ces sermons ou plustost invectives contre le Roy, lesquels furent bruslez à la Croix du Tiroir le lendemain de la reduction de Paris » (497). Et, plus loin, « Le docteur Boucher et aucuns prédicateurs, avec quelques-uns des Seize, ne se voulans fier en la clemence du Roy, sortirent aussi avec [les soldats espagnols et napolitains] sans en estre empeschez, et se retirerent en Flandres, où aucuns ont eu depuis d’extrêmes necessitez » (569). Pierre-Victor Palma Cayet, Chronologie novénaire, contenant l’histoire de la guerre sous le règne du Très-Chrestien Roy de France et de Navarre Henry IV,…. Dans Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France depuis le XIII e siècle jusqu’à la fin du XVIII e , t. 12. Michaud et Poujoulat, éd. Paris : Éditeur du commentaire analytique du code civil, 1838. Guillaume Chaudière fut l’imprimeur d’autres ouvrages de Boucher, y compris la fameuse Lettre missive de l’Evesque du Man. Avec la response à icelle, faicte au mois de Septembre dernier passé, par un Docteur en Theologie de la faculté de Paris…, 1589, qui comprend, un mois après l’assassinat de Henri III, une apologie de Jacques OeC02_2013_I-137_Druck.indd 71 18.12.13 08: 12 72 Jeff Persels se doit pour un prédicateur implacable et incendiaire qui soigne son profil de prophète « en un temps si hasardeux », sous les signes de Mathieu et du psalmiste, et portent ainsi deux épigraphes. Le premier, lieu-commun de la mise en garde évangélique, Attendite à falsis Prophetis / « Méfiez-vous des faux prophètes. » (Matthieu 7), objet du premier sermon et - le hasard n’y est sans doute pour rien - lecture de l’Évangile du Graduel du 7 e dimanche après la Pentecôte, c’est-à-dire, le 25 juillet 1593, date choisie pour l’abjuration de Henri IV. 2 La deuxième épigraphe, rattachée en position d’épithète au nom même du curé de Saint-Benoît : nonne qui oderunt te Domine oderam et super inimicos tuos tabescebam (« Yahvé, n’ai-je pas en haine qui te hait, en dégoût, ceux qui se dressent contre toi ? ») est le 21 e verset du 138 e psaume, lequel verset, avec la suite : perfecto odio oderam illos inimici facti sunt mihi (« Je les hais d’une haine parfaite, ce sont pour moi des ennemis », résument à la fois l’argument des neuf sermons à suivre et la motivation première de la carrière de Boucher, consacrée à la parfaite expression de la haine de la Ligue contre les Calvinistes, le dernier Valois, les Politiques et le premier Bourbon. Comme le dernier si ce n’est l’unique biographe de Jean Boucher, l’historien Michel Defaye, nous le démontre dans sa réhabilitation partisane du prédicateur catholique, l’œuvre de Boucher vaut la peine d’être réexaminée. 3 En effet dans son prologue, Defaye laisse entendre que c’est peut-être à tort que les historiens ont tendance à écarter les ligueurs, ces « mal-aimés de l’historiographie française » (3). Ceux-là mêmes qui, dernièrement, se sont le Clément « homme de bien & bon Religieux, mediocrement docte, mais simple devot & zelé » (36) ainsi qu’une exonération de la Ligue. Chaudière fut également l’imprimeur de prédilection de nombreux prédicateurs et polémistes catholiques y compris le « pape des Halles » René Benoist, curé de Saint-Eustache, ancien doyen de la faculté de théologie de Paris, confesseur de Henri IV et donc objet présumé de la dénonciation des « ministres impuissants » qui, selon Boucher, ont « fait un trou, pour passer au travers, le loup vestu de la peau de brebis » (Sermons 319) lors de la conversion et l’absolution. Voir Sermons V et VI. 2 Pour un résumé de ce dimanche, voir Mark Greengrass, « The Public Context of the Abjuration of Henri IV », dans From Valois to Bourbon : Dynasty, State & Society in Early Modern France. Éd. Keith Cameron. Exeter Studies in History 24. Exeter : University of Exeter Press, 1989, pp. 109-110, qui fait mention du texte du missel, selon le rite romain promulgué par Pie V en 1570 suite au Concile de Trente. Missale Romanum ex decreto concilii tridentini restitutum. Bonn : Aedibus Palmarum, 2004, p. 433. 3 Michel Defaye, Jean Boucher : 1549-1646 : théologien de la ligue parisienne, chantre de la croisade. Cadillac : Éditions Saint-Remi, 2012. Je note par souci d’objectivité que les Éditions Saint-Remi (ESR) est une jeune maison d’édition vouée à « la sauvegarde de la littérature catholique » qui se consacre à la réédition « la plupart des chefs-d’œuvre du catholicisme reconnus pour tels dans tous les temps et dans tous les pays ». Voir http: / / www.saint-remi.fr/ . OeC02_2013_I-137_Druck.indd 72 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 73 plus évertués à faire sortir de l’ombre les personnages les plus entêtés de la Ligue, et à qui Defaye est redevable, se sont apparemment sentis obligés de prendre leurs distances par rapport à ce courant de pensée indissociable de l’intolérance. « C’est bien l’histoire nationale qui condamne la mémoire de Jean Boucher et de ses compagnons », décrètent sans appel Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez dans Les ligueurs de l’exil : Une mémoire qui ne mérite certes pas d’être sauvée, mais dont il est honnête de faire l’histoire en rappelant que la Ligue en son temps fut porteuse d’une leçon catholique pas moins authentique que d’autres. Sans oublier combien les hommes du XX e siècle ont eu en leur temps raison de disqualifier les rêves mortifères du fondamentalisme religieux 4 . Voilà une belle preuve du triomphe de la « raison d’Estat » si détestable à Boucher, c’est-à-dire, triomphe des Politiques qui cherchaient, pour citer à nouveau Descimon et Ruiz Ibáñez qui eux citent Boucher, « à joindre la religion à l’estat et non l’estat à la religion » (33). La critique de ce chiasme blasphématoire qui finit par renverser la cosmologie ligueuse - d’où la parfaite haine du curé de Saint-Benoît - est élucidée de façon très fine par Descimon et Ruiz Ibáñez, et elle constitue la thèse principale des Sermons de la simulée conversion. C’est d’ailleurs un bel exemple de ce que Raymond Lebègue a relevé il y a plus de 60 ans comme modus operandi des « théoriciens ligueurs [qui] empruntèrent aux Protestants leurs arguments concernant la limitation du pouvoir royal et le droit de détrôner le souverain ». 5 « Ces ouvrages de théorie politique » poursuit Lebègue « abondent en allusions, et prennent souvent le ton du pamphlet » (209), et c’est justement ce genre d’argument, d’allusion et de ton que je souhaite analyser dans le premier sermon de Boucher. Ce sermon, véritable entrée en matière d’une série de neuf, dédicacée, quant à la version publiée, « à Monseigneur l’illustrissime et révérendissime Cardinal de Plaisance, légat du Saint Siège Apostolique au Royaume de France » (A 2 ) que Boucher, à en croire Palma Cayet, connaissait personnellement, prend pour objet : « Du mal de l’hipocrisie & simulation, specialement en matiere de Religion » (1). En bref, la structure du sermon est la suivante : Boucher propose une définition générale de l’hypocrisie, avec à l’appui un foisonnement d’exempla bibliques, classiques et contemporains et qui aboutit à la condamnation de « la feincte conversion & pretendue absolution de celui que Dieu a faict naistre, pour estre le fleau de l’Eglise » (48), c’est-à dire Henri de Navarre. 4 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez, Les ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594. Paris : Champvallon, 2005, p. 48. 5 Raymond Lebègue, « La littérature française et les guerres de religion », The French Review 23.3 (Jan., 1950), p. 209. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 73 18.12.13 08: 12 74 Jeff Persels Conforme aux conventions du sermo modernus, la rhétorique de Boucher, prédicateur talentueux, réussit à piquer et garder l’intérêt d’un public parisien habitué à l’attaque à la bombe incendiaire de la polémique religieuse. À titre d’exemple, la joie manifeste qu’il prend, si j’ose le dire sans porter atteinte à son sérieux, dans la pratique assidue et réussie de la copia. Il égrène une kyrielle d’analogies, garnie de citations catholiques et païennes glosées avec soin, souvent puisées dans des anthologies homilétiques - c’est Boucher lui-même qui nous le signale - et destinées à brosser le portrait des hypocrites qui, selon saint Mathieu, « viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans sont des loups rapaces » (7.15). C’est une prolifération de boîtes de Silènes à l’envers, soigneusement agencées, qui s’étend sur cinq pages (soit le dixième du sermon) et qui atteint son paroxysme avec éclat : Que si on regarde à quoy est comparée ceste race des hypocrites, il ne s’y trouvera rien que ce qui est immunde & abominable par la loy. Car, s’il faut parler des choses insensibles, c’est un fumier couvert de neige, puant dedans & blanc par dehors. Si sa gloire, dit l’escriture [9] parlant de l’hypocrisie, monte iusques au feste du Ciel, & si sa teste touche les nuées, en fin il sera perdu comme la voire & le fumier, & ceux qui l’ont veu diront apres, où est-il ? [Matt. 2.3] Ce sont des sepulchres blanchis, beaux par dehors, & par dedans, plains d’ossmens & de charogne. […] Ce sont des bastons de rouseaux, qui ne croissent que dans la bouë, qui n’ont point de racine en terre, qui sont sans mouelle par dedans, & ne portent aucun fruit, sinon une certaine mousse, & sont agitez de tout vent. […] ce sont loups vestuz en brebis, ce sont regnardeaux dans la vigne. [Matt. 2.] Sont crocodils amphibies, & immondes par la loy, qui se cachent dans des trous, ou dedans des fonds herbuz, ou apres avoir uriné à l’entour des advenues, pour les rendre plus glissantes, contrefont la voix & gemissement de l’homme, pour attirer à soy celui, qui estant glissé au fonds, leur sert par apres de curée. […] Ce sont Cygnes blancs par dehors, mais la chair en est noire & dure. […] ce sont vrayes chauvesouris, qui ont quatre pieds & deux aisles, & qui se meslent de tous partis, en fin chassez de tous les deux, n’osent plus paroistre au iour, & ne vont plus sinon de nuit. [Levit.11.] […] nous dirons avec S. Chrysostome, que ce sont souillons de bordeau, habillées en preudes femmes, qui en prennent les ornemens, & qui pensent que pour porter ceinture dorée, elles auront part avec les plus vertueuses dames. […] Ce sont masques & laiderons, qui soubs couleur de brouiller de rouge & plastrer de ceruse les rides de leur visage, pour cacher leur difformité se font croire qu’elles sont belles. […] Sont umbrages de noyers, qui soubs le plaisir du rafreschissement, gastent ceux qui s’y endorment, & donnent de fascheuses maladies : & au lieu d’umbre de consolation, se rendent umbre de mort, comme l’on dit que le noyer est ainsi dict, à nocendo, pour ce qu’il nuit. […] Ce sont Pantheres bigarrées, qui d’une certaine odeur de leurs corps, qui n’est aggreable qu’aux bestes, les attirent à l’escart & puis les mettent en pièces. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 74 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 75 […] Bref ce sont livres bien reliez, & bien dorez dessus la trenche, bien marquez au petit fer, sur un beau maroquin de levant, mais dedans ce n’est qu’ordure, que mensonges & blasphemes (tels qu’on a veu cy devant aux petits livrets Huguenots) par le contenu desquels, ils seront un iour iugez au temps que les livres seront ouverts [Apoc. 20.] devant le souverain throsne de Dieu. (8-12) En bon disciple de la pratique instituée par saint Augustin (De doctrina christiana 4.4.6) et aiguisée depuis par de nombreux manuels d’artes praedicandi, Boucher a le souci d’apprendre à ses ouailles comment apprécier le bien (bona docere) ainsi que comment identifier et éviter le mal (mala dedocere), en leur proposant un livre qui, lui, est déjà ouvert, et qui prétend incarner la nature même de l’ouverture et de la transparence. Ce sont là des qualités salvatrices qui, selon Boucher, manquent au simulacre de la cérémonie de la conversion de Henri IV. Dans un bel article consacré à cette mise en scène hautement politique, l’historien Mark Greengrass nous rappelle que Boucher, pour le moins, n’en était point dupe. Les Sermons ont donc le mérite d’appeler un chat un chat, ou bien, changement d’espèce plus heureux dans ce contexte, un loup un loup. Citons Greengrass : Boucher, as de Thou said, ‘après avoir si souvent déchiré le feu roi par des discours furieux et outrageux, n’épargna pas son successeur’ and proceeded to publish the sermons in March 1594 which had asked some uncomfortable questions about the underlying nature of the ceremony itself. It was not in order because there was, he argued, no proof that the king had changed his mind. It involved an oath of obedience without any sign of the king’s intention to uphold it. There was, he argued, no public catechism of the king, no public penance demanded, and no evidence to support the king’s change of heart adduced before the world at large. (111-112) Ces « questions gênantes », qui vont assurer l’inscription du nom du curé de Saint-Benoît sur la liste des proscrits, le contraignant ainsi à devancer les soldats du Navarrais et prendre le chemin de l’exil, sont formulées dans des termes et créent des associations que Boucher espère non moins gênantes. Et si huit sur neuf de ses sermons cherchent à étaler et à expliciter toutes les manœuvres d’une esquive monumentale quant au droit canonique et à l’autorité suprême du souverain pontife et l’église romaine, le premier, lui, prépare le terrain au moyen d’une triple attaque ad hominem, c’est-à-dire qui vise ce que Boucher semble considérer la trinité diabolique de la trahison huguenote et politique : Calvin, Machiavel et Henri de Navarre. Calvin fait son apparition à la fin du palmarès coutumier du parjure, dont tous les lauréats sont punis d’une mort qui ne laisse point de doute quant à leur statut de mal-sentants de la foi : « Herodes hypocrite, mangé de poux OeC02_2013_I-137_Druck.indd 75 18.12.13 08: 12 76 Jeff Persels avant sa mort. Judas, Prince des hypocrites, qui se pendit par le col & creva par le ventre », jusqu’à Calvin « qui mourut desesperé en blasphemant » et Henri de Valois, « tué par le ventre, comme l’on sçait » (8). 6 On ne s’étonnera donc pas que Calvin fasse plus loin l’objet d’une diatribe particulière contre l’hypocrisie, lui et l’histoire de son hérésie, dont la preuve définitive serait l’abjuration de son confrère de jadis, Sébastien Castellion, qui y estant des plus versez, & qui a des plus illustré par ses escrits l’Evangile de Calvin, apres avoir consideré le fond de telles impietez, n’a peu se contenir, que se separant de luy, il n’ait escrit à l’encontre, concluant par vives raisons, que le Dieu de Calvin est autre que celuy des Chrestiens, voire du tout contraire. (39) Pour appuyer ses dires, Boucher prétend traduire quelques passages d’un Castal. lib. de prædest. contra Calvinum dont je n’ai trouvé aucune trace. Cependant, les extraits en version originale qu’il cite en marge, ainsi que le titre, nous rappellent curieusement un autre texte de Castellion, hautement polémique, qui aurait bien apporté de l’eau au moulin de Boucher mais dont il n’aurait pu avoir connaissance, le Contra libellum Calvini. Rédigé suite à l’exécution notoire de Michel Servet en 1553, cette réponse à la Defensio de Calvin ne fut publiée qu’à titre posthume en 1612. 7 « Deus Calvini pater est mendacij. Quippe qui sæpe aliud in ore, aliud in pectore great. / Que le Dieu 6 Boucher ne semble que recycler ici le poncif du médecin et ancien calviniste Jérome-Hermès Bolsec, dont l’Histoire de la vie, mœurs, actes, doctrine, constance et mort de Jean Calvin fut publiée à Paris en 1577, également chez Guillaume Chaudière (voir note 1). « [Calvin] fut encores tourmenté d’vn genre de maladie duquel nous lisons avoir esté vexé par iuste iugement de Dieu aucuns ennemis de Dieu, vsurpateurs de sa gloire & honneur : C’est d’vne mangeson de poux, & vermine par tout son corps, & singulierement d’vne vlcere tres puante, & virulente au fondement, & parties vergongneuses où il estoit miserablement rongé de vers », constatation que Bolsec souligne, lui aussi, par une énumération semblable « d’aultres hypocrites, & ennemis de Dieu » (40-41). Je tiens à remercier Pierre Kapitaniak de m’avoir signalé cette allusion. Quant à Henri de Valois et ce que « l’on [en] sçait », les auditeurs et lecteurs de Boucher n’avaient qu’à se référer à une chronique « au ton du pamphlet », La Vie et faits notables de Henry de Valois, tout au long sans rien requerir. Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautés et hontes de cet Hypocrite et Apostat, ennemi de la Religion Catholique, attribuée à Boucher lui-même, quoique publiée anonymement en 1589. Cet ouvrage reste à ce jour le seul du curé de Saint-Benoît à avoir fait l’objet d’une édition moderne, celle de Keith Cameron (Champion, 2003). 7 Pour un résumé récent de l’Affaire Servet et de la rédaction et publication de la réponse de Castellion, voir l’avant-propos de la traduction du Contra libellum Calvini d’Etienne Barilier (Editions Zoé, 1998), pp. 7-8. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 76 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 77 de Calvin est le Dieu de mensonge. Attendu que souvent il a autre chose en la bouche, autre chose au cœur » (40). Boucher aurait sûrement censuré la « douceur » irénique du professeur de Bâle de manière aussi féroce qu’il fustige la prétendue hypocrisie de Calvin. Ce qui prime est de toute évidence le fait de pouvoir unir ses forces avec celles d’un apostat de l’envergure d’un Castellion, « qui a des plus illustré par ses escrits l’Evangile de Calvin » (39), au dire de Boucher, avant de retourner dans le droit chemin et dévoiler le mensonge au cœur du calvinisme. Boucher enchaîne de façon quelque peu déroutante par un fait-divers militaire, celui des pourparlers entre le capitaine huguenot François de La Noue et les Rochelois, qui remontent à la fin de la quatrième guerre et aux sièges de Sancerre et de La Rochelle. De manière significative - « telle que nous trouvons couchee par leurs histoires » (40, c’est moi qui souligne) - Boucher prétend citer le récit de Henri Lancelot Voisin, sieur de La Popelinière, huguenot modéré dont L’Histoire de France connaît un succès polémique depuis sa première édition en 1571 et qui, à partir de l’édition de 1578, résume la façon dont La Noue, selon Boucher, s’inspira « du profond de la doctrine de Calvin » pour convaincre les Rochelois de trahir l’Édit de Boulogne, « pour les solliciter, comme il fit, de recommençer la guerre » (41). Cependant, dans la transcription de Boucher le texte de La Popelinière subit de légères modifications. Que l’Eglise & congregation des fideles (c’est a dire des Calvinistes) n’estoit qu’un corps, partant qu’ils devoient faire estat, que la guerre qui estoit contre ceux de Sancerre, estoit aussi contre eux. Qu’a la verité la Foy promise au Roy devoit estre gardée, & confessoit cela estre une reigle generale, mais qu’il y avoit une autre regle, non moins certaine, qui est que personne n’est tenu de garder, ce qui n’est en sa puissance, ou qui se garde avec le peril de son prochain, & moins encore de garder la promesse faite au detriment de la gloire de Dieu. Mesmes, dit-il, je vous dy que c’est pecher doublement que de garder telles promesses, &c. (Boucher 41) Puis que l’Eglise de Dieu & amas de ses fidelles n’est qu’un corps (bien qu’invisible, que par ses membres) peut on les recercher & meurtrir qu’on ne vous massacre aussi ? […] Davantage il faut tenir sa Foy, c’est une regle generalle. Mais il y en a une autre qui n’est moins certaine : Qu’on n’est obligé de tenir ce qui n’est pas en sa puissance & qu’on a promis au hazard de son prochain : sans l’aveu duquel on procede indiscrettement en cela. A plus forte raison ne les pouvez vous faire avec l’interest de la gloire de DIEU. Nous disons davantage que c’est redoubler la faute que d’executer telles promesses. (La Popelinière 203v) OeC02_2013_I-137_Druck.indd 77 18.12.13 08: 12 78 Jeff Persels Hormis la nuance à la fois plus politique et éthique (« la Foy promise au Roy ») de la version de Boucher, qui servira mieux plus avant dans le sermon son accusation de parjure voire de lèse-majesté, il isole l’extrait de son contexte et passe sous silence le nœud de l’argument de La Noue qui précède le passage paraphrasé. La Noue prépare bien le terrain en rappelant aux Rochelois que « la liberté de conscience & publicque exercice de Religion […] leur ayant esté donné par force, leur sera osté quant l’occasion qui est la contraincte cessera » (203v), fait de realpolitik que la Saint-Barthélemy, encore de fraîche date en ce printemps 1574, ne peut laisser oublier. Boucher, d’ailleurs, semble croire avoir devancé cette justification en précisant plus tôt que « le Roy Charles IX […] eut faict un edict de Paix du tout à leur avantage, tant pour l’exercice de leur religion & liberté de conscience, que pour leurs honneurs & privileges » (40). La Noue a beau ne prêcher qu’une défense préventive, Boucher veut y constater la noirceur du cœur huguenot et tire de cette harangue rapportée et vieille de vingt ans une conclusion de grande envergure : « Ce qui fut dextrement joindre la practicque avec la theorique. […] Et là se voit le fondement de toutes les perfidies & desloyautez Huguenotes… » (41). Et là se fait aussi pour Boucher le pont entre l’hypocrisie religieuse et l’hypocrisie politique dont la simulée conversion de Henri de Navarre sert de culée. Il y voit la preuve éclatante du projet Bourbon de « joindre » par ce pont « la religion à l’estat et non l’estat à la religion ». Pour faire et le pont et le point, il ne lui reste qu’à invoquer « le grand Docteur des atheistes, leu & practiqué par les seuls atheistes » (16) et troisième personne de la trinité diabolique : Machiavel. De prime abord, Boucher ne fait que prendre à son compte les lieuxcommuns de la critique anti-machiavélique des polémistes huguenots en vogue depuis la Saint-Barthélemy et formulés surtout par le juriste calviniste Innocent Gentillet, dont le Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un Royaume ou autre Principauté […] Contre Nicolas Machiavel Florentin, fut publié en 1576 à Genève. 8 Cette même année parurent les Six livres de la République du jurisconsulte Jean Bodin dont la préface affiche un rejet similaire de Machiavel : « lequel a mis pour deux fondemens des Republiques l’impieté & l’injustice, blasmant la religion comme contraire à l’estat ». 9 La traduction de Machiavel la plus répandue, celle de Jacques Gohory en 1571, contient déjà à ce titre une mise en garde instructive : « Vray est qu’il les faut manier avec discretion comme euvres totalement 8 Voir l’édition critique de C. Edward Rathé, Genève : Droz, 1968. 9 Jean Bodin, Les six livres de la république. Deuxième réimpression de l’édition de Paris, 1583. [Chez Jacques du Puis.] Darmstadt : Scientia Verlag, 1977, fol. A4i. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 78 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 79 fondées sur la sapience humaine ». 10 En ce les Sermons contribuent à la vague française qui a plus ou moins créé le « mythe » ou la « légende » du secrétaire florentin et lui a accordé une célébrité qu’il n’avait jamais connue en Italie de son vivant. Le parcours du « Murd’rous Machiavel », pour reprendre la célèbre épithète de Shakespeare, c’est-à-dire la déformation qu’ont subie le personnage et la politique de son Prince au fil des trente années de guerres de religion en France, son pays d’adoption si l’on en juge par l’influence qu’il y a exercé bien avant de capter l’attention de ses compatriotes cisalpins, a déjà été retracé par de nombreux historiens. 11 La polémique de Gentillet, comme nous le précise Edmond M. Beame, établit les trois axes principaux que cette déformation a contribué à perpétuer : In the first, Gentillet assailed absolutism and arbitrary government in the name of limited monarchy [Traitant du conseil que doit tenir un prince] ; secondly, he attacked Machiavelli’s atheism in what is probably the heart of the book. Here one finds his famous argument for religious toleration, a plea that is vitiated by his own insistence that the prince uphold the “true” religion [De la religion que doit tenir un prince]. Finally, Gentillet denounced the whole pantheon of Machiavellian “virtues” : cruelty, cunning, deceit, hypocrisy, perjury, faithlessness, and dissension [Traitant de la police que doit tenir un prince]. (43) Il est peu surprenant que Boucher lui aussi situe l’athéisme de Machiavel au cœur de son premier sermon, bien assorti aux « vertus machiavéliques », avec l’hypocrisie, la simulation et le parjure en tête de liste, et il prétend citer une traduction française d’un extrait du 18 e chapitre qui justement abonde dans son sens. Le texte se distingue nettement et de façon significative de la traduction la plus répandue, celle de Jacques Gohory (Paris, 1571), qui est, elle, beaucoup plus fidèle à l’original : 10 Le Prince de Nicolas Machiavel… Paris : Robert le Mangnier, 1571, fol. Aiiii. Extrait cité également par Willis H. Bowen, « Sixteenth Century French Translations of Machiavelli », Italica 27.4 (Déc., 1950), p. 317. 11 Bien qu’il remonte à 1971, l’essai éloquent d’Isaiah Berlin, « The Question of Machiavelli », The New York Review of Books 17.7 (1971), pp. 20-31, comme son titre l’indique, formule déjà cette thèse et résume les grands courants de la critique du secrétaire florentin, y compris - en passant - le travail de Gentillet et de Bodin. Voir aussi Donald R. Kelley, « Murd’rous Machiavel in France : A Post Mortem », Political Science Quarterly 85.4 (Déc., 1970), pp. 545-559, Edmond M. Beame, « The Use and Abuse of Machiavelli : The Sixteenth-Century French Adaptation », Journal of the History of Ideas 43. 1 (Jan.-Mar., 1982), pp. 33-54, et l’article de Willis H. Bowen cité dans la note précédente. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 79 18.12.13 08: 12 80 Jeff Persels Que le Prince qui veut devenir grand, & faire de grandes conquestes, il est necessaire qu’il apprenne bien le mestier de tromper. Pour duquel bien s’ayder, il faut user de grandes feintes, dissimulations & parïuremens. Et s’il est bien dressé à cela, il viendra au dessus de ses affaires. Car le trompeur trouve touiours qui se laisse tromper. Et ailleurs il dict, qu’il suffist à un Prince d’avoir apparence de religion, encore qu’il n’en ait poinct. (Boucher 44) Neantmoins on void par experience de notre temps, que ces Princes se sont faits grands qui n’ont pas tenu grand conte de leur foy, & qui ont sceu subtilement aveugler l’esperit des hommes lesquelz à la fin ilz ont gaigné & surpassé ceux qui se sont fondez sur la loiauté. (Gohory 40v) Ce qui est simple constatation d’une réalité politique à la fois historique et actuelle chez Gohory - « on void par experience » (« non di manco si vede, per esperienzia ne’ nostri tempi » chez Machiavel 12 ) - devient précepte, voire diktat chez Boucher - « il est necessaire », « il faut », « il suffist » - ce qui certes n’est pas sans nous rappeler la glose de Gentillet. Un prince sur toutes choses doit appeter d’estre estimé devot, bien qu’il ne le soit pas. Le monde, dit Machiavel, ne s’arreste qu’à l’exterieur et à ce qui est en apparence, et juge de toutes actions non par les causes, mais par l’issue. Tellement qu’il suffit que le prince semble estre exterieurement religieux et devotieux, encores qu’il ne le soit point. (Anti-Machiavel 171) Tout ceci augure du nouveau régime Bourbon, inauguré par la politisation de la foi qu’est la mise en scène - l’apparence (et l’apparat) de religion - de la conversion royale à Saint-Denis. Boucher traite Machiavel d’« Evangeliste de court » (44) suivant la même logique et faisant le même jeu de rhétorique qui l’ont amené à caractériser les pourparlers militaires et diplomatiques de La Noue comme « Theologie » (40). Ces confusions stratégiques, parmi lesquelles la manipulation des citations de Castellion, de La Popelinière et de Machiavel - et tout ce malgré la présentation des sermons sous le signe de la transparence - ont pour but de réduire la politique du premier Bourbon à une forme d’athéisme étatique. Cette analyse réductrice permet à Boucher de terminer son premier sermon avec brio par une assimilation aussi déroutante qu’accablante : « que le mesme esprit de Calvin, est celuy de Machiavel, que les Princes si souvent suyvent plus que l’Evangile » (43-44), et que le fruit de cette union contre-nature - le fils, deuxième personne de sa trinité diabolique - n’est autre que Henri de Navarre. La preuve définitive en est, bien sûr, sa « feincte conversion & pretendue absolution » (48). Croyant ainsi avoir démasqué et dénoncé la mise en scène de Saint-Denis comme une supercherie montée 12 Il Principe. Éd. Luigi Firpo. Turin : Einaudi, 1961, p. 64. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 80 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 81 par une cabale de faux prophètes pour élever un faux prophète, suivant tous l’Evangile des deux faux prophètes du siècle, l’un religieux, l’autre politique, Boucher est en mesure d’ouvrir une enquête pointilleuse qui déborde de « questions gênantes » s’agissant de la légitimité de la conversion et l’absolution. Cette enquête se déroulera dans les huit sermons qui suivront. Une reprise au compte de la Ligue de l’un des sonnets liminaires de l’Anti-Machiavel de Gentillet est ici irrésistible : Atheistes cruels, marchez vous sur la terre ? Le ciel vous couvre encor ! des abysmes l’horreur, Du sang juste espandu l’effroyable terreur, Vos parricides cœurs tient elle point en serre ? Aux hommes, au grand Dieu, osez vous faire guerre ? Loyauté, pieté, n’ont sur vostre fureur Aucun commandement ? ô malheureux erreur Qui la mort et l’enfer en vos ames enserre ! Quoy doncques, vous n’avez que de vices souci ? Eh bien, lisez un peu vostre proces ici. Hélas ! si pour le voir vous aviez la lumiere, Et si pour vous guider vous demandiez des yeux, Nous n’orrions tant tonner et foudroyer des cieux Celui qui doit bien tost vous reduire en poussiere. (p. viii, c’est moi qui souligne) En justifiant la prédication et la publication de ses neuf sermons dans son épître dédicatoire au légat papal, Boucher prétexte : le besoing qui estoit, de montrer le droit de la cause, quand bien la force mancqueroit, & d’en iustifier le martyre, pour rendre les hommes constans & resoluz, quoy qu’il advienne, & les asseurer, que ce n’est en vain comme dit S. Paul, qu’ils courroient encor, ou auroient couru iusqu’à huy : & à ce qu’il ne soit dit, en un temps si hazardeux, qu’il n’y ait point eu de Prophete en Israel. (A 3 v) Il s’érige donc en vrai prophète afin de réfuter le faux prophète de Navarre qui, lui, s’érige en prince souverain, au prix, malgré les apparences, de subordonner l’église à l’état. Boucher ne se rendra jamais au cours de sa longue carrière de chef de file des ligueurs de l’exil - il ne s’éteindra qu’en 1646 - et pour revenir à la thèse de Descimon et Ruiz Ibáñez, « Jean Boucher, en quatre-vingt-quinze ans, semble n’avoir rien appris ni rien compris » (48). Soit, surtout si l’on considère le cas avec le recul que le monde post-Édit de Nantes nous permet. Mais il y a peut-être matière à construire une thèse, comme Greengrass le suggère, selon laquelle il avait bel et bien compris dès août 1593, qu’un certain genre de catholiques venait de se faire berner, ce qu’il ne supportait pas de taire, fût-ce à ses risques et périls. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 81 18.12.13 08: 12